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L’île de Samos des milliers d’exilés

Sur l’île de Samos, une poudrière pour des milliers d’exilés confinés à l’entrée de l’UE Par Elisa Perrigueur

Avec 6 000 migrants pour 650 places, le camp grec de Samos est une poudrière ravagée par un incendie à la mi-octobre. Alors que la Grèce redevient la première porte d’entrée dans l’UE, autorités comme réfugiés alertent sur la catastrophe en cours. Reportage sur cette île, symptôme de la crise européenne de l’accueil.

 

Samos (Grèce), correspondance.– La ligne d’horizon se fond dans le ciel d’encre de Samos. L’île grecque des confins de l’Europe est isolée dans la nuit d’automne. Sur le flanc de la montagne qui surplombe la ville côtière de Vathy, des lumières blanches et orange illuminent un amas de blocs blancs d’où s’élèvent des voix. Elles résonnent loin dans les hauteurs de cyprès et d’oliviers, où s’égarent des centaines de tentes. Ces voix sont celles d’Afghans et de Syriens en majorité, d’Irakiens, de Camerounais, de Congolais, de Ghanéens… Pour moitié d’entre eux, ce sont des femmes et des enfants. Un monde au-dehors qui peine à s’endormir malgré l’heure tardive.

À deux kilomètres des côtes turques, l'île de Samos (Grèce) est rejointe en Zodiac par les exilés. © Dessin Elisa Perrigueur À deux kilomètres des côtes turques, l’île de Samos (Grèce) est rejointe en Zodiac par les exilés. © Dessin Elisa Perrigueur

Ils sont 6 000 à se serrer dans les conteneurs prévus pour 648 personnes, et la « jungle » alentour, dit-on ici. Ce camp est devenu une ville dans la ville. On y compte presque autant de migrants que d’habitants. « Samos est un petit paradis avec ce point cauchemardesque au milieu », résume Mohammed, Afghan qui foule ces pentes depuis un an. Les exilés sont arrivés illégalement au fil des mois en Zodiac, depuis la Turquie, à deux kilomètres. Surpeuplé, Vathy continue de se remplir de nouveaux venus débarqués avec des rêves d’Europe, peu à peu gagnés par la désillusion.

À l’origine lieu de transit, le camp fut transformé en 2016 en « hotspot », l’un des cinq centres d’identification des îles Égéennes gérés par l’État grec et l’UE. Les migrants, invisibles sur le reste de l’île de Samos, sont désormais tous bloqués là le temps de leur demande d’asile, faute de places d’hébergement sur le continent grec, où le dispositif est débordé par 73 000 requêtes. Ils attendent leur premier entretien, parfois calé en 2022, coincés sur ce bout de terre de 35 000 habitants.

Naveed Majedi, Afghan de 27 ans rencontré à Vathy. © Elisa Perrigueur Naveed Majedi, Afghan de 27 ans rencontré à Vathy. © Elisa Perrigueur

Naveed Majedi, un Afghan de 27 ans, physique menu et yeux verts, évoque la sensation d’être enlisé dans un « piège » depuis sept mois qu’il s’est enregistré ici. « On est bloqués au milieu de l’eau. Je ne peux pas repartir en Afghanistan, avec les retours volontaires [proposés par l’Organisation internationale pour les migrations de l’ONU – ndlr], c’est trop dangereux pour ma vie », déplore l’ancien traducteur pour la Force internationale d’assistance à la sécurité à Kaboul.

Le camp implose, les « habitations » se négocient au noir. Naveed a payé sa tente 150 euros à un autre migrant en partance. Il peste contre « ces tranchées de déchets, ces toilettes peu nombreuses et immondes. La nourriture mauvaise et insuffisante ». Le jeune homme prend des photos en rafale, les partage avec ses proches pour montrer sa condition « inhumaine », dit-il. De même que l’organisation Médecins sans frontières (MSF) alerte : « On compte aujourd’hui le plus grand nombre de personnes dans le camp depuis 2016. La situation se détériore très vite. Le lieu est dangereux pour la santé physique et mentale. »

Il n’existe qu’une échappatoire : un transfert pour Athènes en ferry avec un relogement à la clef, conditionné à l’obtention d’une « carte ouverte » (en fonction des disponibilités, de la nationalité, etc.). Depuis l’arrivée en juillet d’un premier ministre de droite, Kyriakos Mitsotakis, celles-ci sont octroyées en petit nombre.

Se rêvant dans le prochain bateau, Naveed scrute avec obsession les rumeurs de transferts sur Facebook. « Il y a des nationalités prioritaires, comme les Syriens », croit-il. Les tensions entre communautés marquent le camp, qui s’est naturellement divisé par pays d’origine. « Il y a constamment des rixes, surtout entre des Afghans et des Syriens, admet Naveed. Les Africains souvent ne s’en mêlent pas. Nous, les Afghans, sommes mal perçus à cause de certains qui sont agressifs, on nous met dans le même sac. » Querelles politiques à propos du conflit syrien, embrouilles dans les files d’attente de repas, promiscuité trop intense… Nul ne sait précisément ce qui entraîne les flambées de colère. La dernière, sanglante, a traumatisé Samos.

Le camp était une poudrière, alertaient ces derniers mois les acteurs de l’île dans l’indifférence. Le 14 octobre, Vathy a explosé. Dans la soirée, deux jeunes exilés ont été poignardés dans le centre-ville, vengeance d’une précédente rixe entre Syriens et Afghans au motif inconnu. En représailles, un incendie volontaire a ravagé 700 « habitations » du camp. L’état d’urgence a été déclaré. Les écoles alentour ont fermé. Des centaines de migrants ont déserté le camp.

L’Afghan Abdul Fatah, 43 ans, sa femme de 34 ans et leurs sept enfants ont quitté « par peur » leur conteneur pour dormir sur la promenade du front de mer. Les manifestations de migrants se sont multipliées devant les bureaux de l’asile. Des policiers sont arrivés en renfort et de nouvelles évacuations de migrants vers Athènes ont été programmées.

Dans l’attente de ces transferts qui ne viennent pas, les migrants s’échappent quand ils le peuvent du camp infernal. Le jour, ils errent entre les maisons pâles du petit centre-ville, déambulent sur la baie, patientent dans les squares publics.

« Nous ne sommes pas acceptés par tous. Un jour, j’ai voulu commander à dîner dans une taverne. La femme m’a répondu que je pouvais seulement prendre à emporter », relate Naveed, assis sur une place où trône le noble Lion de Samos. Un homme du camp à l’air triste sirote à côté une canette de bière. Une famille de réfugiés sort d’un supermarché les bras chargés : ils viennent de dépenser les 90 euros mensuels donnés par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans l’échoppe où se mêlent les langues grecque, dari, arabe et français.

D’autres migrants entament une longue marche vers les hauteurs de l’île. Ils se rendent à l’autre point de convergence des réfugiés : l’hôpital de Samos. Situé entre les villas silencieuses, l’établissement est pris d’assaut. Chaque jour entre 100 et 150 demandeurs s’y pressent espérant rencontrer un docteur, de ceux qui peuvent rédiger un rapport aidant à l’octroi d’un statut de « vulnérabilité » permettant d’obtenir plus facilement une « carte ouverte ».

Samuel et Alice, un couple de Ghanéens ont mis des semaines à obtenir un rendez-vous avec le gynécologue de l'hôpital. © Elisa Perrigueur Samuel et Alice, un couple de Ghanéens ont mis des semaines à obtenir un rendez-vous avec le gynécologue de l’hôpital. © Elisa Perrigueur

La « vulnérabilité » est théoriquement octroyée aux femmes enceintes, aux personnes atteintes de maladies graves, de problèmes psychiques. Le panel est flou, il y a des failles. Tous le savent, rappelle le Dr Fabio Giardina, le responsable des médecins. Certains exilés désespérés tentent de simuler des pathologies pour partir. « Un jour, on a transféré plusieurs personnes pour des cas de tuberculose ; les jours suivants, d’autres sont venues ici, nombreuses, en prétextant des symptômes, relate le médecin stoïque. On a également eu beaucoup de cas de simulations d’épilepsie. C’est très fatigant pour les médecins, stressés, qui perdent du temps et de l’argent pour traiter au détriment des vrais malades. Avec la nouvelle loi en préparation, plus sévère, ce système pourrait changer. »

En neuf mois, l’établissement de 123 lits a comptabilisé quelque 12 000 consultations ambulatoires pour les réfugiés. Les pathologies graves constatées : quelques cas de tuberculose et de VIH. L’unique psychiatre est parti de l’hôpital il y a quelques mois. Depuis un an et demi, deux postes de pédiatres sont vacants. « Le camp est une bombe à retardement, lâche le Dr Fabio Giardina. Si la population continue d’augmenter, on franchira la ligne rouge. »

Dans le couloir où résonnent les plaintes, Samuel Kwabena Opoku, Ghanéen de 42 ans, est venu pour sa femme Alice enceinte de huit mois. Ils ont mis longtemps à obtenir ce rendez-vous, qui doit être pris avec le médecin du camp. « Nous, les Noirs, passons toujours au dernier plan, accuse-t-il. Une policière m’a lancé un jour : vous, les Africains [souvent venus de l’ouest du continent – ndlr], vous êtes des migrants économiques, vous n’avez rien à faire là. » Ils sont les plus nombreux parmi les déboutés.

Le maire : « L’Europe doit nous aider »

Samuel, lui, raconte être « menacé de mort au Ghana. Je devais reprendre la place de mon père, chef de tribu important. Pour cela, je devais sacrifier le premier de mes fils, eu avec mon autre femme. J’ai refusé ce crime rituel ». Son avocate française a déposé pour le couple une requête d’urgence, acceptée, devant la Cour européenne des droits de l’homme. Arrivés à Samos en août, Samuel et Alice ont vu le gynécologue, débordé, en octobre pour la première fois. L’hôpital a enregistré 213 naissances sur l’île en 2019, dont 88 parmi la population migrante.

Des ONG internationales suisses, françaises, allemandes sillonnent l’institution, aident aux traductions, mais ne sont qu’une quinzaine sur l’île. « Nous sommes déconnectées des autorités locales qui communiquent peu et sommes sans arrêt contrôlées, déplore Domitille Nicolet, de l’association Avocats sans frontières. Une situation que nous voulons dénoncer mais peu de médias s’intéressent à ce qui se passe ici. »

Une partie de la « jungle » du camp de Vathy, non accessible aux journalistes ni aux ONG. © Elisa Perrigueur Une partie de la « jungle » du camp de Vathy, non accessible aux journalistes ni aux ONG. © Elisa Perrigueur

Chryssa Solomonidou, habitante de l’île depuis 1986 qui donne des cours de grec aux exilés, est en lien avec ces groupes humanitaires souvent arrivés ces dernières années. « Les migrants et ONG ont rajeuni la ville, les 15-35 ans étaient partis à cause de la crise », relate-t-elle. Se tenant droite dans son chemisier colorée au comptoir d’un bar cossu, elle remarque des policiers anti-émeute attablés devant leurs cafés frappés. Eux aussi sont les nouveaux visages de cette ville « où tout le monde se connaissait », souligne Chryssa Solomonidou. En grand nombre, ils remplissent tous les hôtels aux façades en travaux après une saison estivale.

« J’ai le cœur toujours serré devant cette situation de misère où ces gens vivent dehors et nous dans nos maisons. C’est devenu ici le premier sujet de conversation », angoisse Chryssa. Cette maman a assisté, désemparée, à la rapide montée des ressentiments, de l’apparition de deux univers étrangers qui se croisent sans se parler. « Il y a des rumeurs sur les agressions, les maladies, etc. Une commerçante vendait des tee-shirts en promotion pour 20 euros. À trois hommes noirs qui sont arrivés, elle a menti : “Désolée, on ferme.” Elle ne voulait pas qu’ils les essayent par peur des microbes », se souvient Chryssa.

Il y a aussi eu cette professeure, ajoute-t-elle, « poursuivie en justice par des parents d’élèves » parce qu’elle voulait faire venir des migrants dans sa classe, ce que ces derniers refusaient. L’enseignante s’est retrouvée au tribunal pour avoir appelé les enfants à ignorer « la xénophobie » de leurs aînés. « Ce n’est pas aux migrants qu’il faut en vouloir, mais aux autorités, à l’Europe, qui nous a oubliés », déplore Chryssa.

« L’UE doit nous aider, nous devons rouvrir les frontières [européennes – ndlr] comme en 2015 et répartir les réfugiés », prône Giorgos Stantzos, le nouveau maire de Vathy (sans étiquette). Mais le gouvernement de Mitsotakis prépare une nouvelle loi sur l’immigration et a annoncé des mesures plus sévères que son prédécesseur de gauche Syriza, qui devaient être présentées au parlement ce jeudi 31 octobre, comme le durcissement des lois sur l’asile et le renvoi de 10 000 migrants en Turquie.

Des centaines de migrants ont embarqué sur un ferry le 21 octobre, direction Athènes. © Elisa Perrigueur Des centaines de migrants ont embarqué sur un ferry le 21 octobre, direction Athènes. © Elisa Perrigueur

Les termes de l’accord controversé signé en mars 2016 entre Ankara et l’UE ne s’appliquent pas dans les faits. Alors que les arrivées en Grèce se poursuivent, la Turquie affirme que seuls 3 des 6 milliards d’euros dus par l’Europe en échange de la limitation des départs illégaux de ses côtes auraient été versés. Le président turc Erdogan a de nouveau menacé au cours d’un discours le 24 octobre « d’envoyer 3,6 millions de migrants en Europe » si celle-ci essayait « de présenter [son] opération [offensive contre les Kurdes en Syrie – ndlr] comme une invasion ».

À Samos, où les avions militaires turcs fendent régulièrement le ciel, ce chantage résonne plus qu’ailleurs. « Le moment est très critique. Le problème, ce n’est pas l’arrivée des familles qui sont réfugiées et n’ont pas le choix, mais les hommes seuls. Il n’y a pas de problèmes avec les habitants mais entre eux », estime la municipalité. Celle-ci « n’intervient pas dans le camp, nous ne logeons pas les réfugiés même après les incendies, ce n’est pas notre job ».

L’édile Giorgos Stantzos multiplie les déclarations sur Samos, trop éclipsée médiatiquement, selon les locaux, par la médiatisation, légitime, de l’île de Lesbos et de son camp bondé, avec 13 000 migrants. Au cours d’un rassemblement appelé le 21 octobre, Giorgos Stantzos a pris la parole avec les popes sur le parvis de la mairie de Samos. « Nous sommes trop d’êtres humains ici […], notre santé publique est en danger », a-t-il martelé sous les applaudissements de quelques milliers d’habitants.

La municipalité attend toujours la « solution d’urgence » proposée par l’État grec et l’UE. Bientôt, un nouveau camp devrait naître, loin des villes et des regards. Un mastodonte de 300 conteneurs, d’une capacité de 1 000 à 1 500 places, cernés de grillages de l’OTAN, avec « toutes les facilités à l’intérieur : médecins, supermarchés, électricité, etc. », décrypte une source gouvernementale. Les conteneurs doivent être livrés mi-novembre et le camp devrait être effectif à la fin de l’année. « Et le gouvernement nous a assuré qu’il organiserait des transferts de migrants vers le continent toutes les semaines d’ici la fin novembre pour désengorger Samos », précise le maire Giorgos Stantzos.

Sur les quais du port, le soir du 21 octobre, près de 700 Afghans, Syriens, Camerounais, Irakiens… ont souri dans le noir à l’arrivée du ferry de l’État aux lumières aveuglantes. Après s’y être engouffrés sans regret, ils ont fait escale au port du Pirée et voulu rejoindre des hébergements réquisitionnés aux quatre coins du continent. Quelque 380 passagers de ce convoi ont été conduits en bus dans le nord de la Grèce. Eux qui espéraient tant de cette nouvelle étape ont dû faire demi-tour sous les huées de villageois grecs : « Fermez les frontières », « Chassez les clandestins ».

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/311019/sur-l-ile-de-samos-une-poudriere-pour-des-milliers-d-exiles-confines-l-entree-de-l-ue?onglet=full

L’actuel camp de conteneurs de Vathy, entouré de barbelés, n’est accessible qu’avec l’autorisation du gouvernement, et il est donc uniquement possible de se rendre dans la « jungle » de tentes alentour.

Dès le 10 octobre, nous avons formulé des demandes d’interviews avec le secrétaire de la politique migratoire, Giorgos Koumoutsakos (ou un représentant de son cabinet), la responsable du « hotspot » de Samos et/ou un représentant de l’EASO, bureau européen de l’asile. Le 15 octobre, nous avons reçu une réponse négative, après les « graves incidents » de la veille. Nous avons réitéré cette demande les 20 et 23 octobre, au cours de notre reportage à Samos. Avec un nouveau refus des autorités grecques à la clef, qui évoquent une « situation trop tendue » sur les îles.

Nous ne pouvons pas payer et nous ne paierons pas !

Interview de Jerome Roos par George Souvlis


(CC – wikimedia)

La crise de la dette dans la zone euro, commencée il y a dix ans, a donné un aperçu frappant non seulement de l’Union européenne elle-même, mais aussi des mécanismes de gestion néolibérale des crises. La Grèce n’était que l’exemple le plus extrême d’un État de la zone euro incapable de refinancer sa dette publique et soumis à des « sauvetages » financiers uniquement destinés à protéger les intérêts de ses créanciers. L’austérité imposée par les institutions européennes a conduit en 2015 à l’élection d’un gouvernement de la gauche radicale qui promettait un changement de cap, mais qui a rapidement cédé face à une immense pression institutionnelle et financière.

Si Syriza s’est finalement retrouvée les mains liées, quels autres mécanismes aurait-elle pu mettre en jeu ? Historiquement, les gouvernements qui se trouvaient dans une situation similaire ont pu recourir au défaut de paiement, acceptant de se retrouver en difficulté pendant une courte période afin d’être en mesure de se décharger du fardeau de la dette qui paralysait leur population et leur économie. Pourtant, comme l’explique Jerome Roos dans son récent livre Why Not Default ? The Political Economy of Sovereign Debt, un tel recours au défaut de paiement est en réalité devenu de plus en plus difficile avec l’extension du pouvoir de la finance à travers l’ensemble de nos sociétés.

Dans cet entretien avec George Souvlis, Jerome revient sur la crise grecque mais aussi sur d’autres exemples historiques – le Mexique et l’Argentine. Il explique comment les dogmes entourant la dette se sont renforcés au cours des dernières décennies, évoque la guerre de classes inhérente aux plans « d’ajustement structurel » promus par des institutions comme le FMI, et les raisons pour lesquelles les élites sont de moins en moins embarrassées par le fait de fouler aux pieds les processus démocratiques.

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George Souvlis : Le livre est basé sur un projet de recherche doctorale sur lequel tu as travaillé pendant plusieurs années. Pourquoi as-tu décidé d’écrire sur la dette souveraine ?

Jerome Roos : J’ai eu l’idée de ce livre lorsque je marchais pour rentrer chez moi après la manifestation annuelle du Premier mai à Buenos Aires en 2010. J’avais passé un certain temps là-bas à essayer d’en apprendre davantage sur les puissants mouvements sociaux qui avaient émergé à la suite de la crise provoquée par le fardeau de la dette de l’Argentine dans la décennie précédente. En revenant de la Plaza de Mayo, où un groupe actif de manifestant·e·s piqueteros avait affronté la police anti-émeute, je suis passé devant un magasin au coin d’une rue et j’y ai vu un extrait de journal télévisé. Dans cette fraction de seconde, je n’ai vu que des images de foules massives et de cocktails Molotov explosant sur fond d’édifices majestueux et de palmiers.

J’ai d’abord pensé que des émeutes avaient éclaté dans le centre de Buenos Aires, mais lorsque je me suis approché de l’écran, j’ai réalisé que les images venaient d’ailleurs en réalité : des rues d’Athènes. C’était le début de la résistance populaire massive aux conditions draconiennes du premier plan de sauvetage financier de l’UE et du FMI, et la crise de la dette grecque commençait tout juste à devenir un sujet de conversation majeur dans les médias internationaux. C’est alors que j’ai réalisé qu’il y avait de grandes chances que la Grèce devienne « la prochaine Argentine », et j’ai décidé de commencer à travailler sur un projet de thèse de recherche comparant les trajectoires des deux pays. La question principale à laquelle j’ai cherché à répondre était de savoir pourquoi l’Argentine a fait défaut sur le paiement de ses dettes, et ce que la Grèce pouvait apprendre de cette expérience. Plus tard, j’ai intégré dans ce projet la crise mexicaine des années 1980, parce que le Mexique – contrairement à l’Argentine – a consciencieusement remboursé ses dettes malgré la crise.

En fouillant dans la littérature et en m’impliquant dans les mobilisations contre l’austérité dans le Sud de l’Europe, je me suis vite rendu compte qu’il y avait en fait une histoire beaucoup plus importante à raconter ici : celle des œillères idéologiques de l’économie néoclassique, des conséquences du remboursement des dettes en termes de transfert de richesses, des conflits de classes au cœur de la gestion néolibérale des crises, de l’histoire de l’impérialisme, du rôle des institutions internationales et du pouvoir grandissant de la finance. Bref, j’étais en quelque sorte tombé sur un sujet apparemment obscur et quelque peu technique – l’économie politique de la dette souveraine – qui a en fait ouvert la voie à une critique beaucoup plus large des tensions croissantes entre capitalisme et démocratie dans un monde hautement financiarisé.

La question clé qui motive tes recherches est de savoir pourquoi tant de pays lourdement endettés continuent de payer leur dette extérieure, même lorsqu’ils sont confrontés à de graves difficultés budgétaires. Quelles conclusions en as-tu tirées ?

Il y a un paradoxe fondamental au cœur du système financier international que les économistes ont du mal à reconnaître depuis des décennies. Ce paradoxe s’articule autour du fait que, depuis les années 1970, les niveaux de la dette souveraine ont massivement augmenté, l’encours total de la dette publique ayant explosé en atteignant le chiffre record de 60 000 milliards de dollars en 2016, soit plus de 80 % du PIB mondial. Dans le même temps, nous avons connu la crise financière la plus grave et la récession économique la plus longue depuis les années 1930. Et pourtant, pour une raison que les économistes mainstream n’ont jusque-là pas su expliquer de manière adéquate, les défauts de paiement sont devenus un phénomène de plus en plus rare au cours de ces années. En fait, dans la décennie qui a suivi 2008, la part totale de la dette publique en défaut de paiement est tombée à un niveau historiquement bas.

Nous arrivons donc ici à une question très importante : pourquoi les gouvernements des pays très endettés, en particulier ceux des pays périphériques, ont-ils presque tous tenu à rembourser leurs énormes dettes extérieures à la suite de la crise financière mondiale ? Pourquoi n’ont-ils pas simplement fait défaut sur leurs obligations extérieures et transféré les coûts de la crise aux prêteurs privés à l’étranger, comme c’était régulièrement le cas avant la Seconde Guerre mondiale ?

Je suggère que la réponse a quelque chose à voir avec l’augmentation considérable du pouvoir structurel de la finance au cours des dernières décennies. Je fais remonter les origines de ce pouvoir croissant à trois développements clés. Le premier est la concentration et la centralisation croissantes des marchés du crédit international, qui ont conduit à une situation dans laquelle l’activité de prêt souverain est de plus en plus dominée par un cercle toujours plus restreint de banques systémiques et d’investisseurs institutionnels des riches pays créanciers. Le deuxième développement, résultant du premier, est l’interventionnisme financier des principaux États créanciers et du Fonds monétaire international, qui déboursent désormais régulièrement des prêts de sauvetage financier de tailles considérables soumis à des conditionnalités politiques strictes, afin d’empêcher les pays de manquer à leurs obligations et de protéger ainsi leurs propres institutions financières surexposées aux pertes. Troisièmement, il y a une dépendance croissante de la plupart des États périphériques à l’égard du crédit international, qui a rendu les pays emprunteurs de plus en plus vulnérables à une fermeture du robinet du financement extérieur.

Prises ensemble, j’essaie de montrer comment ces évolutions interdépendantes ont progressivement renforcé la main des élites financières et des technocrates acquis à l’orthodoxie budgétaire dans les pays débiteurs, dont les intérêts matériels et les convictions idéologiques sont fortement alignés sur ceux des prêteurs étrangers. Tout cela se fait aux dépens des acteurs politiques de gauche des pays débiteurs, qui conservent une certaine loyauté envers les travailleurs et travailleuses de leurs pays, ou qui privilégient simplement une réponse politique plus hétérodoxe, comme une suspension temporaire des paiements. Au fil du temps, ce changement dans les rapports de forces nationaux et internationaux a graduellement entraîné l’internalisation de la discipline budgétaire dans les appareils d’État des pays débiteurs, par la formation de ce que David Harvey appelle la « connexion État-finance » (state-finance nexus). Le respect des obligations devient alors la règle, le défaut l’exception.

Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est d’identifier les mécanismes exacts par lesquels ces dynamiques de pouvoir fonctionnent dans la pratique, et les conditions précises dans lesquelles elles ont un impact – ou non. Dans le même temps, j’étais également très intéressé à savoir dans quelles circonstances un pays lourdement endetté pourrait encore être en mesure de défier ses créanciers étrangers et de faire défaut sur sa dette extérieure malgré le contexte que je viens d’exposer. Cela m’a amené à développer un intérêt marqué pour les mobilisations populaires, les manifestations contre l’austérité et la résistance à l’endettement en général, des thématiques qui sont devenues importantes dans les cas argentin et grec en particulier. Évidemment, l’économie néoclassique n’a pas eu grand-chose à dire à ce sujet, c’est pourquoi une approche critique par l’économie politique s’imposait.


Tout au long de ton étude, tu fais une comparaison entre la Grande Dépression des années 1930 et la crise financière de 2008. Quelles sont les principales différences entre les deux conjonctures, en termes de structure du système capitaliste ? Vois-tu des similitudes dans la façon dont les élites politiques ont cherché à y faire face ?

Il y a eu d’importantes similitudes entre les deux crises. Une chose qui me vient immédiatement à l’esprit est l’insistance désastreuse à mener des politiques d’austérité déflationnistes dans l’Allemagne de Weimar dans le cadre du Traité de Versailles. Il est clair que l’Europe a très peu appris de cette expérience et qu’elle a alimenté la montée du parti néonazi Aube Dorée en Grèce par une insistance similairement désastreuse à appliquer une austérité punitive. Plus récemment, bien sûr, il y a eu aussi une tendance au protectionnisme commercial, surtout de la part de l’administration Trump, dont on peut dire qu’elle ressemble dans une certaine mesure aux politiques du « chacun pour soi » des années 1930.

En ce qui concerne la question de la dette internationale, cependant, il existe une différence très importante dans la façon dont ont été gérées ces deux crises. Au cours des années 1930, la grande majorité des États emprunteurs d’Amérique latine et d’Europe ont suspendu les paiements de leurs obligations étrangères envers les détenteurs de titres étatsuniens. Leurs gouvernements ont simplement déclaré un moratoire unilatéral sur la dette et ont cessé de payer. Lors de la crise la plus récente, en revanche, il y a eu une insistance largement partagée sur la continuation du service de la dette, et jusqu’à présent il n’y a pas eu de décision unilatérale de suspension de paiement importante ou prolongée.

C’est assez troublant, car des recherches ont montré que la réponse politique dominante à la crise des années 1930 était en fait une bonne chose pour plusieurs des pays les plus endettés : alors que les suspensions de paiement ont exclu les pays en défaut des marchés internationaux des capitaux, l’argent qu’ils ont économisé dans le processus leur a permis de récupérer beaucoup plus rapidement que s’ils avaient continué de payer. Les défauts massifs ont également porté un coup déterminant au pouvoir de Wall Street, qui, au cours des décennies précédentes, avait de plus en plus poursuivi des buts impérialistes en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Il est donc clair que l’issue de la crise de la dette internationale des années 1930 contraste très nettement avec l’issue des crises de la dette contemporaine. Depuis le Mexique en 1982, la gestion internationale de la crise s’articule de plus en plus autour du décaissement de prêts de sauvetage massifs du FMI et d’une insistance quasi universelle sur le remboursement intégral, et dans les délais, de la dette. Les dettes peuvent parfois être restructurées, mais seulement à l’initiative des créanciers eux-mêmes. Le type de suspension unilatérale de paiement qui caractérisait les crises des années 1930 a été pratiquement éliminé. On attend maintenant des gouvernements emprunteurs qu’ils se comportent comme des « débiteurs responsables » et qu’ils ne cherchent jamais à engager une suspension de paiement, même partielle ou temporaire.

David Harvey exprime bien cela lorsqu’il écrit que « le cas du Mexique a démontré une différence clé entre la pratique libérale et néolibérale : dans le premier cas, les prêteurs assument les pertes qui découlent de mauvaises décisions d’investissement, tandis que dans le second, les emprunteurs sont forcés par les pouvoirs étatiques et internationaux à prendre en charge le coût du remboursement des dettes, quelles qu’en soient les conséquences sur les moyens de subsistance et le bien-être des populations locales ».


En effet, l’un des arguments qui revient dans ton livre est l’idée que le capitalisme, et plus précisément le néolibéralisme, est incompatible avec la démocratie. Pourrais-tu préciser ce que tu entends par là ?

Il ne fait aucun doute que l’approche néolibérale de la gestion des crises a eu de profondes répercussions sur la démocratie dans les pays débiteurs. Lorsque les créanciers internationaux deviennent si puissants qu’ils peuvent exclure a priori certaines réponses politiques, et une fois qu’il est fermement établi que les gouvernements emprunteurs essaieront toujours – et devraient toujours essayer – de presser leurs sociétés jusqu’à la dernière goutte de sang afin de rembourser, nous devons nous demander dans quelle mesure ces États très endettés peuvent encore être considérés comme des acteurs souverains à part entière.

Si l’on observe le cas de la Grèce, nous devons très clairement répondre à cette question par la négative : la décision du gouvernement de Syriza d’ignorer simplement le résultat du référendum anti-austérité de 2015 ne saurait en aucun cas être considérée comme une décision souveraine ou démocratique. Ce que je trouve personnellement particulièrement fascinant, c’est à quel point cette observation semble être devenue incontestée dans les cercles des classes dominantes au cours de la dernière décennie. Il a toujours été très clair, pour tous les acteurs concernés, que la démocratie grecque devrait se mettre en retrait afin de satisfaire la priorité absolue du remboursement de la dette. Comme le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble l’a dit franchement avant les élections de 2012, les Grecs « peuvent voter comme ils l’entendent, mais quel que soit le résultat des élections, il ne changera rien à la situation réelle dans le pays ».

Je pense que l’un des problèmes de cette approche ouvertement antidémocratique est qu’elle a réussi, dans une certaine mesure, à atténuer notre indignation face à cet état de choses. C’est comme si nos suzerains technocrates et leurs larbins néolibéraux dans les universités et les médias ne ressentaient même plus le besoin de s’en excuser. On tient simplement pour acquis que l’ascendant de la finance internationale avalerait la démocratie – et que nous ne pouvons vraiment rien y faire. Au plus fort de la crise de la zone euro, le Financial Times a même publié un article d’opinion dans lequel il célébrait amèrement le fait que « les marchés financiers agissent comme un supra-gouvernement mondial » – ce qui est censé être une bonne chose car cela permet à ces marchés d’imposer une discipline bien nécessaire à des emprunteurs irresponsables comme la Grèce.

Cette dynamique évoque inévitablement le souvenir de l’impérialisme du 19e siècle, où les États créanciers envoyaient régulièrement des canonnières et abrogeaient la souveraineté nationale pour obliger les débiteurs délinquants à rembourser. Cependant, certains des changements structurels plus profonds de l’économie capitaliste mondiale qui ont conduit à ces développements sont sans doute encore plus troublants. De mon point de vue, la crise de la démocratie aujourd’hui va beaucoup plus loin qu’une simple atteinte à la souveraineté nationale par des organisations supranationales et des puissances économiques mondiales – ce qui est en tout cas une critique assez superficielle qui pourrait tout aussi bien être faite par des antimondialistes de droite nationaliste.


À quels types de changements structurels fais-tu référence ici ?

L’un des problèmes plus profonds, à mon sens, est que le processus de financiarisation a permis à la finance de pénétrer toujours plus profondément dans la vie sociale et politique. Indépendamment de toute préoccupation concernant la souveraineté nationale, cette évolution a progressivement réduit la résilience collective de la société aux chocs économiques extérieurs et nous a tous rendus de plus en plus dépendants de la circulation continue du crédit – et donc de la stabilité des marchés financiers – pour notre propre subsistance. Pensez, par exemple, aux placements de retraite de nombreuses personnes de la classe ouvrière et de la classe moyenne sur le marché boursier, ou à l’épargne que nous pouvons avoir sur nos comptes bancaires. Ces placements et cette épargne seraient directement menacés en cas de défaut de paiement sur la dette souveraine. La finance nous a bel et bien pris en otage.

Il en résulte que les gouvernements débiteurs, mais aussi de nombreux électeurs et électrices, sont devenus de plus en plus conservateurs et prudents dans leurs rapports avec cette entité mystérieuse que nous appelons « les marchés ». On pourrait comparer cela à une version politique du syndrome de Stockholm : les décideurs et décideuses politiques d’aujourd’hui, même celles et ceux de gauche, sont de plus en plus attentifs à éviter le type de politiques qui pourraient être perçues comme hostiles aux investisseurs ; ils et elles commencent à nommer des technocrates à des postes clés dans les ministères des Finances, et commencent à rendre les décisions politiques systématiquement imperméables aux pressions populaires – tout cela étant justifié par la crainte vaguement formulée que « céder au peuple » puisse « perturber les marchés » et ainsi provoquer une hausse des coûts de l’emprunt, avec des conséquences négatives pour la capacité du gouvernement à garder une crédibilité devant ses électeurs.

Bien sûr, certaines de ces craintes sont très probablement fantasmées ou exagérées, et les gouvernements ont parfois beaucoup plus de marge de manœuvre qu’ils ne le pensent ou qu’ils ne le prétendent. Pourtant, il n’y en a pas moins une véritable force matérielle derrière le virage antidémocratique pris dans les pays capitalistes avancés. Tout particulièrement, la financiarisation a sapé le contrôle de la société sur la création et la circulation du crédit – c’est-à-dire de la monnaie. Cela signifie qu’en temps de crise, en particulier, la puissance combinée des marchés financiers et des créanciers institutionnels – sous la forme d’une menace collective de ne plus accorder de crédit international – sera souvent assez forte pour contraindre à rentrer dans le rang même les plus réfractaires des emprunteurs lorsque ceux-ci sont dépendants du crédit. L’expérience tragique du premier gouvernement Syriza en est un bon exemple.


L’un des arguments que tu avances pour expliquer pourquoi les États continuent de rembourser les créanciers est que les représentants du gouvernement craignent que le défaut de paiement ne nuise aux détenteurs de capitaux au niveau national. Peux-tu nous dire comment cet argument général est illustré dans les cas particuliers du Mexique, de l’Argentine et de la Grèce, que tu as examinés dans ton étude ?

Absolument – c’est un point essentiel. J’ai déjà fait allusion à certains des risques auxquels les travailleurs et travailleuses font face en cas de défaut de paiement : ils et elles peuvent y perdre leurs économies de toute une vie, ou bien perdre leur emploi et avoir de plus en plus de mal à accéder aux biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base. Mais les travailleurs et travailleuses seront aussi les premiers à pâtir des mesures d’austérité mises en œuvre pour payer la dette, ainsi que des réductions des salaires et des pensions, de la suppression des allocations publiques, de la privatisation des actifs de l’État – c’est-à-dire tout ce à quoi les gouvernements débiteurs doivent s’engager lorsqu’ils signent un programme du FMI. Si les citoyen·ne·s ordinaires considéraient cette deuxième option comme plus coûteuse que la première, ils et elles pourraient en arriver à privilégier la suspension de paiement plutôt que le remboursement continu.

La situation est très différente pour les classes les plus aisées, qui ont tendance à être beaucoup plus exposées à la dette de leurs propres gouvernements. Les investisseurs locaux peuvent détenir des obligations d’État, par exemple, ou des actions d’entreprises financières qui en détiennent. En règle générale, les capitalistes nationaux ont tendance à dépendre de la stabilité financière pour pouvoir continuer à accéder au crédit et à l’investissement. L’ensemble du système commercial international repose sur l’octroi constant de crédits à l’exportation et à l’importation à court terme, ce qui rend les capitalistes tant industriels que marchands très réticents à perturber l’ordre financier dominant. En règle générale, on constate donc que les élites politiques et économiques des pays débiteurs ont tendance à s’opposer farouchement au défaut de paiement et feront tout ce qui est en leur pouvoir pour l’éviter.

Cela peut paraître évident, mais c’est un constat important, souvent ignoré par les économistes néoclassiques, qui ne reconnaissent pas ce conflit de classes fondamental au cœur de la question du remboursement de la dette souveraine. Pour eux, un pays rembourse simplement parce que c’est dans le meilleur intérêt du pays dans son ensemble. En réalité, les pays fortement endettés ne sont nullement des acteurs unifiés : ils ont tendance à être divisés à l’intérieur du pays et déchirés par de profonds conflits de classes quant à savoir qui doit assumer le fardeau de l’ajustement à la crise. Dans les luttes sociales et politiques qui en résulteront, les élites nationales mobiliseront toutes leurs forces pour tenter d’empêcher le pays de sombrer dans la faillite. Nous l’avons vu très clairement dans le cas de la Grèce, avec la campagne agressive et alarmiste de l’oligarchie propriétaire des médias contre le vote du « Non » lors du référendum anti-austérité de juillet 2015.

Tandis que les responsables européens font régulièrement des reproches à leurs homologues grecs pour leur manque supposé de fiabilité et leur réticence à mettre en œuvre des réformes clés du marché, la vérité est que les partis de l’establishment grec – et leurs riches compères capitalistes auxquels ils étaient associés – ont toujours fermement insisté pour rembourser la dette et n’ont jamais menacé de suspendre unilatéralement les paiements. Cela reflète une tendance plus large que j’ai observée dans les cas du Mexique et de l’Argentine également. Dans ces deux pays, les élites nationales ont aussi activement collaboré avec les créanciers internationaux pour imposer des mesures d’austérité draconiennes à leurs propres classes travailleuses afin de libérer des ressources pour le service de la dette extérieure.

Nous pouvons donc conclure que l’issue des crises contemporaines de la dette, favorable aux créanciers, n’est jamais simplement imposée depuis l’étranger. Les capitalistes nationaux, les technocrates financiers et les politiciens de l’establishment des pays débiteurs jouent tous un rôle crucial de passerelle vers la finance internationale, agissant essentiellement comme contremaîtres sur le terrain.


Tu soutiens que l’approche néolibérale de la gestion des crises de la dette, qui prédomine depuis la crise mexicaine de 1982, a eu des résultats catastrophiques pour le niveau de vie des classes subalternes. Dans quel sens cette approche a-t-elle spécifiquement touché les pauvres ?

Oui, de toute évidence les conséquences sociales de tout cela ont été horribles. Au Mexique et dans une grande partie de l’Amérique latine, on se souvient encore des années 1980 comme de la década perdida, ou « la décennie perdue », durant laquelle des millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Des études ultérieures des programmes d’ajustement structurel du FMI dans la région ont révélé un biais constant en faveur de la classe capitaliste : la part du revenu du travail a diminué sur le continent, tant en termes absolus que relatifs. À la fin de la décennie, même l’économiste en chef de la Banque mondiale a été contraint de reconnaître que « l’essentiel du fardeau a été porté par les salarié·e·s des pays débiteurs ». Le directeur de l’UNICEF a estimé qu’il n’était « guère exagéré de dire que les riches avaient obtenu les prêts tandis que les pauvres avaient hérité des dettes ».

Pourtant, ces mêmes programmes d’ajustement désastreux du FMI ont par la suite été réimposés à d’innombrables pays en développement dans les années 1990 et ont servi de base à la réponse institutionnelle à la crise de la dette de la zone euro des années 2010. Bien sûr, le FMI a affirmé à maintes reprises qu’il avait changé sa façon de faire depuis les années 1980, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Même les évaluateurs internes du FMI ont été extrêmement critiques à l’égard du rôle du FMI dans la gestion de la crise de la dette grecque, concluant que « le fardeau de l’ajustement n’était pas réparti de manière égale dans la société », que « l’appropriation du programme était limitée » et que « les risques étaient explicitement identifiés ».

De toute évidence, si vous répétez ce genre de réaction politique désastreuse encore et encore, pendant quatre décennies d’affilée, dans des dizaines et des dizaines de pays, les populations commenceront à se demander à raison s’il y a vraiment une méthode quelconque justifiant cette folie. Pour la plupart des observateurs raisonnables, il devrait maintenant être très clair que, si les programmes d’ajustement du FMI ont servi à quelque chose, cela a bien été de protéger systématiquement des coûts de l’ajustement tant les créanciers privés que les élites fortunées des pays débiteurs. Il y a une politique de classe sans fard au cœur des interventions du FMI, qui est devenue presque indéniable à la suite des crises récurrentes de la dette dans les années 1980, 1990 et 2010.


Pour revenir spécifiquement sur le cas grec : penses-tu que la victoire des créanciers était inévitable ?

Pas nécessairement. Je pense que des alternatives restent possibles, même dans le cadre très restrictif de la zone euro. Mais pour défier le pouvoir structurel des créanciers internationaux dans un contexte de mondialisation des marchés financiers et de dépendance généralisée à l’égard du crédit, il faut faire preuve d’une immense ingéniosité, d’une grande préparation et d’une détermination inébranlable – toujours combinées à une forte pression populaire par le bas. Malheureusement, ce sont précisément ces qualités qui faisaient défaut au sein du gouvernement Syriza en 2015.

Ce qui m’a le plus frappé dans l’expérience de courte durée de Syriza contre l’austérité, c’est l’incapacité apparente, non seulement de la direction du parti, mais aussi de certains de ses membres les plus affirmés de « l’opposition interne », à présenter une stratégie crédible pour neutraliser les principales armes de l’adversaire, à savoir le contrôle par ce dernier de l’offre internationale de crédit et son assistance visant à fournir en liquidités le système bancaire grec. Il a toujours été assez évident qu’en cas de non-conformité, les créanciers et la Banque centrale européenne fermeraient simplement les robinets et saigneraient à blanc le gouvernement grec. Pour contrer cela, il aurait fallu exercer un certain contrôle sur le crédit intérieur et la circulation monétaire. En l’absence d’une monnaie nationale et d’une banque centrale indépendante, la seule façon de prendre ce type de contrôle aurait été de mettre en place un système de paiement parallèle.

C’est précisément ce que le ministre des Finances Yanis Varoufakis a proposé au plus fort de la crise, après la victoire retentissante du camp anti-austérité lors du référendum de juillet, mais sa proposition a été rejetée par le Premier ministre Tsipras et les plus puissants dirigeants du parti. Bien que je n’aie jamais vraiment été un admirateur de son style fanfaronnant, je tiens à souligner que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis était extrêmement intéressante en théorie. Cela démontre qu’il a été l’une des rares personnalités au sein du gouvernement à être conscient de l’asymétrie structurelle de pouvoir entre la Grèce et ses créanciers, soulignant la nécessité de réduire la dépendance du pays à l’égard du crédit et des liquidités afin d’échapper à la stratégie brutale de l’asphyxie des créanciers.

Dans le même temps, cependant, j’ai de sérieux doutes quant à la faisabilité pratique de la proposition de Varoufakis compte tenu de sa complexité technique et de la mauvaise préparation de Syriza à une telle éventualité. Nous devons garder à l’esprit que les ministres de Syriza n’avaient même pas un contrôle efficace sur la bureaucratie d’État à ce stade. Le parti était divisé en interne, et ni ses dirigeants ni l’opposition interne de la Plateforme de gauche n’avaient une compréhension très claire des forces auxquelles ils étaient confrontés. Quant à Varoufakis, c’est une chose d’avoir une idée brillante, mais c’en est une autre d’avoir la capacité politique de la réaliser – dans un délai très limité et dans des conditions de contrainte extrême.

Quoi qu’il en soit, à mes yeux, la principale conclusion est que l’issue de la crise grecque n’a jamais été simplement gravée dans le marbre. Je crois qu’il y avait des alternatives sur la table et que les choses auraient pu se passer différemment, mais qu’il aurait fallu beaucoup plus de préparation et d’efficacité politique de la part du gouvernement Syriza, et beaucoup plus d’ouverture à la participation populaire et à la mobilisation sociale.

Lorsque la population a finalement été impliquée dans le processus politique par le biais du référendum anti-austérité, l’énergie populaire a rapidement débordé la capacité qu’aurait pu avoir le gouvernement à la réguler ou à la contenir. Pour moi, les manifestations de masse et le résultat marquant du référendum démontrent que le peuple grec a été la véritable force radicale et créative dans cette affaire ; il était prêt à pousser la confrontation avec les créanciers européens bien plus loin que son Premier ministre qui, lui, frémissait. Je crois qu’il était possible de tirer parti de cette énergie populaire et de radicaliser l’opposition aux demandes des créanciers.


Est-ce que le Grexit constituait une solution alternative ?

Le Grexit a toujours été une issue possible et l’intransigeance des créanciers l’a rendue plus probable. Mais de façon réaliste, un Grexit contrôlé aurait exigé des arrangements encore plus complexes que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis, et je ne vois encore aucune preuve que de tels préparatifs aient atteint un point qui aurait permis de mettre en œuvre cette option de façon responsable, d’une manière qui aurait permis au gouvernement Syriza de survivre aux retombées qui en auraient découlé.

De toute évidence, on a beaucoup parlé d’un plan B au plus fort de la crise, mais il y a eu une sous-estimation lamentable de l’immense complexité de la situation et de l’énorme bouleversement social et économique que le Grexit aurait causé à court terme. Tout cela a été combiné avec ce qui semblait être une hypothèse plutôt naïve selon laquelle la finance internationale cesserait d’une manière ou d’une autre d’exercer sa force oppressive sur l’autonomie fiscale et monétaire de la Grèce une fois celle-ci hors de la zone euro, comme si le Grexit équivalait à la réalisation de la souveraineté complète et à la fin de la poigne de fer de la finance mondiale.

Néanmoins, même s’il ne faudrait pas idéaliser cela comme une panacée ou une voie facile, je crois qu’on peut encore défendre raisonnablement l’idée selon laquelle même un Grexit désordonné et extrêmement turbulent aurait été, à moyen et long terme, préférable à l’éternel esclavage pour dette souveraine dans lequel la Grèce se trouve toujours enchaîné aujourd’hui. La capitulation de Tsipras a effectivement soumis la population à un état permanent de servitude pour dette. En fin de compte, il n’y avait pas de bonnes options – mais l’adoption par Tsipras du mantra néolibéral selon lequel « il n’y a pas d’alternative » (There is no alternative) était le pire résultat possible.

Dans le livre, j’accorde relativement peu d’attention aux propositions des différentes factions de la gauche grecque. J’étais plus intéressé à identifier les évolutions des rapports de forces qui rendent ces politiques alternatives de plus en plus difficiles – mais pas impossibles – à réaliser dans la pratique. À cet égard, il est absolument crucial de se rappeler que le principal responsable de l’issue de la crise n’est pas la gauche grecque, mais les créanciers européens et la finance internationale en général. La gauche internationale devrait assumer sa responsabilité partielle dans l’issue de cette crise de par son incapacité à résister de manière adéquate à ces puissances créancières dans nos propres pays. Oui, la direction de Syriza a sans doute déçu ses électeurs, mais la véritable leçon à retenir ici est que le reste d’entre nous avons déçu la Grèce en manquant à nos responsabilités.

Faut-il s’étonner qu’un parti de gauche parvenu sans expérience au gouvernement, prenant ses fonctions dans un petit pays périphérique sans ressources financières, avec une économie en cours d’implosion et un système bancaire extrêmement faible, ait été écrasé par la puissance combinée de l’Union européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international ? Je pense qu’il est assez évident que les chances n’ont jamais été du côté de la Grèce. La véritable tragédie ici est que personne en Europe n’est vraiment venu en aide à la Grèce en ce moment crucial. Il n’y a pas eu de manifestations de masse à Berlin, Francfort, Paris ou Bruxelles. Les autres gouvernements des États débiteurs de l’UE ont pu facilement poignarder leurs homologues grecs dans le dos sans se heurter à une opposition significative dans leurs propres pays. La presse anglo-américaine a rapidement commencé à apprécier les facéties de Varoufakis, mais c’est à peu près tout.

Donc, à mon avis, la défaite de la gauche grecque a été une défaite pour la gauche européenne dans son ensemble. Notre échec a été collectif. Nous devons tirer les leçons de cette expérience ensemble et faire beaucoup mieux la prochaine fois. Plus important encore, nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire diviser si facilement. Nous avons besoin de ce à quoi le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara appelait déjà dans le contexte de la crise de la dette africaine des années 1980 : un front uni contre la dette. Ce n’est que lorsque les classes travailleuses des pays débiteurs commenceront à s’unir aux classes travailleuses des pays créanciers que nous pourrons commencer à envisager des changements significatifs. Comme l’a dit Sankara, un tel front uni « est le seul moyen d’affirmer que le refus de rembourser n’est pas une démarche agressive de notre part, mais une démarche fraternelle pour dire la vérité ».


Traduit de l’anglais par Nathan Legrand

Source http://www.cadtm.org/Nous-ne-pouvons-pas-payer-et-nous-ne-paierons-pas

Source originale en anglais : : Jacobin

Auteur.e Jerome Roos est économiste politique à la London School of Economics et rédacteur en chef de ROAR Magazine.

Auteur.e George Souvlis est doctorant en histoire à l’Institut universitaire européen de Florence et contributeur indépendant pour différentes revues progressistes dont Salvage, Jacobin, ROAR Magazine et Lefteast.

21 novembre une soirée SOS MEDITERRANEE à Grenoble

Le collectif citoyen de Grenoble 

soutenu par Attac 38 et le CADTM

et SOS MEDITERRANEE

 

 

 

vous invitent à la projection – débat du film

10 jours en mer

La véritable histoire de l’Aquarius

en soutien à

SOS MEDITERRANEE

Jeudi 21 novembre – 20h00

 Maison des associations 6 rue Berthe de Boissieux – Grenoble

en présence de membres de SOS MEDITERRANEE

Ce documentaire retrace ce qu’il s’est passé à bord du navire humanitaire affrété par SOS MEDITERRANEE France quand il s’est retrouvé au cœur de l’une des plus graves tempêtes que l’Europe ait eues à affronter, en juin 2018.

SOS MEDITERRANEE est une association indépendante de tout parti politique et de toute confession, qui se fonde sur le respect de l’homme et de sa dignité, quelle que soit sa nationalité, son origine, son appartenance sociale, religieuse, politique ou ethnique.

SOS MEDITERRANEE a vocation à porter assistance à toute personne en détresse sur mer se trouvant dans le périmètre de son action, sans aucune discrimination. Les personnes concernées sont des hommes, femmes ou enfants, migrants ou réfugiés, se retrouvant en danger de mort lors de la traversée de la Méditerranée.

SOS MEDITERRANEE est financée par des dons privés et des subventions publiques. Les fonds collectés sont alloués à la location du bateau, aux frais quotidiens d’entretien et de sauvetage.

Entrée libre.

 

Pour nous aider à diffuser l’information SOS MEDITERRANEE 2019-11-21

Soirée organisée dans le cadre du festival des solidarités : le programme complet festisol2019-depliant

 

 

Moria à Lesbos Nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas

2 articles celui de Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux pour la mandature 2018-2020 et de Cécile de Kervasdoué journaliste

15/10/19  POINT DE VUE. Je reviens de Moria…

Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, revient du camp de migrants de Moria (Grèce). « L’avenir des droits de l’homme se joue à Moria, à quelques kilomètres des côtes turques qui baignent dans la lumière dorée du soleil d’automne. Et nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas ! » alerte-t-elle.

Je reviens de Moria. Moria, sur l’île grecque de Lesbos. À 15 km des côtes turques. Une terre de l’Union européenne. Une île où notre droit commun européen s’applique. Celui de l’Union et celui de la Convention européenne des droits de l’homme.

Moria, 14 000 personnes livrées à elles-mêmes dans un camp prévu pour 3 000. 1 000 enfants sans aucun parent. On les appelle les « mineurs isolés ». Des montagnes de poubelles et une foule de gens agglutinés, certains à l’extérieur, devant des grillages, d’autres à l’intérieur de l’enceinte.

Ils attendent d’hypothétiques entretiens qui marqueront le début de leur procédure d’asile. Des entretiens qu’ils attendront pendant des semaines, des mois, parfois même jusqu’à deux ans. 14 000 personnes nourries aléatoirement par l’armée. Avec des files d’attente en moyenne de 3 à 4 heures chaque jour. 14 000 personnes. Douze policiers, trois médecins. Quelques volontaires débordés. Et des avocats bénévoles qui tentent, dans ce chaos, de réinsérer le droit. Le droit… Qui a disparu. Le droit qui a abandonné ces femmes, hommes et enfants.

Lesbos, chez moi, chez vous, chez nous…

Dans une section du camp, une centaine de mineurs isolés. Ils ont entre 8 et 17 ans. Ils ont été rassemblés dans une section « B ». On nous dit que cette section n’est pas surveillée la nuit, faute de budget pour ouvrir un poste de garde. Agressions, violences, viols, parfois même suicides… La nuit, les enfants ont peur. Alors, ils ne dorment pas la nuit pour rester en alerte. Ils dorment le jour.

Il fait chaud à Moria. Pas autant que le mois dernier où la température atteignait 40 degrés. On attend désormais la pluie qui va transformer la zone en marécage boueux. Et le froid. Où sont les droits de l’homme lorsqu’on ne traite plus nos semblables comme des êtres humains ?

À Moria, j’ai constaté la faillite de l’Europe. La faillite de notre système juridique. L’abandon par les autres États membres de l’État grec, débordé face à une situation hors de contrôle. Oui, à Moria – comme ailleurs – les droits de l’homme sont devenus subsidiaires.

En Grèce comme ailleurs, des ministres nous expliquent que leur priorité est la sécurité de leurs concitoyens. Quand j’entends le slogan de certains de nos hommes politiques européens : « La sécurité est la première des libertés », je pense à ces enfants de Moria, sacrifiés sur l’autel de peurs irrationnelles. Privés de leurs droits fondamentaux. Ils ont quitté l’enfer et arrivent dans le néant. Le néant juridique, la fin de l’humanisme, la mort de la fraternité.

L’avenir des droits de l’homme se joue à Moria, à quelques kilomètres des côtes turques qui baignent dans la lumière dorée du soleil d’automne. Et nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas !

Le Conseil national des barreaux soutient European Lawyers in Lesbos qui mobilise des avocats bénévoles pour accompagner les réfugiés. Nous allons intensifier notre effort, face à une urgence qui est tout à la fois humanitaire, sanitaire et juridique. Mais nous allons aussi interpeller nos dirigeants français et européens.

Le président de la République a souhaité un grand débat national sur l’immigration. Je proposais qu’il commence à Moria. Pour que nous osions regarder au-delà de nos quartiers, de nos peurs et de nos égoïsmes.

Ce qui se passe à Lesbos se passe chez moi, chez vous, chez nous. C’est à Lesbos que l’Europe peut mourir. Mais renaître aussi, si collectivement nous le voulons. »

Source https://redon.maville.com/actu/actudet_-point-de-vue.-je-reviens-de-moria…_54135-3872719_actu.Htm


14/10/19 Insalubrité, manque de nourriture, violences : le calvaire des enfants du camp de réfugiés de Lesbos par Cécile de Kervasdoué

Après un afflux de réfugiés cet été sur les îles grecques, 14 000 personnes se trouvent à Lesbos (Grèce) dans le camp de Moria, prévu pour 3 100 maximum. Tout autour, un bidonville de tentes, détritus et boue ne cesse de grossir. Une jungle où vivent près de 6 000 enfants dont plus de 1 000 mineurs non accompagnés.

Dans la jungle du camps de Moria des enfants s’entassent avec des adultes dans des tentes minuscules sur un terrain en pente parsemé d’oliviers. © AFP / Angelos Tzortzinis

Des enfants partout, qui crient, pleurent et jouent au bord de la route, dans les poubelles, la boue, avec l’odeur des eaux usées qui débordent. La plupart ont moins de 12 ans. Nombreux sont les nourrissons qui survivent et naissent aussi, parfois, dans ce dédale de tentes, installées à la va-vite dans les champs d’oliviers en pente qui bordent l’ancien terrain militaire de Moria, sur l’île grecque de Lesbos.

Contrairement à 2015, où l’afflux de réfugiés se comptait par milliers chaque jour, les arrivées se comptent actuellement en centaines par jour. 10 000 depuis le début de l’été, soit trois fois plus que l’année dernière. À Moria, ce sont, pour l’essentiel, des femmes et des enfants, de plus en plus jeunes et de plus en plus nombreux. Ils restent plusieurs mois, parfois plus d’une année à survivre dans ces conditions indignes.

Aujourd’hui, officiellement, près de 6 000 enfants sont bloqués dans ce camp. Parmi eux, on compte plus d’un millier de mineurs non accompagnés. La plupart de ces enfants en provenance d’Afghanistan ont moins de 15 ans. Ils ont souvent été séparés de leurs parents à la frontière avec l’Iran et vivent sans aucune protection, dormant dans des tentes collectives avec des adultes qu’ils ne connaissent pas. À même le sol, aussi parfois. Ils sont la proie de tous les trafics, de toutes les maltraitances.

Le froid, la pluie, et les files d’attente interminables

Alice*,  jeune afghane de 12 ans est arrivée il y a deux mois :

« La vie à Moria, c’est faire la queue toute la journée avec nos mères. La queue pour les toilettes pendant au moins 2 heures. Dès 5 heures du matin pour un peu de nourriture, la queue pour des couvertures avant l’arrivée de l’hiver, la queue pour l’administration, pour avoir une tente et surtout pour voir un docteur. Parfois ça dure toute la journée et on doit revenir le lendemain… »

La vie dans cette jungle a de quoi traumatiser un enfant. Des tentes de deux places où s’entasse une famille de six personnes avec parfois avec d’autres adultes encore. Le froid, la nuit, pour ceux qui dorment à même le sol sans couverture. La pluie, qui trempe tout et qui fait sortir des serpents s’infiltrant dans les tentes. Le manque de nourriture. Les sanitaires bouchés et sales où les toilettes sont aussi des douches ; il y en a un seul pour 100 personnes. Et surtout, le manque de sécurité.

« Il y a des bagarres entre les communautés syriennes et afghanes. Les hommes boivent et deviennent violents. L’autre jour, ils ont voulu rentrer dans notre tente mais heureusement mon père les a sortis. Je n’ose même imaginer comment ça se passe pour tous les enfants ici qui n’ont pas leurs parents avec eux et qui traînent », raconte Parwana, une jeune afghane de 15 ans.

Trop de monde, pas assez d’investissements publics. Les associations humanitaires prennent donc le relais pour accueillir les réfugiés. Ainsi, pour éviter l’expulsion de la jungle, une ONG hollandaise Movement on the Ground a loué les champs d’oliviers autour du camp de Moria et tente d’organiser des logements sous des tentes plus solides et plus grandes. L’ONG Oxfam conseille les réfugiés dans leur langue d’origine (63% du camp est occupé par les Afghans, 22% par des Syriens) sur le droit d’asile européen.

Désordres psychiques

Le besoin de médecin est le besoin le plus cruel, à Moria. Médecin sans Frontières a donc installé un dispensaire pédiatrique spécialisé dans la santé mentale des enfants. Car il y a les maladies dues aux mauvaises conditions d’hygiène et de logement mais surtout il y a les traumatismes causés ou ravivés par ce camp. De plus en plus d’enfants arrivent au dispensaire de MSF en pleine régression et avec des désordres psychiques liés à leur condition de vie. Plus longtemps ils restent à Moria, plus sévères sont leurs dysfonctionnements.

Dans la file d’attente du dispensaire, un réfugié afghan témoigne :

Je ne sais plus quoi faire. Ma fille fait des crises d’hystérie. Ses jambes ne fonctionnent plus, elle ne peut plus marcher !

À 8 ans, certains enfants du camp de Moria remettent des couches, ne parlent plus, ne jouent plus et évitent de regarder les autres. Il y a ceux qui refusent d’ouvrir les yeux le matin et restent dans un coin de la tente toute la journée. À Moria, il n’y a pas d’endroit pour jouer, pas d’école. Beaucoup de parents culpabilisent et se désespèrent. Pour les médecins et psychologues de MSF, il y a l’impression permanente de ne jamais pouvoir faire assez.

Angela Metaldi est pédopsychologue pour MSF :

« Chaque jour, des parents désespérés nous amènent des enfants de moins de 10 ans qui s’arrachent les cheveux, se frappent, se jettent la tête contre les murs, se scarifient. Ce sont des enfants qui ne veulent plus vivre, qui n’ont plus d’espoir. Il faut les sortir d’ici. Tout de suite. »

Les plus mal lotis sont encore les mineurs non accompagnés. Pour eux, une ONG grecque, Metadrasi, tente de les protéger mais avec trop peu de moyens. Cinq tuteurs et éducateurs spécialisés protègent 40 enfants chacun. Soient 200 enfants pris en charge sur les 1 060 que compte officiellement le camp.

« C’est absurde, nous sommes obligés de choisir les enfants que nous allons protéger. Souvent ce sont les plus vulnérables, les filles ou les enfants déjà victimes de trafic sexuel, les moins de 15 ans et aussi ceux qui ont de la famille en Europe, afin d’obtenir la réunification familiale. Mais on est loin du compte. Beaucoup d’enfants sont abandonnés dans ce camp de l’enfer », explique Sevi Saridaki, tutrice et éducatrice spécialisée au sein de l’ONG Metadrasi.

De nombreux enfants non accompagnés attendent de rejoindre leur famille ailleurs en Europe mais la plupart des États membres font barrage via des procédures de plus en plus complexes. C’est le cas de la France, où les documents ne suffisent plus pour attester d’un lien de famille : il faut également des tests ADN, sur décision d’un tribunal. Résultat, de nombreux enfants sont coincés des mois dans des camps où ils sont en danger en permanence.

Mahathi 15 ans, jeune afghan non accompagné, depuis 9 mois à Moria, ne cache pas son amertume :

« C’est horrible ici, je suis toujours sale, j’ai toujours faim et surtout j’ai peur. Les adultes boivent et deviennent violents. La nuit il y a des bagarres, de la drogue alors beaucoup de jeunes garçons essayent de se cacher dans les coins. On m’avait dit l’Europe c’est la justice et l’humanité mais je ne vois pas ça à Moria. »

Source  https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/a-lesbos-des-milliers-denfants-pris-au-piege-de-la-politique-migratoire-europeenne

Grèce : 2015 une dystopie politique

2015, une dystopie politique : ce que « l’expérience grecque » nous apprend de la nature et du futur de la politique par Alexis Cuxier


(CC – Flickr – Global Justice Now)

Ce texte constitue une contribution au colloque international organisé par l’Ecole Nationale d’Architecture de Saint-Etienne en lien avec la revue d’architecture « Après la révolution », sur le thème des pratiques politiques et de leurs rapports à l’architecture, qui a eu lieu les 4 et 5 octobre 2019 à l’école Polytechnique d’Athènes. Il s’agit d’un témoignage, suivi d’une analyse, visant initialement à expliquer d’une manière simple aux étudiant.e.s présent.e.s à ce colloque ce qui s’est passé en Grèce en 2015, et à partir de là à leur donner un aperçu de ce qu’est la politique d’un point de vue marxiste ; ainsi qu’à mettre en discussion quelques-unes des propositions qui auraient permis d’éviter cette catastrophe politique et de mettre en œuvre une politique démocratique et au service des classes populaires. Je remercie Xavier Wrona, Manuel Bello-Marcano et Marianna Kontos, pour leur invitation et l’occasion qu’ils et elles m’ont donné de revenir sur cette séquence et d’essayer d’expliquer de la manière la plus simple possible cette expérience politique, dont la critique demeure cruciale pour penser de futures victoires, et des mouvements révolutionnaires à venir, en Grèce, en Europe, et ailleurs.

Introduction

Je vais parler de l’année politique 2015 en Grèce, lors de laquelle le parti de gauche radicale Syriza est arrivé en tête des élections, porté par l’espoir et la promesse d’en finir avec l’austérité et les mémorandums ; puis a formé un gouvernement avec un parti de droite souverainiste et a négocié avec l’Union européenne un premier accord, le 20 février, qui revenait à accepter la légitimité des mémorandums ; puis a organisé un référendum au sujet d’un nouvelle proposition de mémorandum, qui a vu le NON l’emporter et une nouvelle vague d’espoir se lever, pour finalement signer aussitôt un troisième mémorandum plus néfaste encore que celui que le NON populaire avait rejeté ; et enfin organiser de nouvelles élections et être réélu avec un discours du moindre mal : il ne serait désormais plus possible de faire mieux que de ratifier et gérer le traitement de choc de baisse des salaires, des pensions et des dépenses publiques prescrits par les institutions européennes. C’est une « dystopie » au sens non pas d’un récit cauchemardesque imaginaire mais d’une dystopie réalisée – du contraire de ce que le philosophe marxiste Erik Olin Wright a appelé des utopies réelles projetant des possibilités révolutionnaires à partir d’expérimentations autogestionnaires concrètes : c’est un scénario politique catastrophique qui a bien été écrit et approuvé par certains mais que beaucoup n’osaient pas imaginer, et qui est arrivé en partie à cause de ce manque collectif d’imagination du pire, qui aurait sans doute permis de mettre en échec ce scénario et d’en faire prévaloir un autre. Ce scénario dystopique est le résultat à la fois d’erreurs répétées, de renoncements progressifs et d’une trahison organisée par quelques-uns, je vais y revenir. Mais en tout cas cette dystopie réelle constitue une dynamique négative qui, depuis le passé hante le présent et le futur, parce qu’elle n’est pas métabolisée collectivement, si bien qu’elle ne cesse ensuite de produire ses effets dans la totalité du mouvement ouvrier européen, et de menacer de se répéter. Cette séquence reste pour un bon nombre de grecs et militants étrangers un mystère, et pour certains un traumatisme qui conduit à de la dénégation. C’est une séquence difficile à connaître car les principales décisions ont été prises à la Commission Européenne et au Palais Maximou, les bureaux du premier ministre, dans ces deux lieux de pouvoir obscurs qu’aucune mobilisation publique d’ampleur n’est venue éclairer et qu’aucun processus démocratique efficace n’est venu défier. J’ai pour ma part fait une enquête, académique et militante, en partant de mon expérience, que je veux pour commencer vous raconter rapidement pour expliquer de quel point de vue je vais parler.

I. Présentation

Je suis un philosophe marxiste et militant franco-grec. Avant 2015, j’avais suivi, sans y participer réellement, l’émergence du cycle de mouvements sociaux et d’auto-organisation en Grèce suite à la crise de 2008 et au premier mémorandum en 2010, ainsi que l’ascension politique de Syriza à partir de 2012. Début 2015, j’avais du temps et l’envie de m’engager autant que possible dans la tentative annoncée de rupture démocratique avec les politiques néolibérales, austéritaires et autoritaires, mises en œuvre en Grèce – et déjà à l’époque et plus encore depuis, partout en Europe. J’étais membre d’un mouvement politique de la gauche radicale, Ensemble, qui faisait partie du Front de gauche, en lien notamment avec des militants qui avaient participé aux Forum Sociaux Européens, particulièrement celui d’Athènes en en 2006, avec environ 30 000 participants. J’étais en train de travailler sur le philosophe marxiste grec Nikos Poulantzas qui à l’époque était une référence intellectuelle centrale dans Syriza, et surtout j’avais prévu la réalisation d’un livre d’entretien sur les événements politiques en cours en Grèce avec Stathis Kouvélakis, collègue marxiste franco-grec qui était à l’époque membre du Comité Central de Syriza, et suivait donc de l’intérieur les débats dans ce parti politique. De janvier à juillet 2015, j’ai passé l’essentiel de mon temps à participer puis à animer les réunions du collectif unitaire national « Avec les Grecs » à Paris et à organiser des initiatives (notamment des manifestations, depuis les premiers rassemblements début février 2015 jusqu’à la manifestation de 10 000 personnes fin juin au moment de la campagne du référendum), à faire des notes de synthèse pour mon parti et le Front de gauche ainsi que des articles sur l’évolution de la situation politique en Grèce, à chercher à faire des contacts entre la gauche anticapitaliste dans Syriza et la gauche anticapitaliste en France, à participer à des réunions d’information et des discussions militantes en France au sujet de l’expérience grecque en cours, et à réaliser les entretiens qui sont devenus le livre L’Europe, la Grèce et l’Europe néolibérale, paru à La Dispute fin 2015. Je suis venu à Athènes à deux reprises, puis durablement à partir de juin 2015 – et ai donc aussi participé autant que possible à la campagne du référendum puis, suite à la décision de certains membres du gouvernement de signer un nouveau mémorandum en dépit du NON du 5 juillet 2015, à des discussions avec celles et ceux qui, dans Syriza, ne se résignaient pas à cette décision anti-démocratique et ont choisi de quitter ce parti pour rejoindre l’opposition de gauche.

J’ai ainsi été directement témoin par exemple du fait que certains membres du gouvernement, l’essentiel des membres du comité central et bien entendu des militants de Syriza, n’étaient pas au courant des décisions de Tsipras, Varoufakis et de leur cercle rapproché ; que le cabinet du premier ministre cherchait à freiner les mobilisations dans la rue qui auraient pu déborder son agenda, et n’hésitait pas à mentir, y compris aux alliés étrangers, par exemple en faisant circuler des fausses rumeurs de coup d’État pendant la semaine de campagne du référendum afin de diffuser un climat de peur propice à la victoire du OUI (c’est seulement ensuite que j’ai compris qu’ils avaient déjà depuis longtemps décidé de signer un nouveau mémorandum quel que soit le résultat d’un éventuel référendum). J’ai été témoin que, contrairement à ce que retient l’histoire écrite par les vainqueurs, il existait bien dans Syriza et dans la population grecque des forces réelles pour mettre en œuvre des propositions alternatives, notamment le non-paiement de la dette porté au niveau institutionnel par la Commission parlementaire pour la vérité sur la dette grecque, et la sortie de l’euro portée dans Syriza notamment par la Plateforme de gauche. Mais j’ai compris ensuite comment Tsipras et Varoufakis (et d’autres) s’y sont pris pour que ce « Plan B » ne soit pas discuté et rendu public, et pour qu’au moment où ces propositions alternatives sont devenues majoritaires dans le Comité central de Syriza, la décision démocratique de changement de cap soit neutralisée, notamment en appelant sans aucune concertation à de nouvelles élections sur des bases beaucoup plus modérées qu’en janvier 2015, forçant ainsi la gauche marxiste à quitter Syriza. Pour le reste, vous pouvez lire Conversations entre adultes de Yanis Varoufakis, qui explique notamment que lui, Alexis Tsipras, Nikos Pappas, Yannis Dragasakis et d’autres avaient prévu depuis 2012 de ne pas faire ce qu’ils allaient dire (rompre avec les mémorandums) et de ne pas dire ce qu’ils allaient faire (négocier un troisième mémorandum). Depuis 2015, j’ai passé beaucoup de temps à enquêter sur qui s’était passé, notamment avec Costas Lapavitsas, économiste marxiste et ancien député de la gauche de Syriza, et Eric Toussaint, porte-parole du CADTM qui avait été le coordinateur scientifique de la Commission pour la vérité sur la dette grecque. Et aussi à discuter et écrire, dans divers cadres, sur les raisons de cet échec catastrophique pour la gauche radicale grecque mais aussi européenne, et à développer au prisme de cette expérience ma réflexion académique et militante au sujet de ce dont je vais vous parler, la question de la nature et du futur de la politique.

II. Comment expliquer la capitulation politique de 2015 ?

Mais d’abord, voici le résumé du récit, tel que je l’ai compris, et quelques enseignements. En mai et juin 2012, lors de sa première percée électorale, Syriza défend un programme politique radical, qui comprend des mesures telles que l’abrogation unilatérale des mesures d’austérité ; la suspension de paiement de la dette ou la socialisation des banques ; tandis que la question de la sortie de l’UEM reste ouverte, autour d’un point d’équilibre souvent résumé par le slogan « pas de sacrifice pour l’euro ». Cependant, la perspective d’une victoire électorale imminente ouvre une période de recentrage politique : le programme électoral de Syriza, dit de Thessalonique, prévoyait quatre points : une renégociation des contrats de prêts et de la dette publique ; des mesures sociales : rétablissement du salaire minimum, réinstauration des conventions collectives, mesures pour les plus pauvres ; la reconstruction démocratique de l’État : lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, contre la corruption, réembauche des fonctionnaires licenciés ; un plan de reconstruction productive : arrêt des privatisations, transformation de l’économie par des critères sociaux et écologiques. C’était un programme social-démocrate et keynésien modéré, mais dont l’application, dans la conjoncture politique, aurait nécessité une confrontation directe avec les institutions européennes si elle avait été vraiment soutenue par la direction de Syriza. Cependant à partir de 2012, on assiste aussi à un reflux démocratique dans ce parti, marquée par l’augmentation du pouvoir du président du parti mais aussi par un décalage croissant entre les positions politiques communes et le programme de gouvernement discuté entre les membres du cercle proche du premier ministre. Ainsi, Yanis Varoufakis a raconté ses discussions, en dehors des débats publics du parti, avec des membres de l’aile droite du parti et Alexis Tsipras, en vue de convaincre ce dernier d’abandonner définitivement l’option d’une sortie de l’euro, mais aussi de prévoir une stratégie de négociation avec les institutions européennes centrée sur la démonstration du caractère anti-démocratique de l’UE plutôt que sur la mise en œuvre de mesures unilatérales, et ce en dépit du débat dans Syriza. Vous pourrez lire à ce sujet le livre d’Eric Toussaint à paraître en novembre prochain.

C’est ce qui explique l’attitude apparemment contradictoire du premier gouvernement Tsipras lors des négociations avec l’Eurogroupe, combinant un discours affiché de contestation radicale des institutions européennes et en réalité un respect absolu des règles du fonctionnement de ces institutions (solidaire d’un frein permanent aux mobilisations dans la rue). La séquence politique de juillet 2015 s’éclaire également dans cette perspective : le référendum du 5 juillet n’avait aucunement pour objectif de légitimer des mesures de désobéissance du gouvernement grec à l’égard de la Troïka, mais de justifier un troisième mémorandum dont le principe était déjà validé de longue date, de manière directe en cas de victoire du « oui » et de manière indirecte en cas de de victoire du « non ». Ce dernier scénario ayant prévalu, le troisième mémorandum a été présenté comme la seule réponse possible du gouvernement grec à une menace d’exclusion de la zone euro dépeinte comme une catastrophe à éviter à tout prix. Et Tsipras, contre les instances du parti, a pu valider cet accord et appeler à de nouvelles élections en suscitant la scission avec l’aile gauche, réalisant ainsi le scénario européen de la « parenthèse de gauche ».

Quelles premières leçons pouvons-nous en tirer ? Il n’y aura aucune rupture avec le néolibéralisme dans le cadre d’un gouvernement de gauche sans : une organisation vraiment démocratique pour éviter l’autonomisation des dirigeants ; des mobilisations sociales massives qui osent s’opposer le cas échéant à un parti ou un gouvernement même de gauche radicale, et l’intensification des formes d’auto-organisation autogestionnaires y compris dans cette période ; une confrontation assumée avec les institutions européennes, sans s’interdire la rupture avec l’UEM et l’UE et en faisant du vote populaire (par exemple par référendum) la base de toute décision. Dans cette perspective, les partis de « gauche radicale » sont très loin d’être à la hauteur, y compris en France et en Espagne par exemple.

III. De la lutte des classes conduite par les capitalistes, et particulièrement du cas de la Grèce, ainsi que des moyens d’une contre-offensive populaire

Ce à quoi nous avons eu à faire en 2015 est un épisode du drame néolibéral, c’est-à-dire de l’offensive politique mondiale, initiée à la fin des années 1970 par la classe capitaliste pour préserver les conditions de l’accumulation du capital, neutraliser les droits acquis par les travailleurs dans la période précédente et aussi cadenasser son hégémonie, mise à mal par la crise de 2007-2008 et par le nouveau cycle de mouvements sociaux post-crise – notamment en Grèce les formes d’auto-organisation et de mobilisation dont on a parlé hier [durant le colloque]. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’instrumentalisation politique de la dette publique grecque par la Troïka (BCE, Commission européenne, FMI) et les mémorandums successifs : il s’agissait d’un point de vue économique de sauver les grandes banques européennes (et notamment la BNP), détentrices de titres publics de l’Etat grec, sans passer par une injection directe de milliards de dollars – ce qui aurait été trop impopulaire étant donné l’instabilité sociale et politique croissante en Europe. La Troïka a donc préféré racheter ces titres, sauvant ainsi les grandes banques, tout en profitant de cette nouvelle position de créancier pour pouvoir imposer un traitement de choc austéritaire à la Grèce (baisse des salaires, des pensions et des dépenses publiques), et ainsi accroître aussi les conditions de la prédation capitaliste en Grèce. Cette position de créancier était aussi une aubaine pour prévoir des privatisations de grande ampleur et un pillage capitaliste des ressources naturelles et publiques grecques, à la manière dont le FMI a organisé par exemple l’endettement économique et la domination politique en Amérique latine ou en Afrique dans la période précédente. La grande différence était qu’en l’occurrence, la Grèce était membre d’une institution supranationale dans laquelle elle était déjà liée aux créanciers, l’Union européenne, dont les règles et le fonctionnement ont constitué le moyen institutionnel de cette exploitation économique et de cette domination politique. D’un point de vue politique, c’est clair, depuis 2010, la Grèce n’est plus une démocratie parlementaire comme les autres : les créanciers peuvent piloter directement les dimensions essentielles des politiques nationales et contrôler directement s’ils le souhaitent les administrations publiques. D’un point de vue économique, c’est un peu technique, je pourrai y revenir dans la discussion, mais retenons fondamentalement qu’il y en Europe un centre économique, l’Allemagne, la France et le nord de l’Italie, et deux périphéries qui sont dominés par ce centre : la périphérie de l’Est et la périphérie du Sud, dont fait partie la Grèce. Dans le développement inégal et combiné des économies européennes, c’est le capitalisme allemand et français qui a gagné le plus grâce aux règles de l’Union européenne tandis que ces sont les travailleurs du Sud (comme en Grèce) qui ont perdu le plus. Ce n’est pas un hasard, puisque les institutions européennes, pour la grande majorité non-élues, sont le quartier général des capitalistes en Europe, et notamment du capitalisme allemand et français, qui leur sert à assurer leur exploitation économique et leur domination politique mais aussi à coordonner spatialement et temporellement les décisions politiques qui les avantagent. Et en Grèce, il y a beaucoup à gagner pour les capitalistes européens, américains et chinois, avec des projets d’extraction de pétrole et de gaz naturel de très grande ampleur, et un enjeu géopolitique majeur, avec des bases de l’OTAN stratégiques en cas de conflit dans le Proche Orient et un point de contrôle fondamental de l’immigration vers l’Europe – l’expérience grecque ayant aussi permis à l’Union européenne (avec le concours du gouvernement Syriza-Anel) de marchander les accords inhumains sur le contrôle des flux migratoires avec la Turquie de 2016.

Que pouvait faire le gouvernement Syriza, alors, et que devrait faire un gouvernement qui voudrait vraiment en finir avec ce pillage, cette exploitation et cette liquidation de la démocratie aussi bien représentative par le Parlement que directe par l’auto-organisation populaire ? La seule manière d’améliorer la situation des classes populaires et d’en finir avec l’austérité et le néolibéralisme autoritaire est d’arrêter de négocier avec l’ennemi et de sortir de la logique du moindre mal qui est en réalité la même que celle de la gouvernance néolibérale ; et de rompre donc avec tous les engagements capitalistes internationaux et nationaux pour mettre en œuvre des mesures unilatérales, offensives et défensives, en appelant d’autres pays à nous rejoindre. Dans le cas de la Grèce, il s’agissait donc par exemple, pour les mesure offensives, de cesser immédiatement la mise en œuvre des mémorandums (et donc rehausser les salaires, les pensions et les dépenses publiques sans négociation avec l’UE) et de ne pas payer les créanciers de la dette publique (déjà plus que remboursée si on ne compte pas les intérêts), afin de privilégier immédiatement le financement de la redistribution des richesses aux plus pauvres, puis d’abolir la partie illégale, illégitime, insoutenable et odieuse après un audit citoyen de la dette publique. Et pour les mesures défensives, de contrôler les flux de capitaux pour éviter que les capitalistes grecs ne vident toutes les caisses et échappent à une forte taxation pour redistribuer aux pauvres ; ou encore de la sortie de l’euro et du retour à une monnaie nationale, pour éviter ce qui s’est passé effectivement le 5 février 2015, c’est-à-dire la décision brutale de la Banque centrale européenne (la meilleure amie des banques privées et des multinationales en Europe, qui les inonde de milliards d’argent sans aucun compte politique à rendre) d’amputer de moitié l’accès de la Grèce à l’euro, la menaçant de faillite dans les six mois et lui permettant de continuer le chantage politique. Vous trouverez ce genre de propositions dans le document collectif, élaboré par des militants de toute l’Europe, « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe ». Mais vous avez compris l’idée : puisque les capitalistes nationaux et internationaux font la guerre aux classes populaires, un gouvernement populaire doit non pas négocier avec les forces capitalistes sur son territoire et à l’étranger, mais s’en défendre et les attaquer…sinon il n’y aura ni liberté ni égalité, mais même pas un peu plus de pain et de rose pour les classes populaires.

Du point de vue des mouvements sociaux, cela implique de ne pas séparer le social, l’économique et le politique en abandonnant ce dernier à des partis ou instances non démocratiques dans lesquels des coups de force et manipulations peuvent avoir lieu dans le dos de la population. Donc, tout en s’auto-organisant dans les lieux de travail, de vie et dans la rue pour répondre aux besoins et projets immédiats, il s’agit d’intervenir activement et de manière autonome dans la sphère politique, par la mise en place de services publics autogérés et contre-institutions, par des grèves et blocages, des processus constituants, aussi des élections mais à condition qu’il y ait un contrôle populaire direct et systématique, etc. Tant que les plus démocrates des citoyens et des militants désertent l’arène politique, nous aurons des Syriza, mais aussi d’autres partis de la gauche dite radicale en Europe, où il n’y aura aucun contrôle collectif des personnes en situation de responsabilité, aucun véritable processus démocratique, aucune base populaire en réalité, et aussi aucune véritable imagination politique. Et il n’y aura jamais d’amélioration des conditions de vie des classes populaires ni de véritable démocratie. Cette élaboration d’une culture politique et d’une exigence démocratique effective et active (pas seulement délégataire en critiquant les institutions autoritaires pour mieux se replier sur soi-même) dans les mondes du travail et les mouvements sociaux me paraît une des grandes leçons de l’expérience grecque, d’un point de vue marxiste.

Conclusion

Si la séquence politique autour de Syriza a été catastrophique, c’est aussi parce que l’ascension politique de Syriza a été concomitante du déclin du cycle d’auto-organisation populaire qui a suivi 2008, à cause toujours de la conjonction entre une attitude délégataire des mouvements sociaux et une attitude de mépris de la part de la direction de Syriza. Pendant ce temps, rien de fort, durable et sérieux n’avait été préparé et organisé concrètement pour réagir ni au renoncement du gouvernement de Syriza, ni à la trahison du référendum par la signature du troisième mémorandum, ni à la gestion sécuritaire et répressive de l’arrivée de nouveaux migrants, qui a été mise en œuvre déjà sous Syriza, ni pour faire face à l’attaque brutale contre les migrants et les milieux autonomes mis en œuvre dès son arrivée au pouvoir par le gouvernement de droite de Kyriakos Mitsotakis. Le moment aujourd’hui semble à l’improvisation pour sauver les meubles, les mouvements sociaux étant ainsi eux-mêmes conduits à adopter malgré eux cette gouvernementalité néolibérale du moindre mal. Il ne s’agit pas de donner des leçons mais de repérer des tendances, et aussi de faire des propositions : tout ce que fait le remarquable mouvement d’auto-organisation populaire en Grèce est utile et nécessaire mais, face à un néolibéralisme autoritaire qui n’est plus prêt à aucune concession, il faut se poser à nouveau la question du pouvoir – sinon les résistances mêmes finiront par disparaître.

Ce serait la dystopie réelle du capitalisme néolibéral menée à son terme – en Grèce, sans doute sous la forme d’un fascisme de collaboration avec les grandes puissances capitalistes étrangères prédatrices du travail et destructrices de la nature ; ce vers quoi le gouvernement Mitsotakis, mais aussi malgré lui le gouvernement Tsipras, auront constitué des étapes. Pour reprendre l’image de Walter Benjamin, c’est ce train catastrophique qui est en marche vers la falaise, et la révolution doit commencer par freiner cette catastrophe, par tous les moyens. À défaut d’être encore en situation de poser la question d’une transition après la révolution, fenêtre qui s’est bel et bien ouverte de 2008 à 2015 en Grèce et que la dystopie politique Syriza a refermé, il faut à nouveau avoir la patience et la détermination de se poser de nouvelle manière, une nouvelle fois, la question de la transition vers la révolution.

Auteur.e  Alexis Cukier membre d’Ensemble ! et du réseau ERENSEP (European Research Network on Social and Economic Policies)

Un enfant afghan tué par un camion Moria, Lesbos

Grèce : un enfant afghan de 5 ans tué par un camion près du camp de Moria, à Lesbos (infomigrants.net)

En Grèce, un enfant réfugié de 5 ans est mort, mardi 24 septembre, après avoir été renversé par un camion près du camp de migrants de Moria sur l’île de Lesbos. Selon un communiqué de la police grecque, l’enfant, originaire d’Afghanistan, était caché dans un carton près de la route lorsque le véhicule l’a percuté mardi après-midi.

« Nous sommes en deuil suite à la mort d’un enfant de 5 ans à Lesbos. Il jouait sur la route et a été percuté par un camion à l’extérieur de Moria […] Cette tragédie n’aurait jamais dû arriver », a commenté le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR) sur Twitter.

Le conducteur, qui a déclaré à la police ne pas avoir réalisé qu’un enfant se cachait dans le carton, est détenu par la police grecque.

Cet accident tragique est, pour certains, le résultat malheureusement prévisible d’une situation hors de contrôle à Lesbos. « La semaine dernière, le gouvernement de droite nouvellement élu a fermé le seul endroit où pouvaient jouer les enfants de Moria : une aire de jeu avec des châteaux gonflables et un petit terrain de football, où les enfants étaient en sécurité et pouvaient regarder des films », fulmine Iasonas Apostolopoulos de Médecins sans frontières, sur un post Facebook.

« Cet ‘accident’ est la conséquence de toutes ces politiques menées par les différents gouvernements en Grèce, et par le régime raciste de la forteresse européenne, qui traite les immigrés comme des ennemis », poursuit-il…

Source https://www.infomigrants.net/fr/post/19752/grece-un-enfant-afghan-de-5-ans-tue-par-un-camion-pres-du-camp-de-moria-a-lesbos?fbclid=IwAR1qCnUxnUNp9I2X1xAN3qflvsXGxgsktWzUGhnoGq5PJPqaoF81DdMgPgE

 

SOS Méditerranée exhorte les États européens

Communiqué

Alors que s’ouvre un sommet européen à La Valette, l’Italie assigne un port à 182 rescapés de l’Ocean Viking

SOS MEDITERRANEE exhorte les Etats européens à mettre en place un mécanisme de débarquement pérenne.

Marseille, le 23 septembre 2019 – Dimanche soir, l’Ocean Viking, navire humanitaire de sauvetage affrété par SOS MEDITERRANEE et opéré en partenariat avec Médecins Sans Frontières (MSF), a reçu l’instruction des autorités italiennes de se diriger vers Messine (Italie) pour débarquer 182 rescapés.

C’est la deuxième fois en une semaine que les autorités italiennes ouvrent un port à des personnes vulnérables secourues en Méditerranée centrale par un navire humanitaire de sauvetage. SOS MEDITERRANEE est soulagée de cette annonce, et salue la décision des autorités italiennes. Bien que celle-ci survienne après plusieurs jours d’attente, elle met fin à une souffrance inutile et répond aux exigences du droit maritime et international, qui stipule qu’un sauvetage prend fin lorsque les personnes secourues sont débarquées en lieu sûr.

Trois opérations de sauvetage sans coordination des autorités libyennes

Ces personnes fragiles ont été secourues lors de trois opérations de sauvetage distinctes, menées les 17 et 18 septembre. Alors que les équipes de SOS MEDITERRANEE ont constamment informé, comme il se doit, le Centre Conjoint de Coordination du Sauvetage de Tripoli (JRCC, crée à l’été 2018 et reconnu par l’Organisation Internationale Maritime) de toutes ces alertes de détresse -les embarcations se trouvant toutes dans la zone de recherche et sauvetage libyenne-, les opérations ont été menées en l’absence totale de coordination de la part des autorités maritimes libyennes.

Qui plus est, suite à la demande de lieu sûr formulée le 17 septembre par l’Ocean Viking au JRCC Tripoli, ce dernier a, le lendemain, indiqué le port de Al-Khoms, en Libye. « Au regard du droit international, nous ne sommes pas en mesure de nous diriger vers un port libyen, qui ne saurait être considéré comme un lieu sûr», a déclaré Nicola Stalla, coordinateur des opérations de recherche et sauvetage sur l’Ocean Viking. Les rescapés présents sur notre navire tentent par tous les moyens de fuir ce pays, et risquent d’être victimes d’abus, de torture, d’exploitation et de violences sexuelles s’ils y sont renvoyés ». Par conséquent, l’Ocean Viking a dû décliner cette instruction, et demander qu’un lieu sûr lui soit assigné, conformément aux exigences du droit maritime et international.

Jeudi 19 Septembre, les équipes de SOS MEDITERRANEE et MSF ont également procédé à un quatrième sauvetage et secouru 35 personnes d’une embarcation en bois, dans la zone maltaise de recherche et sauvetage et sous la coordination des autorités maritimes maltaises. Le lendemain, suivant les instructions du Centre maltais de coordination des sauvetages, ces 35 rescapés ont été transbordés de l’Ocean Viking à un navire militaire maltais, et débarqués à Malte en toute sécurité, comme le prévoit le droit maritime.

Mécanisme européen et coordonné de débarquement

La pratique récurrente des États européens, qui négocient la relocalisation des personnes secourues en mer au cas par cas et pendant des jours, avant de les autoriser à débarquer, est inacceptable et en totale contradiction avec le droit maritime et international.

En l’absence d’autres navires humanitaires de sauvetage en Méditerranée centrale, et alors que des hommes, femmes et enfants continuent à fuir la Libye, SOS MEDITERRANEE et MSF ne doivent en aucun cas être empêchés de patrouiller en mer et de remplir leur mission : sauver des vies humaines. « Les moyens de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale sont totalement insuffisants », indique Sophie Beau, cofondatrice et directrice générale de SOS MEDITERRANEE France« Nous ne savons pas -et ne saurons probablement jamais- combien de personnes ont réellement disparu en mer, dans l’anonymat total. Il n’est pas acceptable que des rescapés qui ont survécu à cette périlleuse traversée, secourus par des navires humanitaires d’embarcations de fortune surchargées, subissent ces blocages de plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant d’arriver en lieu sûr. Il est urgent qu’un accord européen soit trouvé pour mettre fin à ces blocages répétés ».

SOS MEDITERRANEE suit avec attention la volonté d’une coalition d’États européens élaborant une approche coordonnée pour prendre en charge les personnes secourues en mer. Réunis aujourd’hui à La Valette, les ministres de l’Intérieur ont l’opportunité d’exprimer leur solidarité avec les états côtiers, et de mettre en place un mécanisme partagé, prévisible et pérenne de débarquement, conforme à ce que requiert le droit maritime et international. Il s’agirait là d’un premier pas vers une amélioration de la situation en Méditerranée centrale, où trop de gens continuent de mourir en raison du manque de navires dédiés au sauvetage, et de l’absence de coordination des opérations de recherche et sauvetage.

SOS MEDITERRANEE 
Ensemble agissons pour sauver des vies en mer

Depuis 2014, près de 20 000 hommes, femmes et enfants sont morts noyés en Méditerranée en tentant la traversée sur des embarcations de fortune. SOS MEDITERRANEE est une association européenne de sauvetage en mer constituée de citoyens mobilisés pour porter secours à celles et ceux qui risquent leur vie en mer. Depuis le début de ses opérations en février 2016, SOS MEDITERRANEE a secouru 30 179 personnes dont près du quart étaient mineures. L’association est basée en France, en Allemagne, en Italie et en Suisse. Elle a reçu le Prix Unesco Houphouët-Boigny 2017 pour la Recherche de la Paix.

http://www.sosmediterranee.fr/

Crédit photo : Hannah Wallace Bowman / MSF

Source http://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/CP-23-09-2019-Messine

Huiles essentielles La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque. Il évoque la fermeture programmée de 2750 moulins à huile grecs avec le projet d’installation des multinationales américaines.

Huiles essentielles

L’été, ses baraquements sur les rivages, ses souvenirs. De Thessalonique à Athènes en passant par les plages du vieux Péloponnèse, on salue tristement l’été 2019, si bref il faut dire pour la majorité, déjà des Grecs. Nos touristes auront tant admiré et photographié la Garde Evzone place Sýntagma au cœur de la capitale avant leur propre rentrée. Sinon, rien de très nouveau du côté des gouvernants actuels comme passés. Pays mis sur pilote automatique lorsque ses réalités substantielles sont délestées dans la hâte pour ne rien laisser d’elles au bout du processus que l’on dénomme alors… crise.

La Garde Evzone. Athènes, place Sýntagma, août 2019

L’été, celui des médias et de la publicité comme de leur atmosphère pressentie aurait pu être celui d’une prétendue légèreté ou encore le soi-disant grand moment du souvenir commercialisé. Or il n’en est rien. Les plages ont été certes remplies en Attique fin août par ce pays réel, largement, trop largement même populaire, mais en même temps certains murs expriment autant de douleur face aux touristes: “Vivre la vraie expérience grecque. Salaires à 500 euros, loyers à 400. Airbnb fait augmenter les loyers.”

Et ce n’est qu’un exemple, une facette des mutations en cours. Le pays se transforme et d’ailleurs violemment en espace administré, colonisé pour tout dire, d’en haut par les “investisseurs”, et d’en bas, par les migrants déracinés que la programmation en cours projette d’installer chez les acculturés locaux ou en phase de l’être. Les récalcitrants, autrement-dit, les esprits encore logiques et enracinés dans leur culture et leur territoire seront par la même occasion traités de tous les noms. Déjà en Grèce centrale, élus locaux et une partie des habitants manifestent contre l’installation des migrants chez eux, presse du 5 septembre. Erdogan et les passeurs mafieux compatibles Sóros ont ouvert les vannes de la misère provoquée et instrumentalisée; les migrants arrivent ces dernières semaines par milliers sur les côtes des îles grecques de la mer Égée, le calendrier semble donc s’accélérer. J’ouvrirai toutes portes vers l’Europe déclare encore Erdogan, exigeant entre autres le contrôle d’une partie de la mer Égée et des hydrocarbures qui s’y trouvent, pourtant tout cela du côté grec, Chypre comprise, presse du 5 septembre. Les migrants, leur instrumentalisation surtout, c’est autant une arme… géopolitique massive.

Et comme par hasard, le gouvernement Mitsotákis, déjà pour désengorger les îles, car il est vrai que la situation dans les campements de Lesbos notamment est plus qu’explosive, les installe en Macédoine grecque, très exactement près de la frontière avec les pays slaves et voisins, très exactement au cœur géographique, voire géopolitique de la “restructuration” que l’Allemagne et les États-Unis imposent une fois de plus en cette région des Balkans. Les Grecs des contrées concernées sont très en colère d’après les reportages, et il y a de quoi, presse de la semaine. Car il faut rappeler qu’ils ont déjà été trahis par l’accord Macédonien de Tsípras et que Mitsotákis ne remettra aucunement en cause, d’après la presse allemande, telle fut la condition nécessaire pour qu’il puisse être reçu la semaine dernière à Berlin, chez la Chancelière… du énième Reich.

D’après les médias allemands, de surcroît parmi les plus officiels, “les réticences allemandes s’expliquent notamment par la pratique de la Nouvelle Démocratie de Mitsotákis de ne pas adopter les mesures des mémorandums en tant qu’opposition officielle, ainsi que par le refus obstiné devant l’accord de Macédonien de Tsípras, dans lequel Berlin avait tant investi. Car pour l’Allemagne, il ne s’agissait pas d’un simple accord pour résoudre un problème de la périphérie européenne. La résolution du problème du nom de ce pays a été jugée essentiellement nécessaire car elle a créé les conditions permettant à la Macédoine du Nord de rejoindre l’OTAN et de rester sur la voie européenne, empêchant ainsi la Russie, la Chine ou même la Turquie d’essayer d’accroître leur influence dans ce pays. L’assurance reçue entre-temps à Berlin par le nouveau gouvernement grec, considérant que dans le cas de cet accord précisément, le principe de pacta sunt servanda s’applique, a constitué un premier geste important pour instaurer entre nous une relation de confiance”, presse allemande, fin août 2019. Rajoutons que certains projets disons parallèles, feront de cette partie du Nord de la Grèce où les migrants nouveaux sont en phase d’être installés, une zone économique et industrielle… hors sol au profit des dits acteurs économiques mondialisateurs.

Atmosphère pressentie. Athènes, été 2019
La vraie expérience grecque. Athènes, septembre 2019
Plage en Attique, fin août 2019
Autre… pays réel. Athènes, septembre 2019

Dans la foulée, la Nouvelle Démocratie et son gouvernement poursuivent dans le chemin des “gouvernements” mémorandaires et ainsi… mutants, que le pays connaît à ses dépends depuis 2010. Comme l’écrivent parfois certains vieux militants issus de la gauche, autant sortie de l’histoire politique pour les mêmes raisons, “depuis dix ans maintenant, la Grèce se meurt lentement, privée des derniers retranchements de sa souveraineté nationale et populaire. Cependant, le premier article de la Constitution stipule que: La souveraineté populaire est à la base de l’État. Tous les pouvoirs découlent du peuple, s’exercent en faveur de celui-ci et de la nation, et sont exercés conformément à la Constitution.”

“Les gouvernements se succèdent depuis 2010, les uns après les autres, comme des trains dans les gares, mais de plus en plus, ces gouvernements sont assujettis aux pouvoirs étrangers. Ils arrivent comme ils partent, en promettant divers procédés, allant de la suppression des mémorandums à la réduction des excédents primaires et des taxes, puis ils appliquent une politique économique opposée à leurs proclamations préélectorales, une politique qui est bien sûr imposée par Berlin. Au niveau géopolitique, le pays est autant subordonné à la puissance des États-Unis, semble-t-il davantage que du temps de la junte des colonels.”

“C’est le déclin final de la démocratie parlementaire. Par exemple, et c’est autant un signe des temps, la ‘politique’ est devenue une sorte de profession lucrative et du marketing, alors que la vraie politique économique du pays est pratiquée depuis la chancellerie allemande”, texte de Papoúlis sur le site du Plan-B.

“Décombres ainsi absolus de la République hellénique abolie” d’après Papoúlis, c’est un constat largement partagé, mais je dirais de plus accepté, un constat lequel échappe par ailleurs aux médias. Ces derniers font alors tout et même souvent en rajoutent, pour faire croire qu’il y a toujours ici bas une vie politique, des partis, des débats et des querelles. Heureusement, le pays réel arrive parfois à se rendre inquiet pour d’autres enfin bonnes raisons, la disparition de Lora comme celle de Yannakis en font par exemple partie, autant que les séismes d’ailleurs. Le récent séisme du mois d’août aura fait disparaître une partie des installations industrielles datant d’environ un siècle et situées à l’entrée du grand port. Signes sans doute des temps!

Disparition de Lora. Athènes, septembre 2019
Disparition de Yannakis, il nous manque énormément. Athènes, août 2019
Entrée du port du Pirée. Septembre 2019

Dans la vraie vie aussi, c’est l’Institut Goethe qui engage des travaux d’envergure sur son bâtiment à Athènes, histoire de renforcer sa résistance aux séismes. Finalement, nul n’est à l’abri, de certains séismes en tout cas. En face de l’Institut, c’est sur les vitres de la librairie allemande qu’une affichette fait la promotion d’un séminaire d’écriture en allemand entre août et septembre, “dans le cadre idyllique de l’île d’Égine”. Pour ne pas… perdre le nord, allons donc au sud.

Dans la vraie vie toujours, les derniers vacanciers du mois d’août quittent alors Égine, l’été prend fin… mais pas les affaires. D’après le reportage, lors de la visite de Mitsotákis à Berlin, il a été annoncé de manière volontairement vague, qu’un projet d’envergure dans le domaine de l’énergie dite verte sera inauguré, voire renforcé sur une période de vingt ans. On comprendra alors comment et combien, les montagnes du Pinde comme Agrafa finiront défigurées à jamais du fait des éoliennes fabriquées et imposées par la… métropole, vieille méthode.

Il en va de même pour ce qui est de la production d’huile au pays de l’olivier, comme on aime dire parfois. D’après une source mentionnée et surtout traduite par Constant Kaimakis (et nous le remercions tous), la fermeture de 2750 moulins à huile grecs serait déjà programmée, sur Facebook également, dont celui de mon ami, historien et écrivain, Olivier Delorme.

“Le ‘trésor national’ de l’huile d’olive sera ainsi livré à des multinationales américaines. Ces dernières pressent le gouvernement grec pour mettre un terme à ces 2750 unités grecques. Début janvier, le célèbre syndicaliste paysan de Fthiotida Vaios Ganis a révélé à newx.gr que des propositions de construction de trois ‘méga usines’ d’olives et d’huile d’olive avaient été déposées dans des régions spécifiques au cours des quatre dernières années. En effet, la Banque nationale semble soutenir cet effort, selon M. Ganis. Quel sera l’impact de la construction des trois ‘méga usines’? Vaios Ganis décrit la situation, dans la plus sombre des couleurs, en déclarant:”

L’Institut Goethe en travaux. Athènes, août 2019
Séminaire d’écriture en allemand à Égine. Athènes, septembre 2019
Embarquement. Égine, septembre 2019

“2750 petits pressoirs seront effacés en une nuit dans les zones où les méga usines seront implantées. Les trois zones ciblées par la multinationale américaine sont la Grèce occidentale, le Péloponnèse et la Crète. Alors imaginez la richesse de l’olive, l’huile sera concentrée dans une multinationale. Il n’y aura pas d’intermédiaire, il n’y aura rien. Un petit oléiculteur ne pourra pas survivre en raison de conditions telles que la gestion des déchets et la purification biologique, qui ne peuvent être satisfaites en raison de la taille accrue de l’économie. En une nuit, les petites entreprises auront disparu. Imaginez ce qui va se passer, a souligné Vaios Ganis. Aujourd’hui, une nouvelle ‘pierre’ dans l’édifice des révélations provient du président de GEOTEE – Institution Géotechnique, Spýros Mamalis, qui a déclaré à newx.gr qu’il était au courant du problème et qu’il fournissait des informations supplémentaires sur l’effort pour l’effacement de la carte des 2750 moulins. Selon M. Mamalis, la multinationale américaine aurait trouvé des ‘alliés’ parmi les universitaires grecs, dont les noms seront publiés prochainement.”

“Il y en a pas mal de monde autour du ministère, entre certains cadres officiels, voire des individus qui cherchent simplement à faire valoir leur point de vue auprès du gouvernement pour ainsi fermer ces petites unités actuelles sous prétexte d’économies d’échelle et de taille plus grande qu’une telle offre apporterait-elle. Ils sont Grecs et ils ont même leur bonne place dans les universités.”, l’article en grec c’est ici.

L’article souligne en conclusion que toute réticence locale ou régionale devient de fait caduque, dès que le montant global de l’investissement proposé dépasse les 100 millions d’euros, telle est la loi-cadre mémorandaire des pseudo-gouvernements qui… gouvernent surtout depuis dix ans, en réalité, depuis je dirais 1831, et ceci à de très rares exceptions près.

En attendant, on se consolera des petits trésors quotidiens, chez les bouquinistes par exemple entre la Civilisation Égyptienne et les Annales de l’ethnographie de Giuseppe Pitré et de sa collection au Musée Ethnographie de Palerme qui porte alors son nom.

On peut encore voyager en Septembre, même pour le travail, ou admirer le vieux bateau Liberty transformé en musée dans le port du Pirée. Notons que de nombreux armateurs, la plupart grecs comme Aristote Onassis ou Stávros Niárchos, ont accru leur fortune en achetant des Liberty ships du surplus des inventaires pour faire du cabotage, avant de se lancer dans le transport pétrolier.

Chez les bouquinistes. Athènes, septembre 2019
Voyageurs. Golfe Saronique, septembre 2019

Pays ainsi mis sur pilote automatique colonial. Le terroir, ses rivages, son souvenir et ses restes que les visiteurs ne peuvent guère voir, l’acculturation surtout des plus jeunes rend autant la réalité brouillée pour une partie de la population déjà. Et quant aux migrants, de par leur situation savamment provoquée, ils feront semble-t-il le même usage du pays que les prédateurs mondialistes. Le pays est un “topos”, un lieu à mettre à profit sans histoire, ni passé, ni racines, sans parler de la perte de sa souveraineté laquelle les laisse froidement indifférents. Voilà pour le vaste programme.

Car ce qui est en œuvre c’est la suppression pure et simple d’un peuple en s’en prenant à tout ce qui fait son existence propre, et le démembrement de son territoire, après celui de son identité et de son histoire à commencer par des institutions sous contrôle totalitaire et autant financier, à savoir le système éducatif et bien entendu les universités, sans oublier les médias et leur soupe à poison tétanisant.

Le Liberty-ship. Le Pirée, septembre 2019

De Thessalonique à Athènes en passant par les plages du vieux Péloponnèse, on salue alors tristement l’été 2019. Donc rentrée. La presse mainstream nous informe que dans la ville de Bach en Allemagne, personne n’a peur des investisseurs Chinois, s’agissant d’Arnstadt, où Jean-Sébastien Bach il se forge une solide réputation d’organiste à l’église de la ville, quotidien “Kathimeriní” du 4 septembre 2019. Nous voilà… rassurés autant chez nous.

Rentrée, et ce blog salue et alors remercie de tout cœur ses ami(e)s. Sans eux, sans leur soutien moral et matériel, il serait déjà avalé par le néant environnant.

L’automne en vue, entre espoir et ténacité, comme pour ce matou que mon ami Aristote a recueilli chez lui en quelque part en Attique, ou pour ces autres chats recueillis par mon ami Olivier Delorme à Nisyros.

Beau pays, vraiment !

Le matou recueilli par Aristote. En Attique, août 2019
* Photo de couverture: Souvenirs. Thessalonique, août 2019
5 septembre 2019

Alerte de La cimade

Méditerranée centrale : une personne migrante sur sept meurt ou disparaît durant la traversée

Malgré la forte baisse des arrivées, le risque de mourir pour les personnes migrantes tentant de traverser la Méditerranée a atteint des proportions alarmantes. Analyse par La Cimade d’une situation inadmissible liée à l’inertie macabre des États membres de l’Union européenne.

Depuis le début de l’année 2019, une personne sur sept meurt ou disparaît en Méditerranée centrale en tentant de rejoindre les côtes européennes. Pour la même période en 2018, c’était une personne sur 17, et une personne sur 46 en 2017. Des chiffres effrayants et probablement plus élevés, le nombre de bateaux quittant les côtes africaines demeurant inconnu.

Pourtant, les arrivées sur les côtes européennes, en particulier par la Méditerranée centrale, ne cessent de baisser. Au début du mois d’août 2019, l’agence européenne Frontex annonçait une baisse globale de 30 % des arrivées irrégulières sur le territoire européen par rapport à 2018. Selon le communiqué de l’agence, les arrivées via la Méditerranée centrale pour les sept premiers mois de 2019 représentent « un peu plus du quart du total des arrivées à la même période en 2018 ». C’est à dire une baisse de plus de 75 %.

Source : UNHCR, Europe – Dead and missing at sea (January 2018 – July 2019 et January 2017 – July 2018) and UNHCR, Italy, Sea arrivals dashboard, January-July 2017.

Des moyens de sauvetage réduits

Cette augmentation sans précédent du taux de mortalité en Méditerranée centrale est en grande partie due à des moyens de sauvetage de plus en plus réduits.

En effet, les États membres de l’Union européenne ont peu à peu transféré la responsabilité des sauvetages à la Libye (formation des garde-côtes, création d’une région de recherche et de sauvetage -SRR- et d’un centre conjoint de coordination des sauvetages en Libye). Pourtant, les risques pour les personnes migrantes débarquées dans ce pays sont connus, tout comme les insuffisances de l’action — parfois même dangereuse — des garde-côtes libyens (cf. Méditerranée centrale : Une hécatombe sourde et muette, désormais à l’abri de (presque) tous les regards). Parallèlement, les pressions et les entraves, notamment du gouvernement italien, sur les ONG de sauvetage en mer se poursuivent (cf. Méditerranée, les solidarités ne se laisseront pas faire).

Ainsi, les moyens de sauvetage en Méditerranée se limitent aujourd’hui, dans le secteur le plus à risque, aux garde-côtes libyens, aux navires marchands passant dans cette zone et aux rares ONG de sauvetage en mer, qui maintiennent leur action malgré les incessantes pressions qu’elles subissent de la part des États.

Dans un rapport publié en juillet 2019, la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, dénonçant « le coût humain terrible » de cette stratégie, rappelle aux États membres leurs obligations en matière de sauvetage. Elle appelle notamment tous les États membres à « allouer des ressources destinées spécifiquement aux activités de recherche et sauvetage en mer » et à « déployer des navires le long des couloirs où ils peuvent effectivement contribuer à éviter des décès et garantir un traitement digne des personnes secourues ». Elle souligne également la nécessité que les États exploitent « pleinement toutes les unités de sauvetage et de recherche […], notamment les navires administrés par des ONG ».

Loin de répondre à ces recommandations, le gouvernement italien a, de nouveau, durant ce mois d’août, refusé l’entrée de ses ports à deux navires de sauvetage et immobilisé au sol deux avions des ONG Pilotes volontaires et Sea-Watch, qui opèrent des missions de reconnaissance en Méditerranée. Le navire de l’ONG Open Arms a été bloqué pendant 19 jours, avec 147 personnes à son bord. Le débarquement n’a pu avoir lieu qu’après une décision du procureur d’Agrigente. Ce dernier a également ordonné la mise sous séquestre du navire dans le cadre d’une enquête contre X pour séquestration de personnes, omission et refus d’actes officiels. Enquête qui — une fois n’est pas coutume — ne vise pas l’équipage du bateau de sauvetage, mais les autorités italiennes. L’Ocean Viking, navire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières a, quant à lui, été bloqué pendant 15 jours. C’est finalement Malte qui a accepté de débarquer les 356 personnes à bord, après que six États membres, dont la France, se sont engagés à les accueillir.

La baisse des arrivées (moins de 4 000 personnes sur les côtes italiennes en 2019) ne semble avoir aucun impact sur l’accueil des personnes exilées traversant la Méditerranée. Les pourparlers européens sur la responsabilité de leur prise en charge piétinent et la perspective de la création d’un mécanisme opérationnel de solidarité permettant un débarquement dans le port sûr le plus proche, tel que le prévoit le droit international, parait dans une impasse. La question de la mobilisation des moyens nécessaires au sauvetage en mer semble quant à elle reléguée au second plan.

Aveuglés par le fantasme d’une invasion, les États membres de l’Union européenne, figés dans une inertie macabre, laissent mourir des milliers de personnes en Méditerranée. Face à ce désastre, l’heure est venue de changer de paradigme et de repenser les migrations non plus comme un problème mais comme une des solutions, celle de la circulation et de l’égalité des droits entre toutes et tous.

Source https://www.lacimade.org/mediterranee-centrale-une-personne-migrante-sur-sept-meurt-ou-disparait/

E Toussaint au sujet de Y Varoufakis 9e partie

Série : Le témoignage de Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même

Tsipras et Varoufakis vers la capitulation finale Partie 9 par Eric Toussaint

A partir de la fin avril 2015, sous la pression des dirigeants européens, Tsipras met de côté Varoufakis, sans lui retirer son portefeuille de ministre des finances, pour les négociations à Bruxelles. Il le remplace par Euclide Tsakalotos et donne de plus en plus de poids à Georges Chouliarakis qui agissait objectivement dans l’intérêt des créanciers depuis février 2015. Dijsselbloem et Juncker avaient insisté auprès de Tsipras pour que Chouliarakis soit au centre des négociations car c’était le représentant grec avec lequel ils se sentaient le plus en confiance [1].

Lire les autres articles de la série :

1 – Les propositions de Varoufakis qui menaient à l’échec
2 – Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses étonnantes relations avec la classe politique
3 – Comment Tsipras, avec le concours de Varoufakis, a tourné le dos au programme de Syriza
4 – Varoufakis s’est entouré de tenants de l’ordre dominant comme conseillers
5 – Dès le début, Varoufakis-Tsipras mettent en pratique une orientation vouée à l’échec
6 – Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015
7 – La première capitulation de Varoufakis-Tsipras fin février 2015
8 – Les négociations secrètes et les espoirs déçus de Varoufakis avec la Chine, Obama et le FMI

Tsipras accepte de faire de nouvelles concessions à la Troïka avec laquelle il multiplie les contacts et les discussions. Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028. Cette nouvelle reculade rendait impossible la fin de l’austérité car cela nécessitait des coupes supplémentaires dans les budgets sociaux et une accélération des privatisations. Cela n’a pas suffi à la Troïka qui voulait d’autres concessions et un accord n’a pas été trouvé.

« Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028 »

Pendant ce temps, la Commission pour la vérité sur la dette grecque instituée par la présidente du parlement grec travaillait d’arrache-pied pour produire son rapport et ses recommandations avant la fin du deuxième mémorandum qui avait été prolongé jusqu’au 30 juin 2015. L’objectif était de présenter le rapport lors d’une séance publique au parlement les 17 et 18 juin 2015 afin de peser sur l’issue du mémorandum et des négociations. Selon le mandat reçu par la commission, il fallait identifier la proportion de la dette qui peut être définie comme illégitime, illégale, odieuse ou insoutenable.

La commission était composée de 30 personnes, 15 provenant de Grèce et 15 provenant de l’étranger dont plusieurs professeurs de droit dans différentes universités (en Grande-Bretagne, en Belgique, en Espagne et en Zambie), un ex-rapporteur des Nations unies en matière de dette et de respect des droits de l’homme, des experts en finance internationale, des auditeurs des comptes publics, des personnes ayant participé antérieurement à des audits de la dette publique, un ex-président d’une banque centrale et ex-ministre de l’économie, des spécialistes des banques ayant acquis une connaissance approfondie du secteur bancaire au cours de leur vie professionnelle. Parmi les 15 personnes provenant de Grèce, plusieurs avaient une expérience dans le monde bancaire, dans le domaine de la finance internationale, du droit, du journalisme, de la santé.

Les membres de la commission dont je coordonnais les travaux s’étaient mis d’accord sur les définitions correspondant aux dettes illégitimes, odieuses, illégales et insoutenables ainsi que sur une méthodologie de travail. Ils s’étaient répartis en six groupes de travail dont trois analysaient les dettes réclamées par les différents créanciers : un groupe auditait les dettes réclamées par le FMI, un deuxième groupe celles réclamées par la BCE, un troisième celles réclamées par les 14 pays de la zone euro qui avaient octroyé des prêts bilatéraux en 2010 ainsi que celles dues aux deux organismes créés par la commission européenne pour octroyer des crédits à la Grèce, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui lui avait succédé. Ces différents créanciers qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015. Trois autres groupes de travail fonctionnaient. L’un devait produire une analyse du processus d’endettement public avant 2010. Le deuxième devait fournir une évaluation rigoureuse des mesures dictées par la Troïka (et acceptées par les gouvernements qui s’étaient succédé depuis 2010) et de leur impact sur l’exercice des droits humains fondamentaux. Le dernier groupe de travail réunissait plusieurs juristes et élaborait des conclusions en termes juridiques et des recommandations aux autorités grecques.

« Ces différents créanciers (FMI, BCE et 14 pays de la zone euro) qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015 »

Une partie importante des travaux de la commission était publique. Les séances se déroulaient dans le parlement et étaient retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Celle-ci gagnait au fil des semaines de plus en plus d’audience dans un public qui commençait à se détourner des chaînes de télévision qui étaient privées et étaient opposées au gouvernement Tsipras. La chaîne publique ERT fermée à partir de juin 2013 à la demande de la Troïka n’a repris ses activités qu’à partir du 11 juin 2015, une semaine avant que la commission d’audit ne remette ses conclusions.

La commission a procédé à des séances d’audition de témoins qui étaient, elles aussi, retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Philippe Legrain, ex-conseiller direct du président de la Commission européenne pendant le premier mémorandum, est venu de Londres pour témoigner [2], de même que Panagiotis Roumeliotis, ex-représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum [3]. Ces séances ont permis de montrer à un large public les véritables raisons de l’intervention de la Commission européenne, de la BCE et du FMI.

Malgré des demandes répétées qui lui ont été adressées, Yanis Varoufakis n’a pas aidé la commission à réaliser sa mission. Son désintérêt pour la commission est patent car il ne mentionne pas une seule fois celle-ci dans le livre qu’il consacre à son explication des évènements de 2015. Il n’a pas du tout compris que cette commission et les conclusions qu’elle allait produire pouvaient grandement aider la Grèce à se libérer des créanciers avec des arguments très forts tant par rapport à l’opinion publique en Grèce que par rapport à l’opinion internationale. Bien sûr, pour que les propositions de la Commission trouvent un débouché concret, il aurait fallu que des membres du gouvernement fassent du bruit autour des enjeux et des travaux de cette commission. Qui était la personne la mieux placée du gouvernement pour faire écho à l’audit de la dette si ce n’est le ministre des finances ?

« Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec leur stratégie funeste […] Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément »

Quant à Tsipras, son soutien à la commission était purement formel et il s’est bien gardé de s’y référer lors de ses déclarations publiques à l’étranger.

Du côté de l’aile gauche de Syriza, une partie n’a pas saisi l’importance des travaux de la commission. Son leader principal, Panagiotis Lafazanis, n’est pas venu une seule fois aux séances publiques de la commission tandis que d’autres ministres membres de la Plateforme de gauche l’ont activement soutenue. C’est le cas de Dimitris Stratoulis, en charge des pensions, de Costas Isychos, vice-ministre de la défense et de Nadia Valavani, vice-ministre des finances.

Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec la stratégie funeste qu’ils mettaient en pratique. Cette stratégie consistait à chercher une solution en matière d’allègement du paiement de la dette sans remettre en cause sa nature, sans accepter de reconnaître son caractère illégitime et odieux. Leur stratégie consistait également à pratiquer la diplomatie secrète et à faire croire que la Troïka avait disparu.

Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément.

Le fait de recourir à une participation active des citoyens à l’audit de la dette ne faisait pas partie de leur pratique. Pour eux, tout passait par des négociations au sommet sans mener la moindre campagne de communication internationale pour délégitimer la Troïka. Varoufakis communiquait avec les médias mais uniquement sur la base de propositions qui supposaient qu’un consensus était possible avec les dirigeants européens. Il déclare lui-même dans son livre qu’il leur demandait conseil de manière régulière, notamment quand il rencontrait Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, ou Angela Merkel, la chancelière.

Le fameux plan X auquel Varoufakis s’est référé constamment après son départ du gouvernement, lorsque que tout était joué, n’a jamais été communiqué au gouvernement au complet ni au groupe parlementaire et au Comité central de Syriza. Il n’en a parlé qu’au cercle très étroit autour de Tsipras et à quelques-uns de ses collaborateurs qui travaillaient dans le secret. Sa mise en œuvre éventuelle dépendait uniquement de la décision de Tsipras. Or, Tsipras lui a montré à plusieurs reprises qu’il n’était pas prêt à l’appliquer. Les quelques fois où, selon les propres dires de Varoufakis, Tsipras et d’autres membres du cercle ont voulu prendre des mesures fortes, par exemple à l’encontre du gouverneur de la banque nationale ou les 21-22 février en refusant de confirmer certains termes de l’accord du 20 février, Varoufakis affirme qu’il les a convaincus d’y renoncer.

« La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin »

La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics (municipalités, universités, hôpitaux, parlement, bibliothèques publiques etc. sauf les caisses de sécurité sociale et de retraite) de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin, lequel comme tous les versements des premiers mois du gouvernement Syriza était destiné au seul FMI. Ce fut le signal que le gouvernement était bel et bien pieds et poings liés à l’accord du 20 février et refusait toute éventualité de plan B, toute rupture avec les créanciers. Or, Varoufakis n’a jamais émis la moindre réserve sur cette décision fatale, qui rendait sans objet toute discussion sur des plans alternatifs. Il n’en dit pas un mot dans son livre.

Suite à cette décision la position de la Plate-forme de gauche devenait intenable. La question s’est posée par exemple de savoir que devaient faire les maires et le président de la région des îles ioniennes membres ou proches de la Plate-forme de gauche face à cette injonction ? En général ils ont plié. Lors d’une réunion nationale du courant Lafazanis, qui s’est tenu vers le 24 avril, la décision fut prise de façon unanime de charger Lapavitsas et ses collaborateurs de mettre au point un plan alternatif, que la Plateforme de gauche aurait rendu public. Mais Lafazanis laissait traîner les choses.

Pourquoi un tel atermoiement ? Probablement, Lafazanis et les autres dirigeants étaient conscients que si un tel plan était rendu public, les ministres de la Plate-forme de gauche auraient dû mettre leur fauteuil de ministre dans la balance, et ils ne voulaient pas prendre le risque. Ce fut l’erreur fatale de la Plate-forme de gauche, qui annonçait le manque de punch qui s’est publiquement manifesté lors des semaines décisives de juillet-août 2015.

Revenons aux moments marquants des mois de mai et de juin.

Le 12 mai 2015, la Grèce devait faire pour la septième fois depuis février un remboursement au FMI. Les caisses publiques avaient été quasiment entièrement vidées pour effectuer les paiements précédents et la Troïka se refusait toujours à verser ce qu’elle devait à la Grèce, notamment les 1,9 milliards € de bénéfices réalisés par la BCE sur les titres grecs.

Or le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure. En conséquence, le FMI avec ses complices en Grèce, notamment le gouverneur de la banque de Grèce et Chouliarakis, a trouvé une astuce. Il a prétendu avoir découvert un compte oublié ouvert dans le passé par la Grèce au FMI sur lequel subsistait un solde. En réalité, le FMI a versé près de 650 millions € sous forme d’un nouveau prêt sur le compte en question, ce qui a permis ensuite à la Grèce de rembourser le montant dû, soit 765 millions € selon Varoufakis [4] (747,7 millions € si l’on en croit le Wall Street Journal), en y ajoutant le reliquat à partir de ce qui restait disponible dans les fonds de tiroir des caisses publiques.

« Le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure »

Personnellement, j’avais été mis au courant de ce subterfuge par une source bien informée à Washington et j’avais prévenu la présidente du Parlement grec qui n’était jusque-là au courant de rien.

À la même époque, la présidente du Parlement m’a informé qu’elle avait refusé d’accéder à une demande de Tsipras qui lui demandait de verser les liquidités disponibles dans les caisses du Parlement grec. Pour convaincre la présidente, il lui avait dit que cela allait servir à payer les retraites. Avant de refuser la demande de Tsipras, elle avait téléphoné à Dimitris Stratoulis, le ministre en charge des retraites, qui lui avait dit qu’il n’avait pas introduit une telle demande auprès de Tsipras car il avait pris ses précautions : il restait suffisamment d’argent dans le système des pensions pour payer les retraites. Lui-même faisait de la résistance afin d’empêcher que l’argent tant nécessaire aux retraités ne quitte le pays pour aller remplir les coffres du FMI. Zoe Konstantopoulou a donc refusé de transférer la somme que lui demandait Tsipras.

Néanmoins, elle gardait de bons rapports avec lui et chaque fois que je m’inquiétais de l’orientation adoptée par le premier ministre, elle tentait de me rassurer en me disant qu’il finirait par stopper les concessions et par adopter les décisions radicales qui permettraient de trouver une issue à l’impasse. Je n’étais pas convaincu mais nous continuions activement le travail au sein de la commission d’audit.

Je cherchais également à manifester mon soutien aux ministres de gauche, comme Dimitris Stratoulis, qui essayaient de pousser le gouvernement à suspendre le paiement de la dette. La situation de millions de retraités grecs était intenable et la Troïka n’arrêtait pas d’exiger de nouvelles réductions de dépenses dans le secteur des pensions. C’est pour cela que le 15 mai 2015, je me suis rendu à son ministère afin de dialoguer sur ce qu’il convenait de faire et pour le mettre au courant des travaux de la commission. Stratoulis était très heureux de ma visite et a décidé d’en rendre compte publiquement. Il a envoyé à la presse un compte-rendu de cette rencontre et de mon côté j’ai rédigé un communiqué de presse que voici :

  • « Après une visite le vendredi 15 mai au ministère grec des pensions et une rencontre avec le ministre Stratoulis, voici ma déclaration concernant le contenu de notre échange fructueux.
  • Il est clair qu’il y a une relation directe entre les conditions imposées par la Troïka et l’augmentation de la dette publique depuis 2010. La Commission pour la vérité sur la dette grecque va produire en juin 2015 un rapport préliminaire dans lequel le caractère illégitime et illégal de la dette réclamée à la Grèce sera évalué. Il y a des preuves évidentes de violations de la constitution grecque et des traités internationaux garantissant les droits humains.
  • La Commission considère qu’il y a une relation directe entre les politiques imposées par les créanciers et l’appauvrissement d’une majorité de la population ainsi que la baisse de 25 % du PIB depuis 2010. Par exemple, les fonds de pension publics ont subi d’énormes pertes suite à la restructuration de la dette grecque organisée en 2012 par la Troïka. Celle-ci a imposé une perte de 16 à 17 milliards d’euros par rapport à leur valeur originale de 31 milliards €. Les revenus du système de sécurité sociale ont aussi souffert directement à cause de l’augmentation du chômage et de la réduction des salaires comme conséquence des mesures imposées par la Troïka.
  • La dette grecque n’est pas soutenable, pas seulement d’un point de vue financier, puisque c’est clair que la Grèce est par essence incapable de la rembourser, mais elle est aussi insoutenable du point de vue des droits humains. Plusieurs juristes spécialistes en matière de droit international considèrent que la Grèce peut se déclarer en état de nécessité. Selon le droit international, quand un pays est en état de nécessité il a la possibilité de suspendre le remboursement de sa dette de manière unilatérale (sans accumuler des arriérés d’intérêt) en vue de garantir à ses citoyens les droits humains fondamentaux, tels que l’éducation, la santé, la nourriture, des retraites décentes, des emplois, etc.
  • L’objectif du rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette est de renforcer la position de la Grèce, lui donnant des arguments supplémentaires dans les négociations avec les créanciers. La Commission pour la vérité sur la dette aimerait organiser une visite publique avec des journalistes pour permettre au ministre de rendre public la relation directe entre les politiques imposées par la Troïka et les dégradations des conditions de vie de la majorité de la population et spécifiquement pour les pensionnés, qui ont vu leur pension réduite de 40 % en moyenne depuis que la Troïka est active en Grèce.
  • Comme le ministre nous l’a déclaré, 66 % des pensionnés reçoivent une retraite mensuelle de moins de 700 euros et 45 % des pensionnés reçoivent une retraite inférieure au seuil de pauvreté qui est fixé à 660 euros par mois.
  • Je réprouve totalement les nouvelles exigences du FMI et de l’Eurogroupe qui veulent imposer de nouvelles réductions des pensions, alors qu’il est clair que les politiques précédentes et actuelles imposées par les créanciers violent le droit des pensionnés à une retraite décente. Les pensions doivent être restaurées.
  • Éric Toussaint, coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la dette, Athènes le 15 mai 2015 » [5]

Fin du communiqué

La veille de cette rencontre avec Dimitris Stratoulis, j’étais allé écouter Varoufakis prendre la parole lors d’une grande conférence organisée par le Financial Times et dédiée à l’avenir des banques grecques. Varoufakis y avait déclaré que les négociations avec « les institutions » (rappelons-nous qu’à l’époque, selon le discours officiel, la Troïka était abolie) étaient en bonne voie. Selon lui, il fallait arriver à un double accord, un qui permettrait de terminer le 2e mémorandum comme prévu le 30 juin et un second qui constituerait un nouvel arrangement.

« Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e  mémorandum »

Cette déclaration a fait écho à ce que j’avais appris de la bouche d’un de ses collaborateurs directs : Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e mémorandum. Lors de la conférence organisée par le Financial Times devant un parterre de membres de l’establishment et des représentants d’entreprises étrangères, il avait déclaré : « Il est impossible de sortir de la zone euro sans que cela entraîne une catastrophe pour le pays qui quitte ». Parmi les autres conférenciers, il y avait Kyriakos Mitsotakis qui est devenu premier ministre quatre ans plus tard, en juillet 2019. Le représentant de la banque Piraeus, une des quatre grandes banques du pays, annonçait qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter si 27 milliards € avaient été retirés des banques grecques depuis fin décembre 2014. Régnait dans cette conférence une atmosphère irréelle, les participants triés sur le volet semblaient vivre à des années lumières de la population grecque. J’avais eu accès à cet événement grâce à un ministre qui m’avait remis l’invitation personnelle qui lui était destinée. J’y avais rencontré Dragasakis qui n’était pas du tout heureux de devoir m’adresser la parole. Sa gêne a augmenté quand un de ses jeunes collaborateurs m’a déclaré qu’il avait lu avec un grand intérêt et enthousiasme l’édition grecque du livre 65 questions/65 réponses sur la dette, la Banque mondiale et le FMI [6] que j’avais écrit avec Damien Millet. Dragasakis, visiblement, n’était pas du tout satisfait de cette déclaration intempestive de son collaborateur.

Dans le gouvernement, un malaise et des frustrations étaient perceptibles mais cela ne filtrait pas vers le public. Je me souviens très bien de ma deuxième rencontre avec la ministre Rania Antonopoulos qui avait en charge la création de 300 000 emplois, une des priorités du programme de Syriza. Au cours de la première rencontre qui avait eu lieu en février 2015, elle m’avait déclaré qu’elle voulait dans la mesure du possible prêter son concours au lancement de l’audit de la dette comme je le proposais. Lors de notre deuxième rencontre en mai 2019, elle a exprimé sa frustration comme ministre. Elle m’a confié qu’elle pensait avoir fait une erreur en acceptant d’entrer au gouvernement car son département manquait de moyens et parce qu’elle ne se sentait pas libre de dire ce qu’elle pensait. Elle m’a déclaré qu’elle aurait dû donner la priorité à son rôle de députée du parlement. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait pas de réunion du gouvernement au complet, pas de discussion collective. Elle considérait que Tsipras laissait conduire sa politique par les sondages.

« Dans Syriza, un profond malaise était en train de se développer. Mais pour les militants du parti, y compris au plus haut niveau sauf dans le cercle étroit autour de Tsipras, il était très difficile de percevoir ce qui se passait réellement. »

Tsipras, qui présidait le parti tout en étant premier ministre, communiquait très peu de choses à ses camarades. Il n’informait pas sur les concessions qu’il était en train de faire à la Troïka et laissait entendre qu’il allait prendre un tournant radical car les dirigeants européens ne répondaient pas positivement aux demandes du gouvernement. Il utilisait au maximum les attaques des ennemis de Syriza pour demander que tous à l’intérieur du parti se serrent les coudes et fassent confiance au gouvernement.

Pourtant le 24 mai 2015, lors de la réunion du comité central de Syriza, un amendement déposé par la Plateforme de gauche qui critiquait le cours des négociations et la stratégie du gouvernement, appelant à des mesures unilatérales en vue de la mise en œuvre effective du programme de Thessalonique, avait obtenu 44 % des voix [7].

Au sein de la Plateforme de gauche dès avril 2015, Costas Lapavitsas, qui avait été élu député de Syriza en janvier 2015, avait diffusé une proposition d’orientation alternative à celle mise en pratique par Tsipras. Cette proposition détaillée proposait d’agir pour une annulation de la plus grande partie de la dette publique, soutenait l’audit à participation citoyenne, refusait l’obligation de dégager un surplus du budget primaire, mettait en avant la nécessité de nationaliser les banques et d’annuler une partie importante de la dette des ménages à l’égard des banques, et proposait de restaurer le salaire minimum et les retraites en revenant à la situation d’avant le mémorandum de 2010. La proposition avancée par Costas Lapavitsas se fondait sur des travaux préparatoires rédigés avec l’économiste allemand Heiner Flassbeck qui a occupé des fonctions ministérielles dans un gouvernement social-démocrate allemand dans les années 1990. Elle incluait la perspective de la sortie de la zone euro en envisageant deux options, celle d’une sortie négociée et celle d’une sortie conflictuelle [8]. Ce programme qui constituait une proposition tout à fait intéressante n’a malheureusement pas été diffusé par la Plateforme de gauche qui a cherché jusqu’au bout un compromis avec Tsipras. Stathis Kouvelakis, qui était membre du Comité central de Syriza jusqu’à l’été 2015 et adhérent à la Plateforme de gauche, considère que la direction de celle-ci porte la responsabilité de la non-publication de cette orientation alternative. Kouvelakis considère que la direction de la Plateforme de gauche, dont plusieurs membres avaient des responsabilités ministérielles, est restée soumise à tort aux contraintes de la participation gouvernementale [9]. Je partage cette analyse.

Le dimanche 31 mai, alors que j’étais extrêmement pris par la coordination de la rédaction finale du rapport d’audit de la dette qui allait être présenté le 17 juin au parlement, j’ai reçu un appel de Daniel Munevar [10], collaborateur de Varoufakis depuis le mois de mars. Il me proposait de déjeuner avec James K. Galbraith. J’ai d’abord hésité car le travail qui restait à accomplir était considérable et chaque heure comptait. Puis j’ai pensé qu’une discussion avec Galbraith pourrait être utile au travail de la commission et j’ai quitté pendant quelques heures le studio de 18 m2 qui m’avait été gracieusement prêté par une personne convaincue que l’audit réalisé par la commission servait les intérêts du peuple grec. Galbraith était un des plus proches conseillers de Varoufakis durant ses fonctions ministérielles. Je le connaissais bien depuis une dizaine d’années car nous avions participé en Amérique latine à plusieurs conférences sur la mondialisation financière. En mars 2015, alors que Daniel Munevar avait accepté de collaborer à la commission d’audit, Galbraith l’avait finalement convaincu de faire partie de l’équipe internationale qui travaillerait directement avec Varoufakis, et en conséquence Munevar n’avait pas pu renforcer les rangs de la commission. Depuis mars, nous nous voyions assez régulièrement à Athènes pour faire le point et j’avais essayé, sans succès, de faire en sorte que Varoufakis accepte qu’il puisse aider à la commission malgré ses tâches comme conseiller au ministère des finances.

Le dimanche 31 mai, Galbraith, Munevar et moi avons déjeuné à une terrasse d’un restaurant populaire du centre d’Athènes à quelques centaines de mètres de la place Syntagma. Galbraith avait effectué peu avant un voyage à Berlin et était très inquiet parce que les dirigeants allemands campaient sur leurs positions. Son moral était bas. Même s’il ne l’a pas dit ouvertement, il se posait des questions sur l’efficacité de l’orientation suivie jusque-là par le gouvernement. Je lui ai exprimé mes critiques quant au refus du gouvernement de suspendre le paiement de la dette. Il a défendu l’orientation de Varoufakis et de Tsipras tout en reconnaissant qu’une suspension aurait peut-être donné des résultats positifs alors que la modération adoptée par le gouvernement ne donnait rien. Par contre quand je lui ai dit que j’étais tout à fait en désaccord avec la décision de ne pas exercer de contrôle sur les mouvements des capitaux, il m’a répondu que le gouvernement avait raison et qu’il ne fallait pas s’en faire sur ce point. Peut-être parce qu’il n’était pas convaincu lui-même de la politique suivie par son ami Varoufakis sur ce point, il n’a pas cherché à donner un argument convaincant. On s’est retrouvé en accord sur un point : la nécessité de mettre en circulation le plus vite possible une monnaie complémentaire. Il m’a dit qu’il essayait de convaincre Tispras et son entourage à ce propos mais que cela ne donnait aucun résultat. Une fois de plus, j’ai constaté l’abîme qui me séparait de l’orientation tant de Tsipras que celle de Varoufakis sur les questions centrales. J’ai expliqué l’importance des travaux de la commission et j’ai invité Galbraith à assister aux séances d’audition de Philippe Legrain et de Panagiotis Roumeliotis qui étaient programmées pour le 11 et le 15 juin respectivement. Galbraith a assisté à au moins une des deux auditions.

« Roumeliotis a reconnu que le 1er mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques […] Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait »

Les 2 et 3 juin 2015, j’étais invité à une réunion tenue à Athènes par le groupe de la Gauche unitaire au parlement européen afin de présenter le travail de la commission. J’ai constaté que l’écrasante majorité des parlementaires ne se rendait pas du tout compte de ce qui se passait réellement en Grèce et des dangers que représentait l’orientation conciliatrice adoptée par le gouvernement Tsipras. Un parlementaire européen membre de l’aile droite de Syriza, qui était un des organisateurs de cette réunion à laquelle participait une quarantaine d’eurodéputés, avait mis son veto à ce que la présidente du Parlement grec soit invitée à prendre la parole à cette réunion. Manifestement à ses yeux, elle était trop radicale. Elle est quand même venue et y a pris la parole.

Le 3 juin, j’ai quitté un moment cette réunion de parlementaires européens, pour rencontrer en tête-à-tête Panagiotis Roumeliotis, l’ancien représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum. À l’époque du premier mémorandum, le FMI était dirigé par Dominique Strauss-Kahn avec qui il avait fait ses études à Paris. Roumeliotis avait une longue expérience des institutions internationales, il faisait partie de l’establishment. Il avait été successivement ministre du Commerce en 1987 puis ministre de l’économie en 1988-1989. En 2015, il était vice-président de la banque Piraeus. Roumeliotis avait accompagné Varoufakis lors de son déplacement à Washington le 5 avril 2015 pour rencontrer Christine Lagarde. Je lui avais donné rendez-vous le 3 juin afin de préparer son audition prévue pour le 15 juin. Notre conversation a été instructive car il a reconnu que le premier mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques. Plus important encore en ce que cela contredit la narration dominante, il a reconnu que la situation des banques grecques en 2009-2010 était bien plus préoccupante que celle des finances publiques. Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait. Il n’est pas allé aussi loin dans ses déclarations publiques lors de son audition – qui a duré plus de six heures – le 15 juin au Parlement grec par la Commission d’audit. Mais ce qu’il y a déclaré était quand même fort intéressant. Au début de son intervention, il a précisé qu’il venait de recevoir une missive de Christine Lagarde lui rappelant son devoir de réserve comme ancien membre de la direction du FMI, ce qui montre bien que les dirigeants de la Troïka étaient inquiets de l’aboutissement des travaux de la commission.

Si Varoufakis et d’autres auteurs ne mentionnent pas les travaux de la commission, ce n’est pas parce qu’elle était insignifiante, c’est parce que son existence en elle-même dérangeait leurs plans et mettait en danger, selon eux, l’aboutissement des négociations avec les créanciers. Je suis persuadé que Draghi, Lagarde, Juncker se tenaient informés des travaux de la commission et mettaient la pression sur Varoufakis et Tsipras pour qu’ils n’en parlent pas en public et pour qu’ils ne s’appuient pas sur nos travaux.

La violence avec laquelle les grands médias grecs se référaient aux travaux de la commission constituait un signe évident des dangers qu’elle représentait pour l’ordre établi. La présidente du parlement était la cible principale des attaques puisqu’elle avait créé la commission. J’étais la cible numéro 2. Plusieurs articles publiés par d’importants médias de droite visaient à me discréditer et recouraient à des attaques personnelles sur ma tenue vestimentaire ainsi que sur le fait que j’avais participé à des audits de dettes dans des pays dits en développement. On nous présentait comme un danger pour la Grèce. Au sein du parlement, le président du groupe parlementaire du parti néolibéral To Potami (La Rivière) était également très remonté contre mon rôle de coordinateur scientifique des travaux de la commission. Il a officiellement protesté contre ma présence au parlement lors d’une réunion des chefs des groupes parlementaires.

J’ai pu constater en mai-juin 2015 que la campagne médiatique contre la commission et contre ma personne produisait auprès de la population grecque un effet contraire à celui recherché. Lors de mes déplacements dans Athènes, dans la rue ou dans les transports en commun, à de nombreuses reprises des personnes m’ont arrêté pour me saluer, me serrer la main chaleureusement, ont demandé à prendre un selfie avec moi, m’ont remercié pour le travail en cours de réalisation, m’ont dit de bien prendre soin de ma sécurité, etc. Pas une seule fois, quelqu’un n’a manifesté un geste ou une parole de réprobation. Cela a été le cas y compris la fois où je me suis rendu sur la place Syntagma à une manifestation antigouvernementale convoquée par des partis d’opposition de droite. Je voulais me rendre compte de la situation, voir quel type de public participait à une telle manifestation. J’ai traversé tranquillement les rangs des manifestants qui étaient environ dix mille. J’ai vu qu’un certain nombre me reconnaissait mais aucun n’a exprimé un rejet. J’en ai tiré l’impression que les travaux de la commission pour établir la vérité sur la dette n’étaient pas considérés comme contraires aux intérêts de la Grèce par les personnes des milieux populaires et des classes moyennes qui se mobilisaient à droite. De même, dans les restaurants populaires ou dans des cafés que j’ai fréquentés, il n’était pas rare que le patron ou des membres du personnel marquent leur sympathie pour le travail de la commission.

Sur le plan international, les soutiens au travail de la commission étaient nombreux, un site spécifique avait été ouvert et un appel international largement soutenu attirait constamment des signatures des quatre coins de la planète. De nombreux journalistes étrangers marquaient aussi leur intérêt. Il faut préciser également que tous les documents publics de la commission étaient publiés sur le site du parlement grec, ce qui contrastait avec la diplomatie du secret pratiquée par Tsipras et Varoufakis.

Le 4 juin 2019, alors que la Grèce devait effectuer un nouveau remboursement au FMI de 305 millions € et que les caisses publiques étaient vides, celui-ci propose que tous les paiements dus en juin, pour un montant total de 1 532,9 millions €, soient payés en une seule fois le 30 juin 2015. Cela permettait à la Troïka de mettre la pression maximum sur le gouvernement pour qu’il accepte de signer une nouvelle capitulation avant la fin du 2e mémorandum dont l’échéance était le 30 juin 2015.

Le 3 juin 2019, Tsipras s’était rendu à Bruxelles pour une réunion avec Juncker et Dijsselbloem qui étaient en contact direct avec Merkel, Hollande et Lagarde. Varoufakis avait été mis hors-jeu une fois de plus, Tsipras ne lui avait pas demandé de l’accompagner. Pour la Troïka, il s’agissait de mettre la pression maximale sur le premier ministre qui avait déjà montré qu’il était prêt à d’importantes concessions. Mais les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin.

« Les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin »

Finalement, Tsipras décide de rentrer à Athènes le 4 juin. Le lendemain, il critique devant le parlement grec l’attitude intransigeante de la Troïka sans expliquer les nouvelles concessions qu’il avait déjà faites et qui n’étaient pas suffisantes. Il donnait donc au public et aux parlementaires l’impression de résister fortement en affirmant qu’il ne franchirait pas les lignes rouges fixées par son gouvernement et le groupe parlementaire de Syriza.

Les négociations se poursuivent à Bruxelles avec, du côté grec, Chouliarakis à la tête des tractations, faisant tout son possible pour contenter la Troïka mais sans résultat substantiel.

Les 11 et 15 juin, la Commission pour la vérité sur la dette organise deux séances publiques d’audition de témoin. Philippe Legrain, ex-conseiller de José Manuel Barroso qui a présidé la Commission européenne entre novembre 2004 et novembre 2014, témoigne le 11 juin, et Panagiotis Roumeliotis le fait le 15 juin. L’audience de la commission auprès du public grec augmente.

Le 17 juin, au parlement grec, la commission présente son rapport en présence de la présidente du parlement grec, du premier ministre et d’une dizaine de membres du gouvernement. Le rapport principal m’incombe et il est retransmis en direct par la chaîne TV du parlement [11]. Une dizaine de parlementaires d’autres pays sont présents. Ils sont venus de Belgique, de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Argentine, de Tunisie, etc., pour apporter leur soutien au travail de la commission et à la demande d’annulation des dettes illégitimes. Le rapport conclut que l’entièreté de la dette réclamée par la Troïka est illégitime, odieuse, illégale et insoutenable. Tsipras qui est venu saluer la commission en début de séance est reparti sans faire de déclaration publique. La présentation publique des différentes parties du rapport prend deux journées entières. Le rapport d’une petite centaine de pages est distribué en grec et en anglais, il est immédiatement publié sur le site du parlement grec. Dans les semaines qui suivent, il est traduit et publié en français, en allemand, en italien, en espagnol et en slovène.

Pendant ce temps, le 18 juin lors de la réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles, la Troïka fait monter la pression sur le gouvernement grec. Benoît Coeuré, de la BCE, annonce que les banques grecques devront peut-être fermer leurs portes le 22 juin [12]. Christine Lagarde, pour le FMI, est également très agressive.

Le 20 juin, selon Varoufakis, Tsipras est très abattu et il lui soumet le projet d’un texte d’un discours à tenir devant la Nation afin d’expliquer la nécessité de capituler devant les exigences de la Troïka. Varoufakis affirme lui avoir déclaré : « Si tu veux capituler, capitule, mais fais-le convenablement – et je lui ai remis une feuille sur laquelle j’avais rédigé l’esquisse d’un discours, un discours à la nation, qu’il devrait lire à la télévision :

  • « Mes chers compatriotes, Nous nous sommes battus courageusement contre une troïka de créanciers impitoyables. Nous avons tout donné. Hélas, il n’y a pas de discussion possible avec des créanciers qui ne veulent pas récupérer leur argent.
  • « Nous avons essayé de tenir bon face à des institutions parmi les plus puissantes au monde et face à notre propre oligarchie, lesquelles ont bien plus de pouvoir que nous. Personne ne nous a porté secours. Certains, comme le président Obama, se sont montrés compréhensifs à notre égard. D’autres, comme la Chine, nous ont fait part de leur sympathie. Mais personne n’a proposé de nous aider concrètement face à ceux qui ont décidé de nous briser. Nous n’abandonnons pas, mais je dois vous annoncer que nous avons décidé de renoncer aujourd’hui pour pouvoir nous battre à l’avenir.
  • « Dès demain matin, j’accèderai aux demandes de la Troïka. Mais seulement parce qu’il reste de nombreuses batailles à livrer. Dès demain, après avoir accepté les exigences de la Troïka, mes ministres et moi-même entreprendrons une grande tournée en Europe pour expliquer aux peuples le sort qui nous a été réservé, pour les appeler à se mobiliser et à se joindre à notre combat commun, qui est de mettre fin au pourrissement et de redonner vie aux principes et aux traditions démocratiques de notre continent. » [13]

Fin de citation du texte rédigé par Varoufakis.

La stratégie présentée ici correspond bien à une des faiblesses fondamentales de l’orientation du Ministre des finances : elle débouchait sur la capitulation. Si l’on suit le raisonnement tenu par Varoufakis et les recommandations faites à Tsipras et son gouvernement, ce n’est qu’après avoir capitulé qu’ils auraient réalisé une grande tournée pour demander aux peuples de se mobiliser. Se mobiliser pour quoi ? Pour se solidariser d’un gouvernement qui capitule ? C’est dès février qu’il aurait fallu organiser systématiquement une campagne de mobilisation nationale et internationale pour soutenir les actions que le gouvernement aurait dû résolument entreprendre au lieu de capituler une première fois le 20 février. Ensuite, à plusieurs moments clés, Tsipras et Varoufakis auraient dû prendre le virage pour éviter la capitulation. Mais aucun des deux ne l’a fait.

Varoufakis commente : « Alexis l’a lu, puis a dit avec son air abattu habituel : « Je ne peux pas dire au peuple que nous allons déposer les armes ». C’était on ne peut plus clair : il avait effectivement décidé de céder, mais il ne pouvait se résoudre à l’annoncer. [14] »

De toute manière, les concessions systématiques que Tsipras faisait dans les pourparlers avec la Troïka permettent de comprendre le dénouement de début juillet 2015.

Face à la Troïka qui voulait une capitulation humiliante à laquelle Tsipras n’était pas prêt, il a fini par convoquer un référendum. Il a pris cette décision le 26 juin, à l’issue d’un sommet tenu à Bruxelles le 25 juin au cours duquel, une fois de plus, la présidence de la Commission européenne, celle de l’Eurogroupe, les chefs de gouvernement de la zone euro, la BCE et le FMI avaient exercé une pression maximum sur lui.

Tsipras quitte Bruxelles le 26 juin et annonce la convocation d’un référendum pour le 5 juillet 2015.

Dans les jours qui suivirent, du côté de tous ceux et celles qui attendaient que Tsipras prenne enfin un tournant et stoppe les concessions faites à la Troïka, la convocation du référendum a représenté un extraordinaire signal de renaissance de l’espoir. Cet espoir était d’autant plus fort que le gouvernement demandait au peuple de se prononcer sur les exigences de la Troïka et appelait à les rejeter.

La question sur laquelle les Grecs étaient invités à se prononcer se présentait de la manière suivante :

« Acceptez-vous le projet d’accord soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l’Eurogroupe du 25 juin 2015 et composé de deux parties, qui constituent leur proposition unifiée ? Le premier document est intitulé « Réformes pour la réussite du programme actuel et au-delà », le second « Analyse préliminaire de la soutenabilité de la dette ».

Les deux documents en question étaient rendus publics par le gouvernement et pouvaient être lus ou téléchargés sur le site créé pour le référendum.

Il s’agissait ni plus ni moins de faire vivre la démocratie face aux diktats des créanciers. C’était tard mais il était encore temps pour le gouvernement de se ressaisir et de mettre enfin en pratique une série de mesures alternatives en cas de rejet des exigences de la Troïka sur la base d’un mandat donné par le peuple.

Ce que Tsipras avait réellement en tête en convoquant le référendum n’est pas clair. Plusieurs interprétations circulent.

Varoufakis donne sa version qui mérite d’être prise en compte. Selon lui, Tsipras a annoncé sa décision le 26 juin au noyau qui l’entourait à Bruxelles. Il s’agissait de Dragasakis (vice-premier ministre), Sagias (le conseiller juridique), Tsakalotos (qui remplaçait officiellement Varoufakis dans les contacts avec la Troïka), Pappas (l’alter ego de Tsipras), Stathakis, Chouliarakis et lui-même. Varoufakis déclare avoir demandé aux présents :

  • « Ce référendum, on le convoque pour le gagner ou pour le perdre ? ».

Il relate la suite :

  • « La seule réponse que j’ai obtenue, et je pense qu’elle était sincère, m’a été donnée par Dragasakis : « Nous avons besoin d’une sortie de secours. »
  • Comme lui, j’étais persuadé que nous allions perdre le référendum. En janvier, le total des voix en faveur du gouvernement n’avait été que de 40 pour cent, et à présent nous devrions faire face à une semaine entière de fermeture des banques et de rumeurs affolantes dans les médias avant le 5 juillet. Mais à l’inverse de moi, Dragasakis souhaitait perdre pour légitimer notre acceptation des conditions de la Troïka. [15] »

Plus loin, il réaffirme que l’objectif du noyau autour de Tsipras (dont il s’exclut sur ce point), en convoquant le référendum, était d’avoir la légitimité pour capituler. Il écrit qu’il a proposé le 27 juin à Tsipras et aux membres du cabinet de guerre qui l’entourait d’annoncer certaines mesures fortes comme l’intention de reporter de deux ans le remboursement à la BCE [16], ce que Tsipras, Dragasakis et Tsakalotos ont refusé. Il ajoute : « C’est après la réunion, en me dirigeant vers la sortie, que j’ai soudain compris ce qui se passait : le but était bien de perdre le référendum » [17].

Est-ce que Tsipras pensait dès le moment où il a convoqué le référendum que le gouvernement allait le perdre, comme l’affirme Varoufakis ? Ce n’est pas clair. Selon Stathis Kouvelakis, le 26 juin, Tsipras pensait que le « Non » l’emporterait et dépasserait 70 % [18]. Selon Varoufakis, Tsipras considérait que le « Oui » l’emporterait et lui donnerait la légitimité pour capituler.

Ce qui est certain c’est que pour Tsipras, comme le souligne Kouvelakis [19], la convocation du référendum ne constituait pas le signal de la rupture avec la Troïka, c’était un mouvement tactique afin de reprendre l’initiative pour sortir de l’impasse de manière à poursuivre la négociation dans de meilleures conditions.

D’ailleurs, Tsipras a essayé de poursuivre les négociations pendant la semaine qui a précédé le référendum [20].

Dragasakis, qui était aussi tout à fait favorable à poursuivre les négociations et à faire des concessions, s’est prononcé publiquement pour l’annulation de la convocation du référendum car il pensait que celui-ci rendait plus difficiles les pourparlers avec la Troïka.

Varoufakis souligne qu’il n’y a eu aucune volonté des membres du cabinet de guerre d’organiser une campagne de mobilisation en faveur du « Non ». C’est ainsi que les ministres n’ont pas été encouragés à se déplacer dans le pays pour tenir des meetings en faveur du « Non » [21]. Seul un grand rassemblement a été convoqué pour le 3 juillet, c’est-à-dire deux jours avant le référendum.

Le fait que Varoufakis était persuadé que le « Oui » allait l’emporter montre qu’il était déconnecté de l’état d’esprit de la majorité du peuple grec.

La victoire du « Non » sans qu’une véritable campagne ait été organisée par le gouvernement montre à quel point une grande partie du peuple était prête à résister aux créanciers.

Du côté de la Troïka, la réaction a été violente : la BCE a fait en sorte que le gouvernement doive fermer les banques pendant la semaine qui a précédé le référendum.

Le lundi 29 juin, Juncker dénonce la convocation du référendum – c’est du jamais-vu de la part d’un président de la Commission européenne – et appelle les Grecs dans des termes à peine voilés à voter « Oui » afin de ne « pas commettre un suicide ». Cette intervention a peut-être eu l’effet contraire à celui recherché.

Le 30 juin, Benoît Coeuré, vice-président de la BCE, annonce que si les Grecs votent en majorité pour le « Non », l’expulsion de la zone euro est probable tandis que si les Grecs votent pour le « Oui », la Troïka viendra en aide à la Grèce. François Hollande fait une déclaration dans le même sens.

Les médias dominants en Grèce appellent tous à voter pour le « Oui » et expliquent que si le « Non » l’emporte, ce sera une catastrophe.

Durant les jours qui précèdent le référendum une série de personnalités au niveau international, notamment aux États-Unis, soutiennent le « Non ». Parmi elles, le sénateur Bernie Sanders et les économistes prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman.

Le 3 juillet, une marée humaine se rend à la place Syntagma pour aller écouter Tsipras et exprimer la ferveur populaire pour le « Non ». De nombreux témoignages soulignent que Tsipras était mal à l’aise alors que la foule l’ovationnait pour son courage face aux créanciers. Il a abrégé son discours.

Le rassemblement en faveur du « Oui » est nettement moins fourni que celui en faveur du « Non ».

Le 5 juillet, le résultat est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». Dans les quartiers « ouvriers », le « Non » l’a emporté à plus de 70 %. Selon un sondage, 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans ont voté pour le « Non » [22].

Le 5 juillet, le résultat du référendum est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». […] Les dirigeants européens sont complètement désarçonnés : leurs menaces n’ont pas provoqué l’effet recherché sur le peuple grec

Pourtant le 6 juillet, Tsipras se réunit avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui » et, en 24 heures, élabore avec eux une position conforme aux demandes de la Troïka alors que celles-ci ont été rejetées lors du référendum. C’est une trahison du verdict populaire d’autant plus manifeste qu’il avait juré publiquement de respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit.

Tsipras reprend immédiatement le contact avec Bruxelles et constate que la Commission européenne et les dirigeants de l’Eurogroupe, très remontés contre lui, veulent lui faire payer son insolence et infliger une humiliation au peuple grec.

Tsipras se rend néanmoins à Bruxelles pour remettre la proposition qu’il a concoctée avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui ». Elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la proposition qui a été rejetée deux jours plus tôt par 61,31 % des Grecs qui ont participé au référendum. Mais les dirigeants européens déclarent à Tsipras qu’ils ne peuvent pas lui faire confiance et exigent un vote du parlement grec sur des propositions crédibles de leur point de vue comme condition préalable à la reprise officielle des négociations. Tsipras s’exécute et obtient le 10 juillet un appui massif au parlement grec pour soumettre son nouveau plan à la Troïka. Les trois partis qui ont perdu le référendum votent en faveur du nouveau plan de Tsipras tandis que la présidente du parlement grec, 6 ministres et vice-ministres membres de la Plateforme de gauche et d’autres députés Syriza refusent de l’approuver (Varoufakis est absent, il a choisi d’être avec sa fille dans sa résidence à l’extérieur d’Athènes). Sur 300 parlementaires, 251 votent en faveur du plan de capitulation proposé par Tsipras. Syriza est en pleine crise.

Le 11 juillet, à Bruxelles, alors que le FMI et la BCE sont d’accord avec la proposition grecque, plusieurs ministres et chefs d’État européens veulent imposer de plus lourds sacrifices.

Le 13 juillet, […] le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet

Le 13 juillet, suite à une réunion d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet. À propos de la dette, le texte dit clairement qu’il n’y aura pas de réduction du montant de la dette grecque : « Le sommet de la zone euro souligne que l’on ne peut pas opérer de décote nominale de la dette. Les autorités grecques réaffirment leur attachement sans équivoque au respect de leurs obligations financières vis-à-vis de l’ensemble de leurs créanciers, intégralement et en temps voulu » [23].

La pression exercée par les dirigeants européens provoque des réactions de rejet autour de la planète. Le 13 juillet, le hashtag #THISISACOUP est twitté 377 000 fois et fait le tour du monde.

Le 15 juillet, la crise dans Syriza s’approfondit. Une lettre signée par 109 membres (sur 201) du comité central de Syriza rejette l’accord du 13 juillet en le qualifiant de coup d’État et demande une réunion d’urgence du Comité central. Malgré cela, Tsipras, président de Syriza, ne réunira le Comité central que deux semaines plus tard.

Les 15 et 16 juillet, le Parlement, avec les voix de Nouvelle Démocratie, Pasok et To Potami, mais sans les voix de 39 députés de Syriza sur 149 (32 contre dont Varoufakis, 6 abstentions, 1 absence), approuve un premier paquet de mesures d’austérités, concernant la TVA et les retraites, exigées par l’accord du 13 juillet.

Le 17 juillet, suite à l’accord du 13 juillet, la Commission européenne annonce le déblocage d’un nouveau prêt de 7 milliards d’euros. Alexis Tsipras remanie son gouvernement, en congédiant notamment deux ministres de la Plateforme de gauche, Panagiotis Lafazanis et Dimitris Stratoulis. Varoufakis avait démissionné le 6 juillet et Nadia Valavani, vice-ministre des finances, le 15 juillet.

Le 20 juillet, la Grèce rembourse 3,5 milliards € à la Banque centrale européenne et 2 milliards € au Fonds monétaire international.

Les 22 et 23 juillet, le Parlement adopte un second volet de mesures immédiates exigées par la Troïka. Parmi les députés de Syriza, 31 votent contre et 5 s’abstiennent. Varoufakis vote pour.

Le 14 août, le Parlement grec adopte le troisième mémorandum par 222 voix contre 64 voix (dont 32 députés de Syriza sur un total de 149). Il y a 11 abstentions (dont 10 Syriza).

Le 20 août, la Grèce rembourse 3,2 milliards € à la BCE.

« Le 26 septembre, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux »

Ensuite Tsipras convoque des élections anticipées pour le 20 septembre. Il les gagne car bon nombre d’électeurs de Syriza ne voient pas d’autre issue que de continuer à voter pour Tsipras afin d’éviter le retour de la droite au gouvernement. C’est le vote en faveur du moindre mal car ils savent que la droite ferait pire en termes d’austérité. La liste Unité populaire créée par une grande partie des membres et des députés de Syriza qui ont rejeté le 3e mémorandum n’obtient pas le score nécessaire pour entrer au parlement (elle obtient 2,86 % alors que le seuil minimal est de 3 %). Elle a eu trop peu de temps pour se faire connaître et elle n’a pas su présenter une alternative crédible.

Le 23 septembre, la Commission pour la vérité sur la dette se réunit au parlement grec sur convocation de Zoe Konstantopoulou, qui est encore présidente du parlement car la nouvelle législature n’a pas encore débuté. La Commission adopte deux nouveaux rapports et considère que la nouvelle dette contractée au travers du 3e mémorandum est elle aussi odieuse [24]. Trois jours plus tard, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux.


Conclusion

Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre. À plusieurs reprises, il aurait pu prendre un tournant mais s’y est refusé. L’enthousiasme soulevé par le référendum du 5 juillet a fait long feu et a débouché sur une énorme déception.

« Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre »

Est-ce que Varoufakis a défendu de manière cohérente une alternative crédible, comme il le prétend ? La réponse est clairement négative. Il a accompagné Tsipras et le noyau qui l’entourait et il n’en a jamais pris publiquement ses distances quand il en était encore temps. Et lorsqu’il a démissionné, il l’a fait dans des termes qui ont prolongé la confusion. Dans l’explication publique de sa démission, il écrit le 6 juillet :

  • « Peu après la proclamation des résultats du référendum, on m’a fait savoir que certains membres de l’Eurogroupe ainsi que d’autres « partenaires » auraient vu d’un bon œil mon « absence » lors des réunions, idée que le Premier Ministre juge potentiellement utile pour parvenir à un accord. C’est pour cette raison que je quitte aujourd’hui le ministère des Finances. (…) Je considère qu’il est de mon devoir d’aider Alexis Tsipras à exploiter de la manière qu’il jugera utile, le capital que le peuple grec nous a confié lors du référendum de dimanche. (…) Je soutiendrai donc sans hésitation le Premier Ministre, le nouveau ministre des Finances et notre gouvernement. [25] »

Quant à son plan B, il a fallu attendre la décision de fermeture des banques pour que Varoufakis découvre, selon ses propres déclarations, que la banque de Grèce disposait d’une réserve de billets en euros pour un montant de 16 milliards € qui, si le gouvernement l’avait décidé, auraient pu être remis dans le circuit, par exemple en les estampillant pour qu’ils fonctionnent comme une monnaie complémentaire non convertible et qu’ils puissent être mis en circulation via les distributeurs de billets. Et à ce moment-là il reconnaît lui-même qu’il s’est opposé à ce qu’on utilise cette manne alors que le leader de la plateforme de gauche essayait de convaincre Tsipras de s’en servir.

Heureusement, Varoufakis a ajouté sa voix au camp du refus du 3e mémorandum dans la nuit du 15 au 16 juillet, votant « Non » avec les députés de la Plateforme de gauche et avec Zoe Konstantopoulou.

En ce qui concerne la Plateforme de gauche, il faut aussi reconnaître qu’elle a commis l’erreur grave de ne pas exprimer publiquement ses désaccords à partir de la première capitulation du 20 février et par après. Elle n’a pas mis dans le débat public le plan B élaboré notamment par Costas Lapavitsas. Après la trahison du résultat du référendum, elle s’est largement cantonnée à la dénonciation de la politique de Tsipras sans être capable de mettre en avant de manière offensive et crédible une proposition alternative.

Il n’y a pas eu de grandes mobilisations spontanées car une majorité du peuple de gauche qui avait mené le combat principalement entre 2010 et 2012 faisait confiance à Tsipras et celui-ci n’appelait pas le peuple à se mobiliser. Les forces de gauche hors du parlement qui appelaient à la mobilisation étaient quant à elles trop faibles.

Les facteurs qui ont conduit au désastre sont bien identifiés : le refus de la confrontation avec les institutions européennes et avec la classe dominante grecque, le maintien de la diplomatie secrète, l’annonce à répétition que les négociations allaient finir par donner de bons résultats, le refus de prendre les mesures fortes qui étaient nécessaires (il aurait fallu suspendre le paiement de la dette, contrôler les mouvements de capitaux, reprendre le contrôle des banques et les assainir, mettre en circulation une monnaie complémentaire, augmenter les salaires, les retraites, baisser le taux de TVA sur certains produits et services, annuler les dettes privées illégitimes…), le refus de faire payer les riches, le refus d’appeler à la mobilisation internationale et nationale,… Pourtant comme nous le verrons dans la partie qui suit, le dénouement tragique n’était pas inéluctable, il était possible de mettre en œuvre une alternative crédible, cohérente et efficace au service de la population.

Notes

[1] Y. Varoufakis, Conversations entre adultes, chapitre 14, p. 383-384. Voir également Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 84.

[2] Audition de Philippe Legrain, ex-conseiller de Barroso, au Parlement grec (11 juin 2015) : « le gouvernement grec a tout intérêt à ne pas céder aux créanciers » http://www.cadtm.org/Audition-de-Philippe-Legrain-ex

[3] Audition de Panagiotis Roumeliotis (15 juin 2015), ex-représentant de la Grèce au FMI de mars 2010 à décembre 2011 : « Il faut que les créanciers reconnaissent leurs responsabilités » http://www.cadtm.org/Audition-de-Panagiotis-Roumeliotis

[4] Y. Varoufakis, chapitre 14, p. 399.

[5] Communiqué d’Éric Toussaint suite à la rencontre avec le ministre Dimitris Stratoulis qui a en charge les retraites, le 15 mai 2015, http://www.cadtm.org/Communique-d-Eric-Toussaint-suite, consulté le 28 juillet 2019

[6] L’édition grecque a été publiée en 2013 par la maison d’édition Alexandria à Athènes. J’en ai offert un exemplaire à Alexis Tsipras en octobre 2013.

[7] A la suite de l’accord du 20 février, les amendements de la Plate-forme de gauche recueillaient plus de 40 % des voix au comité central, au-delà des 30 % des membres élus de la Plateforme de gauche. Un bloc « rupturiste » s’était formé dans Syriza qui incluait, outre la Plateforme de gauche (c’est-à-dire le courant Lafazanis et l’organisation trotskyste DEA), Zoé Konstantopoulou, les ex-maoistes du courant KOE, un groupe issu du PASOK, auxquels s’ajoutaient Manolis Glezos et Yanis Milios.

[8] Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 25 à 114.

[9] Voir l’avant-propos de Stathis Kouvelakis et d’Alexis Cukier à Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 14.

[10] J’ai présenté Daniel Munevar dans le chapitre 4.

[11] Voir la vidéo : Intervention d’Éric Toussaint à la présentation du rapport préliminaire de la Commission de la vérité le 17 juin 2015, publié le 11 août 2015, http://www.cadtm.org/Intervention-d-Eric-Toussaint-a-la-presentation-du-rapport-preliminaire-de-la, consulté le 3 août 2019

[12] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 112.

[13] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[14] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[15] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 437.

[16] Remarquons que « annoncer l’intention » de ne pas rembourser pendant deux ans la BCE est ambigu car ce n’est pas la même chose que mettre en pratique la suspension de paiement. Annoncer l’intention, cela peut vouloir dire « Retenez-nous avant que nous ne procédions à la suspension, faites-nous une nouvelle proposition ». D’ailleurs, Varoufakis écrit « Inutile de se précipiter, ai-je poursuivi. Pour le moment il suffit de signaler notre intention. » p. 442.

[17] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 443.

[18] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 145.

[19] Kouvelakis, op. cit. , p. 145.

[20] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff, page 139-140.

[21] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 446.

[22] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 148. À noter que le parti communiste (KKE) avait appelé à voter nul, prenant le risque de faire gagner le « Oui » (Voir Kouvelakis, p. 165).

[23] Voir la Déclaration du sommet de la zone euro Bruxelles, le 12juillet 2015, GEN – 20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf accessible sur le site officiel du Conseil de l’UE : https://www.consilium.europa.eu/media/20339/20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf

[24] Commission pour la vérité sur la dette grecque, « Analyse de la légalité du mémorandum d’août 2015 et de l’accord de prêt en droit grec et international » publié le 5 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Analyse-de-la-legalite-du-memorandum-d-aout-2015-et-de-l-accord-de-pret-en consulté le 8 août 2019. Voir également : « Le troisième mémorandum est aussi insoutenable que les deux précédents », publié le 1 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Le-troisieme-memorandum-est-aussi consulté le 8 août 2019

[25] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 467-468.

Source http://www.cadtm.org/Tsipras-et-Varoufakis-vers-la-capitulation-finale

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