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Jugement des conditions de détention dans les hotspots grecs

La Cour européenne des droits de l’homme va juger les conditions de détention dans les hotspots grecs

La Cour européenne des droits de l’homme vient d’annoncer qu’elle allait examiner la requête déposée voici plus d’un an par 51 personnes, demandeuses d’asile, de nationalités afghane, syrienne et irakienne (parmi lesquelles de nombreux mineurs) alors qu’elles étaient maintenues de force dans une situation de détresse extrême dans le hotspot de l’île de Chios, en mer Egée. [1]

Dans leur requête, ces personnes ont mis en évidence l’insuffisance et le caractère inadapté de la nourriture, les conditions matérielles inhumaines et dégradantes, voire dangereuses auxquelles elles étaient soumises, les grandes difficultés d’accès aux soins, la non prise en compte de situations de particulière vulnérabilité – femmes enceintes, enfants en bas âge, mineurs isolés -, mais aussi l’arbitraire administratif et le maintien dans un état d’incertitude angoissante dont elles étaient victimes. Et cela, alors qu’elles étaient interdites de quitter l’île de Chios, devenue prison à ciel ouvert.Tous ces éléments sont documentés dans le rapport rendu public par le Gisti après la mission qu’il a effectuée dans les hotspots de Chios et de Lesbos, au mois de mai 2016, au cours de laquelle il a rencontré les 51 plaignants : Accord UE-Turquie : la grande imposture.

Cette annonce de la Cour intervient au moment même où, dans un rapport du 26 septembre 2017, dont les observations convergent avec celles du rapport du Gisti, le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe critique sévèrement la façon dont sont traités les ressortissants étrangers dans les hotspots sur les îles de la mer Egée, pointant notamment la « surpopulation combinée à un niveau accru de violence entre personnes retenues, à des soins de santé de base insuffisants, à une aide aux personnes vulnérables non appropriée et à des garanties juridiques déficientes », qui, selon le CPT, « a créé une situation hautement explosive ».

Elle coïncide également avec le terme de l’opération de « relocalisation », dans les différents États membres de l’Union européenne (UE), des demandeurs d’asile arrivés dans les hotspots de Grèce et d’Italie depuis le mois de septembre 2015. Une opération dont l’échec patent (moins du quart de l’objectif fixé a été atteint), faute de volonté politique et de solidarité au sein de l’UE, renvoie la Grèce et l’Italie, qu’elle était censée soulager, à leur rôle de gardes-frontières de l’Europe, avec toutes les conséquences dramatiques que cette situation entraîne pour les personnes qui se trouvent bloquées dans ces deux pays.

Dans sa communication sur le cas des 51 demandeurs d’asile de Chios, la Cour européenne des droits de l’homme interroge les conditions matérielles de leur détention et leur conformité avec les règles posées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH) (pas de détention arbitraire, droit d’être informé des raisons de sa détention, droit de former un recours pour qu’il y soit mis fin). Elle a en revanche écarté les risques invoqués par les requérants pour leur droit à la vie, également protégé par la CEDH. On peut certes considérer que dans leur cas, ce droit n’était pas violé à la date de la requête. Cependant, le caractère chronique des très mauvaises conditions d’« accueil » des personnes confinées dans les hotspots grecs, qui s’est confirmé au fil des mois, a entraîné le décès de plusieurs d’entre elles, soit de froid, soit de maladie, soit par suicide. Des morts qu’on ne saurait imputer à la fatalité ou la malchance, mais bien aux effets directs, bien que discrets, d’une politique inhumaine.

Voir le rapport de mission du Gisti dans les hotspots de Lesbos et Chios « Accord UE-Turquie, la grande imposture », juillet 2016

Version en anglais : mission report in the Greek hotspots in Lesvos and Chios « EU-Turkey statement : the great deception », july 2016

[1Requête n° 34215/16, AK et autres contre la Grèce

27 septembre 2017 http://www.gisti.org/spip.php?article5739

En réponse à la visite du président français à Athènes

Par Maria Negreponti-Delivanis ancien recteur de l’université de Macédoine – Thessalonique, Grèce. présidente de la fondation Delivanis

Emmanuel Macron, en tant que visiteur dans notre pays la semaine passée, s’est montré agréable dans sa communication, cultivé mais également fier car il se passionne pour l’histoire de la Grèce antique, comme cela arrive avec les Français éduqués.

Cherchant des problèmes (comme il est d’usage) relativement à cette visite, je m’empresse de souligner que du côté du président Français il n’y en a pas, mais je n’en dirai pas autant concernant les dirigeants Grecs. Le gouvernement, et aussi dans une large mesure l’opposition, espéraient beaucoup de cette visite, et curieusement, à sa suite, ont affiché une satisfaction extrême et absolument injustifiée. Voyons, donc, ce que le président Français a apporté à la Grèce avec son discours, et quelle aurait dû être la réponse du gouvernement, et pourquoi pas de l’opposition aussi, ce qui malheureusement n’a pas été le cas.

  1. Le discours

Le discours de monsieur Macron, si l’on met de côté ce qui avait rapport aux grandes réalisations de nos ancêtres et aussi la tentative fort appréciée de saluer en grec, était général et ne comportait aucune promesse précise relativement à l’allègement des souffrances infligées par l’UE depuis quelque 8 années à la Grèce. Bien entendu, le président Français a parlé du martyr enduré par les Grecs, mais si je ne me trompe, j’ai discerné une certaine note à l’adresse de notre gouvernement, prenant soin de convaincre le peuple de la nécessité de ces souffrances et prétendant que celles-ci lui sont bénéfiques.

Monsieur Macron était parfaitement clair, tout comme l’est d’ailleurs le ministre des Finances Allemand, sur le fait qu’un “allègement de la dette” est hors de question avant l’achèvement des “réformes”. Pour monsieur Macron, qui non seulement est un des élus des banquiers internationaux mais, comme il le déclare à chaque occasion, est un libéral, les “réformes” constituent le vaisseau amiral de sa cosmothéorie. Sachant que notre monde dispose de deux systèmes macroéconomiques, le libéral et l’interventionniste, son choix n’est en aucun cas répréhensible. Il est, bien évidemment, nécessaire d’ajouter que le fonctionnement normal des économies demande que ces deux systèmes soient associés dans leur mise en œuvre, et non que l’un s’impose dogmatiquement en excluant l’autre. Il aurait en cela été intéressant que monsieur Macron donne quelques précisions quant au genre de ces “réformes” que lui-même et le ministre Allemand des Finances estiment qu’elles sont la condition préalable à la “sortie de cette mauvaise passe” de notre pays. Il est vrai que personne du côté du gouvernement ou de l’opposition, pas plus que du côté de “nos partenaires” n’a jamais jugé nécessaire, tout au long de ces 8 années dramatiques, de nous informer du contenu de ces “réformes” mythifiées, de ce que l’on e n attend exactement et de leur échéance. Car il est clair que mentionner simplement des réformes, sans en déterminer le contenu, n’a aucun sens. Concernant la Grèce, on sait que dès le début de la crise les “réformes”, qui en réalité ne sont pas des réformes, se limitent premièrement à la suppression totale de toutes les améliorations acquises par les luttes sociales durant les 200 dernières années dans l’environnement barbare du marché du travail, et deuxièmement au bradage massif de la Grèce tout entière. Les Français, bien sûr, et tout particulièrement monsieur Macron, économiste, savent parfaitement que cela ne relève pas de la catégorie des “réformes”, comme cela est largement enseigné dans les facultés françaises d’économie. Ils savent également que l’appauvrissement des travailleurs donne, au-delà des résultats sociaux, des résultats économiques pitoyables, et aussi que le bradage des ports et des aéroports, de l’eau, de l’électricité et en général des services sociaux sensibles de l’État ne figure pas au chapitre des réformes, et qu’il n’est pas souhaitable mais plutôt dangereux à tout point de vue. Par contre, une série de vraies réformes existe, dont la Grèce a urgemment besoin, mais qui n’intéressent pas nos partenaires.

Un autre point du discours du président Français souligne l’importance de l’Europe, sa cohésion qui doit être sauvegardée à tout prix, afin qu’elle joue le rôle important qui lui appartient sur la scène économique et politique internationale, et où il va de soi que la présence de la Grèce est absolument indispensable. Dans le même temps, il a reconnu (indirectement mais clairement) que cette Europe doit changer (car manifestement elle est minée par de multiples problèmes) et se fédéraliser, en se dotant, comme principal représentant, d’un ministre des Finances européennes. L’idée, cela va sans dire, n’est pas nouvelle, puisque les européistes y ont pensé afin de calmer les réactions des citoyens européens, parmi lesquels le nombre des eurosceptiques a dépassé le nombre de ceux qui acceptent la poursuite de l’Europe unie. Cependant, hormis le fait que cette vision à long terme a été fort justement qualifiée par le journal allemand Die Welt, au lendemain du discours du président Français, d’ “utopie naïve”, il y a dans cela une pointe empoisonnée que monsieur Macron n’a pas hésité à saisir, et qui plus est dès le premier instant de son entrée en fonction, provoquant de nombreuses réactions à l’étranger (mais curieusement, pas en Grèce), et qui concerne la refondation de l’Europe, laquelle est constituée d’États membres égaux (selon le principe de sa convention fondatrice), en vue d’une Europe à plusieurs vitesses. Je me demande si les membres de notre gouvernement, qui, avec un enthousiasme si émouvant, ont parlé de l’Europe et du maintien coûte que coûte en son sein de la Grèce, ont également accepté, sans hésitation aucune, le fait que notre pays soit la cinquième roue de la charrette européenne.

Il est naturel et tout à fait compréhensible que le président Français serve les intérêts de son pays comme il l’entend, et que par conséquent, il évite de prendre des positions ou de faire des promesses qui pourraient lui causer des problèmes vis-à-vis de l’Allemagne. Le renouveau de l’axe franco-allemand est au centre des efforts de redressement du régime vacillant en Europe. Or, cette position, ou plutôt la position de nos hommes politiques, est, que l’on me permette ce qualificatif, incompréhensible. En deux mots, la blessante position tributaire du gouvernement grec, renforcée aussi par son enthousiasme, qu’on ne peut raisonnablement expliquer, à l’égard de ce qui a été dit par monsieur Macron, est hélas la preuve qu’il a accepté l’état de COLONIE européenne.

  1. Ce que voudraient entendre les Grecs de la part de leurs dirigeants en réponse à Emmanuel Macron

“Cher monsieur le Président de cette grande amie la France,

Nous sommes extrêmement heureux de vous accueillir en Grèce, et sensibles au fait que vous avez choisi notre pays, vous et votre épouse, pour une de vos premières visites officielles à l’étranger. Nous vous considérons comme un ami de notre pays, c’est pourquoi, au-delà des compliments et des conventions, nous allons vous parler avec sincérité du drame inacceptable que vit notre peuple depuis 8 ans, avec la conviction que vous le transmettrez, de la manière que vous choisirez vous-même, aux autres partenaires.

Pour commencer, nous sommes d’accord avec vous sur le fait qu’il serait dommage que l’Europe se disloque et que l’euro, en dépit de ses problèmes, doit être sauvé (si cela est possible, évidemment). C’est pourquoi l’Europe doit fondamentalement changer et se tourner vers ses peuples, et non vers plus de bureaucratie, d’élitisme et de réduction de la démocratie. La tâche est difficile, aux limites peut-être de l’irréalisable. Nous espérons que vous y parviendrez. Mais d’ici là, la Grèce ne peut attendre, car elle croule sous le poids insupportable de mémorandums qui ne mènent à rien et de quasi-réformes qui l’appauvrissent chaque jour davantage. N’écoutez pas, monsieur le Président, ce qu’il nous arrive d’affirmer pour apaiser la colère justifiée de nos compatriotes. La Grèce ne va pas, et ne peut aller mieux. En réalité, le chômage augmente, mais il est dissimulé par les chômeurs de longue durée qui, dépités, ont cessé de rechercher un emploi, par les milliers de jeunes qui sont partis pour trouver un sort meilleur loin de la Grèce, et surtout par l’extension des formes de travail précaire où figurent aussi ceux qui travaillent 1 ou 2 heures par semaine et sont quand même considérés comme ayant un emploi. Par ailleurs, vous êtes vous aussi un économiste et par conséquent vous savez que la croissance, aussi désirée soit-elle, ne peut en aucun cas se faire dans une économie où toutes, toutes sans exception aucune, les propensions à la croissance ont sombré. Je n’en citerai qu’une seule qui est amplement suffisante, à savoir la demande concernant les produits alimentaires de base, en baisse constante ces dernières années. Et en dépit de l’appauvrissement des travailleurs, dont une large part travaille pour 200 ou 300 euros par mois, souvent 10 à 12 heures par jour, et en dépit du fait que le marché du travail (du fait des “réformes”) s’est transformé en jungle, nos partenaires exigent que cela continue, et qui plus est, ils ont fortement réagi au fait que la nouvelle ministre du Travail a tenté de faire passer dans un récent projet de loi quelques améliorations, du reste tout à fait marginales. Les impôts de toute sorte, résultante d’une imagination enflammée, pompent dans l’économie les liquidités jusqu’à la dernière goutte, achevant l’œuvre inhumaine de la ponction complètement démesurée des excédents primaires exigés par nos partenaires. Les réductions drastiques des salaires et des retraites se poursuivent résolument. Les hôpitaux publics manquent de personnel, de médicaments de base et de gazes. Le nombres des entreprises qui mettent la clé sous la porte est largement supérieur à celui des créations d’entreprise. Oublions donc (entre nous maintenant) la croissance car l’évoquer, compte tenu des conditions qui prévalent en Grèce, est la démonstration d’un manque total de sérieux.

Or, sans croissance, il est impossible de rembourser cette dette colossale, même pas en l’an 3000. Et il va de soi que jusqu’à ce qu’elle en rembourse 75 %, la Grèce sera sous supervision, toujours soumise à une quelconque forme de mémorandum. Par conséquent, monsieur le Président, ne prenez pas au sérieux ce que nous affirmons, à savoir que notre sortie sur les marchés est censée nous assurer la fin des mémorandums. Au contraire même, nous paierons alors beaucoup plus cher les emprunts… mais que faire, le peuple a besoin d’espérer, peu importe si ces espoirs sont vains.

Partageons donc, monsieur le Président, votre enthousiasme pour l’actuelle et pour la nouvelle Europe, et tâchons pour l’heure de ne pas entrer en conflit avec la zone euro, quoique dans notre cas, ce serait nécessaire. Vous admettrez néanmoins que nous avons déjà fait d’indicibles sacrifices compte tenu de la taille et des capacités de notre petite Grèce, afin de sauver les banques françaises et allemandes et pour que l’Europe ne se disloque pas. Des sacrifices qui ont détruit une nation entière et qui ont exterminé un peuple entier. Mais maintenant, la fin du monde est arrivée et nous, l’UE et pour lui faire plaisir nous aussi, ne pouvons plus nous moquer du peuple grec qui est au supplice et agonise. L’UE, ne serait-ce que sans le FMI, doit assumer ses responsabilités, et cesser d’imposer à la Grèce des programmes et des mesures dont ELLE SAIT (tout comme nous) que non seulement ils sont tout simplement voués à l’échec, mais aussi qu’ils achèvent sa destruction. De toute évidence, vous le savez bien, monsieur le Président, depuis le début de la crise et constamment, on nous impose des programmes erronés et sans issue, lesquels ne sont pas révisés pour que nul n’ait ainsi à reconnaître son erreur, j’entends celle des partenaires européens et du FMI. Cette erreur criminelle est néanmoins continuellement pointée du doigt par certains dignitaires isolés de l’UE et du FMI, mais malgré cela, on s’y accroche, portant désormais atteinte à la survie même de la Grèce.

Cette tromperie permanente n’est pas conforme au peuple français historique, n’est pas conforme à la Démocratie qui, comme vous l’avez dit, est née sur la colline du Pnyx, ne sert aucunement l’Europe. Car tôt ou tard, le peuple grec, qui est prêt et qui n’a plus rien à perdre, va se soulever. Vous savez en outre que des économistes renommés, parmi lesquels des Français (citons par exemple le professeur Gérard Lafay) ont pris une position très claire, analysant dans des livres et maints articles (ce qui d’ailleurs est l’évidence même), comment et pourquoi les mémorandums et les “réformes” détruisent la Grèce au lieu de la sauver.

Alors, si vous voulez sauver l’UE de la dislocation certaine vers laquelle elle va, nous vous demandons d’être notre précieux ambassadeur et de faire comprendre à nos partenaires pourquoi il est urgent de réviser en profondeur les plans européens pour la Grèce. Mais encore, pourquoi il faut cesser d’encourager la nécessité de réaliser des quasi-réformes, vides de contenu, et pourquoi des réformes adéquates doivent être étudiées sérieusement, grâce auxquelles l’économie grecque pourra vraiment s’améliorer, en se basant sur sa croissance et non sur sa contraction.

Résumons, monsieur le Président. Pour la Grèce, c’est la capacité de croissance (rendue impossible par les des mémorandums et les “réformes”) qui compte infiniment plus que n’importe quelle forme d’allègement de la dette. Si cette dette est libérée de ses parts odieuse et onéreuse, et que l’on permet à la Grèce de se développer, nous n’aurons pas besoin d’emprunts, de mémorandums, de négociations interminables et autres violences de cette sorte. Avec un rythme de croissance annuel de 3,5 %, que nous pouvons tout à fait atteindre, avec le temps, nous paierons notre dette.

Une solution sincère au problème de la Grèce est maintenant plus urgente que jamais, car il n’est plus possible de continuer indéfiniment ces histoires sur la croissancecoucou la voici, coucou la voilà.

Et puis, monsieur le Président, comprenez que dans cette nouvelle Europe à plusieurs vitesses que vous imaginez, ne serait-il pas absurde que la poursuite des sacrifices mortels que vous nous demandez ait comme contre-poids un état de servitude qui appartient aux temps anciens ?

source http://www.defenddemocracy.press/en-reponse-a-la-visite-du-president-francais-a-athenes/

 

Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme

Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme Par Romaric Godin sur Médiapart

À la veille des législatives allemandes, enquête sur le ministre des finances d’Angela Merkel depuis 2009. Il est l’incarnation politique de l’ordolibéralisme, cette forme allemande du néolibéralisme.

Le 1er juillet 2016, à Fribourg-en-Brisgau, là même où il est né 74 ans plus tôt, Wolfgang Schäuble reçoit la « médaille Walter-Eucken ». Remise tous les deux ans par l’institut du même nom, cette décoration récompense ceux qui font vivre la pensée de cet économiste fondateur de cette forme spécifiquement allemande du néolibéralisme, l’ordolibéralisme. Dans son discours de louange, l’économiste Lars Feld, membre des « sages » qui conseillent le gouvernement fédéral et président de l’institut Walter-Eucken, salue « l’engagement sans faille » de Wolfgang Schäuble pour les « principes de la politique de l’ordre [« ordnungspolitische Prinzipien »] dans l’esprit de l’école de Fribourg ». Un engagement qu’il a prouvé par une « solide et conséquente politique financière et budgétaire ainsi que par sa gestion de la crise de la dette européenne ».

Wolfgang Schäuble reçoit de Lars Feld la
                    médaille Walter-Eucken © Institut Walter Eucken

Wolfgang Schäuble ne cachait pas alors son émotion. Et pour cause, cette médaille récompense effectivement une action guidée par cette école de pensée. Dans un discours prononcé cinq ans plus tôt, en 2011, devant la prestigieuse université de Saint-Gall, en Suisse, il revendiquait d’avoir « ses racines intellectuelles dans l’école ordolibérale de Fribourg [dont] le père spirituel est Walter Eucken ». Rien d’étonnant donc à ce que Wolfgang Schäuble apparaisse en Europe et en Allemagne comme l’héritier et le gardien de cet héritage qui s’est identifié avec la politique économique de la République fédérale depuis 70 ans. Pour comprendre ce que veut et ce que fait le ministre allemand des finances, il faut d’abord comprendre cette pensée. En Allemagne, on parle peu d’ordolibéralisme, mais on évoque plus volontiers la notion de « politique de l’ordre » (Ordnungspolitik), de « culture de la stabilité » (Stabilitätskultur) ou encore d’« économie sociale de marché » (Sozialmarktwirtschaft), trois termes assez équivalents et qui disposent, outre-Rhin, d’une forte connotation positive. Comprendre Wolfgang Schäuble, c’est donc d’abord comprendre cette pensée et sa destinée politique.

La théorie de l’école de Fribourg est née en réaction à une double crise : l’hyperinflation de 1923 et la crise économique de 1929. Deux coups de boutoir qui ont semblé réduire à néant la pensée libérale de l’avant-première guerre mondiale avec son monde. Mais Walter Eucken, professeur d’économie à l’université de Fribourg-en-Brisgau dans les années 1930, entreprend de sauver le libéralisme. Son idée centrale est que le marché ne peut survivre durablement sans un encadrement et une organisation assurés par les pouvoirs publics. Le marché doit dominer l’économie, il doit être le lieu où se forment les prix et se réalise l’essentiel de l’activité économique, mais il doit le faire dans l’ordre et la stabilité, en évitant ses propres excès. Et l’État doit en être garant. Si ce dernier ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement du marché, sous peine de provoquer de graves désordres comme l’hyperinflation, fruit du financement monétaire de l’État, il doit établir et garantir des règles pour le fonctionnement de ce marché pour le prémunir des excès qui ont mené à la crise de 1929. Et, élément essentiel, il doit lui-même strictement respecter ces règles.

Cette pensée va être développée par Wilhelm Röpke, un autre économiste allemand, qui l’intègre dans ce qu’on va appeler le « néolibéralisme », ce mouvement de pensée qui, dans les années 1930 et 1940, tente de rénover le libéralisme contre la montée du keynésianisme et de l’interventionnisme. Wilhelm Röpke participe ainsi en 1938 au fameux « colloque Walter Lippmann », à Paris, acte de naissance de ce mouvement. Il dirigera dans les années 1960 la Fondation du Mont-Pèlerin, son bras armé intellectuel. Mais l’ordolibéralisme se distingue fortement du libéralisme de l’école autrichienne de Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, adeptes d’une forme moderne de « laisser-faire ».Certes, Wilhelm Röpke reconnaît l’existence d’un « ordre spontané » créé par le marché, mais cet ordre n’est possible qu’autant que l’État assure un cadre stable permettant le meilleur fonctionnement du marché. Et le premier de ces cadres, c’est la monnaie. Cette dernière doit être neutre pour ne pas perturber la réalité du marché. Pour être neutre, il ne faut ni manipulation monétaire, ni inflation, ni déficit public. L’État doit donc être sobre et la banque centrale concentrée sur son objectif de lutte contre l’inflation. Toute dette publique est à bannir, tant l’État est tenté de la réduire par l’inflation ou la création monétaire. Walter Eucken avait ainsi affirmé la nécessité de règles de fer pour les acteurs du marché comme pour l’État, par exemple la constitutionnalisation des règles budgétaires.

L’après-guerre sonne le triomphe de cette pensée en Allemagne. Au traumatisme de l’inflation, renouvelé par un nouvel épisode d’hyperinflation en 1947-1948, s’ajoute celui du nazisme, perçu par ces milieux libéraux comme le fruit de la pensée interventionniste. La nouvelle démocratie allemande se devait d’être libérale tout en s’assurant de la stabilité économique. Naturellement, donc, elle s’est tournée vers la pensée de l’école de Fribourg. D’autant que ses représentants, Walter Eucken et Wilhem Röpke, ont été des opposants farouches et de la première heure au nazisme.

Un homme a compris cette opportunité historique : Ludwig Erhard. Un des fondateurs de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), parti du père et du frère de Wolfgang Schäuble, comme de lui-même depuis 1965, il devient de facto ministre des finances de la zone alliée et fonde, presque malgré les occupants, le deutsche Mark le 20 juin 1948. Une monnaie forte garantie par une politique fortement déflationniste de « stabilité » sur laquelle va s’établir la République fédérale, un an plus tard. Ludwig Erhard en devient le ministre de l’économie jusqu’en 1963, puis le chancelier (1963-1966).

Ludwig Erhard reprend et développe le terme d’« économie sociale de marché », inventé par son conseiller Alfred Müller-Armack, un économiste de l’école de Fribourg, pour imposer la pensée ordolibérale dans la réalité économique. La vision de Ludwig Erhard est une forme de « vulgarisation » de la pensée de Walter Eucken qu’il développe dans son ouvrage de référence Le Bien-Être pour tous (Wohlstand Für Alle). Certes, il a recours à quelques concessions à l’esprit keynésien du temps et bâti une forme d’État-providence. Mais l’Allemagne se distingue alors fortement des États sociaux de l’époque comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie. La concurrence y occupe une part plus importante, mais est aussi plus encadrée par une monnaie solide et une banque centrale strictement indépendante, la Bundesbank, créée en 1957. La redistribution intervient ensuite, comme le fruit du succès de cette stabilité. La logique est donc l’inverse de celle des États keynésiens d’alors. Cette inversion est cruciale et détermine encore une grande partie des choix européens et allemands de Wolfgang Schäuble aujourd’hui.

Car la figure de Ludwig Erhard est essentielle. Elle est aujourd’hui quasiment divinisée outre-Rhin où pratiquement tous les partis à l’exception partielle de Die Linke, le parti de gauche, se revendiquent de « l’économie sociale de marché » et de son héritage. Celui qui s’est présenté comme le « père du miracle économique allemand » est parvenu à élaborer une culture économique en République fédérale fondée sur l’ordolibéralisme. Il a fait de cette « politique de l’ordre » le fondement indiscutable du succès allemand de l’après-guerre, oubliant au passage et le plan Marshall et la convention de Londres de 1953 qui annula la dette publique allemande. Dès lors, cette pensée est devenue celle de la République fédérale et l’est encore.

L’horreur inflationniste
Wolfgang Schäuble, né en 1942, homme de l’Allemagne de l’Ouest, élu au Bundestag sans cesse depuis 1972, est logiquement profondément imprégné de cette « culture de la stabilité » à laquelle il est resté attaché durant toute sa vie politique. Cet attachement sera renforcé par trois facteurs supplémentaires qui expliquent une grande partie de ses choix politiques et de sa conception de l’Europe du futur.

Le premier facteur essentiel est son milieu familial. Fils d’un conseiller fiscal militant et élu de la CDU, Wolfgang Schäuble évoque volontiers la figure de sa mère, venue de la région de Stuttgart, et qui apparaît comme l’archétype de la « mère de famille souabe », figure légendaire de la bonne gestionnaire en Allemagne. D’après son frère, cité dans sa biographie rédigée en 2013 par Hans Peter Schütz, Zwei Leben (Deux vies)1, Wolfgang Schäuble aime ainsi à raconter une anecdote, selon laquelle sa mère, n’ayant pas les 20 pfennigs nécessaires pour payer le parcmètre, était revenue le lendemain pour insérer la pièce et acquitter ainsi sa dette.

Mais surtout, le ministre des finances allemand est issu de cette « classe moyenne éduquée, la Bildungsbürgertum, large et exceptionnellement privilégiée, qui a souffert le plus complètement » de l’hyperinflation de 1923, pour reprendre les termes de l’historien britannique Frederick Taylor2. Or, selon ce dernier, la situation de cette classe durant cette crise monétaire est « propre à l’Allemagne ». Et c’est cette classe qui, précisément, est à l’origine de cette obsession de la stabilité dans la culture du pays.

Selon Frederick Taylor, c’est cette classe qui a construit par la suite un « récit national » traumatisant de la grande inflation qui a produit une peur panique de cette dernière dans un pays qui n’avait pourtant pas été le seul à avoir connu une hyperinflation de ce type. Ce récit qui lie directement inflation et nazisme, oubliant, en dépit du travail des historiens, l’effet de la politique déflationniste du chancelier Heinrich Brüning (1930-1932). Cette classe « s’est révélée devenir une grande force de formation de l’opinion durant les trois quarts de siècles suivants », insiste Frederick Taylor. Et de conclure : « Ce phénomène a joué un rôle important, peut-être crucial, dans la transformation de l’expérience de l’inflation qui a été une dure mais supportable expérience pour beaucoup, et même la plupart des Allemands, (…) en un consensus unique de catastrophe nationale universelle. » Wolfgang Schäuble est l’enfant de cette classe. Sa pensée est la sienne.

Wolfgang Schäuble lors de sa première élection
                    au Bundestag en 1972 © DR Wolfgang Schäuble lors de sa première élection au Bundestag en 1972 © DR

Et c’est bien à cette aune qu’il faut comprendre la critique constante de la politique non conventionnelle de la BCE, même si l’économie allemande et lui-même en tant que ministre des finances en profitent effectivement. Wolfgang Schäuble dit rester fidèle à l’idée de l’indépendance de la BCE, mais il ne conçoit cette indépendance que comme une garantie d’une politique non inflationniste et calquée sur l’ancienne politique de la Bundesbank. Lorsque la banque centrale développe une politique expansionniste et inflationniste, donc qui heurte ses convictions profondes, elle sort, pour lui, de son rôle et se fourvoie.Comme beaucoup d’économistes allemands, Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à attaquer violemment Mario Draghi sur sa politique. En avril 2016, il lui a même attribué « 50 % du score » d’Alternative für Deutschland, le parti d’extrême droite émergent en Allemagne. Cette accusation n’est pas une simple attaque rhétorique. Elle révèle cette identification entre l’inflation de 1923 et la montée du nazisme, raccourci utilisé par la Bildungsbürgertum pour imposer la crainte de l’inflation.

Encore récemment, Wolfgang Schäuble pouvait prétendre que « tout le monde veut que la politique monétaire soit normalisée ». Pour le ministre allemand, la monnaie doit être neutralisée, quel qu’en soit le prix. La logique expansive de Mario Draghi mais aussi l’attention que ce dernier porte au système financier, en bon ancien de Goldman Sachs, ne peuvent que le heurter. Wolfgang Schäuble estime que c’est aux marchés de s’adapter à la stabilité et non à la banque centrale de faire des compromis pour ménager les marchés. Et c’est bien pour cela qu’il entend utiliser un éventuel prochain mandat pour faire obtenir la présidence de la BCE à un défenseur de la « culture de la stabilité », de préférence allemand. C’est désormais une demande officielle de la République fédérale. Et pour cause : il va s’agir de réduire les effets de la création monétaire des années Draghi.

Le deuxième facteur qui a attaché ce doyen de la politique allemande à l’ordolibéralisme, et qui détermine bon nombre de ses actes, est sa formation juridique. Docteur en droit financier, il a toujours été convaincu de la règle en économie. Cette vision correspond parfaitement à la « constitutionnalisation » de l’économie, promue par Walter Eucken et portée par Wolfgang Schäuble durant les crises de 2008 et de 2010. Après avoir fortement soutenu l’introduction dans la loi Fondamentale, la constitution allemande, du « frein à l’endettement » ou « règle d’or budgétaire » en 2009, comme prix des deux plans de relance décidés alors par la « grande coalition », le ministre des finances a tout fait pour entrer dans les clous de cette règle, quoi qu’il en coûte, y compris au prix d’une réduction de l’investissement public.

Le déficit de demande de la zone euro tout entière en a été la conséquence. Du reste, dans l’union monétaire, le ministre a plaidé et obtenu un cadre budgétaire plus rigide pour le pacte de stabilité et la mise en place d’un pacte budgétaire calqué sur le modèle constitutionnel allemand. Homme d’ordre, deux fois ministre fédéral de l’intérieur, Wolfgang Schäuble croit en la loi et en son respect aveugle, en économie comme ailleurs.

Or, et c’est un facteur important de la pensée de Wolfgang Schäuble, cette primauté de la règle ne peut se défaire par une simple élection. L’ordolibéralisme rejette l’autoritarisme interventionniste, il se veut démocratique. On l’a vu, c’est une pensée profondément issue de l’anti-nazisme. Mais c’est aussi une pensée qui se méfie de la démocratie comme facteur d’instabilité et de chaos et qui, partant, l’encadre fortement. Il y a des domaines où les peuples doivent accepter de ne pas s’immiscer et de laisser la main à des experts indépendants, neutres, qui font respecter les règles et fonctionner au mieux le marché. La démocratie doit se garder des impulsions et des désirs du peuple, qui provoquent des déséquilibres. L’ordolibéralisme est une pensée d’inspiration oligarchique. C’est un conservatisme qui cherche sa voie dans la modernité démocratique.

C’est cette vision qui est à l’origine de la « règle d’or » budgétaire ou de l’indépendance de la banque centrale. Autant d’éléments qui sont placés hors de portée de la décision démocratique. Dans son discours de Saint-Gall, Wolfgang Schäuble explique ainsi que « renforcer le mandat démocratique des institutions européennes […] ne signifie pas que les décisions budgétaires et monétaires prises par ces institutions démocratiquement légitimées ont besoin de l’approbation continuelle du public ». Les institutions doivent « prendre des décisions budgétaires et monétaires le plus indépendamment possible du politique ». C’est là le moteur principal de la crise grecque de 2015, où Wolfgang Schäuble a demandé aux Grecs de se prononcer entre leur choix démocratique et leur maintien dans une structure ordonnée par des règles intangibles.

(1) H. P. Schütz, Wolfgang Schäuble : Zwei Leben, Droemer, 2013.
(2) F. Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury, 2013.

La religion de la stabilité

Troisième facteur, complémentaire de son attachement à l’ordolibéralisme : son protestantisme hérité de sa mère (son père était catholique, exclu de la communion en raison de son mariage) et qui est un élément important de sa vie politique. En 2017, à l’occasion des 500 ans de la « Réforme » de Luther, Wolfgang Schäuble a même publié un petit ouvrage, fait inédit, titré Protestantisme et politique3, où il revendique l’importance de cette pensée dans son parcours. Il y reprend l’idée de Max Weber selon laquelle le protestantisme est à la source du monde moderne et sert d’inspiration au libéralisme. Il y défend la tradition luthérienne individualiste contre l’héritage étatiste allemand. « Il y a toujours une tendance en Allemagne à attendre trop de l’intervention de l’État, et parallèlement trop peu de volonté de régler les problèmes de la société par l’initiative personnelle », se lamente-t-il, tout en mettant implicitement à son crédit une « évolution positive » ces dernières années.

Certes, l’ordolibéralisme n’est pas synonyme de protestantisme (Fribourg-en-Brisgau est un bastion catholique), mais dans le cas du ministre allemand, sa pensée religieuse a renforcé son ordolibéralisme. Cette influence religieuse se retrouve dans sa conviction profonde que la stabilité financière est un roc de vérité dans le chaos du capitalisme. Et pour cause, cette stabilité permet de s’extraire de la temporalité en réduisant sa traduction économique visible : l’inflation. Dans le paradis ordolibéral, le temps est maîtrisé parce qu’il ne modifie plus les prix. La vision des marchés est ici presque métaphysique. Logiquement, tout ce qui la conteste relève de l’erreur ou de la courte vue.

Et Wolfgang Schäuble est toujours prompt, selon un vieux réflexe de cette pensée évangélique du sud de l’Allemagne, empreinte de quiétisme, à rappeler que la souffrance pour atteindre la vérité n’est pas, ne saurait être un critère d’échec, bien au contraire. Dans son discours de Saint-Gall déjà cité, en 2011, au plus profond de la crise de la dette européenne, Wolfgang Schäuble répond à l’idée que l’austérité pourrait réduire la consommation dans les pays du Sud : « Je ne suis pas sûr que ce soit nécessairement le cas, mais même si cela l’était, il faut faire un choix entre la souffrance à court terme et le gain à long terme. » Face aux cris de douleur des peuples étranglés par l’austérité, Wolfgang Schäuble reste de marbre, non par inhumanité, mais parce que ces souffrances sont le prix naturel de leurs erreurs passées, la conséquence d’un ordre transcendant. Au bout de cette souffrance seulement sera la délivrance.

C’est aussi dans cet ordre d’idées que Wolfgang Schäuble a décidé en juillet 1990, lorsqu’il était négociateur du traité de réunification avec la RDA, d’imposer, selon le modèle de Ludwig Erhard de 1948, une parité surévaluée entre le deutsche Mark et le Mark de l’Est, provoquant une rapide désindustrialisation de l’ex-RDA et un durcissement de la politique monétaire de la Bundesbank qui mènera à la crise du système monétaire européen en 1992. Mais il fallait assurer rapidement aux « nouveaux Länder » la « stabilité » quel qu’en soit le coût à court terme.

Pour quoi combat aujourd’hui Wolfgang Schäuble ? L’homme cherche à rester à la tête du ministère de la Wilhelmstrasse pour un troisième mandat consécutif. Derrière une modestie de façade, les faits ont renforcé encore ses convictions. Il est devenu en 2014 le premier ministre fédéral à présenter un budget excédentaire depuis 1969, la croissance allemande est plus forte que celle de la zone euro, la dette publique se résorbe lentement, l’euro a passé la crise. De son point de vue, qui ignore les conséquences sociales et politiques de ses choix européens, tout semble lui donner raison. Comme s’il avait renoué avec l’âge d’or du « miracle économique » de Ludwig Erhard. Pourquoi alors ne pas décrocher après 45 ans de vie politique ? Peut-être parce qu’il lui reste une tâche, celle de réaliser « son » Europe.

Car Wolfgang Schäuble a toujours voulu se présenter comme un grand Européen. « Depuis qu’il est tout jeune, son cœur bat pour l’Europe », affirme son frère Thomas à son biographe qui ajoute : « L’Europe unie est toujours apparue comme la perspective de l’Allemagne dans ses convictions les plus rationnelles. » Dès 1994, il rédigeait un projet d’unification fédérale de l’Europe avec le député CDU Karl Lammers. Un projet qui a longtemps fait rêver à Bruxelles. En 2013, le philosophe Jürgen Habermas disait de lui qu’il était « le dernier Européen du cabinet Merkel ». En fait, le seul qui parlait encore d’Europe. Mais alors, comment comprendre cette conviction de celui qui est, comme on l’a vu, le pur fruit de la pensée allemande, celui qui est apparu comme le défenseur des intérêts allemands tout au long de la crise européenne ?

En réalité, Wolfgang Schäuble intègre ses convictions européennes dans son ordolibéralisme. Pour lui, l’Europe ne peut s’unifier que si elle s’unifie autour de la « bonne » pensée économique. Elle doit donc le faire autour de la « culture de la stabilité ». C’était déjà le sens de son projet de 1994 : une Europe à plusieurs vitesses, avec un « cœur », le Kerneuropa, qui adopterait les canons de l’ordolibéralisme. « Il a un grand objectif : plus d’Europe et, en même temps, plus de stabilité », explique son biographe. Dès lors, la tâche de son prochain mandat, s’il est reconduit, sera de construire cette plus forte intégration sur la base de la culture de la stabilité. Amener davantage d’États européens à accepter ce qu’il considère être une vérité pour construire une Europe qui aura la même force que la République fédérale.

Wolfgang Schäuble est, en cela, un original, au sein de la pensée ordolibérale. Par nature, cette pensée est nationale. Le cadre est donné par l’État qui organise son propre marché intérieur. Il est le fruit d’une acceptation démocratique du cadre « neutre » décrit plus haut. Ludwig Erhard était un Européen tiède pour cette raison : il voyait peu de moyens d’exporter la « culture de la stabilité ». Aujourd’hui, cette vision est reprise par les conservateurs allemands, une partie des libéraux du FDP et le parti d’extrême droite AfD, à l’origine un mouvement d’économistes souhaitant revenir à un cadre cohérent pour la politique de l’ordre. Mais Wolfgang Schäuble estime que le cadre national n’est plus pertinent. « Le modèle de l’État nation s’est épuisé, je suis toujours plus convaincu de cela », affirme-t-il à son biographe en 2013. La mondialisation l’a convaincu que « l’État nation ne peut plus réaliser ce qu’il promet ».

Le ministre voit donc l’Europe comme indispensable, mais pas n’importe laquelle, et pas à n’importe quel prix. C’est le sens de l’ultimatum envoyé aux Grecs en juillet 2015 : ou vous acceptez d’entrer dans les canons de cette culture de stabilité ou vous sortez d’une zone euro qui n’est pas faite pour vous. L’Allemagne n’acceptera dans « son » club que ceux qui en acceptent strictement les règles. Et Wolfgang Schäuble ne cache pas depuis deux ans que, pour lui, la Grèce serait mieux hors de ce club. Depuis 2015, il est clair qu’on peut expulser les récalcitrants et même si la BCE l’a démenti ensuite, elle a ouvert durant cet été-là cette possibilité. L’Europe sera donc, dans l’esprit du ministre allemand, ordolibérale ou elle ne sera pas.

Caricaturé en officier nazi et suspecté de volonté hégémonique durant la crise européenne, Wolfgang Schäuble s’en défend violemment régulièrement, fidèle là encore à sa tradition intellectuelle. Ce qu’il chercherait, ce serait donc moins une « Europe allemande » qu’une « Europe à l’allemande ». Chaque occasion est bonne pour lui de vanter le « modèle allemand » qui prouverait que sérieux budgétaire, réformes et croissance vont de pair. Chaque pays européen devrait donc trouver dans l’Allemagne une source d’inspiration et non un « maître ». Reste une question : y a-t-il là une vraie différence, lorsque Angela Merkel décide si la Grèce reste ou non dans la zone euro, lorsque l’Allemagne dispose seule d’un droit de veto au Mécanisme européen de stabilité ou lorsqu’elle vise à obtenir la présidence de la BCE ? Avec Wolfgang Schäuble, l’Allemagne ne cherche pas la domination effective du continent, seulement sa domination culturelle dans l’espace économique. Mais, in fine, cette force « pédagogique » et de « modèle » lui donne un pouvoir et un avantage considérables.

Il ne faut donc peut-être pas surestimer l’altruisme européen dont aiment à se parer Wolfgang Schäuble, ses admirateurs et son biographe. L’Europe de la stabilité, c’est aussi l’Europe à bon marché pour les contribuables allemands, celle qui coûte peu, où le risque est minimal, et qui rapporte beaucoup. En attendant, l’Européen Schäuble refuse bec et ongles le dernier pilier de l’union bancaire, la garantie paneuropéenne des dépôts bancaires, celui sans lequel l’ensemble de l’édifice n’a pas de sens. L’Européen Schäuble refuse aussi d’annuler une partie de la dette grecque, malgré la soumission de Syriza aux demandes de la troïka et l’impossibilité pour le pays de se sortir de l’hydre de la dette. L’Européen Schäuble, si attaché à la démocratie, refuse toujours un parlement de la zone euro jouant pleinement son rôle. Pour lui, un tel parlement doit être « consultatif », a-t-il affirmé à La Repubblica, en mai dernier.

Si Wolfgang Schäuble demeure à la Wilhelmstrasse après les élections du 24 septembre, il portera un projet d’intégration de la zone euro qui visera à renforcer la stabilité du « cœur de l’Europe » : son ministre des finances sera un surveillant en chef des règles budgétaires, la BCE reviendra aux vieilles idées de la Bundesbank, le parlement de la zone euro sera consultatif et les moyens budgétaires seront conditionnés à une « politique de l’ordre ». Sur le papier, ces institutions ressemblent aux projets d’Emmanuel Macron et le doyen de la politique allemande aime à se présenter comme proche du cadet de la politique française.

Mais dans les faits, sa vision est très différente : parce que la « culture de la stabilité » doit l’emporter, l’Allemagne de Wolfgang Schäuble n’acceptera jamais d’être en minorité sur ces sujets en Europe, elle n’acceptera jamais une politique budgétaire expansionniste et elle sera constituée principalement d’instances indépendantes échappant au pouvoir politique et aux choix démocratiques. Le pari du président français pourrait donc se briser sur le froid réalisme et la détermination religieuse du ministre allemand. Un ministre, comme jadis Ludwig Erhard, qui a si bien façonné l’opinion, que, même sans lui, la « culture de la stabilité » restera la condition sine qua non de l’acceptation de toute intégration supplémentaire de l’Allemagne en Europe. L’empreinte idéologique de Wolfgang Schäuble est là pour durer. Avec un risque majeur à terme pour l’Europe si cette voie n’est pas, dans les faits, réalisable.

(3) W. Schäuble, Protestantismus und Politik, Claudius, 2017.

Sur les réfugiés semaine 39

29/9/17 État d’urgence en Turquie : menaces sur les réfugiés :La Turquie est de moins en moins sûre pour les réfugiés et les demandeurs d’asile depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. /Reportage.

https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/etat-durgence-en-turquie-menaces-sur-les-refugies

26/9/17 Deux ans après, quel bilan pour « les quotas » de migrants dans l’UE ?   Alors que la question migratoire reste l’une des plus actuelles, quel pays a respecté ses engagements européens ? Jade Toussay Journaliste

RÉFUGIÉS – Deux ans de mise en application, de menaces et d’encouragements. Ce mardi 26 septembre marque l’échéance du plan voté par la Commission Européenne pour la relocalisation de 120.000 réfugiés dans les 28 pays membre de l’Union Européenne. Prévu sur deux ans, l’heure est maintenant au bilan. Et il n’est vraiment pas glorieux.

En septembre 2015, le plan a été établi comme suit: 120.000 réfugiés hébergés dans les centres d’accueil de Grèce et d’Italie devaient être transférés dans les pays membres de l’UE. Cette répartition, dite des « quotas d’accueil », se fait en fonction de la taille de la population et du PIB du pays (à hauteur de 40%), moins le nombre de demandes d’asiles au cours des quatre dernières années et le taux de chômage (à hauteur de 10%).

Les Etats devaient recevoir 6000 euros par personne accueillie, tandis que que l’Italie et la Grèce recevaient 500 euros par personne relocalisée pour couvrir les frais de transport. Le profil des personnes à relocaliser avait également été défini: en grande majorité, des Erythréens, des Irakiens et des Syriens, pour qui le taux moyen de reconnaissance à la protection internationale dépasse les 75%.

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, ça s’est avéré (beaucoup) plus délicat.

Pas facile tout d’abord de faire accepter à l’ensemble des pays membres de l’UE l’idée d’un quota de réfugiés sur son sol. Ainsi, il a fallu recourir au vote à la majorité pour faire passer le texte. La Finlande s’est abstenue, tandis que la Hongrie, la Slovaquie, la République Tchèque et la Roumanie ont voté contre. Un recours en justice a même été déposé par la Hongrie et la Slovaquie, sans succès. Le 6 septembre dernier, la Cour de Justice a rejeté les recours « dans leur intégralité ».

Selon les chiffres publiés par la Commission Européenne, l’objectif de 120.000 réfugiés a finalement été revu à la baisse, pour ne concerner que 98.255 réfugiés. Mais le résultat n’est pas meilleur pour autant: au 6 septembre 2017, date du dernier rapport de la Commission sur le sujet, seulement 27.695 réfugiés avaient été relocalisés (19.244 arrivaient de Grèce et 8451 d’Italie), soit 28% des objectifs totaux. Et si certains pays ont tenu leurs promesses, d’autres ont brillé par leur absence.

Fin du programme, fin de la relocalisation?  Dans son quinzième rapport, publié le 6 septembre dernier, la Commission Européenne a souligné la tendance positive enregistrée en 2017, par rapport à 2016.

Après deux ans de mise en pratique certains pays ont réussi (ou presque) à atteindre les objectifs fixés: c’est le cas de Malte (+12% par rapport aux quotas de l’UE) et de la Finlande ou l’Irlande qui sont en passe d’y parvenir. Cependant, les prises en charge sont inégales: la plupart des migrants relocalisés arrivent de Grèce, alors que l’Italie doit parallèlement faire face à des arrivées toujours plus importantes.

De même, la Commission s’est également félicitée des premiers balbutiements de pays jusqu’alors peu enclins à accueillir les réfugiés: c’est par exemple le cas de l’Autriche et de la Slovaquie, qui ont relancé leur processus de relocalisation.

Quid des pays qui refusent d’appliquer l’accord? Après moult rappels à l’ordre, la Commission Européenne a engagé mi-juin une procédure d’infraction à l’encontre de la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne et saisi la Cour de Justice de l’UE, qui a débouté les pays réfractaires. Le 8 septembre, le premier ministre hongrois Viktor Orban a reconnu que la Hongrie « doit respecter les traités et reconnaître les décisions de la Cour », sans pour autant s’engager à respecter son quota d’accueil, toujours à 0.

Que se passera-t-il à compter de ce mardi 26, où le programme touche à son terme? Dans son rapport, la Commission précise que ses décisions « s’appliquent à toutes les personnes admissibles qui arriveront en Grèce ou en Italie jusqu’au 26 septembre 2017, ce qui signifie que les demandeurs admissibles devront encore être relocalisés après cette date. » Elle encourage donc tous les états membres à redoubler d’efforts.

Malgré tout, espérer que les quotas de 98.255 relocalisés seront atteints dans des délais raisonnables reste illusoire.

http://www.huffingtonpost.fr/2017/09/25/deux-ans-apres-quel-bilan-pour-les-quotas-de-migrants-dans-lue_a_23214522/

26/9/17 Revue de presse hellénique : Sous le titre « les demandeurs d’asile resteront en Grèce » Kathimerini relève que dans le cadre de nouvelles corrélations politiques au sein de l’UE la solidarité européenne envers la Grèce au sujet de la crise des réfugiés prend fin alors que les flux de réfugiés vers les îles grecques augmentent. Le journal souligne que le programme de relocalisation des demandeurs d’asile depuis la Grèce et l’Italie vers d’autres pays
européens s’achève officiellement aujourd’hui sans aucune décision de l’UE concernant ses prochaines initiatives dans ce domaine. Sans nouveau programme de relocalisation et sans réforme du règlement Dublin II tous les demandeurs d’asile arrivant en Grèce resteront dans le pays, souligne le journal.

22/9/17 Feu vert du Conseil d’État grec au renvoi de réfugiés syriens en Turquie

 Le Conseil d’État grec a débouté deux réfugiés syriens qui contestaient leur renvoi en Turquie en vertu du pacte migratoire UE-Ankara, ce qui ouvre la voie aux premiers renvois forcés de réfugiés dans le cadre de cet accord, a indiqué vendredi une source judiciaire.

Les deux Syriens avaient déposé un recours en dernière instance devant le Conseil d’État contre la décision de commissions grecques d’asile de les renvoyer en Turquie au motif qu’ils seraient en sécurité dans ce pays puisqu’ils y ont développé des liens lors de précédents séjours. 

En les déboutant, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative grecque, établit une jurisprudence en faveur des renvois forcés en Turquie de demandeurs d’asile notamment syriens arrivés sur les îles grecques depuis le 20 mars 2016.

« C’est une décision qui viole le droit des réfugiés, et qui tombe à pic pour servir l’accord conclu entre les Etats de l’UE et la Turquie », a commenté pour l’AFP Dimitris Christopoulos, président de la Fédération internationale des droits de l’homme.

Plus de 750 exilés syriens en attente d’une décision sur leur sort sur les îles grecques sont concernés dans l’immédiat par la perspective de tels renvois forcés, selon une source proche du dossier.

Ces renvois, prévus par le pacte UE-Ankara dans les cas où la Turquie est jugée « sûre » pour les requérants, avaient été gelés en pratique dans l’attente de la décision du Conseil d’État, saisi en plénière de l’affaire vu son importance.

Les avocats et ONG soutenant les requérants, dont la grecque Metadrasi et l’allemande Pro Asyl, avaient prévenu dès avant l’annonce de la décisdion qu’ils déposeraient un recours si nécessaire devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Les requérants déboutés sont deux jeunes hommes de 29 et 22 ans. Ils ont plaidé l’absence de garanties concernant leur sécurité en Turquie, affirmant y avoir notamment dans un premier temps été victimes de refoulements.

Fortement contesté par les humanitaires, le pacte UE-Turquie a considérablement réduit le flux migratoire en Méditerranée orientale après le pic de 2015.

Les arrivées sur les îles grecques en provenance des côtes turques toutes proches sont toutefois reparties à la hausse depuis le mois d’août, à plus d’une centaine par jours.

Selon une autre source judiciaire, les juges du Conseil d’Etat avaient débattu lors de l’examen de l’affaire de la possibilité de demander une interprétation du cadre légal s’appliquant à la Cour de justice de l’UE, mais cette option a été rejetée par 13 juges contre 12.

https://www.lorientlejour.com/article/1074106/feu-vert-du-conseil-detat-grec-au-renvoi-de-refugies-syriens-en-turquie.html

Grèce-Turquie : le gaz, le pétrole…..les conflits

Grèce-Turquie. Le gaz, le pétrole dans la Méditerranée de l’Est et le conflit potentiel qui s’y rattache et s’ajoute à la question chypriote Publié par Alencontre le 19 sep 2017 Par Antonis Ntavanellos

Selon divers analystes, la Méditerranée de l’Est serait actuellement une des régions du monde soumises à des tensions militaires parmi les plus intenses.

Au moment où ces lignes sont écrites [fin juillet 2017], au large de l’île de Chypre, face au navire patrouilleur turc Barbaros [entre autres pour repérer les refugié·e·s potentiels de Turquie se dirigeant vers la Grèce], et aux deux et trois navires de guerre qui l’accompagnent, se sont rassemblées des frégates françaises en soutien à la recherche pétrolière et gazière de la firme Total [1], ainsi que des navires de guerre américains, grecs et égyptiens. Par ailleurs, l’espace aérien couvrant le site est «occupé» par l’aviation militaire d’Israël, basée en Grèce pour des «exercices» [2].

A ceux qui, à gauche, s’empressent de calculer les rapports de force mutuels, nous rappelons que la Turquie – de concert avec le départ de Barbaros – a annoncé un achat de missiles S-400 Triumph ultramodernes, rendant ainsi officiel le renforcement de ses relations militaires avec la Russie de Poutine. Il est évident qu’il y a danger d’une course combinée vers une aventure militaire, ou d’un «glissement» vers un désastre. Ceux qui ne veulent pas y croire n’ont qu’à regarder une carte, avec les coordonnées géographiques indiquant la proximité de pays tels que le Liban, Israël, la Syrie, Chypre…

Cette sorte de poudrière est le résultat de la rencontre de deux problèmes majeurs. La situation chypriote (division de l’île en deux zones depuis 1974, l’une occupée par l’armée turque, l’autre zone grecque avec comme capitale Nicosie), d’une part, et, d’autre part, le conflit du partage des hydrocarbures en Méditerranée de l’Est (Zones économiques exclusives – ZEE –, espace maritime sur lequel un Etat côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources ; cette zone s’étend de la ligne de base d’un Etat jusqu’à 200 milles marins, soit quelque 370 km) :

1. Ceux qui avaient constaté dans les derniers développements autour de la question chypriote un «nouveau plan Annan» [3], et avaient supporté le rejet d’un accord de réunification de l’île, ont démontré aujourd’hui être absolument déconnectés de la réalité.

1.1. Les Grecs et les Chypriotes grecs participèrent aux négociations avec un objectif précis : renverser par des moyens diplomatiques les conséquences de la guerre de 1974. A son arrivée à Crans-Montana (Suisse), N. Kotzias [4] a déclaré que même il y a deux ans, il aurait été impensable de mettre sur la table des négociations les questions de l’abolition des garanties [5] et du retrait de l’armée turque. C’est une différence majeure quant aux négociations du temps d’Annan (2004).

Cette différence est le résultat du grand changement des rapports de forces dans la région. D’une part, la formation de «l’axe» Grèce-Chypre-Egypte-Israël, avec le soutien unilatéral de l’UE et des Etats-Unis. D’autre part, par la rupture entre la Turquie d’Erdogan et les grandes puissances de l’Ouest, complétée actuellement par le déplacement graduel de la Turquie vers la Russie après le coup d’Etat de l’été de 2016.

1.2. La partie turque, à Crans-Montana, ayant compris le renversement du rapport de force, a accepté de négocier sur les garanties et le retrait de l’armée, en espérant obtenir des gains sur le calendrier d’application des décisions, avec sa présence dans le «mécanisme de surveillance» de la mise en œuvre du plan. Elle a fait face ici à une nouvelle «surprise». La proposition grecque – avec le soutien de l’UE, du secrétaire général de l’ONU et des Britanniques (donc des Etats-Unis également) – a mis le contrôle du «mécanisme de surveillance» dans les mains d’une seule force : celle de l’UE. L’effacement graduel du rôle de garante et de la présence militaire de la Turquie sur l’île était ainsi livré aux mains d’une institution impérialiste internationale, à laquelle la Turquie ne participe pas ; institutions avec lesquelles les relations de la Turquie se détériorent progressivement (voir par exemple le conflit avec l’Allemagne de Merkel et d’autres pays comme les Pays-Bas).

Il y a là la vraie raison du «naufrage» de la négociation de Crans-Montana. Comme l’a déclaré N. Kotzias à son retour de Suisse, il y avait deux camps à Crans-Montana: la Turquie face à tous les autres.

1.3. Ce sentiment d’avoir acquis une position meilleure eut comme résultat l’augmentation des revendications grecques quant aux caractéristiques d’un potentiel Etat unifié de Chypre. N. Kotzias a déclaré qu’il ne signerait rien, tant qu’il ne s’agira pas d’une transformation de Chypre en un «Etat normal», où les décisions seraient prises selon le principe de majorité. Sauf que Chypre n’est pas un «Etat normal»: il y a une communauté majoritaire (quelque 770’000 Chypriotes grecs vivant dans le sud) et une communauté minoritaire (117’000 Chypriotes turcs auxquels se sont ajoutés 70’000 «colons» venus d’Anatolie après 1974) et – à la charge des nationalistes des deux camps – du sang a coulé. La seule solution véritablement démocratique dans de telles situations, à l’échelle internationale, est la prise de mesures spécifiques de protection des minorités (des mesures qualifiées d’«anormales» par N. Kotzias).

Nous sommes de ceux qui se méfient des solutions venant «d’en haut». Nous mettons nos espoirs dans la prise d’initiatives visant à la restauration d’une confiance mutuelle à partir «d’en bas», par l’action unitaire des salarié·e·s, du peuple, de la gauche. Pourtant, il faut noter que se manifeste, aujourd’hui, le rejet de l’idée de réunification, de dualité étatique et communautaire, y compris de la part du KKE. Un changement de position se note, parmi ceux qui étaient en faveur d’une telle solution durant des années – par exemple Synaspismos (Coalition de la gauche, des mouvements et de l’écologie, constituée en 1991 et participant en 2004 à la création de Syriza en tant que force majoritaire). Ces derniers font aujourd’hui volte-face et leur orientation satisfait les nationalistes grecs et chypriotes. Ainsi, ces forces laissent la voie ouverte aux gouvernements de Tsipras et d’Anastasiadis [6] pour manœuvrer librement sur ce terrain, sans opposition.

1.4. Cette position relève de l’«aveuglement» politique. La Turquie et le camp turco-chypriote, en voulant précipiter les choses, pourraient choisir une voie dangereuse qui se voudrait une sortie de la situation d’impasse. Elle pourrait avoir comme configuration, au-delà des différences, celle du scénario de Crimée, c’est-à-dire l’unification de Chypre du Nord avec la Turquie suite à un référendum virtuel ou authentique. Et dans ce cas, l’éventualité d’une guerre civile serait encore plus probable…

1.5. Ces développements eurent un effet politique collatéral. N. Kotzias, qui était dépeint tel un diable préparant un nouveau «plan Annan», est maintenant transformé en une «idole» par les journalistes qui soutiennent le rejet du plan Annan et par tous les agents de «l’espace patriotique», qu’ils viennent du PASOK, de la droite ou de l’extrême droite. La tentation est grande pour Tsipras aussi : rechercher une solution au fort déclin de son parti, en prenant une direction nouvelle vers une politique ethno-patriotique. On repère déjà dans certaines librairies et salles de conférences le contenu «patriotique» de certaines publications et la présence d’un éventail politique composé d’amis des Etats-Unis, de «patriotes» traditionnels, d’éléments de l’ancien pasokisme et d’une partie importante de SYRIZA. Un phénomène qu’on ne devrait pas sous-estimer…

2. Cette situation délicate se complexifie davantage suite à la dimension géopolitique de l’extraction d’hydrocarbures dans la Méditerranée de l’Est et à l’instauration déclarée des Zone Economiques Exclusives (ZEE).

Certains parlent de l’application du Droit international de la mer. Cela n’est que pure naïveté. Ce n’est que le résultat d’un pur rapport de forces. Ce n’est pas par hasard que les cartes de ZEE furent rendues publiques par l’Etat d’Israël, puis avalisées par Chypre et l’Egypte.

Il est révélateur que l’Etat grec – sous les gouvernements successifs de Karamanlis, de G. Papandreou, d’A. Samaras et d’A. Tsipras – n’ait pas reconnu officiellement ce partage, et ait choisi de ne pas déclarer de ZEE grecque.

Le «spécialiste nationaliste» Th. Kariotis a expliqué la raison dans les colonnes du quotidien Kathimerini: ce serait, dit-il. un crime contre la nation, car cela donnerait à la Turquie le droit de déposer cette question devant la Cour internationale de justice (CIJ siégeant aux Pays-Bas), avec l’espoir légitime d’en tirer deux renversements majeurs: a) la séparation de la mer Egée entre la Grèce et la Turquie, qui est aujourd’hui dans un rapport respectif de 93% à 7%; b) la reconnaissance de la «grande ZEE» de Kastelorizo (île grecque qui se situe à quelque 7 km de la ville de Kas, dans la province turque d’Antalya). Cette zone est d’importance majeure du point de vue stratégique, car elle assure la continuité géographique entre l’Israël, Chypre et la Grèce. Ainsi, à la place du droit international, de grands professeurs comme Th. Kariotis proposent de prendre la voie de la création de faits accomplis par le commencement des recherches et des forages pour le gaz et le pétrole, et par l’avancement du grand projet du gazoduc East Med [7].

2.1. La création des faits accomplis est ce qui se passe déjà dans la Méditerranée de l’Est. La présence de colosses tels qu’ExxonMobil, Total et Eni, la mobilisation militaire des Etats-Unis et de la France et la «surveillance» d’Israël ne laissent pas d’espace pour des illusions concernant qui soutient qui. Le prétendu «espace patriotique», qui se réclamait pendant des années d’une espèce d’anti-impérialisme, se trouve aujourd’hui derrière le char des Etats-Unis, de l’UE et de l’Etat d’Israël.

2.2. Quand on se retrouve devant de potentiels grands désastres – comme la guerre –, s’aligner sur les grandes puissances n’est pas un refuge sécurisé. On se souvient qu’en 1918-22, quand les impérialistes en eurent terminé avec la conquête des territoires du Moyen-Orient auxquels ils avaient vraiment intérêt, ils laissèrent à son sort l’armée grecque. Elle se trouvait alors en retraite désordonnée dans les profondeurs de l’Anatolie, comme traduction de la fin sanglante d’une campagne militaire dans laquelle même les généraux grecs ne croyaient pas… (voir à ce sujet les développements du conflit gréco-turc de 1919 à 1922).

2.3. La logique du conflit est l’escalade. En mer Egée, il y a eu déjà un événement dangereux dont la responsabilité incombe à la Grèce, au large de l’île de Rhodes. Le pouvoir grec ordonna d’inspecter un navire en partance d’un port turc, se dirigeant vers un autre port turc [8]. Il a donc remis directement en question le droit de passage, et flirta avec le blocage naval. Aucun pays – encore moins un pays au littoral important et développé – ne peut pacifiquement accepter un tel développement. En mer Egée, cela aboutit à jouer avec le feu.

3. Dans ces conditions, la priorité absolue de la gauche devrait relever d’une politique antiguerre et anti-impérialiste.

Choisir la paix pour des raisons de principe et soutenir une politique d’amitié et de solidarité avec tous ses voisins est en accord avec la priorité d’un point de vue des intérêts des classes populaires, et nécessaire à une orientation réelle de gauche face à la crise économique et sociale, à laquelle un gouvernement peut répondre par une orientation d’unité nationale «face à l’ennemi historique».

L’abandon de ce point de vue mène nécessairement à un recul sur toute la ligne.

Seulement ainsi peut-on répondre politiquement au gouvernement de Tsipras. Le gouvernement des mémorandums et de la tutelle impérialiste (la Troïka), un gouvernement qui a dans ses rangs des ministres dont l’opportunisme est illimité, tels que Kammenos [9] et Kotzias. (Article paru dans le bimensuel La gauche ouvrière de DEA, courant de l’Union populaire, le 19 juillet 2017. Traduction S. Siamandouras et édition par A l’Encontre)

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[1] Comme on lit dans le quoitidien économique Les Echos: «Total a démarré, le 13 juillet, avec son partenaire ENI (Italie), les opérations de forage pour l’exploration du champ Onisiforos, au large des côtes de l’île. Une opération à haut potentiel, «l’une des explorations les plus critiques de l’année dans le monde», avait estimé le cabinet IHS Markit en début d’année.» Anne Feitz, «La Méditerranée, ce nouvel eldorado gazier» {25 juillet 2017)

[2] Tous ces Etats ont des intérêts liés au gaz dans la région. Comme on lit dans Les Echos: «Les grandes découvertes dans la région ont commencé en 2009 et 2010 au large d’Israël, avec les gisements de Tamar, puis du champ géant Léviathan, par la compagnie américaine Noble Energy, associée à la société locale Delek. Elles se sont poursuivies en 2011 à Chypre, où Noble a aussi trouvé le vaste champ Aphrodite. La découverte de Zohr par l’italien ENI en Egypte, en 2015, a achevé de convaincre les compagnies que la zone pouvait être un nouvel eldorado gazier». Eni est aussi associé à BP –multinationale britannique- (10 %) et au russe Rosneft (30%) (op.cit.).

[3] Le plan a pour nom celui de l’e secrétaire des Nations unies Kofi Annan. Il proposait un système fédéral où les deux communautés seraient représentées. Il fut soumis par référendum aux deux populations chypriotes le 24 avril 2004. Les Chypriotes turcs ont voté en faveur de ce plan à 64,90%, par contre 75,83 % des Chypriotes grecs ont voté contre, parce que le plan ne prévoyait pas le retour de tous les réfugiés chypriotes grecs dans la partie nord, ni l’expulsion complète des colons turcs, ni la démilitarisation totale de l’île. En outre, le plan laissait intactes les deux bases britanniques sur l’île.

[4] N. Kotzias est l’actuel ministre des Affaires étrangères de la Grèce. Il est professeur en sciences politiques et relations internationales et européennes à l’Université du Pirée. Antérieurement, il avait été un cadre connu du KKE (PC grec) dans les années 1970-80 (notamment membre fondateur de la Jeunesse du parti – KNE – et de son institut des études marxistes – KME; et enfin membre du comité central du KKE). Il fut par deux fois condamné par la Junte militaire (1967-1974). Il se retrouva par la suite à la tête du think tank du PASOK (ISTAME), avant de soutenir SYRIZA. En 1992, il entre au ministère des Affaires étrangères en tant que consultant. Il reste jusqu’en 2008, et en sort avec le grade d’ambassadeur. Conseiller de Georges Papandreou (PASOK) en 1996 lorsqu’il était vice-ministre des Affaires étrangères au sein du gouvernement de Costas Simitis, PASOK, Premier ministre de 1996 à 2004. Il reste son conseiller proche jusqu’en 2009, mais il y a rupture entre les deux hommes quand il n’est pas nommé aux Affaires étrangères du gouvernement Georges Papandreou (octobre 2009-11 novembre 2011).

[5] Référence au traité de garantie signé à Nicosie le 16 août 1960 (et précédé par les accords de Zurich du 11 février 1959 et les accords de Londres du 19 février 1959). Selon ce traité, qui officialise l’indépendance de Chypre, les trois puissances garantes – Royaume-Uni, Grèce et Turquie – ont établi un droit d’intervention militaire.

[6] Nikos Anastasiadis est l’actuel Président de la République de Chypre. Il est le dirigeant du Rassemblement démocrate, parti conservateur.

[7] D’un coût de 5,8 milliards d’euros, ce gazoduc devrait acheminer le gaz découvert aux larges des côtes chypriotes et israéliennes en Europe en passant par la Grèce puis par l’Italie. Les études de faisabilité sont désormais achevées et, d’après le projet, le gazoduc devrait être opérationnel d’ici à 2025.

[8] L’épisode a eu lieu le 3 Juillet. Lorsque le navire M/V ACT – qui par les autorités grecques était suspecté de trafic de drogue – refusa d’être inspecté, la police des ports grecque ouvra le feu. Selon le capitaine turc, son navire reçut au moins 16 balles.

[9] Ministre de la Défense Nationale du le gouvernement de Tsipras, et Président du parti « Grecs Indépendants », un parti de la droite populiste aux idées xénophobes, homophobes et ultrareligieuses.

Grèce-Turquie. Le gaz, le pétrole dans la Méditerranée de l’Est et le conflit potentiel qui s’y rattache et s’ajoute à la question chypriote

Zoe Konstatopoulou aux Universités d’Attac à Toulouse

Attac cherche son équilibre avec le parti de Mélenchon par Elsa Sabado sur Mediapart

Attac réunit son université d’été à Toulouse. Entre la dynamique autour de La France insoumise, qui porte une partie de son programme, et la défense de sa place particulière, à côté, et pas dans le mouvement politique, l’organisation est tiraillée.

Toulouse (Haute-Garonne), envoyée spéciale.-  À presque vingt ans d’âge, Attac a réussi à rassembler 2 000 personnes à son « Université d’été des mouvements sociaux ». Dans les corridors chauds et venteux de l’université refaite à neuf, se pressent militants français, allemands, belges, espagnols, grecs, en lutte contre les multiples conséquences du néolibéralisme. Syndicalistes, écologistes radicaux, militants contre la finance, la dette et l’évasion fiscale, sont venus préparer leur rentrée sociale dans une foule d’ateliers, de forums, de meetings. Et « pour la première fois dans l’histoire des universités d’été d’Attac, il y a un espace ouvert pour parler des relations entre les mouvements sociaux et les partis politiques », relève Annick Coupé, ancienne porte-parole de l’union syndicale Sud-Solidaires, organisation fondatrice d’Attac.

En France, les données de cette rentrée sont particulières. En mai, Emmanuel Macron, représentant de l’exact opposé des valeurs d’Attac, est arrivé au pouvoir. Mais la séquence électorale a surtout vu une montée en puissance de La France insoumise à gauche de l’échiquier français, écrasant le reste des forces politiques sur son chemin. Or, une bonne partie des bataillons d’Attac a mené la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Se pose donc avec acuité la question du rapport entre le mouvement social et le parti politique. D’où ce débat du jeudi 24 août dans l’amphi C de l’université du Mirail.

Le discours que tous attendent dans cette salle, c’est celui d’Éric Coquerel, un des piliers de La France insoumise, engagé depuis des années dans les collectifs unitaires rassemblant mouvements, syndicats et partis sur diverses questions. « Pendant des années, nous avons cherché à construire des alternatives, des mouvements de résistance au libéralisme à travers des cartels d’organisation à gauche de la gauche, sans parvenir à dépasser les intérêts de la somme de nos appareils. Le débat n’est pas le même qu’il y a cinq ans. Aujourd’hui, il n’est pas anodin que des forces de gauche radicale soient en capacité de prendre le pouvoir. Podemos fait 20 %, Syriza est au pouvoir en Grèce, le Labour, en Angleterre, fait de très bons scores. En France, la FI tient ce rôle », avance-t-il. Avant de lister les caractères de son mouvement politique, qui se trouvent être très proches de ceux d’Attac, dont le programme s’appuie sur le travail des associations : adhésion directe, implication citoyenne, éducation populaire.

Pour le député de Seine-Saint-Denis, désormais, la question n’est plus d’organiser la résistance au néolibéralisme, car la réponse est toute trouvée, c’est La France insoumise. « La question, c’est de la rendre majoritaire. » Une phrase finit de faire tiquer une partie de l’assemblée : « Si la question des liens avec les mouvements sociaux se pose, elle ne se pose pas en externalité. Vous, c’est nous et nous c’est vous », conclut l’insoumis. Car si une partie importante des adhérents d’Attac a voté, voire mené la campagne de Jean-Luc Mélenchon, c’est loin d’être le cas de tous : nombreux sont ceux qui cumulent leurs cotisations à Attac et chez EELV, au NPA, à la gauche du PS. Et quand bien même leur cœur balancerait pour la FI, les adhérents d’Attac tiennent à l’autonomie du mouvement vis-à-vis des forces politiques. Cette préoccupation renvoie notamment à l’histoire du mouvement ouvrier français, marqué par la question de l’indépendance syndicale.

Yannick Jadot, à la tribune, porte la contradiction : « Il y a des désaccords chez les militants des mouvements sociaux, notamment sur la question de l’Europe. Un seul mouvement politique ne peut pas incarner la diversité du mouvement social », commence le député européen. « Quand on est un leader, on doit rassembler contre cette logique d’hégémonie », estime un adhérent d’Attac. Annick Coupé, ancienne porte-parole de l’union syndicale solidaire et au bureau d’Attac, voit elle aussi d’un mauvais œil les ambitions de La France insoumise. « On a déjà vu cela dans l’histoire du mouvement ouvrier : le parti communiste prenait en charge les mouvements de femmes, de jeunes, la CGT… mais les mouvements sociaux sont des contrepouvoirs y compris au sein de leur camp. La politique du parti communiste quant aux questions féminines était très traditionnelle. Il a fallu que le mouvement féministe se construise à côté, en friction pour qu’il finisse par intégrer ses revendications. La FI a une tendance naturelle à considérer qu’ils ont la légitimité pour incarner le mouvement social dans sa globalité », déplore la syndicaliste.

Une défiance que ne partage pas Flavia Verri, engagée à la fois à la FI et à Attac : « En ce moment, je participe à un collectif unitaire contre le CETA, impulsé notamment par Attac. Nous envisageons de lancer un référendum contre les traités de libre-échange. Nous aimerions que les députés de la FI portent nos propositions, qu’ils interviennent lors de la ratification du traité à l’Assemblée. Je vois ainsi notre collaboration : nous apportons notre expertise aux élus », veut croire cette militante.

Complémentarité versus concurrence

Que dire alors de la date de la manifestation contre la loi travail proposée par la seule France insoumise, fixée sans consulter aucune autre force politique au 23 septembre, quelques jours après celle appelée par les syndicats ? « Pour moi, ces deux dates sont complémentaires. Elles ne ciblent pas les même personnes : il y a ceux qui peuvent faire grève et les autres, et ils peuvent agir dans le même sens. » Benjamin Joyeux, écologiste et contributeur à Mediapart, s’inscrit en faux contre ces arguments : « Il s’agit d’une initiative purement identitaire, car elle intervient après la fin des négociations. Le but n’est pas d’influer sur celles-ci, mais de faire la démonstration que la FI est la seule force d’opposition à Macron. Ce n’est pas étonnant, lorsqu’on sait que Mélenchon comme Iglesias de Podemos s’inspirent de la théorie gramsciste de l’hégémonie », analyse l’altermondialiste.

« Il faut acter qu’aujourd’hui, il y a une force politique à la gauche du PS qui permet de drainer des gens nouveaux, qui n’ont jamais milité, et de dépasser le cercle des convaincus habituels. Attac gardera son autonomie par rapport à La France insoumise comme elle l’a gardée vis-à-vis de l’ensemble des autres forces politiques et syndicales. Nous, nous voulons renforcer nos luttes communes avec La France insoumise, mais nous voulons travailler en complémentarité plutôt qu’en concurrence », souligne Aurélie Trouvé, actuelle présidente d’Attac, qui tente de faire la synthèse, sans brusquer les militants de la FI adhérents à Attac, tout en continuant de défendre une autre voie.

Une des particularités d’Attac tient à son existence dans divers pays. Les interventions des altermondialistes dont les pays sont en avance sur la France quant à l’éclosion d’une force de gauche radicale importante invitent à rester prudents. En Espagne, par exemple, les cadres du mouvement social ont été nommés à des postes à responsabilité dans les mairies prises par Podemos ou Izquierda Unida, comme à Barcelone ou à Cadix. Les représentants espagnols rappellent, lors du débat, la nécessité de rompre avec les institutions, car l’endettement les empêche de satisfaire les revendications pour lesquelles ils ont été élus. Plus grave encore, alors qu’ils ont les poings liés dans les institutions, ils sont absents sur le terrain de la rue, et n’occupent plus leur rôle de contre-pouvoir. « Et pendant que la droite se refait une santé à Barcelone, nous ne sommes pas là », s’inquiète un adhérent espagnol présent dans la salle.

Syriza, un dauphin dans la mer des mouvements sociaux

L’expérience partagée par Zoi Konstantopoulou est tragique. Cette avocate militante des droits de l’homme a présidé le parlement grec les neuf premiers mois du gouvernement Tsipras. Elle a alors réalisé un audit de la dette de la Grèce, avec Éric Toussaint, dirigeant du CADTM (comité pour l’abolition des dettes illégitimes), une des organisations qui pèsent à Attac, et demandé son annulation. La militante a ensuite rompu avec fracas avec Tsipras lorsque celui-ci a finalement signé, le 15 juillet 2015, l’accord avec la troïka – FMI, Banque centrale européenne, Union européenne – imposant une politique d’austérité aux conséquences catastrophiques pour les Grecs, qui se poursuit encore aujourd’hui. Très proche de Jean-Luc Mélenchon, elle anime avec lui « Le Plan B », rassemblant les dirigeants de gauche radicale sur la même ligne sur les questions européennes. « Nous avions l’habitude de dire que Syriza nageait dans les mouvements sociaux comme un dauphin dans la mer. Mais malheureusement, cette relation n’a pas eu les conséquences que j’imaginais. Arrivés au pouvoir, les dirigeants de ces mouvements sociaux sont devenus des cadres gouvernementaux. Si vous m’aviez posé la question en mai-juin 2015, j’étais à 95 % sûre qu’Alexis Tsipras ne signerait pas d’accord avec la troïka. Et si les 5 % restants se réalisaient, j’étais sûre à 100 % qu’il n’obtiendrait pas la majorité dans Syriza, justement parce qu’il s’agissait de militants de longue date », narre Zoi Konstantopoulou. « J’ai vu le représentant emblématique de la lutte contre la privatisation des ports devenir ministre des affaires maritimes, apposer sa signature sur le document de privatisation du Pirée. Un grand militant contre la dictature et pour les droits de l’homme est désormais président des affaires économiques du gouvernement qui a fait un coup contre la démocratie et le mandat que leur avait donné le peuple », affirme l’ancienne présidente du parlement. « Les mouvements sociaux ont perdu leur autonomie vis-à-vis de Syriza, et lorsque Tsipras a trahi, la plupart des cadres gouvernementaux ont préféré rester au pouvoir plutôt que défendre le mandat populaire. Si les mouvements sociaux cèdent à un parti, et que ce parti perd sa notion de fidélité au peuple, c’est la recette de l’échec », avant de jouer les Cassandres : « La Grèce est le futur de la France, de la Belgique, de l’Allemagne. »

Le risque d’esclavage moderne en Europe

Le risque d’esclavage moderne est au plus haut en Europe, selon une étude par Cécile Andrzejewski sur Médiapart

Le risque d’esclavage moderne augmente dans l’Union européenne. C’est le constat d’une étude publiée par une société d’analyse de risque américaine. En cause, la vulnérabilité des migrants qui arrivent sur les côtes européennes et leur exploitation par des trafiquants.

De toutes les régions du monde, c’est l’Union européenne qui a enregistré la plus forte hausse de recours à l’esclavage moderne en 2017. D’après une étude parue le 10 août, le risque d’esclavage moderne concernerait désormais 20 pays de l’Union européenne. « Il a augmenté dans les trois quarts des 28 pays membres de l’UE l’année dernière », affirme cette enquête publiée par l’agence Verisk Maplecroft, principale société américaine d’analyse de risques.

Définissant l’esclavage moderne comme « un terme parapluie recouvrant l’esclavage, la servitude, la traite des personnes et le travail forcé ou obligatoire », l’index publié par l’organisation compare la situation de 198 pays.

L’index de l’esclavage moderne en 2017. En orange
                les pays où les risques augmentent, en rouge les cinq
                pires pays de l’UE © Verisk Maplecroft L’index de l’esclavage moderne en 2017. En orange les pays où les risques augmentent, en rouge les cinq pires pays de l’UE © Verisk Maplecroft

La hausse constatée en Europe serait due à l’arrivée de plus de 100 000 migrants, « dont la plupart sont extrêmement vulnérables face au risque d’exploitation », insiste la Fondation Thomson Reuters. Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations, sur près de 115 000 migrants et réfugiés arrivés en Europe par la mer en 2017, plus de 80 % ont accosté en Italie. Et si les entrées en Grèce ont diminué à la suite de l’accord de 2016 entre l’UE et la Turquie, le pays accueille toujours un nombre important de migrants et reste donc une destination clé pour le trafic d’êtres humains. L’étude de Verisk Mapecroft révèle que la présence de ces personnes vulnérables participe à l’augmentation de l’esclavage dans de nombreux secteurs de la région, et notamment l’agriculture, la construction et les services.

« La crise des migrants a augmenté le risque d’esclavage dans les chaînes d’approvisionnement des entreprises en Europe, a commenté Sam Haynes, analyste spécialiste des droits de l’homme pour l’organisation. Lorsqu’elles évaluent leurs fournisseurs et leurs produits, les sociétés ne doivent plus seulement faire attention aux points d’approvisionnement dans les économies émergentes. » L’étude pointe notamment la Roumanie, la Grèce, l’Italie, Chypre et la Bulgarie comme les pays avec le plus grand taux de travail forcé de l’UE. « Tous sont des points d’entrée pour les migrants dans la région. »

Alexandra Channer, analyste chez Verisk Maplecroft, a également réagi auprès de CNN : « Les migrants sont déjà vulnérables lorsqu’ils se lancent dans leur traversée – ils fuient généralement des pays violents ou dans une extrême pauvreté. La plupart du temps, ils sont entre les mains de passeurs et sont ensuite rapidement piégés entre celles de trafiquants. Il est probable qu’avant même de pénétrer sur leur lieu de travail, ils sont déjà dans des conditions d’esclavage moderne. »

Le Guardian explique que la plus forte hausse du risque d’esclavage concerne la Roumanie, seul pays de l’UE classé comme « à haut risque ». La Turquie est également devenue un État à « haut risque ». « L’afflux de centaines de milliers de Syriens fuyant la guerre, combiné avec le système de permis de travail restrictif de la Turquie, a conduit des milliers de réfugiés à devenir une main-d’œuvre informelle. Le gouvernement, qui se concentre sur la répression politique, ne donne pas la priorité aux violations du droit du travail, ce qui augmente les risques. Au cours de la dernière année, plusieurs grandes marques des usines textiles turques ont été associées au travail des enfants et à l’esclavage. »

L’agence Verisk Maplecroft travaille à partir d’informations en sources ouvertes et de renseignements obtenus auprès du Département d’État américain et d’ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International. Cependant, Alexandra Channer reconnaît que l’accès aux preuves peut être compliqué. « L’énorme problème, pour quiconque essaie d’évaluer le risque d’esclavage moderne, est que cela constitue une activité criminelle. C’est caché, bien qu’il s’agisse d’un business de milliards de dollars. »

En tête de ce triste classement des pays extrêmement exposés à l’esclavage moderne : la Corée du Nord, la Syrie, le Soudan du Sud, le Yémen, la République démocratique du Congo, le Soudan, l’Iran, la Libye, l’Érythrée et le Turkménistan.

L’avenir de la Grèce par Costas Lapavitsas

The future of Greece Une interview avec Costas Lapavitsas publié le 9/8/17 sur EReNSEP.

Syriza continue de superviser la mise en œuvre de l’austérité. Mais tout n’est pas sans espoir en Grèce.

En Grèce, il n’est pas tout à fait exact de parler de la «montée et de l’automne» du parti de gauche Syriza. «Rise and plateau» serait plus approprié.

Syriza est entrée au pouvoir en janvier 2015 en promettant d’affronter la «troïka» – la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international – pour sortir de la crise de la dette grecque et mettre fin à l’austérité sous laquelle les Grecs souffraient. Ainsi, ont commencé cinq mois de négociations dramatiques qui ont abouti à un référendum national dans lequel le peuple grec a déclaré un «non» retentissant – «Oxi» – à l’accord offert par la troïka.

Pourtant, face à cette réponse historique, le Premier ministre de Syriza, Alexis Tsipras, s’est adressé aux créanciers, en signant un troisième mémorandum qui démissionnait du pays de l’austérité et des privatisations croissantes .

La capitulation sans précédent de Tsipras a été suivie d’une autre: sa décision de rester au pouvoir pour mettre en œuvre les termes du mémorandum. Pour beaucoup, la montée rapide de Syriza vers le pouvoir de l’État, ses discussions difficiles dans les négociations et ses feintes vers «Grexit» ont marqué une accélération de la lutte des classes en Grèce. Sa capitulation s’est avérée une fin abrupte de ce processus fébrile. Maintenant, le parti travaille sur des mesures anti-travailleur et anti-gauche d’une grandeur historique.

Costas Lapavitsas a accompagné chaque étape de ce processus vertigineux en tant que député de Syriza et membre de la plate-forme de gauche, un bloc au sein du parti qui a appelé à la sortie de l’Union monétaire européenne et à la préparation du peuple grec pour la confrontation avec les créanciers internationaux. Si la plate-forme de gauche gagnait l’argument stratégique et politique à Syriza, la Grèce aurait probablement marqué un chemin très différent.

Aujourd’hui, ni Lapavitsas ni la Plate-forme de gauche ne font partie de Syriza. Pourtant, Lapavitsas n’a pas abandonné l’ assertion centrale de la plate-forme de gauche: que l’assujettissement de la classe ouvrière grecque n’est pas inévitable.

Ici, George Souvlis, candidat à un doctorat en histoire à l’Institut universitaire européen à Florence, et Petros Stavrou, ancien conseiller Syriza et membre actuel de l’initiative radicale ARK, parlent avec Lapavitsas pour les jacobins au sujet du gouvernement Syriza, la lutte contre l’austérité à travers L’Europe et les perspectives de relance de la gauche grecque.

GS: à titre d’introduction. Voulez-vous vous présenter en mettant l’accent sur les expériences formatives académiques et politiques qui vous ont fortement influencé?

CL: Je viens de la génération qui a commencé à comprendre le monde après la chute de la dictature en Grèce. Au cours de cette période, la radicalisation était une caractéristique cruciale de la société grecque. Ma propre famille était à gauche, alors j’ai été naturellement radicalisée longtemps avant que je commence mes études universitaires. Mais le contexte plus large des années 80 au Royaume-Uni était crucial pour ma formation. Au cours de cette période, je me suis rendu compte que le monde était beaucoup plus grand et que les problèmes idéologiques et politiques en jeu étaient beaucoup plus importants que ce que j’avais connu en Grèce dans les années 1970. Une grande partie de mon échéance politique, en d’autres termes, s’est produite en Grande-Bretagne. Depuis, j’ai été actif dans les rangs de la gauche britannique. Une autre expérience intellectuelle cruciale pour moi a été de découvrir le marxisme japonais il y a près de trois décennies. Cela m’a fourni un aspect encore plus large du marxisme et de l’économie, ainsi que d’une manière plus large de voir le capitalisme.

GS: Pourriez-vous citer certains intellectuels, tels que les économistes et les théoriciens politiques, qui ont été cruciaux pour votre formation intellectuelle en tant qu’économiste marxiste?

CL: Le premier livre que j’ai lu dans l’économie politique était Sweezy et le Monopoly Capital de Baran , quand j’étais plutôt jeune. C’est un excellent livre, l’une des contributions les plus importantes au marxisme au vingtième siècle, et m’a donné un respect durable pour l’économie de Sweezy. Inutile de dire, j’ai lu attentivement la plupart des écrits de Marx, mais je ne les ai jamais traités comme des textes saints. Pour moi, Marx était un grand penseur et révolutionnaire, mais il en est ainsi. J’ai également lu le complément habituel des classiques marxistes. Je devrais détailler Trotsky en particulier, dont les écrits sur la Révolution russe, le développement de l’Union soviétique et l’émergence du fascisme dans les entre-deux-guerres m’ont beaucoup influencé. J’ai longtemps appartenu à la partie de la gauche qui est fortement critique, même rejetant, de l’Union soviétique. Enfin, ma compréhension spécifique de l’économie marxiste est un mélange de, d’abord, la renaissance marxiste anglo-saxonne des années 1970 et 1980 et, deuxièmement, du marxisme japonais de l’école Uno. Je dois beaucoup à beaucoup mais je voudrais choisir Ben Fine et Laurence Harris au Royaume-Uni et Makoto Itoh et Tomohiko Sekine au Japon.

GS: Discutez de la Grèce. SYRIZA – après la défaite du nouveau sauvetage – a créé un récit sur la nature inévitable de ce développement, ce qui suggère que c’était le seul moyen d’aller de l’avant. Partagez-vous cette compréhension des événements? Sinon, quel était l’autre sens? En termes d’économie, qu’est-ce que SYRIZA aurait fait pour éviter ces développements?

CL: Il est intéressant de noter que l’argument principal qui vient de la direction actuelle de SYRIZA est qu’il n’y avait rien d’autre qui aurait pu être fait. C’est aussi exactement l’argument déployé par New Democracy, PASOK et tous les autres qui ont couru la Grèce depuis des décennies. Pourtant, SYRIZA est montée au pouvoir en promettant une autre manière qui apporterait des changements réels en Grèce et en Europe. J’ai soutenu SYRIZA à l’époque, car une autre façon était vraiment possible. Sinon, quel était exactement le point de SYRIZA? Avoir Alexis Tsipras comme Premier ministre au lieu d’Antonis Samaras de la Nouvelle Démocratie? Avoir des gens au gouvernement qui se disent «à gauche» et, espérons-le, mettre en œuvre les politiques de sauvetage plus «doucement»? Je rejette complètement cette vue.

Le vrai problème avec SYRIZA n’était pas qu’il n’y avait pas d’autre façon. Le véritable problème était que la stratégie adoptée par son leadership n’était pas dès le départ. C’était une mauvaise politique, une mauvaise économie, une mauvaise compréhension du monde. Bref, ils visaient à s’opposer aux prêteurs et à transformer la Grèce, tout en restant dans l’union monétaire européenne. Cela n’a jamais été possible, comme je l’ai soutenu à l’époque avec plusieurs autres à SYRIZA. Nous avons combattu, nous sommes opposés à la direction et défendons un chemin alternatif en sortant de l’UEM et en défaillant sur la dette nationale. C’était la seule alternative réaliste pour la Grèce, qui aurait pu ouvrir un nouveau chemin de changement social radical. Les événements ont montré que nous avions absolument raison et que la stratégie du leadership était absurde. Mais nous n’avons pas été en mesure de gagner l’argument politique, et c’était l’essentiel. Après l’échec de sa stratégie, Tsipras s’est rendu aux prêteurs et a adopté ses politiques. La reddition de SYRIZA est une marque noire pour l’ensemble de la gauche européenne.

GS: Ce que vous proposez ci-dessus est à un niveau macroéconomique. Ne pensez-vous pas qu’il y avait d’autres alternatives tactiques à court terme? (Par exemple, organiser un référendum antérieur, imposer, dès le premier jour, ils ont pris le pouvoir et les contrôles bancaires). Parce que ce qui s’est passé à la fin était d’imposer des contrôles de capitaux à la dernière minute dans une conjoncture très difficile lorsque l’état grec Était presque paralysé économiquement.

CL: Pour quoi? Quel aurait été le point de l’application tactique antérieure des contrôles, si SYRIZA n’était pas prêt à aller jusqu’à la sortie de l’UEM et à la défaillance de la dette?

GS: Ce n’est pas mon poste, mais certains affirment que ces mouvements auraient obtenu de meilleurs résultats dans les négociations entre SYRIZA et la Troïka par rapport à ce que l’accord de sauvetage a apporté. Partagez-vous ce poste?

CL: Une meilleure négociation pour réaliser quoi? C’est juste une mauvaise pensée. Le problème de SYRIZA n’était pas une tactique, même si les méthodes de négociation de Tsipras, Varoufakis et les autres étaient également maladroites depuis le début. Quel est le but d’aggraver les prêteurs avec un style provocateur et un verbiage quand vous n’avez pas l’acier pour aller jusqu’au bout? Il est préférable de porter un costume et une cravate, mais soyez prêt à déclarer le défaut lorsque cela est nécessaire. Le problème avec SYRIZA, cependant, n’était pas ses méthodes, mais sa stratégie. Ils ne comprenaient pas ce qu’était l’Europe, combien les prêteurs étaient implacables. Surtout, ils ne comprenaient pas que la seule façon de lutter contre l’énorme pouvoir de la Banque centrale européenne sur la disponibilité de liquidités dans l’économie était de produire une monnaie nationale. Il n’y avait pas d’autre option pour un gouvernement de gauche. J’ai dit à Tsipras cela dans une conversation privée, mais il ne voulait pas l’entendre, car cela aurait impliqué une vraie rupture avec les institutions de l’UE. Et une pause n’était pas ce qu’il voulait par la formation, la disposition et les perspectives politiques.

GS: Je pense que c’était crucial pour l’échec de SYRIZA – et ceci est mon avis – que le parti n’a pas dit aux Grecs la vérité pendant la période des négociations. La vérité de ce qui se passait entre les deux parties et les intérêts étaient en jeu. Je suis sûr que vous vous souvenez que le discours principal produit au nom du parti au cours de cette période était que tout était sous contrôle, qu’il y aurait un accord équitable pour que les deux parties en profitent, etc. Je pense que c’était un mauvais pas tactique Parce que de cette façon, SYRIZA a démobilisé les gens, déléguant le processus de négociations à un groupe de spécialistes, l’équipe autour de Tsipras. De cette façon, SYRIZA a fait croire aux gens que tôt ou tard il y aurait une solution en faveur de leurs intérêts. Les gens n’étaient pas précisément informés de ce qui se passait à Bruxelles et n’étaient pas prêts à protester en masse contre les menaces de la troïka. Je crois que le Plan B aurait impliqué la préparation du peuple grecque autant que nécessaire pour un freinage possible avec l’UE. Qu’est-ce que tu penses?

CL: Le soutien populaire et la préparation politique de la classe ouvrière et des couches sociales plus larges auraient été d’une importance primordiale pour tout gouvernement radical qui souhaitait vraiment changer les choses en Grèce. SYRIZA a eu l’opportunité de s’engager dans cette situation après les élections de 2012, alors qu’elle est devenue l’opposition officielle, mais ce n’est pas le cas. Au lieu de cela, le leadership a suivi la voie de la promotion d’Alexis Tsipras en tant que prochain Premier ministre et un personnage de la gauche mondiale. Après avoir pris le pouvoir, ils ne se sont jamais trompés sur des questions clés, même si les gens voulaient des réponses. Le seul point sur lequel ils étaient catégoriques était qu’ils voulaient rester dans les institutions européennes. C’est l’un des rares problèmes sur lesquels ils étaient honnêtes. Ils étaient, et restent, des Européens engagés. Comment, alors, ont-ils préparé les gens pour un conflit majeur avec les prêteurs européens? Même à l’époque du référendum de juillet 2015, qui aurait évidemment été un point de rupture, ils ont évité méticuleusement de préparer les gens à la bataille. Des centres puissants en Grèce et à l’étranger essayaient systématiquement d’effrayer le peuple grec en disant qu’un «non» signifierait sortir de l’UEM et de la catastrophe. SYRIZA et ses dirigeants ne l’ont jamais exprimé, mais ont toujours déclaré que le référendum n’était qu’une autre arme dans les négociations avec les prêteurs. Et à la fin, ils se sont rendus et ont transformé «Non» en «Oui». Ils n’ont jamais voulu un véritable combat.

GS: pensez-vous que ce choix stratégique est lié à la stratégie que les partis eurocommunistes ont adoptée au cours des années 1970, ou était-ce strictement une décision des habitants de Tsipras? Par exemple, Giorgos Stathakis, actuel ministre de l’Environnement et de l’Energie et l’un des plus importants conseillers économiques de Tsipras, était l’un des plus sincères de SYRIZA, après avoir déclaré à partir de novembre 2016 que la seule option réaliste pour le parti au pouvoir était immédiatement De signer un mémorandum avec la troïka. Quelle est votre opinion à ce sujet? Ce choix peut-il être expliqué en fonction de raisons idéologiques, économiques ou personnelles, ou est-ce une intersection de ces facteurs qui peuvent décoder efficacement la stratégie adoptée?

CL: Je ne pense pas que nous puissions relier directement le sinistre de SYRIZA à la tradition eurocommuniste. Il y avait beaucoup de courants historiques de gauche qui entraient à SYRIZA. Certains provenaient de l’eurocommunisme, mais certains des plus éminents venaient de la tradition stalinienne du Parti communiste grec. Une bonne proportion des cadres dirigeants de SYRIZA étaient des cadres du parti communiste en ligne et non pas un eurocommuniste. Le vrai problème avec SYRIZA n’était pas l’eurocommunisme, mais comment le parti a été constitué et ce qu’il est devenu. Il a débuté de façon incertaine au début des années 1990, principalement sous le nom de Synaspismos, une émancipation du Parti communiste qui était toujours lourd et non enracinée dans la classe ouvrière. Il est devenu SYRIZA dans les années 2000, une petite tenue qui s’est considérée comme un joueur potentiellement important dans la politique grecque, car elle semblait offrir une nouvelle façon de faire des politiques pluralistes, démocratiques, etc. Le changement majeur de SYRIZA s’est produit sous la direction d’Alekos Alavanos, qui était probablement le politicien le plus talentueux de sa génération sur la gauche. SYRIZA a acquis les caractéristiques d’un nouveau parti de masse qui pourrait attirer de nombreux courants différents de la gauche dans un environnement de discussion constante et d’échange d’opinion. C’était aussi consciencieusement déménager.

L’erreur désastreuse commise par Alavanos était de nommer Tsipras et son petit groupe comme nouvelle direction de SYRIZA, pensant qu’il ouvrait la voie à une génération nouvelle, nouvelle et radicale. Tsipras s’est avéré énormément ambitieux et était également habile à prendre le parti. Il a poussé SYRIZA vers un grand succès électoral en 2011-12. Autour de 2010, SYRIZA était juste un petit parti parmi beaucoup à gauche et, pour être franc, il a jeté les plus grandes bêtises quant à la nature de la crise qui se déroule. Tsipras l’a hardiment poussé à participer aux manifestations de masse qui se sont produites dans les places des villes grecques. Surtout, Tsipras était prêt à dire qu’il était prêt à gouverner, contrairement à tous les autres leaders de la gauche. La combinaison de sa volonté de gouverner et de l’implication de SYRIZA dans le mouvement des Squares a propulsé la fête aux élections de 2012. Il est devenu le gouvernement en attente.

Pendant un court laps de temps, il semblait que SYRIZA représentait une nouvelle forme d’organisation qui pourrait être l’avenir de la gauche non seulement en Grèce, mais aussi en Europe. Une alliance lâche de divers courants engagés dans un débat constant, avec un cadre puissant, qui pourrait attirer le soutien électoral et devenir le parti du gouvernement. La réalité est devenue claire en 2015. SYRIZA n’était pas une nouvelle façon de faire de la politique pour la gauche, mais simplement la dernière façon dont l’establishment politique grec pouvait continuer à dominer. Le débat politique sans fin et le mouvement ne sont ni une garantie de démocratie interne, ni un défi pour le capitalisme. SYRIZA s’est révélée complètement antidémocratique dans le gouvernement, un organe politique amorphe avec un leader tout-puissant au sommet et pas de véritable débat politique. C’est une machine électorale qui s’est imbriquée avec l’état grec et cherche seulement à se maintenir au pouvoir. Il n’y a pas d’avenir pour la gauche dans le modèle SYRIZA, c’est sûr.

GS: une devise discursive qui informe le récit officiel du gouvernement grec après l’accord de juillet 2015 est que sa gouvernance, en dépit des nombreuses difficultés auxquelles elle est confrontée jusqu’à présent, peut être définie comme une réussite en raison de sa performance financière augmentant l’excédent budgétaire principal de l’État À environ 4% du PIB en 2016. Partagez-vous cet optimisme au nom du gouvernement grec? Pourrions-nous définir sa performance économique en tant que réussie?

CL : Permettez-moi de mettre les choses en contexte. La grande contraction économique en Grèce s’est terminée en 2013. Depuis 2014, l’économie grecque a effectivement stagné: un petit peu, un peu plus bas. La pire partie de la crise était déjà d’un an avant que SYRIZA ne ​​prenne le pouvoir. Il est donc ridicule de dire que SYRIZA a donné un certain succès à la Grèce ou au peuple grec. En termes factuels, après que SYRIZA a repris, l’économie est revenue à une légère récession et a continué sur un chemin indifférent tout au long de 2016 et jusqu’à présent en 2017. Bien sûr, dans la politique grecque, il est possible de créer une réalité parallèle à travers la répétition constante des mensonges , Et SYRIZA est très bon à ce sujet. Mais la vérité est évidente dans les figures et dans l’expérience vécue des gens.

En termes de politiques économiques réelles, SYRIZA s’est avéré être le gouvernement le plus obéissant que la Grèce a eu depuis le début de la crise. Ils ont accepté les politiques économiques des prêteurs, ont signé le troisième accord de sauvetage en août 2015 et ont été méticuleux dans l’application. Il n’y a aucune preuve d’indépendance, pas d’exercice de la souveraineté. À cet égard, le dernier accord qu’ils ont signé en mai 2017, complétant le deuxième examen du troisième plan de sauvetage, a de nouveau obéissait aux prescriptions des prêteurs. Au cours de son ascension au pouvoir, SYRIZA a fait de grands efforts pour négocier fort, être dur et se tenir debout envers les prêteurs, contrairement aux précédents gouvernements grecs « doux ». En pratique, ils ont prouvé les pires négociateurs que la Grèce a eu pendant la crise. Les prêteurs les ont complètement dominés, imposant de l’austérité, des taxes et des réductions de pension, sans alléger la dette.

Le futur semble sombre pour la Grèce. Il continuera probablement à stagner: la croissance va peut-être ramasser un peu, puis il va diminuer un peu, puis encore la même chose. Il deviendra un pays avec un taux de chômage élevé et une inégalité élevée des revenus; Un pays pauvre dont la jeunesse formée partira; Un pays vieillissant écrasé par une énorme dette; Un petit pays non pertinent sur les franges de l’Europe. Sa classe dirigeante a accepté cette éventualité, c’est une faillite historique de sa règle. SYRIZA joue également un rôle dans cette catastrophe.

GS : Et qu’en est-il de la dette? SYRIZA a affirmé qu’il y aurait bientôt un allégement de la dette.

CL: En mai 2016, l’Eurogroupe, qui est l’organisme qui gère essentiellement l’union monétaire, a décidé un cadre pour la dette grecque, que SYRIZA a acceptée. Il n’y aura pas de «coupe de cheveux», car il n’y a pas de mécanisme au sein de l’union monétaire pour qu’un État puisse prendre les pertes de la politique d’un autre. Selon le cadre, la dette grecque sera considérée comme durable tant que le coût total du service (intérêts et principal) ne dépassera pas 15% du PIB annuel. La Grèce pourrait bénéficier d’une aide pour atteindre cette «durabilité» en allongeant la durée de certains des prêts existants et en réduisant les intérêts. C’est le meilleur que la Grèce peut espérer de ses «partenaires» dans l’UE. Pour cette raison, la Grèce devra définir sa politique budgétaire pour atteindre un excédent primaire très important pendant une longue période. Autrement dit, les faibles dépenses du gouvernement et la fiscalité élevée, c’est-à-dire une profonde austérité, depuis des décennies. Par implication, les taux de croissance seront abaissés. C’est une terrible situation qui rend la dette grecque décidément non viable à moyen et à long terme.

En mai 2017, le gouvernement SYRIZA a signé un autre accord fondé précisément sur ce cadre. Ils ont promulgué de nouvelles mesures, réduisant les pensions et imposant des taxes pour assurer une austérité arrosante de 3,5 pour cent d’excédents primaires par an jusqu’en 2022. Ils ont également accepté de réaliser d’autres excédents de 2% par an jusqu’en 2060! En dépit de légiférer sur ces mesures extraordinairement sévères, ils n’ont reçu absolument aucune concession sur la dette. C’est une incompétence incroyable. Ils ont capitulé, abandonnant tous les derniers vestiges de la souveraineté nationale et imposant des mesures sévères aux travailleurs, tout en abaissant abyssalement les conditions qui permettraient à l’économie grecque de se redresser, réduisant ainsi le chômage. Le gouvernement SYRIZA est une honte pour le peuple grec, mais aussi pour la gauche internationale.   

GS: Pensez-vous que cette situation en Grèce peut être comparée à celle des États d’Amérique latine pendant la crise des années 1980, puisque la crise de la dette était une caractéristique déterminante dans les deux cas?

CL: Dans une certaine mesure, oui, car la crise grecque était en substance une crise de la balance des paiements. En outre, la crise a été traitée par le FMI, de sorte qu’on peut trouver des résultats similaires en Amérique latine. Cependant, le véritable analogue pour la Grèce n’est pas l’Amérique latine, mais la crise allemande après la Première Guerre mondiale, la crise de la guerre-réparations. Après avoir perdu la guerre, l’Allemagne a été obligée de faire d’énormes réparations, surtout pour la France victorieuse, tout en faisant face à des restrictions sur son économie qui réduisaient sa capacité d’exportation et donc à faire les paiements nécessaires. Tout au long des années 1920, l’Allemagne a été placée dans une position impossible, comme John Maynard Keynes l’a réalisé immédiatement. Le résultat final a été, bien sûr, la montée de Hitler, qui a dénoncé la dette et militarisé l’économie en prévision de la Seconde Guerre mondiale. La Grèce occupe une position similaire aujourd’hui. Il a une énorme dette extérieure et est obligé de faire des paiements à l’étranger, mais il ne peut pas générer les excédents externes puisque l’union monétaire ne l’autorise pas efficacement. Les excédents budgétaires à l’heure actuelle sont créés par la compression de l’économie domestique, réduisant ainsi les perspectives de croissance. C’est une situation impossible pour la Grèce, qui ne peut être résolue qu’en cas de rupture forcée du piège.

GS: L’ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis a approuvé récemment qu’il y avait un Plan B. Croyez-vous cette déclaration? S’il y en a eu une, pourquoi l’équipe de Tsipras n’a-t-elle pas utilisé une option lors des négociations avec la Troïka quand il y avait encore du temps et des manœuvres? Dans le cas où Tsipras jouerait à cette carte, quel impact pensez-vous que cela aurait en termes économiques et politiques?

CL: Il est commun de créer un récit sur le passé qui vous permet de vivre avec vous-même. Il est également courant de réinventer le passé pour mieux répondre aux besoins du présent. Les gens le font souvent en politique, même si je tente personnellement de l’éviter autant que possible. Il n’y a jamais eu de plan B, c’est-à-dire un plan visant à retirer la Grèce de l’union monétaire et à rompre avec l’Union européenne. Au plus, il y avait des exercices d’arrière-plan sur quoi faire si la pression des prêteurs devenait trop grande. Ils ne représentaient jamais un plan B tel que je continuais à exiger – et à proposer – c’est un ensemble cohérent qui serait basé sur un soutien populaire. Et il ne pourrait pas exister pour SYRIZA car un tel plan aurait nécessairement entraîné la sortie de l’UEM. Les dirigeants de SYRIZA, y compris Yanis Varoufakis, ont été des Européens engagés qui n’accepteraient pas une rupture avec l’Europe. Les membres de SYRIZA qui n’étaient pas européanistes et demandèrent une pause, furent finalement poussés par Tsipras.

GS: Récemment, vous et Theodore Mariolis ont écrit un rapport analytique intitulé «L’échec de la zone euro, les politiques allemandes et un nouveau chemin pour la Grèce», publié par l’Institut RL, dans lequel vous décrivez les étapes qu’un futur gouvernement devrait mener pour Grexit Pour être un projet réalisable sans conséquences destructrices pour la majorité des personnes grecques. Que devrait faire un futur gouvernement pour que Grexit puisse être une réussite, même à long terme? 

CL: Les étapes de Grexit ont longtemps été bien comprises. Il n’y a pas de mystère. Grexit exige, tout d’abord, la souveraineté monétaire par un acte parlementaire, redéfinissant ainsi la soumission légale de la nation. Un taux de conversion de 1: 1 serait appliqué immédiatement sur les contrats, les flux d’argent et les sommes d’argent qui sont prévues par la loi grecque. Dans le même temps, il y aurait la nationalisation des banques, les contrôles de capitaux, les contrôles bancaires et les étapes pour s’assurer qu’il y a un approvisionnement régulier en médicaments, en nourriture et en énergie dans la période initiale jusqu’à l’émergence de l’économie. Le problème économique le plus grave serait la dévaluation du New Drachma, dont l’étendue dépendra de l’état du compte courant et de la solidité de l’économie. Dans le cas de la Grèce, il n’est pas facile de l’estimer, mais je suppose qu’une dévaluation de 20 à 30% dans la nouvelle position d’équilibre serait probable. La dévaluation serait positive pour l’industrie grecque, qui doit compenser la compétitivité sur les marchés internationaux et sur le marché intérieur. Les travailleurs bénéficieraient également à moyen terme car l’emploi serait protégé, mais ils nécessiteraient un soutien à court terme, en particulier par des subventions et des allègements fiscaux. Ce n’est pas un chemin facile par toute l’imagination, mais c’est parfaitement réalisable et nécessite une détermination et une participation populaire. Il y aurait peut-être une période de difficultés considérables, peut-être de six à douze mois, mais l’économie se retournerait.

La sortie, cependant, n’a jamais été un remède pour les problèmes grecs. Je l’ai toujours compris comme faisant partie d’un ensemble différent de politiques économiques qui changeraient l’équilibre des forces sociales en faveur du travail et contre le capital, mettant ainsi le pays sur un chemin différent. La Grèce a besoin d’une sortie progressive, en d’autres termes. Pour cela, deux étapes sont fondamentales. Tout d’abord, le gouvernement devrait lever l’austérité, abandonnant l’objectif ridicule et destructeur de 3,5% pour les excédents primaires. Il devrait stimuler les dépenses publiques pour l’investissement et d’autres choses, principalement pour les services parce que c’est là où l’emploi pourrait être rapidement créé. Deuxièmement, le gouvernement devrait adopter une stratégie industrielle utilisant les ressources publiques pour rééquilibrer l’économie en faveur de l’industrie et de l’agriculture plutôt que des services. Si ces politiques étaient adoptées, les bénéfices pour les travailleurs seraient substantiels, l’équilibre du pouvoir de classe changerait, les conditions du travail salarié seraient améliorées et il y aurait marge de redistribution des revenus et des richesses. Il serait possible de parler de la Grèce entrant dans une voie de développement différente avec un caractère fortement anticapitaliste qui pourrait conduire à la réorganisation socialiste de la société.

GS: Dans un scénario possible de Grexit, où une Grèce en dehors de l’UE pourrait-elle s’inscrire dans l’économie mondiale, qu’est-ce qu’elle échange avec qui; Attendrait-il une guerre commerciale avec l’UE?

CL: L’argument de la «guerre commerciale» est habituellement employé par des personnes qui souhaitent poursuivre les politiques de renflouement ou ont trop peur, même pour envisager des changements radicaux. La Grèce serait certainement confrontée à des difficultés si elle allait dans la voie de la rupture, notamment parce qu’elle devait inévitablement refuser sa dette. Mais, il est largement connu et accepté que la dette grecque est insoutenable. La défaillance est une affaire sérieuse, mais aujourd’hui elle ne mène pas à la guerre, aux boycotts et à d’autres résultats colorés. Les pays continuent à fonctionner et à survivre. Après tout, c’est l’état qui serait par défaut, et non les agents productifs individuels. Beaucoup plus risqué que le défaut est la perspective d’une rupture avec l’Union européenne, ce qui ne se produirait pas seulement en raison de la défaillance, mais aussi parce que la Grèce adopterait des politiques économiques contradictoires avec celles de l’UE. La Grèce devrait être préparée pour cela afin de remettre son économie en ordre. Il n’y a pas de raccourci. Il faudrait négocier des conditions spéciales, des exemptions, etc., et il faudrait se préparer à un combat pour adopter les politiques dont il a besoin. Si les travailleurs et les strates populaires étaient déterminés, le pays pourrait réussir.

GS: Passons maintenant aux développements de l’UE. Que pensez-vous, c’est l’avenir de la zone euro et comment voyez-vous les scénarios de la Commission européenne pour une Europe à grande vitesse, qui semble être le plan que l’Allemagne a actuellement pour l’UE?

CL : La crise de la zone euro comme période distincte dans le développement historique de l’UE est pratiquement terminée. L’Allemagne a imposé sa propre solution et a vaincu toute opposition. Le point à retenir: l’Allemagne a prévalu et a imposé sa volonté sur l’Europe au cours des sept dernières années. Il est apparu comme le pays incontestablement dominant. Comme cela s’est produit, il est également devenu évident que la nouvelle Europe est une entité hautement stratifiée, dotée d’un noyau et de plusieurs périphéries. L’ancienne distinction de noyau et de périphérie dont les marxistes parlent a réémergé en Europe de manière nouvelle et virulente. Le noyau, plus précisément, est la base industrielle de l’Allemagne qui se compose principalement de voitures, de produits chimiques et de machines-outils. Il n’y a pas d’autre complexe industriel en Europe comparable à celui de l’Allemagne, à l’exception éventuelle de l’Italie du Nord.

Le noyau a défini plusieurs périphéries, dont deux se distinguent. Le premier est immédiatement attaché au noyau industriel allemand: la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie et la Slovénie. Cette périphérie agit comme un arrière-pays de la capitale industrielle allemande, fournissant du travail, des ressources et de la capacité de production, tous se sont vus sur l’Allemagne. La deuxième périphérie se trouve au sud: la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Ce sont des économies avec une industrie faible, une faible croissance de la productivité et une faible compétitivité, qui possédaient un grand secteur public qui fournissait un emploi mais ne pouvait plus le faire. Leur rôle est de fournir du personnel de travail qualifié au noyau allemand.

Cette stratification de l’Europe constitue le fondement d’un énorme pouvoir politique allemand. L’ascendance de l’Allemagne n’a pas résulté d’un plan du bloc historique allemand, mais après un point, il est devenu une politique consciente. Le levier le plus important pour assurer l’ascendance de l’Allemagne a été l’union monétaire, qui a fourni à l’Allemagne les moyens de dominer l’Europe dans le commerce et a servi de base à la capitale industrielle allemande pour exporter vers la Chine, les États-Unis et ainsi de suite. Grâce à l’union monétaire, l’Allemagne est apparue comme une puissance mondiale majeure. Mais, comme tout processus capitaliste de ce type, des tensions et des contradictions internes ont également émergé. Ceux-ci ont surtout à faire avec le noyau de l’Europe, et deux questions revêtent une importance primordiale.

La première concerne l’Allemagne elle-même. La montée de l’Allemagne qui a exporté du capital industriel s’est produite chez les travailleurs allemands: l’austérité continue en Allemagne, la contrainte des salaires, le resserrement des dépenses publiques, le manque d’investissement intérieur et la compression de la demande intérieure. C’est la base de la domination capitaliste allemande de l’Europe et a fourni les moyens pour que la capitale allemande gagne du terrain sur le marché mondial. Il s’agit clairement d’une situation instable et intenable à long terme. Les deux tiers du travail allemand survivent en termes précaires, avec de faibles salaires et des conditions de travail difficiles.

La seconde concerne les relations entre l’Allemagne, la France et l’Italie. C’est un point de grande faiblesse. La France est bien sûr un pays du noyau, mais elle ne peut pas survivre avec l’Allemagne car elle n’a pas la base industrielle, la compétitivité et la capacité de façonner l’union monétaire. En effet, son bloc historique manque d’un plan stratégique sur la façon d’affronter l’Allemagne et devient rapidement à la base de Berlin. L’Italie est encore pire. Il a une base industrielle importante, mais sa présence dans l’union monétaire est profondément problématique car elle ne peut pas concurrencer à des conditions raisonnables et son taux de croissance est très faible. L’Italie a été dans un état d’austérité de bas niveau depuis des années. Cela ne peut persister à jamais et les tensions éclateront à un moment donné. En résumé, la montée de l’Allemagne a stratifié l’Europe d’une manière qui n’a jamais été vue auparavant, créant d’énormes tensions. C’est là que j’attends de voir les éruptions et l’accélération de l’histoire dans les années à venir.

GS : Pensez-vous que ces éruptions viendront de haut ou de bas? 

CL : Au cours des dernières années, nous avons vu la montée du populisme de droite et de l’autoritarisme, souvent sous forme fasciste, dans plusieurs régions d’Europe. Ceci est le résultat de la stratification de l’Europe et de l’émergence de la domination allemande. C’est aussi le résultat de la retraite de la démocratie alors que l’Europe est devenue de plus en plus inégale. L’échec de la démocratie parlementaire, qui est manifeste dans toute l’Europe, et le fait que le processus politique s’est détaché des préoccupations des travailleurs, fait partie intégrante de l’ascendance de la capitale allemande en Europe. La réaction a inévitablement pris la forme d’exiger plus de souveraineté, et elle vient d’en bas: les gens pensent qu’ils ont perdu le pouvoir sur leur vie, où ils travaillent, qui fait les lois, qui applique les lois, qui sont responsables et Comment. Il existe une demande de souveraineté populaire et nationale en Europe.

Dans le passé, les forces de la gauche en Europe auraient formulé ces exigences pour exprimer les besoins et les aspirations des travailleurs, en s’opposant aux grandes entreprises et à l’ascendance allemande en Europe. La tragédie est que la gauche n’a pas joué ce rôle en Europe depuis des années et, par conséquent, le droit a pris de l’importance, s’appropriant même souvent le mode d’expression de la gauche et donnant un tournant autoritaire aux exigences populaires. Mais il n’y a rien d’inévitable à propos de ce développement. Tout dépendra de la réaction de la gauche à partir de maintenant. Il n’y a pas de lien ferme entre les travailleurs de l’extrême droite en Europe. La vraie question est de savoir si la gauche peut agir ensemble et commencer à intervenir efficacement. Le potentiel existe. Ce qui manque, c’est une compréhension claire des problèmes politiques brûlants en Europe, car la majeure partie de la gauche continue de fonctionner dans le cadre des années 90 et 2000. Il est temps pour la gauche de sortir de cela et jouer de nouveau son rôle historique en Europe.

L’article original http://www.erensep.org/index.php/en/articles/politics/364-the-future-of-greece

Médiapart : Entretien avec le président de SOS Méditerranée

Migrants en mer: «A un moment donné, quand quelqu’un coule, vous le sauvez»

Par Cécile Andrzejewski Mediapart

En Méditerranée, plusieurs ONG interviennent pour sauver de la noyade des migrants embarqués à bord de rafiots de fortune. Ce que leur reprochent les autorités italiennes et européennes : par leurs actions, les associations favoriseraient l’immigration illégale. Une « erreur d’analyse », répond Francis Vallat, président de SOS Méditerranée.

Accusées de favoriser le travail des passeurs et de créer un « appel d’air » migratoire, les ONG intervenant en mer Méditerranée se sont vu imposer un code de conduite par le gouvernement italien. La plupart des associations refusent pour le moment de le signer. Et si les négociations continuent, les sauvetages ne s’arrêtent pas non plus, loin s’en faut.

Francis Vallat, ancien armateur, est le président de SOS Méditerranée, qui intervient en mer pour secourir les naufragés à l’aide de son bateau, L’Aquarius. Créée au printemps 2015, l’association, financée à 76 % par les dons de particuliers, est directement confrontée à l’ampleur de la crise migratoire et à la détresse des réfugiés, comme le raconte son président.

Quelle est la situation en mer Méditerranée en ce moment ?

Francis Vallat : Elle n’a malheureusement pas changé par rapport aux autres années. On devrait même avoir environ 20 % de passages en plus sur l’axe Libye-Italie. Au total, 200 000 personnes devraient passer par cette route sur l’exercice 2017. Il y a toujours un certain nombre de morts, probablement 5 000 cette année, ou un peu plus. Depuis le début, nous avons pu sauver 23 000 personnes. Selon les périodes de l’année, les ONG réalisent autour de 25 % des passages, le reste étant fait par la garde-côte italienne, les navires italiens, les bateaux de commerce…Comment opère SOS Méditerranée en mer ? 

Nous avons un bateau, L’Aquarius, qui mesure un peu moins de 80 mètres de long. Il dispose d’une partie d’accueil des réfugiés, avec, d’un côté, les hommes et, de l’autre, les femmes. Quand on peut les répartir, bien sûr, car les interventions sont intenses. Une autre partie est aménagée en petit hôpital avec des médecins et des infirmiers, sur laquelle on travaille avec Médecins sans frontières (MSF). Au total, on tourne autour de 26 personnes sur L’Aquarius, entre l’équipage de conduite du bateau, les sauveteurs, le personnel médical, les responsables communication et les journalistes qui suivent les opérations. Toutes les trois semaines, on fait escale à Catane, en Sicile, et on repart.

Pour les sauvetages, quand un bateau coule, nous sommes informés par le MRCC, le Centre de coordination des sauvetages en mer, dont le quartier général est à Rome. Nous sommes en liaison permanente avec eux, ils nous donnent l’ordre d’aller sauver les bateaux. Enfin, si on peut appeler ça des bateaux… Ils se dégonflent, des bouts de planche sortent, c’est une catastrophe. Dès qu’on arrive, on récupère les personnes. C’est très difficile parce que les réfugiés sont terrorisés, ils paniquent, la plupart ne savent pas nager. Il y a des gens parmi eux qui ont été torturés, des femmes souvent violées, parfois des enfants sont à bord. La semaine dernière, on a trouvé huit personnes mortes au fond du bateau parce qu’ils étaient trop nombreux, elles ont été asphyxiées avec les vapeurs d’essence. Ce n’est pas le cas le plus fréquent, mais même les cas « normaux » demandent beaucoup de compétences. Il faut calmer les réfugiés, les rassurer, certains se jettent à l’eau.

Et ensuite ?

Ensuite ils viennent sur le bateau. On peut normalement accueillir jusqu’à 500 personnes, mais il nous est arrivé d’en avoir près de 1 000 à bord. Les premières 24 heures sont terribles. C’est là où on les calme, on les soigne, on les rassure. On parle avec eux de leurs vies, de ce par quoi ils sont passés. Ces échanges-là sont plus humains, à la fois très touchants, mais aussi très durs. L’atmosphère à bord du bateau s’avère absolument formidable. C’est indispensable car la pression morale reste très forte, il a pu arriver que nos propres sauveteurs soient traumatisés par ce qu’ils ont vu. Puis on va en Italie, à Lampedusa ou à Trapani. Comme on a un gros bateau, parfois, sur ordre du MRCC, on transborde sur L’Aquarius des gens sauvés par d’autres, pour les amener en Italie. C’est-à-dire qu’on embarque à bord des réfugiés qui ont été sauvés par d’autres bateaux.

 © Narciso Contreras/SOS Méditerranée

© Narciso Contreras/SOS Méditerranée

Ces derniers temps, on entend beaucoup parler « d’appel d’air », une théorie selon laquelle, en intervenant en Méditerranée, les ONG encourageraient finalement les migrants à prendre la mer sur des rafiots de fortune et favoriseraient donc l’immigration illégale…

D’abord, en Libye, beaucoup de personnes sont extraordinairement maltraitées [lire à ce sujet les récits de migrants rescapés de l’horreur libyenne publiés en avril dernier sur Mediapart – ndlr]. Ces gens vivent un véritable enfer en Libye. Selon les périodes, nous sauvons 20 % à 25 % d’enfants. 80 % d’entre eux sont sans leurs parents. Ce qui signifie que la désespérance est telle qu’en dépit de tout, les parents se sont sacrifiés, ils ont économisé pour payer un passage, pour qu’au moins leur enfant soit sauvé. Le désespoir reste absolu, donc ils partiront.

Cette histoire d’« appel d’air » est une erreur d’analyse : lorsqu’en 2014, l’opération Mare Nostrum a été arrêtée, lorsque cette force a été enlevée d’un seul coup, ça n’a absolument pas tari le flux de départs en mer. La seule chose qui a augmenté, c’est le nombre de morts. La théorie de l’« appel d’air » constitue une sorte de fausse excuse qui camoufle la crainte ou le refus des sauvetages. On dépasse le cap des 50 000 morts depuis le début de la crise des migrants. Ces chiffres sont certainement sous-évalués car ils sont calculés uniquement sur la base des morts qu’on peut constater. Mais ils disent tout : ce drame se déroule à nos portes.

La Méditerranée, on peut s’y baigner, pêcher, y passer du bon temps, mais on ne peut pas non plus regarder ailleurs, on ne peut pas laisser mourir ces gens sans les aider. On peut discuter pendant des heures de la politique migratoire, le problème n’est pas celui-là, il est de dire qu’on ne peut pas laisser des gens mourir à nos portes, que le sauvetage ne se discute pas.

Cet argument de « l’appel d’air » est utilisé par l’extrême droite, les populistes, qui ne vont pas assez loin dans l’analyse. Ils se servent d’un rapport de Frontex [l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures de l’UE – ndlr] qui aurait pointé cet effet. Mais on a rencontré le directeur général de Frontex. D’après lui, les responsables de l’agence ne sont pas dans cette conviction. Il nous a paru sincère. Après, il y a les pressions politiques… La meilleure des preuves : Frontex [qui coordonne désormais l’opération Triton, laquelle a pris le relais de Mare Nostrum, mais dont l’objectif premier est le contrôle des frontières – ndlr] participe aux opérations de sauvetage. Si les ONG sont coupables d’un appel d’air, alors c’est le cas de tous ceux qui sont là, y compris les navires étatiques ou européens. À un moment donné, quand quelqu’un coule, vous le sauvez.

« Nous, on essaie de sauver notre âme, celle de l’Europe »

Y a-t-il une réelle volonté politique face à cette crise ?

Nous, on s’occupe exclusivement de sauvetage. Notre seule action politique consiste à dire aux responsables nationaux et européens : votre boulot, c’est de travailler sur les solutions. Nous, on essaie de sauver notre âme, celle de l’Europe. À l’heure actuelle, il n’existe aucune stratégie. Que fait-on à court terme, à moyen terme, à long terme ? On sait que trouver des solutions va prendre du temps, mais c’est essentiel. Où est en France le groupe de travail qui réfléchit à ces problèmes ? Il y a un refus de voir le problème en face. Ce refus est irresponsable vis-à-vis des réfugiés et aussi vis-à-vis de nos enfants. On n’a pas le choix, il faut y réfléchir. On ne peut pas dire que rien n’est fait, mais les solutions sont loin d’être à la dimension du problème.

L’objectif final n’est-il pas que les garde-côtes libyens prennent le relais ?

Ça fait partie des choses discutées, des solutions proposées. Si ça peut permettre de les rendre plus responsables… Parce qu’aujourd’hui, quand on croise des gens en uniforme, on ne sait pas à qui on a affaire. Mais si ça consiste à prendre les réfugiés et à les ramener dans l’enfer qu’ils viennent de quitter, là on est clairement contre, ce n’est pas acceptable. Pour l’instant, tout ça n’est pas encore très clair, mais on se méfie beaucoup de cette histoire.

 © Narciso Contreras/SOS Méditerranée

Le 25 juillet dernier, le gouvernement italien a présenté un code de conduite destiné aux ONG qui interviennent en Méditerranée. Cinq des huit ONG l’ont refusé, dont SOS Méditerranée ?

Nous sommes en discussion. Cette histoire est sortie il y a deux semaines. Il a d’abord fallu comprendre ce code. Nous avons eu, comme d’autres ONG, des discussions avec le gouvernement italien. Elles se poursuivent encore, avec une nouvelle rencontre à la fin de la semaine. Nous ne sommes pas contre un code de conduite en soi. Il y a déjà des règles extrêmement strictes : notre bateau a interdiction de se rendre dans les eaux territoriales libyennes ; il ne peut agir qu’à la demande du MRCC ; si L’Aquarius croise un bateau en difficulté, l’équipage doit prévenir le centre de coordination ; nous avons interdiction de tout contact avec les passeurs. Mais pour ce nouveau code de conduite, nous voulons discuter de certains points.

Lesquels ?

Premièrement, il faut qu’il soit clair que les transbordements entre navires seront autorisés. C’est-à-dire qu’on doit pouvoir accueillir des personnes sauvées par d’autres bateaux pour qu’ils puissent continuer les recherches, on ne doit pas être obligés de retourner au port entre chaque sauvetage. À l’heure actuelle, on a sauvé autant de gens car on a pu en recueillir en transbordement, ce qui a permis à d’autres de continuer les sauvetages. C’est essentiel, si on ne le fait pas, on perd des vies. S’il faut effectuer l’aller-retour sur les côtes, on perd une trentaine d’heures. On refuse également que toute action soit réalisée vis-à-vis des réfugiés dans les premières 24 heures. Parce que les gens sont dans un état de choc incroyable durant cette période, ils ont besoin de temps.

Enfin, il est hors de question qu’il y ait des personnes armées à bord [le code de conduite impose en effet la présence d’officiers de police dans les bateaux – ndlr]. La présence de gens armés constitue un facteur de tension et un facteur de risque. Dans ce cas précis, ça ne nous paraît pas justifié. Cette disposition nous inquiète. Il ne faut pas oublier que les réfugiés viennent de pays où ils ont vécu des événements violents.

Nous discutons de ces trois points, qui représentent des points de blocage pour nous, avec les autorités italiennes. Notre position est très claire mais nous avons bon espoir d’ouvrir un dialogue. Nous sommes très fermes, mais très équilibrés. Simplement, nous restons intransigeants sur le sauvetage, car c’est de ça qu’on s’occupe. La garde-côte italienne travaille très efficacement au sauvetage, c’est d’ailleurs le gouvernement italien qui assure la majeure partie du sauvetage, à hauteur de 40 % ces dernières années. Mais la pression des populistes reste très forte.

[Cet entretien a été réalisé par téléphone le jeudi 10 août. Le lendemain, vendredi 11 août, SOS Méditerranée a signé une version modifiée du code de conduite au cours d’une rencontre avec le ministère à Rome, ses demandes ayant été prises en compte. Voir Boîte noire – ndlr]

D’où viennent les réfugiés que vous secourez ?

Ils viennent de partout. De pays en guerre ou dans une crise politique qui ressemble à une guerre. Dans le nord du Nigeria, avec Boko Haram, à la place des habitants, vous fileriez aussi. Ils viennent de l’Érythrée, du Soudan, du nord du Nigeria donc, du Niger, de la Syrie. Par ailleurs, oui, il y a des réfugiés économiques, en particulier d’Afrique de l’Ouest, mais qui sommes-nous pour dire « toi, tu es politique, je te ramasse, toi non parce que tu es économique » ? Si vous n’avez aucune solution, c’est normal que vous partiez chercher un avenir ailleurs. Au sud du Sahara, dans la zone sahélienne, les conditions économiques sont très difficiles, les habitants cherchent des solutions. Pour la plupart, ce ne sont pas des gens qui arrivent en Libye et d’un seul coup vont chercher un bateau. Le pays employait énormément de ces gens, mais il est depuis tombé dans le chaos, des gangs les traitent de manière épouvantable.

Un bateau financé par des militants d’extrême droite s’est récemment lancé dans une tentative de navigation en Méditerranée pour empêcher les ONG d’agir…

Leur épopée a surtout consisté en une opération de communication. Ils ont été empêchés d’entrer dans des ports. Ces gens sont totalement marginaux. Ils tiennent du groupuscule. En parler, c’est leur donner une importance qu’ils n’ont pas du tout. Voilà pourquoi SOS Méditerranée s’est très peu exprimé à leur sujet. Il s’agit d’un épiphénomène qui est, à certains égards, ridicule. D’abord, ils ont imité notre modèle, en réalisant une levée de fonds. Or, ça demande un travail énorme : notre bateau coûte entre 11 000 et 12 000 euros par jour, nous devons lever 4 millions d’euros par an. Eux ont à peu près réuni 80 000 euros [76 000 exactement – ndlr], ils ne vont pas tenir très longtemps.

Il faut qu’on soit très vigilants parce qu’on ne peut pas se permettre de mettre en danger notre équipage et les réfugiés à bord. Ils nous ont suivis au début. Ils sont venus nous trouver et nous ont dit : « Nous vous sommons de quitter cette zone, vous mettez en danger l’Europe ! » Nous n’avons pas réagi et au bout d’un moment ils ont changé de route pour aller dire la même chose à un autre… Ce que l’on craignait, ce n’était pas qu’ils reprennent les réfugiés et les ramènent en Libye, ce n’est pas possible, on craignait surtout qu’ils leur fassent peur et que ceux-ci paniquent sur le bateau. Parce qu’eux sont réellement en état de choc.

SOS Méditerranée publie son 1er rapport d’activité

Chers amis,

SOS MEDITERRANEE publie son premier rapport d’activité dont le résumé est disponible ici.

L’occasion pour nous de revenir sur 17 mois d’opérations en mer, de mobilisation citoyenne à terre, ainsi que de vous présenter nos perspectives pour l’année 2017.

Que de chemin parcouru, grâce à vous, donateurs, grâce à toutes celles et ceux qui bénévoles ou membres de l’équipe s’investissent sans compter pour secourir ceux qui se noient en Méditerranée et sensibiliser nos concitoyens!

Depuis le départ de l’Aquarius du port de Marseille le 26 février 2016, ce sont 21 792 hommes, femmes et enfants qui ont été secourus par nos équipes lors de 127 opérations de sauvetage au large des côtes libyennes. Cinq bébés sont même venus au monde à bord de notre navire et parfois dans des conditions extrêmes. C’est le cas de Christ, né le 11 juillet dernier. L’enfant était encore relié à sa mère par le cordon ombilical lorsqu’il a été secouru et transporté à bord de l’Aquarius.

L’année 2017 ne sera pas moins intense que 2016. A la fin juillet, SOS MEDITERRANEE a déjà secouru plus de 10 000 personnes, soit presque autant que sur toute l’année 2016 où 11 260 personnes ont été sauvées de la noyade par nos équipes.

C’est pourquoi nous avons besoin de vous et comptons sur votre soutien. Grâce à vos dons, nous poursuivrons notre mission urgente et vitale de sauvetage.

Pour suivre les activités de cette association http://www.sosmediterranee.fr

et la soutenir https://don.sosmediterranee.org/b/mon-don?utm_source=sitesosmediterranee&utm_medium=site&utm_campaign=don_site_je_donne

 

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