Avec le gouvernement d’une droite revancharde et ultra-libérale, aucun secteur n’est épargné par des attaques, ce qui donne lieu à des mobilisations jusqu’ici dispersées.
En revenant au pouvoir après les élections de juillet 2019 et en refermant ce qu’elle traitait de « parenthèse du gouvernement Syriza », la droite de Kyriakos Mitsotakis, héritier d’une famille de politiciens de la grande bourgeoisie conservatrice, n’avait pas caché ses appétits : reprendre en mains tous les postes de pouvoir, empêcher tout retour au gouvernement de la gauche, même timidement réformiste, et réprimer toute contestation sociale au nom d’un dogme « loi et ordre » fleurant bon l’ancienne dictature des colonels (1967–74). De fait, parmi les « hommes forts » du gouvernement figurent au moins deux vestiges de l’extrême droite, les ministres Georgiadis (Développement) et Voridis (Intérieur), qui cherchent à peine à cacher leurs convictions fascisantes. Mais surtout, ce qui caractérise ce gouvernement à faire pâlir d’envie un Orban, c’est une politique économique ultra-libérale à la chilienne de Pinochet, avec comme particularités, en dehors d’un anachronisme profond qui reflète l’absence de projet politique, son incompétence, sa nullité culturelle et son recours permanent à une propagande reposant sur ses liens avec les affairistes et les armateurs propriétaires des grands médias du pays. Il n’empêche : face à cette situation rappelant parfois la période de la guerre civile (par exemple, les mesures de fin de l’asile et de création d’un corps de policiers dans les facs sont inspirées de Kostas Plevris, vieil idéologue en chef des nazis grecs), les mobilisations et les résistances continuent depuis deux ans et malgré la pandémie ! Mais ce qui fait tenir une droite aussi agressive et nulle, ce sont en dernier lieu deux facteurs connus ailleurs : la crise du mouvement syndical et l’absence de perspectives d’alternative crédible à gauche.
Privatisations et surexploitation
Tsipras avait en son temps annoncé la fin des mémorandums de la troïka (Commission et Banque européennes, FMI), mais pour la plus grande partie de la population peu de choses ont changé, et la politique d’appauvrissement populaire s’accentue, comme on le voit avec le feu vert donné à la vente des domiciles de personnes endettées. Malgré les grands discours sur les investissements, le chômage continue à flamber : de 18,4 en décembre 2018 à 15,8 % deux ans plus tard, avec 34,2 % chez les 15-24 ans et 22,9 % chez les 25-34 ans. Les organisations patronales viennent de refuser (une nouvelle fois !) d’augmenter le SMIC, que Syriza avait porté modestement de 586 à 650 euros (558 net), la Grèce étant dernière pour le SMIC dans l’Union européenne. Soulignons que le coût de la vie dans les grandes villes n’est pas très éloigné de celui de la France…
Et quand Mitsotakis parle investissements, ses perspectives ne peuvent qu’approfondir la crise : d’une part parce que dans ses priorités figurent des choix contestables même du point de vue de la bourgeoisie. Ainsi la fuite en avant pour le tourisme, et cela alors que les conséquences d’une ouverture touristique à plein tube en 2020 se sont traduites dès septembre par une montée en flèche des victimes (moins de 100 morts en juin 2020, plus de 12 000 désormais). Cette insistance sur le tourisme se fonde sur un chiffre aujourd’hui contesté : estimé comme composant plus de 30 % du PIB, il en représenterait plutôt 6 à 7 %. Cette priorité erronée au tourisme masque d’autant moins la politique de désindustrialisation du pays, comme avec la fermeture de centrales au lignite, évidemment très polluantes, mais sans aucun plan sérieux d’emplois pour les travailleurs/euses.
Et de manière générale, le seul credo économique de ce gouvernement, ce sont les cadeaux au privé et les privatisations, étendant de manière délirante une politique que Syriza n’avait pas remise en cause de 2015 à 2019 : projet de privatiser la société nationale de l’eau, participation réduite à la compagnie des pétroles de Grèce pour en faire cadeau au groupe Latsis, projet de privatisation du système de gestion des retraites complémentaires, menaces de gestion privée sur un système de santé public qui malgré tous les coups reçus depuis 10 ans, a montré sa capacité à empêcher la catastrophe grâce au dévouement de ses personnels (pendant que le privé pouvait continuer de faire son beurre en maintenant ses fructueuses opérations!), des musées nationaux passant à un statut semi-privé… On pourrait multiplier les exemples, sans oublier les incroyables cadeaux faits par Mitsotakis aux médias à sa solde, en offrant sous couvert d’information publique sur le Covid des millions à des médias de droite parfois extrêmes ou inexistants, pendant que les médias de gauche avaient droit à des miettes ou à rien ! Le démantèlement accéléré du service public et l’État au service immédiat du patronat, voilà la ligne catastrophique de cette droite ultra-libérale.
Ce qui est en jeu ces dernières semaines, c’est une attaque d’ampleur contre ce qui reste de droit du travail : le ministre Hadjizakis, spécialiste des mauvais coups contre les travailleurs/euses, va déposer un projet de loi portant et sur le temps de travail et sur les droits syndicaux. Objectif du gouvernement : casser la « contrainte » de la journée limitée à 8 heures de travail, la porter à 10 heures, dans le cadre d’un calcul de temps de travail flexible, étendant le dimanche comme jour normal de travail à de nombreux secteurs, augmentant en même temps la limite des heures sup (de 120 annuelles maxi à 150), poussant à des compensations non pas en rémunération mais en repos (pour aller cueillir les olives, a osé dire le ministre…), alors qu’un sondage montre que 73 % des travailleurs/euses veulent être rémunérés, 11 % préférant un repos. Une évidence : un enfer de surexploitation se dessine pour les travailleurs/euses, pousséEs à signer des « conventions individuelles » plutôt que relever de conventions collectives… Mais pour les aider à « choisir », le projet comporte un pan antisyndical effarant : procédures bureaucratiques pour enregistrer les sections syndicales, vote électronique de la grève avec 50 % + 1 d’avis favorables, sinon la grève serait illégale, interdiction des piquets de grève, diminution des représentantEs du personnel protégéEs… On le voit, le patronat l’a rêvé, Mitsotakis lui offre : casser totalement le droit du travail, et cela alors que l’urgence sociale serait évidemment de créer des postes pour lutter contre le chômage, 50 % des chômeurs/euses étant de longue durée.
L’éducation, exemple d’une offensive généralisée
Avec ce gouvernement d’une droite revancharde, signe de la panique qui avait saisi la bourgeoisie grecque en janvier 2015 avec la victoire de Syriza, et ayant pour seul souci les cadeaux aux copains patrons, aucun secteur n’est épargné, ce qui donne lieu à des mobilisations très diverses. On comprend bien sûr que l’enjeu dans la période à venir sera leur centralisation. Entre autres exemples de secteurs très différents mais attaqués frontalement, prenons celui de l’éducation, avec à la tête du ministère une réactionnaire affichée, exemple du lien profond de l’ultra-libéralisme osant se prétendre moderniste avec les conceptions les plus rétrogrades.
Son objectif est double : supprimer tout enseignement critique – celui de la sociologie au lycée a été remplacé par des cours de religion… – et réprimer toute tentative contestataire – d’où l’incroyable article de loi de création d’un corps de 1 000 policiers implantés dans les facs ! – et de l’autre côté, passer à une étape supérieure de la sélection sociale, avec une loi taillée sur mesure pour faire fermer des sections ou de petits centres universitaires et favoriser la création de « facs » privées, que la Constitution interdit ! D’ores et déjà, malgré une opposition quasi unanime, ses mesures visent à empêcher environ 25 000 lycéenNEs de Terminale d’entrer en fac, les poussant soit à chercher un emploi (précaire) soit à payer s’ils le peuvent une fortune pour engraisser une de ces boites privées autorisées désormais à délivrer un diplôme professionnel. La ministre Kerameos, rivalisant avec Blanquer pour le titre de ministre de l’Éducation le plus haïssable, ne s’arrête pas là : tentatives d’imposer une « évaluation » des enseignantEs dans le cadre d’un projet aboutissant à la casse de leur statut, cours universitaires payants pour des étudiants étrangers, premier pas vers des universités publiques payantes, le tout se déroulant pendant la fermeture quasi totale des facs depuis plus d’un an pour se mettre à l’abri des mobilisations…
On pourrait citer bien sûr d’autres secteurs : l’environnement, avec les alléchantes propositions à des entreprises du « capitalisme vert » d’installer partout des éoliennes, malgré les réactions de la population, et tout en niant toute préoccupation écologique dans bien des domaines (achat de vieux bus mal recyclés à Salonique, maintien et extension des centres d’incinération d’ordures…). Mais aussi l’environnement archéologique, avec une incroyable bétonisation de l’Acropole pour favoriser les visites de groupes ou l’arrachage de magnifiques vestiges byzantins pour soi-disant accélérer la construction d’une station de métro à Salonique, malgré les protestations de masse et même celles venues de l’étranger.
Au service de la casse : propagande et répression
Si en France, Macron, c’est Jupiter, en Grèce, Mitsotakis, c’est Moïse, comme le nomment sans rire ses partisans ! La flagornerie est d’autant plus ridicule que le personnage et tout son entourage, après avoir multiplié les promesses électorales, font preuve d’une réelle incompétence à défendre une grosse partie de leurs électeurs : les couches moyennes, qui risquent en outre de sortir étrillées de la période des confinements Covid. Malgré un impressionnant matraquage quotidien de la presse et des médias aux ordres – quand on pense que la télé publique avait été brutalement fermée par la droite en 2013 (mais rouverte sous Syriza) pour cause d’esprit critique ! – la déception se fait jour à travers les sondages, même si la Nouvelle Démocratie (le parti de Mitsotakis) reste en tête des intentions de vote.
Alors, à défaut de pouvoir changer de politique économique, la droite grecque, malgré des défections, se concentre sur ses fondamentaux : répression et nationalisme, avec tout ce que cela suppose. La répression, elle est à l’œuvre au quotidien, contre la jeunesse en particulier, et elle a culminé en mars quand les flics (la droite a recréé des unités de voltigeurs) se sont déchaînés dans la banlieue de Nea Smyrni contre 10 000 manifestantEs protestant contre leurs violences. Des cas de tortures ont été dénoncés, mettant ouvertement en lumière les pratiques d’une police dont une bonne partie votait pour les nazis d’Aube dorée : même un pope orthodoxe a dénoncé les violences qu’il a subies, disant comprendre désormais ce qu’il lisait sans y croire ! Ce climat inquiétant de répression est évidemment encouragé par la couverture que la droite offre toujours aux fascistes de tout poil : ceux de son gouvernement et de ses équipes (nombreux cas), mais aussi aux nazis d’Aube dorée (un de leurs chefs est toujours en fuite, alors qu’il était censé être surveillé de près…).
Autre volet : le nationalisme, avec bien sûr le climat de tension entretenu avec la Turquie d’Erdogan. Pourtant, malgré la propagande et la période odieuse de la chasse aux réfugiéEs et leurs soutiens dans l’hiver 2020, orchestrée par le gouvernement et l’extrême droite grecque et européenne, les sondages attestent qu’une écrasante majorité des populations grecque et turque affirme n’avoir aucun problème avec le voisin, ajoutant que les problèmes sont créés par les gouvernements. Ces sentiments demandent évidemment à être confortés par des initiatives solidaires communes (qui existent), d’autant que Mitsotakis, en dehors des préparatifs guerriers (2,5 milliards d’euros pour l’achat de Rafale !), incite en permanence au racisme en faisant passer les réfugiéEs pour de dangereux envahisseurs lancés par la Turquie contre la Grèce. Le résultat est terrifiant pour les réfugiéEs : d’une part, des camps de plus en plus fermés (murs en béton, avec au passage des cadeaux pour des sociétés de construction…), de l’autre, une politique de refoulement vers la Turquie, interdite mais à laquelle l’UE coopère en dépit de ses critiques officielle…
De nombreuses mobilisations, un début de recherche de perspectives politiques
On le voit : cette droite sans aucun principe éthique fonce, pour détruire au plus vite ce qui reste d’acquis sociaux mais aussi pour faire le plus de bonnes affaires, et la situation est très inquiétante… mais ce n’est pas cela qui décourage toute résistance ! Dès l’été 2019, Mitsotakis a dû affronter les mobilisations étudiantes. Mais le moment décisif a été l’automne dernier, avec le fantastique rassemblement antifasciste le jour du verdict des assassins d’Aube dorée, exemple de ce que peut une mobilisation déterminée dans un cadre prenant un caractère unitaire. De là, une détermination massive à se mobiliser malgré les mesures de confinement : un véritable mouvement contre l’étouffement des droits démocratiques, d’innombrables manifestations étudiantes contre la loi Kerameos-Chryssochoïdis (ce dernier est le Darmanin grec) cassant l’université et le droit aux études, avec en particulier des manifs puissantes à Salonique, mobilisation qui continue aussi pour l’ouverture immédiate des facs.
Et bien sûr, l’enjeu actuel c’est de faire reculer le gouvernement sur sa loi « temps de travail ». Le 6 mai a eu lieu une mobilisation nationale assez réussie et désormais, toutes les semaines, des actions ou des manifs contre ce projet de loi ont lieu, avec le soutien de toute la gauche (en ordre dispersé…) et même du PASOK (désormais intitulé Kinal). Une grève devait avoir lieu le 3 juin mais la confédération syndicale du privé GSEE ayant appelé à la grève nationale le 10 juin, celle du 3 a été reportée au 10. Décision contradictoire : d’un côté, cela élargit l’appel lancé pour le 3 par ADEDY (la Fédération du secteur public), PAME (courant syndical du KKE, le PC grec), les syndicats de base liés à la gauche radicale et anticapitaliste, diverses unions locales… Mais d’un autre, cela repousse la mobilisation, urgente puisque le projet de loi va être déposé, et certains pensent que ce report est dû au fait que le 3 avait été lancé par les syndicats de base… Ce détail renvoie aux deux problèmes sur lesquels on reviendra dans un article ultérieur : d’une part, la crise profonde du syndicalisme en Grèce, mais aussi, en lien partiel avec cela, le « confinement » des organisations de la gauche réformiste et anticapitaliste sur elles-mêmes, malgré quelques perspectives qui semblent s’ouvrir pour relancer une perspective de gauche internationaliste et anticapitaliste : ainsi la procédure de fusion entamée entre Synantissi et Anametrissi, deux orgas surtout de jeunes, provenant de Syriza et Antarsya. À suivre !
Athènes, le 4 juin 2021
Source https://nouveaupartianticapitaliste.org/actualite/international/grece-deux-ans-dultra-liberalisme-et-de-repression-generalisee