Nous ne pouvons pas payer et nous ne paierons pas !

Interview de Jerome Roos par George Souvlis


(CC – wikimedia)

La crise de la dette dans la zone euro, commencée il y a dix ans, a donné un aperçu frappant non seulement de l’Union européenne elle-même, mais aussi des mécanismes de gestion néolibérale des crises. La Grèce n’était que l’exemple le plus extrême d’un État de la zone euro incapable de refinancer sa dette publique et soumis à des « sauvetages » financiers uniquement destinés à protéger les intérêts de ses créanciers. L’austérité imposée par les institutions européennes a conduit en 2015 à l’élection d’un gouvernement de la gauche radicale qui promettait un changement de cap, mais qui a rapidement cédé face à une immense pression institutionnelle et financière.

Si Syriza s’est finalement retrouvée les mains liées, quels autres mécanismes aurait-elle pu mettre en jeu ? Historiquement, les gouvernements qui se trouvaient dans une situation similaire ont pu recourir au défaut de paiement, acceptant de se retrouver en difficulté pendant une courte période afin d’être en mesure de se décharger du fardeau de la dette qui paralysait leur population et leur économie. Pourtant, comme l’explique Jerome Roos dans son récent livre Why Not Default ? The Political Economy of Sovereign Debt, un tel recours au défaut de paiement est en réalité devenu de plus en plus difficile avec l’extension du pouvoir de la finance à travers l’ensemble de nos sociétés.

Dans cet entretien avec George Souvlis, Jerome revient sur la crise grecque mais aussi sur d’autres exemples historiques – le Mexique et l’Argentine. Il explique comment les dogmes entourant la dette se sont renforcés au cours des dernières décennies, évoque la guerre de classes inhérente aux plans « d’ajustement structurel » promus par des institutions comme le FMI, et les raisons pour lesquelles les élites sont de moins en moins embarrassées par le fait de fouler aux pieds les processus démocratiques.

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George Souvlis : Le livre est basé sur un projet de recherche doctorale sur lequel tu as travaillé pendant plusieurs années. Pourquoi as-tu décidé d’écrire sur la dette souveraine ?

Jerome Roos : J’ai eu l’idée de ce livre lorsque je marchais pour rentrer chez moi après la manifestation annuelle du Premier mai à Buenos Aires en 2010. J’avais passé un certain temps là-bas à essayer d’en apprendre davantage sur les puissants mouvements sociaux qui avaient émergé à la suite de la crise provoquée par le fardeau de la dette de l’Argentine dans la décennie précédente. En revenant de la Plaza de Mayo, où un groupe actif de manifestant·e·s piqueteros avait affronté la police anti-émeute, je suis passé devant un magasin au coin d’une rue et j’y ai vu un extrait de journal télévisé. Dans cette fraction de seconde, je n’ai vu que des images de foules massives et de cocktails Molotov explosant sur fond d’édifices majestueux et de palmiers.

J’ai d’abord pensé que des émeutes avaient éclaté dans le centre de Buenos Aires, mais lorsque je me suis approché de l’écran, j’ai réalisé que les images venaient d’ailleurs en réalité : des rues d’Athènes. C’était le début de la résistance populaire massive aux conditions draconiennes du premier plan de sauvetage financier de l’UE et du FMI, et la crise de la dette grecque commençait tout juste à devenir un sujet de conversation majeur dans les médias internationaux. C’est alors que j’ai réalisé qu’il y avait de grandes chances que la Grèce devienne « la prochaine Argentine », et j’ai décidé de commencer à travailler sur un projet de thèse de recherche comparant les trajectoires des deux pays. La question principale à laquelle j’ai cherché à répondre était de savoir pourquoi l’Argentine a fait défaut sur le paiement de ses dettes, et ce que la Grèce pouvait apprendre de cette expérience. Plus tard, j’ai intégré dans ce projet la crise mexicaine des années 1980, parce que le Mexique – contrairement à l’Argentine – a consciencieusement remboursé ses dettes malgré la crise.

En fouillant dans la littérature et en m’impliquant dans les mobilisations contre l’austérité dans le Sud de l’Europe, je me suis vite rendu compte qu’il y avait en fait une histoire beaucoup plus importante à raconter ici : celle des œillères idéologiques de l’économie néoclassique, des conséquences du remboursement des dettes en termes de transfert de richesses, des conflits de classes au cœur de la gestion néolibérale des crises, de l’histoire de l’impérialisme, du rôle des institutions internationales et du pouvoir grandissant de la finance. Bref, j’étais en quelque sorte tombé sur un sujet apparemment obscur et quelque peu technique – l’économie politique de la dette souveraine – qui a en fait ouvert la voie à une critique beaucoup plus large des tensions croissantes entre capitalisme et démocratie dans un monde hautement financiarisé.

La question clé qui motive tes recherches est de savoir pourquoi tant de pays lourdement endettés continuent de payer leur dette extérieure, même lorsqu’ils sont confrontés à de graves difficultés budgétaires. Quelles conclusions en as-tu tirées ?

Il y a un paradoxe fondamental au cœur du système financier international que les économistes ont du mal à reconnaître depuis des décennies. Ce paradoxe s’articule autour du fait que, depuis les années 1970, les niveaux de la dette souveraine ont massivement augmenté, l’encours total de la dette publique ayant explosé en atteignant le chiffre record de 60 000 milliards de dollars en 2016, soit plus de 80 % du PIB mondial. Dans le même temps, nous avons connu la crise financière la plus grave et la récession économique la plus longue depuis les années 1930. Et pourtant, pour une raison que les économistes mainstream n’ont jusque-là pas su expliquer de manière adéquate, les défauts de paiement sont devenus un phénomène de plus en plus rare au cours de ces années. En fait, dans la décennie qui a suivi 2008, la part totale de la dette publique en défaut de paiement est tombée à un niveau historiquement bas.

Nous arrivons donc ici à une question très importante : pourquoi les gouvernements des pays très endettés, en particulier ceux des pays périphériques, ont-ils presque tous tenu à rembourser leurs énormes dettes extérieures à la suite de la crise financière mondiale ? Pourquoi n’ont-ils pas simplement fait défaut sur leurs obligations extérieures et transféré les coûts de la crise aux prêteurs privés à l’étranger, comme c’était régulièrement le cas avant la Seconde Guerre mondiale ?

Je suggère que la réponse a quelque chose à voir avec l’augmentation considérable du pouvoir structurel de la finance au cours des dernières décennies. Je fais remonter les origines de ce pouvoir croissant à trois développements clés. Le premier est la concentration et la centralisation croissantes des marchés du crédit international, qui ont conduit à une situation dans laquelle l’activité de prêt souverain est de plus en plus dominée par un cercle toujours plus restreint de banques systémiques et d’investisseurs institutionnels des riches pays créanciers. Le deuxième développement, résultant du premier, est l’interventionnisme financier des principaux États créanciers et du Fonds monétaire international, qui déboursent désormais régulièrement des prêts de sauvetage financier de tailles considérables soumis à des conditionnalités politiques strictes, afin d’empêcher les pays de manquer à leurs obligations et de protéger ainsi leurs propres institutions financières surexposées aux pertes. Troisièmement, il y a une dépendance croissante de la plupart des États périphériques à l’égard du crédit international, qui a rendu les pays emprunteurs de plus en plus vulnérables à une fermeture du robinet du financement extérieur.

Prises ensemble, j’essaie de montrer comment ces évolutions interdépendantes ont progressivement renforcé la main des élites financières et des technocrates acquis à l’orthodoxie budgétaire dans les pays débiteurs, dont les intérêts matériels et les convictions idéologiques sont fortement alignés sur ceux des prêteurs étrangers. Tout cela se fait aux dépens des acteurs politiques de gauche des pays débiteurs, qui conservent une certaine loyauté envers les travailleurs et travailleuses de leurs pays, ou qui privilégient simplement une réponse politique plus hétérodoxe, comme une suspension temporaire des paiements. Au fil du temps, ce changement dans les rapports de forces nationaux et internationaux a graduellement entraîné l’internalisation de la discipline budgétaire dans les appareils d’État des pays débiteurs, par la formation de ce que David Harvey appelle la « connexion État-finance » (state-finance nexus). Le respect des obligations devient alors la règle, le défaut l’exception.

Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est d’identifier les mécanismes exacts par lesquels ces dynamiques de pouvoir fonctionnent dans la pratique, et les conditions précises dans lesquelles elles ont un impact – ou non. Dans le même temps, j’étais également très intéressé à savoir dans quelles circonstances un pays lourdement endetté pourrait encore être en mesure de défier ses créanciers étrangers et de faire défaut sur sa dette extérieure malgré le contexte que je viens d’exposer. Cela m’a amené à développer un intérêt marqué pour les mobilisations populaires, les manifestations contre l’austérité et la résistance à l’endettement en général, des thématiques qui sont devenues importantes dans les cas argentin et grec en particulier. Évidemment, l’économie néoclassique n’a pas eu grand-chose à dire à ce sujet, c’est pourquoi une approche critique par l’économie politique s’imposait.


Tout au long de ton étude, tu fais une comparaison entre la Grande Dépression des années 1930 et la crise financière de 2008. Quelles sont les principales différences entre les deux conjonctures, en termes de structure du système capitaliste ? Vois-tu des similitudes dans la façon dont les élites politiques ont cherché à y faire face ?

Il y a eu d’importantes similitudes entre les deux crises. Une chose qui me vient immédiatement à l’esprit est l’insistance désastreuse à mener des politiques d’austérité déflationnistes dans l’Allemagne de Weimar dans le cadre du Traité de Versailles. Il est clair que l’Europe a très peu appris de cette expérience et qu’elle a alimenté la montée du parti néonazi Aube Dorée en Grèce par une insistance similairement désastreuse à appliquer une austérité punitive. Plus récemment, bien sûr, il y a eu aussi une tendance au protectionnisme commercial, surtout de la part de l’administration Trump, dont on peut dire qu’elle ressemble dans une certaine mesure aux politiques du « chacun pour soi » des années 1930.

En ce qui concerne la question de la dette internationale, cependant, il existe une différence très importante dans la façon dont ont été gérées ces deux crises. Au cours des années 1930, la grande majorité des États emprunteurs d’Amérique latine et d’Europe ont suspendu les paiements de leurs obligations étrangères envers les détenteurs de titres étatsuniens. Leurs gouvernements ont simplement déclaré un moratoire unilatéral sur la dette et ont cessé de payer. Lors de la crise la plus récente, en revanche, il y a eu une insistance largement partagée sur la continuation du service de la dette, et jusqu’à présent il n’y a pas eu de décision unilatérale de suspension de paiement importante ou prolongée.

C’est assez troublant, car des recherches ont montré que la réponse politique dominante à la crise des années 1930 était en fait une bonne chose pour plusieurs des pays les plus endettés : alors que les suspensions de paiement ont exclu les pays en défaut des marchés internationaux des capitaux, l’argent qu’ils ont économisé dans le processus leur a permis de récupérer beaucoup plus rapidement que s’ils avaient continué de payer. Les défauts massifs ont également porté un coup déterminant au pouvoir de Wall Street, qui, au cours des décennies précédentes, avait de plus en plus poursuivi des buts impérialistes en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Il est donc clair que l’issue de la crise de la dette internationale des années 1930 contraste très nettement avec l’issue des crises de la dette contemporaine. Depuis le Mexique en 1982, la gestion internationale de la crise s’articule de plus en plus autour du décaissement de prêts de sauvetage massifs du FMI et d’une insistance quasi universelle sur le remboursement intégral, et dans les délais, de la dette. Les dettes peuvent parfois être restructurées, mais seulement à l’initiative des créanciers eux-mêmes. Le type de suspension unilatérale de paiement qui caractérisait les crises des années 1930 a été pratiquement éliminé. On attend maintenant des gouvernements emprunteurs qu’ils se comportent comme des « débiteurs responsables » et qu’ils ne cherchent jamais à engager une suspension de paiement, même partielle ou temporaire.

David Harvey exprime bien cela lorsqu’il écrit que « le cas du Mexique a démontré une différence clé entre la pratique libérale et néolibérale : dans le premier cas, les prêteurs assument les pertes qui découlent de mauvaises décisions d’investissement, tandis que dans le second, les emprunteurs sont forcés par les pouvoirs étatiques et internationaux à prendre en charge le coût du remboursement des dettes, quelles qu’en soient les conséquences sur les moyens de subsistance et le bien-être des populations locales ».


En effet, l’un des arguments qui revient dans ton livre est l’idée que le capitalisme, et plus précisément le néolibéralisme, est incompatible avec la démocratie. Pourrais-tu préciser ce que tu entends par là ?

Il ne fait aucun doute que l’approche néolibérale de la gestion des crises a eu de profondes répercussions sur la démocratie dans les pays débiteurs. Lorsque les créanciers internationaux deviennent si puissants qu’ils peuvent exclure a priori certaines réponses politiques, et une fois qu’il est fermement établi que les gouvernements emprunteurs essaieront toujours – et devraient toujours essayer – de presser leurs sociétés jusqu’à la dernière goutte de sang afin de rembourser, nous devons nous demander dans quelle mesure ces États très endettés peuvent encore être considérés comme des acteurs souverains à part entière.

Si l’on observe le cas de la Grèce, nous devons très clairement répondre à cette question par la négative : la décision du gouvernement de Syriza d’ignorer simplement le résultat du référendum anti-austérité de 2015 ne saurait en aucun cas être considérée comme une décision souveraine ou démocratique. Ce que je trouve personnellement particulièrement fascinant, c’est à quel point cette observation semble être devenue incontestée dans les cercles des classes dominantes au cours de la dernière décennie. Il a toujours été très clair, pour tous les acteurs concernés, que la démocratie grecque devrait se mettre en retrait afin de satisfaire la priorité absolue du remboursement de la dette. Comme le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble l’a dit franchement avant les élections de 2012, les Grecs « peuvent voter comme ils l’entendent, mais quel que soit le résultat des élections, il ne changera rien à la situation réelle dans le pays ».

Je pense que l’un des problèmes de cette approche ouvertement antidémocratique est qu’elle a réussi, dans une certaine mesure, à atténuer notre indignation face à cet état de choses. C’est comme si nos suzerains technocrates et leurs larbins néolibéraux dans les universités et les médias ne ressentaient même plus le besoin de s’en excuser. On tient simplement pour acquis que l’ascendant de la finance internationale avalerait la démocratie – et que nous ne pouvons vraiment rien y faire. Au plus fort de la crise de la zone euro, le Financial Times a même publié un article d’opinion dans lequel il célébrait amèrement le fait que « les marchés financiers agissent comme un supra-gouvernement mondial » – ce qui est censé être une bonne chose car cela permet à ces marchés d’imposer une discipline bien nécessaire à des emprunteurs irresponsables comme la Grèce.

Cette dynamique évoque inévitablement le souvenir de l’impérialisme du 19e siècle, où les États créanciers envoyaient régulièrement des canonnières et abrogeaient la souveraineté nationale pour obliger les débiteurs délinquants à rembourser. Cependant, certains des changements structurels plus profonds de l’économie capitaliste mondiale qui ont conduit à ces développements sont sans doute encore plus troublants. De mon point de vue, la crise de la démocratie aujourd’hui va beaucoup plus loin qu’une simple atteinte à la souveraineté nationale par des organisations supranationales et des puissances économiques mondiales – ce qui est en tout cas une critique assez superficielle qui pourrait tout aussi bien être faite par des antimondialistes de droite nationaliste.


À quels types de changements structurels fais-tu référence ici ?

L’un des problèmes plus profonds, à mon sens, est que le processus de financiarisation a permis à la finance de pénétrer toujours plus profondément dans la vie sociale et politique. Indépendamment de toute préoccupation concernant la souveraineté nationale, cette évolution a progressivement réduit la résilience collective de la société aux chocs économiques extérieurs et nous a tous rendus de plus en plus dépendants de la circulation continue du crédit – et donc de la stabilité des marchés financiers – pour notre propre subsistance. Pensez, par exemple, aux placements de retraite de nombreuses personnes de la classe ouvrière et de la classe moyenne sur le marché boursier, ou à l’épargne que nous pouvons avoir sur nos comptes bancaires. Ces placements et cette épargne seraient directement menacés en cas de défaut de paiement sur la dette souveraine. La finance nous a bel et bien pris en otage.

Il en résulte que les gouvernements débiteurs, mais aussi de nombreux électeurs et électrices, sont devenus de plus en plus conservateurs et prudents dans leurs rapports avec cette entité mystérieuse que nous appelons « les marchés ». On pourrait comparer cela à une version politique du syndrome de Stockholm : les décideurs et décideuses politiques d’aujourd’hui, même celles et ceux de gauche, sont de plus en plus attentifs à éviter le type de politiques qui pourraient être perçues comme hostiles aux investisseurs ; ils et elles commencent à nommer des technocrates à des postes clés dans les ministères des Finances, et commencent à rendre les décisions politiques systématiquement imperméables aux pressions populaires – tout cela étant justifié par la crainte vaguement formulée que « céder au peuple » puisse « perturber les marchés » et ainsi provoquer une hausse des coûts de l’emprunt, avec des conséquences négatives pour la capacité du gouvernement à garder une crédibilité devant ses électeurs.

Bien sûr, certaines de ces craintes sont très probablement fantasmées ou exagérées, et les gouvernements ont parfois beaucoup plus de marge de manœuvre qu’ils ne le pensent ou qu’ils ne le prétendent. Pourtant, il n’y en a pas moins une véritable force matérielle derrière le virage antidémocratique pris dans les pays capitalistes avancés. Tout particulièrement, la financiarisation a sapé le contrôle de la société sur la création et la circulation du crédit – c’est-à-dire de la monnaie. Cela signifie qu’en temps de crise, en particulier, la puissance combinée des marchés financiers et des créanciers institutionnels – sous la forme d’une menace collective de ne plus accorder de crédit international – sera souvent assez forte pour contraindre à rentrer dans le rang même les plus réfractaires des emprunteurs lorsque ceux-ci sont dépendants du crédit. L’expérience tragique du premier gouvernement Syriza en est un bon exemple.


L’un des arguments que tu avances pour expliquer pourquoi les États continuent de rembourser les créanciers est que les représentants du gouvernement craignent que le défaut de paiement ne nuise aux détenteurs de capitaux au niveau national. Peux-tu nous dire comment cet argument général est illustré dans les cas particuliers du Mexique, de l’Argentine et de la Grèce, que tu as examinés dans ton étude ?

Absolument – c’est un point essentiel. J’ai déjà fait allusion à certains des risques auxquels les travailleurs et travailleuses font face en cas de défaut de paiement : ils et elles peuvent y perdre leurs économies de toute une vie, ou bien perdre leur emploi et avoir de plus en plus de mal à accéder aux biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base. Mais les travailleurs et travailleuses seront aussi les premiers à pâtir des mesures d’austérité mises en œuvre pour payer la dette, ainsi que des réductions des salaires et des pensions, de la suppression des allocations publiques, de la privatisation des actifs de l’État – c’est-à-dire tout ce à quoi les gouvernements débiteurs doivent s’engager lorsqu’ils signent un programme du FMI. Si les citoyen·ne·s ordinaires considéraient cette deuxième option comme plus coûteuse que la première, ils et elles pourraient en arriver à privilégier la suspension de paiement plutôt que le remboursement continu.

La situation est très différente pour les classes les plus aisées, qui ont tendance à être beaucoup plus exposées à la dette de leurs propres gouvernements. Les investisseurs locaux peuvent détenir des obligations d’État, par exemple, ou des actions d’entreprises financières qui en détiennent. En règle générale, les capitalistes nationaux ont tendance à dépendre de la stabilité financière pour pouvoir continuer à accéder au crédit et à l’investissement. L’ensemble du système commercial international repose sur l’octroi constant de crédits à l’exportation et à l’importation à court terme, ce qui rend les capitalistes tant industriels que marchands très réticents à perturber l’ordre financier dominant. En règle générale, on constate donc que les élites politiques et économiques des pays débiteurs ont tendance à s’opposer farouchement au défaut de paiement et feront tout ce qui est en leur pouvoir pour l’éviter.

Cela peut paraître évident, mais c’est un constat important, souvent ignoré par les économistes néoclassiques, qui ne reconnaissent pas ce conflit de classes fondamental au cœur de la question du remboursement de la dette souveraine. Pour eux, un pays rembourse simplement parce que c’est dans le meilleur intérêt du pays dans son ensemble. En réalité, les pays fortement endettés ne sont nullement des acteurs unifiés : ils ont tendance à être divisés à l’intérieur du pays et déchirés par de profonds conflits de classes quant à savoir qui doit assumer le fardeau de l’ajustement à la crise. Dans les luttes sociales et politiques qui en résulteront, les élites nationales mobiliseront toutes leurs forces pour tenter d’empêcher le pays de sombrer dans la faillite. Nous l’avons vu très clairement dans le cas de la Grèce, avec la campagne agressive et alarmiste de l’oligarchie propriétaire des médias contre le vote du « Non » lors du référendum anti-austérité de juillet 2015.

Tandis que les responsables européens font régulièrement des reproches à leurs homologues grecs pour leur manque supposé de fiabilité et leur réticence à mettre en œuvre des réformes clés du marché, la vérité est que les partis de l’establishment grec – et leurs riches compères capitalistes auxquels ils étaient associés – ont toujours fermement insisté pour rembourser la dette et n’ont jamais menacé de suspendre unilatéralement les paiements. Cela reflète une tendance plus large que j’ai observée dans les cas du Mexique et de l’Argentine également. Dans ces deux pays, les élites nationales ont aussi activement collaboré avec les créanciers internationaux pour imposer des mesures d’austérité draconiennes à leurs propres classes travailleuses afin de libérer des ressources pour le service de la dette extérieure.

Nous pouvons donc conclure que l’issue des crises contemporaines de la dette, favorable aux créanciers, n’est jamais simplement imposée depuis l’étranger. Les capitalistes nationaux, les technocrates financiers et les politiciens de l’establishment des pays débiteurs jouent tous un rôle crucial de passerelle vers la finance internationale, agissant essentiellement comme contremaîtres sur le terrain.


Tu soutiens que l’approche néolibérale de la gestion des crises de la dette, qui prédomine depuis la crise mexicaine de 1982, a eu des résultats catastrophiques pour le niveau de vie des classes subalternes. Dans quel sens cette approche a-t-elle spécifiquement touché les pauvres ?

Oui, de toute évidence les conséquences sociales de tout cela ont été horribles. Au Mexique et dans une grande partie de l’Amérique latine, on se souvient encore des années 1980 comme de la década perdida, ou « la décennie perdue », durant laquelle des millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Des études ultérieures des programmes d’ajustement structurel du FMI dans la région ont révélé un biais constant en faveur de la classe capitaliste : la part du revenu du travail a diminué sur le continent, tant en termes absolus que relatifs. À la fin de la décennie, même l’économiste en chef de la Banque mondiale a été contraint de reconnaître que « l’essentiel du fardeau a été porté par les salarié·e·s des pays débiteurs ». Le directeur de l’UNICEF a estimé qu’il n’était « guère exagéré de dire que les riches avaient obtenu les prêts tandis que les pauvres avaient hérité des dettes ».

Pourtant, ces mêmes programmes d’ajustement désastreux du FMI ont par la suite été réimposés à d’innombrables pays en développement dans les années 1990 et ont servi de base à la réponse institutionnelle à la crise de la dette de la zone euro des années 2010. Bien sûr, le FMI a affirmé à maintes reprises qu’il avait changé sa façon de faire depuis les années 1980, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Même les évaluateurs internes du FMI ont été extrêmement critiques à l’égard du rôle du FMI dans la gestion de la crise de la dette grecque, concluant que « le fardeau de l’ajustement n’était pas réparti de manière égale dans la société », que « l’appropriation du programme était limitée » et que « les risques étaient explicitement identifiés ».

De toute évidence, si vous répétez ce genre de réaction politique désastreuse encore et encore, pendant quatre décennies d’affilée, dans des dizaines et des dizaines de pays, les populations commenceront à se demander à raison s’il y a vraiment une méthode quelconque justifiant cette folie. Pour la plupart des observateurs raisonnables, il devrait maintenant être très clair que, si les programmes d’ajustement du FMI ont servi à quelque chose, cela a bien été de protéger systématiquement des coûts de l’ajustement tant les créanciers privés que les élites fortunées des pays débiteurs. Il y a une politique de classe sans fard au cœur des interventions du FMI, qui est devenue presque indéniable à la suite des crises récurrentes de la dette dans les années 1980, 1990 et 2010.


Pour revenir spécifiquement sur le cas grec : penses-tu que la victoire des créanciers était inévitable ?

Pas nécessairement. Je pense que des alternatives restent possibles, même dans le cadre très restrictif de la zone euro. Mais pour défier le pouvoir structurel des créanciers internationaux dans un contexte de mondialisation des marchés financiers et de dépendance généralisée à l’égard du crédit, il faut faire preuve d’une immense ingéniosité, d’une grande préparation et d’une détermination inébranlable – toujours combinées à une forte pression populaire par le bas. Malheureusement, ce sont précisément ces qualités qui faisaient défaut au sein du gouvernement Syriza en 2015.

Ce qui m’a le plus frappé dans l’expérience de courte durée de Syriza contre l’austérité, c’est l’incapacité apparente, non seulement de la direction du parti, mais aussi de certains de ses membres les plus affirmés de « l’opposition interne », à présenter une stratégie crédible pour neutraliser les principales armes de l’adversaire, à savoir le contrôle par ce dernier de l’offre internationale de crédit et son assistance visant à fournir en liquidités le système bancaire grec. Il a toujours été assez évident qu’en cas de non-conformité, les créanciers et la Banque centrale européenne fermeraient simplement les robinets et saigneraient à blanc le gouvernement grec. Pour contrer cela, il aurait fallu exercer un certain contrôle sur le crédit intérieur et la circulation monétaire. En l’absence d’une monnaie nationale et d’une banque centrale indépendante, la seule façon de prendre ce type de contrôle aurait été de mettre en place un système de paiement parallèle.

C’est précisément ce que le ministre des Finances Yanis Varoufakis a proposé au plus fort de la crise, après la victoire retentissante du camp anti-austérité lors du référendum de juillet, mais sa proposition a été rejetée par le Premier ministre Tsipras et les plus puissants dirigeants du parti. Bien que je n’aie jamais vraiment été un admirateur de son style fanfaronnant, je tiens à souligner que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis était extrêmement intéressante en théorie. Cela démontre qu’il a été l’une des rares personnalités au sein du gouvernement à être conscient de l’asymétrie structurelle de pouvoir entre la Grèce et ses créanciers, soulignant la nécessité de réduire la dépendance du pays à l’égard du crédit et des liquidités afin d’échapper à la stratégie brutale de l’asphyxie des créanciers.

Dans le même temps, cependant, j’ai de sérieux doutes quant à la faisabilité pratique de la proposition de Varoufakis compte tenu de sa complexité technique et de la mauvaise préparation de Syriza à une telle éventualité. Nous devons garder à l’esprit que les ministres de Syriza n’avaient même pas un contrôle efficace sur la bureaucratie d’État à ce stade. Le parti était divisé en interne, et ni ses dirigeants ni l’opposition interne de la Plateforme de gauche n’avaient une compréhension très claire des forces auxquelles ils étaient confrontés. Quant à Varoufakis, c’est une chose d’avoir une idée brillante, mais c’en est une autre d’avoir la capacité politique de la réaliser – dans un délai très limité et dans des conditions de contrainte extrême.

Quoi qu’il en soit, à mes yeux, la principale conclusion est que l’issue de la crise grecque n’a jamais été simplement gravée dans le marbre. Je crois qu’il y avait des alternatives sur la table et que les choses auraient pu se passer différemment, mais qu’il aurait fallu beaucoup plus de préparation et d’efficacité politique de la part du gouvernement Syriza, et beaucoup plus d’ouverture à la participation populaire et à la mobilisation sociale.

Lorsque la population a finalement été impliquée dans le processus politique par le biais du référendum anti-austérité, l’énergie populaire a rapidement débordé la capacité qu’aurait pu avoir le gouvernement à la réguler ou à la contenir. Pour moi, les manifestations de masse et le résultat marquant du référendum démontrent que le peuple grec a été la véritable force radicale et créative dans cette affaire ; il était prêt à pousser la confrontation avec les créanciers européens bien plus loin que son Premier ministre qui, lui, frémissait. Je crois qu’il était possible de tirer parti de cette énergie populaire et de radicaliser l’opposition aux demandes des créanciers.


Est-ce que le Grexit constituait une solution alternative ?

Le Grexit a toujours été une issue possible et l’intransigeance des créanciers l’a rendue plus probable. Mais de façon réaliste, un Grexit contrôlé aurait exigé des arrangements encore plus complexes que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis, et je ne vois encore aucune preuve que de tels préparatifs aient atteint un point qui aurait permis de mettre en œuvre cette option de façon responsable, d’une manière qui aurait permis au gouvernement Syriza de survivre aux retombées qui en auraient découlé.

De toute évidence, on a beaucoup parlé d’un plan B au plus fort de la crise, mais il y a eu une sous-estimation lamentable de l’immense complexité de la situation et de l’énorme bouleversement social et économique que le Grexit aurait causé à court terme. Tout cela a été combiné avec ce qui semblait être une hypothèse plutôt naïve selon laquelle la finance internationale cesserait d’une manière ou d’une autre d’exercer sa force oppressive sur l’autonomie fiscale et monétaire de la Grèce une fois celle-ci hors de la zone euro, comme si le Grexit équivalait à la réalisation de la souveraineté complète et à la fin de la poigne de fer de la finance mondiale.

Néanmoins, même s’il ne faudrait pas idéaliser cela comme une panacée ou une voie facile, je crois qu’on peut encore défendre raisonnablement l’idée selon laquelle même un Grexit désordonné et extrêmement turbulent aurait été, à moyen et long terme, préférable à l’éternel esclavage pour dette souveraine dans lequel la Grèce se trouve toujours enchaîné aujourd’hui. La capitulation de Tsipras a effectivement soumis la population à un état permanent de servitude pour dette. En fin de compte, il n’y avait pas de bonnes options – mais l’adoption par Tsipras du mantra néolibéral selon lequel « il n’y a pas d’alternative » (There is no alternative) était le pire résultat possible.

Dans le livre, j’accorde relativement peu d’attention aux propositions des différentes factions de la gauche grecque. J’étais plus intéressé à identifier les évolutions des rapports de forces qui rendent ces politiques alternatives de plus en plus difficiles – mais pas impossibles – à réaliser dans la pratique. À cet égard, il est absolument crucial de se rappeler que le principal responsable de l’issue de la crise n’est pas la gauche grecque, mais les créanciers européens et la finance internationale en général. La gauche internationale devrait assumer sa responsabilité partielle dans l’issue de cette crise de par son incapacité à résister de manière adéquate à ces puissances créancières dans nos propres pays. Oui, la direction de Syriza a sans doute déçu ses électeurs, mais la véritable leçon à retenir ici est que le reste d’entre nous avons déçu la Grèce en manquant à nos responsabilités.

Faut-il s’étonner qu’un parti de gauche parvenu sans expérience au gouvernement, prenant ses fonctions dans un petit pays périphérique sans ressources financières, avec une économie en cours d’implosion et un système bancaire extrêmement faible, ait été écrasé par la puissance combinée de l’Union européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international ? Je pense qu’il est assez évident que les chances n’ont jamais été du côté de la Grèce. La véritable tragédie ici est que personne en Europe n’est vraiment venu en aide à la Grèce en ce moment crucial. Il n’y a pas eu de manifestations de masse à Berlin, Francfort, Paris ou Bruxelles. Les autres gouvernements des États débiteurs de l’UE ont pu facilement poignarder leurs homologues grecs dans le dos sans se heurter à une opposition significative dans leurs propres pays. La presse anglo-américaine a rapidement commencé à apprécier les facéties de Varoufakis, mais c’est à peu près tout.

Donc, à mon avis, la défaite de la gauche grecque a été une défaite pour la gauche européenne dans son ensemble. Notre échec a été collectif. Nous devons tirer les leçons de cette expérience ensemble et faire beaucoup mieux la prochaine fois. Plus important encore, nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire diviser si facilement. Nous avons besoin de ce à quoi le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara appelait déjà dans le contexte de la crise de la dette africaine des années 1980 : un front uni contre la dette. Ce n’est que lorsque les classes travailleuses des pays débiteurs commenceront à s’unir aux classes travailleuses des pays créanciers que nous pourrons commencer à envisager des changements significatifs. Comme l’a dit Sankara, un tel front uni « est le seul moyen d’affirmer que le refus de rembourser n’est pas une démarche agressive de notre part, mais une démarche fraternelle pour dire la vérité ».


Traduit de l’anglais par Nathan Legrand

Source http://www.cadtm.org/Nous-ne-pouvons-pas-payer-et-nous-ne-paierons-pas

Source originale en anglais : : Jacobin

Auteur.e Jerome Roos est économiste politique à la London School of Economics et rédacteur en chef de ROAR Magazine.

Auteur.e George Souvlis est doctorant en histoire à l’Institut universitaire européen de Florence et contributeur indépendant pour différentes revues progressistes dont Salvage, Jacobin, ROAR Magazine et Lefteast.

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