Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme

Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme Par Romaric Godin sur Médiapart

À la veille des législatives allemandes, enquête sur le ministre des finances d’Angela Merkel depuis 2009. Il est l’incarnation politique de l’ordolibéralisme, cette forme allemande du néolibéralisme.

Le 1er juillet 2016, à Fribourg-en-Brisgau, là même où il est né 74 ans plus tôt, Wolfgang Schäuble reçoit la « médaille Walter-Eucken ». Remise tous les deux ans par l’institut du même nom, cette décoration récompense ceux qui font vivre la pensée de cet économiste fondateur de cette forme spécifiquement allemande du néolibéralisme, l’ordolibéralisme. Dans son discours de louange, l’économiste Lars Feld, membre des « sages » qui conseillent le gouvernement fédéral et président de l’institut Walter-Eucken, salue « l’engagement sans faille » de Wolfgang Schäuble pour les « principes de la politique de l’ordre [« ordnungspolitische Prinzipien »] dans l’esprit de l’école de Fribourg ». Un engagement qu’il a prouvé par une « solide et conséquente politique financière et budgétaire ainsi que par sa gestion de la crise de la dette européenne ».

Wolfgang Schäuble reçoit de Lars Feld la
                    médaille Walter-Eucken © Institut Walter Eucken

Wolfgang Schäuble ne cachait pas alors son émotion. Et pour cause, cette médaille récompense effectivement une action guidée par cette école de pensée. Dans un discours prononcé cinq ans plus tôt, en 2011, devant la prestigieuse université de Saint-Gall, en Suisse, il revendiquait d’avoir « ses racines intellectuelles dans l’école ordolibérale de Fribourg [dont] le père spirituel est Walter Eucken ». Rien d’étonnant donc à ce que Wolfgang Schäuble apparaisse en Europe et en Allemagne comme l’héritier et le gardien de cet héritage qui s’est identifié avec la politique économique de la République fédérale depuis 70 ans. Pour comprendre ce que veut et ce que fait le ministre allemand des finances, il faut d’abord comprendre cette pensée. En Allemagne, on parle peu d’ordolibéralisme, mais on évoque plus volontiers la notion de « politique de l’ordre » (Ordnungspolitik), de « culture de la stabilité » (Stabilitätskultur) ou encore d’« économie sociale de marché » (Sozialmarktwirtschaft), trois termes assez équivalents et qui disposent, outre-Rhin, d’une forte connotation positive. Comprendre Wolfgang Schäuble, c’est donc d’abord comprendre cette pensée et sa destinée politique.

La théorie de l’école de Fribourg est née en réaction à une double crise : l’hyperinflation de 1923 et la crise économique de 1929. Deux coups de boutoir qui ont semblé réduire à néant la pensée libérale de l’avant-première guerre mondiale avec son monde. Mais Walter Eucken, professeur d’économie à l’université de Fribourg-en-Brisgau dans les années 1930, entreprend de sauver le libéralisme. Son idée centrale est que le marché ne peut survivre durablement sans un encadrement et une organisation assurés par les pouvoirs publics. Le marché doit dominer l’économie, il doit être le lieu où se forment les prix et se réalise l’essentiel de l’activité économique, mais il doit le faire dans l’ordre et la stabilité, en évitant ses propres excès. Et l’État doit en être garant. Si ce dernier ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement du marché, sous peine de provoquer de graves désordres comme l’hyperinflation, fruit du financement monétaire de l’État, il doit établir et garantir des règles pour le fonctionnement de ce marché pour le prémunir des excès qui ont mené à la crise de 1929. Et, élément essentiel, il doit lui-même strictement respecter ces règles.

Cette pensée va être développée par Wilhelm Röpke, un autre économiste allemand, qui l’intègre dans ce qu’on va appeler le « néolibéralisme », ce mouvement de pensée qui, dans les années 1930 et 1940, tente de rénover le libéralisme contre la montée du keynésianisme et de l’interventionnisme. Wilhelm Röpke participe ainsi en 1938 au fameux « colloque Walter Lippmann », à Paris, acte de naissance de ce mouvement. Il dirigera dans les années 1960 la Fondation du Mont-Pèlerin, son bras armé intellectuel. Mais l’ordolibéralisme se distingue fortement du libéralisme de l’école autrichienne de Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, adeptes d’une forme moderne de « laisser-faire ».Certes, Wilhelm Röpke reconnaît l’existence d’un « ordre spontané » créé par le marché, mais cet ordre n’est possible qu’autant que l’État assure un cadre stable permettant le meilleur fonctionnement du marché. Et le premier de ces cadres, c’est la monnaie. Cette dernière doit être neutre pour ne pas perturber la réalité du marché. Pour être neutre, il ne faut ni manipulation monétaire, ni inflation, ni déficit public. L’État doit donc être sobre et la banque centrale concentrée sur son objectif de lutte contre l’inflation. Toute dette publique est à bannir, tant l’État est tenté de la réduire par l’inflation ou la création monétaire. Walter Eucken avait ainsi affirmé la nécessité de règles de fer pour les acteurs du marché comme pour l’État, par exemple la constitutionnalisation des règles budgétaires.

L’après-guerre sonne le triomphe de cette pensée en Allemagne. Au traumatisme de l’inflation, renouvelé par un nouvel épisode d’hyperinflation en 1947-1948, s’ajoute celui du nazisme, perçu par ces milieux libéraux comme le fruit de la pensée interventionniste. La nouvelle démocratie allemande se devait d’être libérale tout en s’assurant de la stabilité économique. Naturellement, donc, elle s’est tournée vers la pensée de l’école de Fribourg. D’autant que ses représentants, Walter Eucken et Wilhem Röpke, ont été des opposants farouches et de la première heure au nazisme.

Un homme a compris cette opportunité historique : Ludwig Erhard. Un des fondateurs de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), parti du père et du frère de Wolfgang Schäuble, comme de lui-même depuis 1965, il devient de facto ministre des finances de la zone alliée et fonde, presque malgré les occupants, le deutsche Mark le 20 juin 1948. Une monnaie forte garantie par une politique fortement déflationniste de « stabilité » sur laquelle va s’établir la République fédérale, un an plus tard. Ludwig Erhard en devient le ministre de l’économie jusqu’en 1963, puis le chancelier (1963-1966).

Ludwig Erhard reprend et développe le terme d’« économie sociale de marché », inventé par son conseiller Alfred Müller-Armack, un économiste de l’école de Fribourg, pour imposer la pensée ordolibérale dans la réalité économique. La vision de Ludwig Erhard est une forme de « vulgarisation » de la pensée de Walter Eucken qu’il développe dans son ouvrage de référence Le Bien-Être pour tous (Wohlstand Für Alle). Certes, il a recours à quelques concessions à l’esprit keynésien du temps et bâti une forme d’État-providence. Mais l’Allemagne se distingue alors fortement des États sociaux de l’époque comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie. La concurrence y occupe une part plus importante, mais est aussi plus encadrée par une monnaie solide et une banque centrale strictement indépendante, la Bundesbank, créée en 1957. La redistribution intervient ensuite, comme le fruit du succès de cette stabilité. La logique est donc l’inverse de celle des États keynésiens d’alors. Cette inversion est cruciale et détermine encore une grande partie des choix européens et allemands de Wolfgang Schäuble aujourd’hui.

Car la figure de Ludwig Erhard est essentielle. Elle est aujourd’hui quasiment divinisée outre-Rhin où pratiquement tous les partis à l’exception partielle de Die Linke, le parti de gauche, se revendiquent de « l’économie sociale de marché » et de son héritage. Celui qui s’est présenté comme le « père du miracle économique allemand » est parvenu à élaborer une culture économique en République fédérale fondée sur l’ordolibéralisme. Il a fait de cette « politique de l’ordre » le fondement indiscutable du succès allemand de l’après-guerre, oubliant au passage et le plan Marshall et la convention de Londres de 1953 qui annula la dette publique allemande. Dès lors, cette pensée est devenue celle de la République fédérale et l’est encore.

L’horreur inflationniste
Wolfgang Schäuble, né en 1942, homme de l’Allemagne de l’Ouest, élu au Bundestag sans cesse depuis 1972, est logiquement profondément imprégné de cette « culture de la stabilité » à laquelle il est resté attaché durant toute sa vie politique. Cet attachement sera renforcé par trois facteurs supplémentaires qui expliquent une grande partie de ses choix politiques et de sa conception de l’Europe du futur.

Le premier facteur essentiel est son milieu familial. Fils d’un conseiller fiscal militant et élu de la CDU, Wolfgang Schäuble évoque volontiers la figure de sa mère, venue de la région de Stuttgart, et qui apparaît comme l’archétype de la « mère de famille souabe », figure légendaire de la bonne gestionnaire en Allemagne. D’après son frère, cité dans sa biographie rédigée en 2013 par Hans Peter Schütz, Zwei Leben (Deux vies)1, Wolfgang Schäuble aime ainsi à raconter une anecdote, selon laquelle sa mère, n’ayant pas les 20 pfennigs nécessaires pour payer le parcmètre, était revenue le lendemain pour insérer la pièce et acquitter ainsi sa dette.

Mais surtout, le ministre des finances allemand est issu de cette « classe moyenne éduquée, la Bildungsbürgertum, large et exceptionnellement privilégiée, qui a souffert le plus complètement » de l’hyperinflation de 1923, pour reprendre les termes de l’historien britannique Frederick Taylor2. Or, selon ce dernier, la situation de cette classe durant cette crise monétaire est « propre à l’Allemagne ». Et c’est cette classe qui, précisément, est à l’origine de cette obsession de la stabilité dans la culture du pays.

Selon Frederick Taylor, c’est cette classe qui a construit par la suite un « récit national » traumatisant de la grande inflation qui a produit une peur panique de cette dernière dans un pays qui n’avait pourtant pas été le seul à avoir connu une hyperinflation de ce type. Ce récit qui lie directement inflation et nazisme, oubliant, en dépit du travail des historiens, l’effet de la politique déflationniste du chancelier Heinrich Brüning (1930-1932). Cette classe « s’est révélée devenir une grande force de formation de l’opinion durant les trois quarts de siècles suivants », insiste Frederick Taylor. Et de conclure : « Ce phénomène a joué un rôle important, peut-être crucial, dans la transformation de l’expérience de l’inflation qui a été une dure mais supportable expérience pour beaucoup, et même la plupart des Allemands, (…) en un consensus unique de catastrophe nationale universelle. » Wolfgang Schäuble est l’enfant de cette classe. Sa pensée est la sienne.

Wolfgang Schäuble lors de sa première élection
                    au Bundestag en 1972 © DR Wolfgang Schäuble lors de sa première élection au Bundestag en 1972 © DR

Et c’est bien à cette aune qu’il faut comprendre la critique constante de la politique non conventionnelle de la BCE, même si l’économie allemande et lui-même en tant que ministre des finances en profitent effectivement. Wolfgang Schäuble dit rester fidèle à l’idée de l’indépendance de la BCE, mais il ne conçoit cette indépendance que comme une garantie d’une politique non inflationniste et calquée sur l’ancienne politique de la Bundesbank. Lorsque la banque centrale développe une politique expansionniste et inflationniste, donc qui heurte ses convictions profondes, elle sort, pour lui, de son rôle et se fourvoie.Comme beaucoup d’économistes allemands, Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à attaquer violemment Mario Draghi sur sa politique. En avril 2016, il lui a même attribué « 50 % du score » d’Alternative für Deutschland, le parti d’extrême droite émergent en Allemagne. Cette accusation n’est pas une simple attaque rhétorique. Elle révèle cette identification entre l’inflation de 1923 et la montée du nazisme, raccourci utilisé par la Bildungsbürgertum pour imposer la crainte de l’inflation.

Encore récemment, Wolfgang Schäuble pouvait prétendre que « tout le monde veut que la politique monétaire soit normalisée ». Pour le ministre allemand, la monnaie doit être neutralisée, quel qu’en soit le prix. La logique expansive de Mario Draghi mais aussi l’attention que ce dernier porte au système financier, en bon ancien de Goldman Sachs, ne peuvent que le heurter. Wolfgang Schäuble estime que c’est aux marchés de s’adapter à la stabilité et non à la banque centrale de faire des compromis pour ménager les marchés. Et c’est bien pour cela qu’il entend utiliser un éventuel prochain mandat pour faire obtenir la présidence de la BCE à un défenseur de la « culture de la stabilité », de préférence allemand. C’est désormais une demande officielle de la République fédérale. Et pour cause : il va s’agir de réduire les effets de la création monétaire des années Draghi.

Le deuxième facteur qui a attaché ce doyen de la politique allemande à l’ordolibéralisme, et qui détermine bon nombre de ses actes, est sa formation juridique. Docteur en droit financier, il a toujours été convaincu de la règle en économie. Cette vision correspond parfaitement à la « constitutionnalisation » de l’économie, promue par Walter Eucken et portée par Wolfgang Schäuble durant les crises de 2008 et de 2010. Après avoir fortement soutenu l’introduction dans la loi Fondamentale, la constitution allemande, du « frein à l’endettement » ou « règle d’or budgétaire » en 2009, comme prix des deux plans de relance décidés alors par la « grande coalition », le ministre des finances a tout fait pour entrer dans les clous de cette règle, quoi qu’il en coûte, y compris au prix d’une réduction de l’investissement public.

Le déficit de demande de la zone euro tout entière en a été la conséquence. Du reste, dans l’union monétaire, le ministre a plaidé et obtenu un cadre budgétaire plus rigide pour le pacte de stabilité et la mise en place d’un pacte budgétaire calqué sur le modèle constitutionnel allemand. Homme d’ordre, deux fois ministre fédéral de l’intérieur, Wolfgang Schäuble croit en la loi et en son respect aveugle, en économie comme ailleurs.

Or, et c’est un facteur important de la pensée de Wolfgang Schäuble, cette primauté de la règle ne peut se défaire par une simple élection. L’ordolibéralisme rejette l’autoritarisme interventionniste, il se veut démocratique. On l’a vu, c’est une pensée profondément issue de l’anti-nazisme. Mais c’est aussi une pensée qui se méfie de la démocratie comme facteur d’instabilité et de chaos et qui, partant, l’encadre fortement. Il y a des domaines où les peuples doivent accepter de ne pas s’immiscer et de laisser la main à des experts indépendants, neutres, qui font respecter les règles et fonctionner au mieux le marché. La démocratie doit se garder des impulsions et des désirs du peuple, qui provoquent des déséquilibres. L’ordolibéralisme est une pensée d’inspiration oligarchique. C’est un conservatisme qui cherche sa voie dans la modernité démocratique.

C’est cette vision qui est à l’origine de la « règle d’or » budgétaire ou de l’indépendance de la banque centrale. Autant d’éléments qui sont placés hors de portée de la décision démocratique. Dans son discours de Saint-Gall, Wolfgang Schäuble explique ainsi que « renforcer le mandat démocratique des institutions européennes […] ne signifie pas que les décisions budgétaires et monétaires prises par ces institutions démocratiquement légitimées ont besoin de l’approbation continuelle du public ». Les institutions doivent « prendre des décisions budgétaires et monétaires le plus indépendamment possible du politique ». C’est là le moteur principal de la crise grecque de 2015, où Wolfgang Schäuble a demandé aux Grecs de se prononcer entre leur choix démocratique et leur maintien dans une structure ordonnée par des règles intangibles.

(1) H. P. Schütz, Wolfgang Schäuble : Zwei Leben, Droemer, 2013.
(2) F. Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury, 2013.

La religion de la stabilité

Troisième facteur, complémentaire de son attachement à l’ordolibéralisme : son protestantisme hérité de sa mère (son père était catholique, exclu de la communion en raison de son mariage) et qui est un élément important de sa vie politique. En 2017, à l’occasion des 500 ans de la « Réforme » de Luther, Wolfgang Schäuble a même publié un petit ouvrage, fait inédit, titré Protestantisme et politique3, où il revendique l’importance de cette pensée dans son parcours. Il y reprend l’idée de Max Weber selon laquelle le protestantisme est à la source du monde moderne et sert d’inspiration au libéralisme. Il y défend la tradition luthérienne individualiste contre l’héritage étatiste allemand. « Il y a toujours une tendance en Allemagne à attendre trop de l’intervention de l’État, et parallèlement trop peu de volonté de régler les problèmes de la société par l’initiative personnelle », se lamente-t-il, tout en mettant implicitement à son crédit une « évolution positive » ces dernières années.

Certes, l’ordolibéralisme n’est pas synonyme de protestantisme (Fribourg-en-Brisgau est un bastion catholique), mais dans le cas du ministre allemand, sa pensée religieuse a renforcé son ordolibéralisme. Cette influence religieuse se retrouve dans sa conviction profonde que la stabilité financière est un roc de vérité dans le chaos du capitalisme. Et pour cause, cette stabilité permet de s’extraire de la temporalité en réduisant sa traduction économique visible : l’inflation. Dans le paradis ordolibéral, le temps est maîtrisé parce qu’il ne modifie plus les prix. La vision des marchés est ici presque métaphysique. Logiquement, tout ce qui la conteste relève de l’erreur ou de la courte vue.

Et Wolfgang Schäuble est toujours prompt, selon un vieux réflexe de cette pensée évangélique du sud de l’Allemagne, empreinte de quiétisme, à rappeler que la souffrance pour atteindre la vérité n’est pas, ne saurait être un critère d’échec, bien au contraire. Dans son discours de Saint-Gall déjà cité, en 2011, au plus profond de la crise de la dette européenne, Wolfgang Schäuble répond à l’idée que l’austérité pourrait réduire la consommation dans les pays du Sud : « Je ne suis pas sûr que ce soit nécessairement le cas, mais même si cela l’était, il faut faire un choix entre la souffrance à court terme et le gain à long terme. » Face aux cris de douleur des peuples étranglés par l’austérité, Wolfgang Schäuble reste de marbre, non par inhumanité, mais parce que ces souffrances sont le prix naturel de leurs erreurs passées, la conséquence d’un ordre transcendant. Au bout de cette souffrance seulement sera la délivrance.

C’est aussi dans cet ordre d’idées que Wolfgang Schäuble a décidé en juillet 1990, lorsqu’il était négociateur du traité de réunification avec la RDA, d’imposer, selon le modèle de Ludwig Erhard de 1948, une parité surévaluée entre le deutsche Mark et le Mark de l’Est, provoquant une rapide désindustrialisation de l’ex-RDA et un durcissement de la politique monétaire de la Bundesbank qui mènera à la crise du système monétaire européen en 1992. Mais il fallait assurer rapidement aux « nouveaux Länder » la « stabilité » quel qu’en soit le coût à court terme.

Pour quoi combat aujourd’hui Wolfgang Schäuble ? L’homme cherche à rester à la tête du ministère de la Wilhelmstrasse pour un troisième mandat consécutif. Derrière une modestie de façade, les faits ont renforcé encore ses convictions. Il est devenu en 2014 le premier ministre fédéral à présenter un budget excédentaire depuis 1969, la croissance allemande est plus forte que celle de la zone euro, la dette publique se résorbe lentement, l’euro a passé la crise. De son point de vue, qui ignore les conséquences sociales et politiques de ses choix européens, tout semble lui donner raison. Comme s’il avait renoué avec l’âge d’or du « miracle économique » de Ludwig Erhard. Pourquoi alors ne pas décrocher après 45 ans de vie politique ? Peut-être parce qu’il lui reste une tâche, celle de réaliser « son » Europe.

Car Wolfgang Schäuble a toujours voulu se présenter comme un grand Européen. « Depuis qu’il est tout jeune, son cœur bat pour l’Europe », affirme son frère Thomas à son biographe qui ajoute : « L’Europe unie est toujours apparue comme la perspective de l’Allemagne dans ses convictions les plus rationnelles. » Dès 1994, il rédigeait un projet d’unification fédérale de l’Europe avec le député CDU Karl Lammers. Un projet qui a longtemps fait rêver à Bruxelles. En 2013, le philosophe Jürgen Habermas disait de lui qu’il était « le dernier Européen du cabinet Merkel ». En fait, le seul qui parlait encore d’Europe. Mais alors, comment comprendre cette conviction de celui qui est, comme on l’a vu, le pur fruit de la pensée allemande, celui qui est apparu comme le défenseur des intérêts allemands tout au long de la crise européenne ?

En réalité, Wolfgang Schäuble intègre ses convictions européennes dans son ordolibéralisme. Pour lui, l’Europe ne peut s’unifier que si elle s’unifie autour de la « bonne » pensée économique. Elle doit donc le faire autour de la « culture de la stabilité ». C’était déjà le sens de son projet de 1994 : une Europe à plusieurs vitesses, avec un « cœur », le Kerneuropa, qui adopterait les canons de l’ordolibéralisme. « Il a un grand objectif : plus d’Europe et, en même temps, plus de stabilité », explique son biographe. Dès lors, la tâche de son prochain mandat, s’il est reconduit, sera de construire cette plus forte intégration sur la base de la culture de la stabilité. Amener davantage d’États européens à accepter ce qu’il considère être une vérité pour construire une Europe qui aura la même force que la République fédérale.

Wolfgang Schäuble est, en cela, un original, au sein de la pensée ordolibérale. Par nature, cette pensée est nationale. Le cadre est donné par l’État qui organise son propre marché intérieur. Il est le fruit d’une acceptation démocratique du cadre « neutre » décrit plus haut. Ludwig Erhard était un Européen tiède pour cette raison : il voyait peu de moyens d’exporter la « culture de la stabilité ». Aujourd’hui, cette vision est reprise par les conservateurs allemands, une partie des libéraux du FDP et le parti d’extrême droite AfD, à l’origine un mouvement d’économistes souhaitant revenir à un cadre cohérent pour la politique de l’ordre. Mais Wolfgang Schäuble estime que le cadre national n’est plus pertinent. « Le modèle de l’État nation s’est épuisé, je suis toujours plus convaincu de cela », affirme-t-il à son biographe en 2013. La mondialisation l’a convaincu que « l’État nation ne peut plus réaliser ce qu’il promet ».

Le ministre voit donc l’Europe comme indispensable, mais pas n’importe laquelle, et pas à n’importe quel prix. C’est le sens de l’ultimatum envoyé aux Grecs en juillet 2015 : ou vous acceptez d’entrer dans les canons de cette culture de stabilité ou vous sortez d’une zone euro qui n’est pas faite pour vous. L’Allemagne n’acceptera dans « son » club que ceux qui en acceptent strictement les règles. Et Wolfgang Schäuble ne cache pas depuis deux ans que, pour lui, la Grèce serait mieux hors de ce club. Depuis 2015, il est clair qu’on peut expulser les récalcitrants et même si la BCE l’a démenti ensuite, elle a ouvert durant cet été-là cette possibilité. L’Europe sera donc, dans l’esprit du ministre allemand, ordolibérale ou elle ne sera pas.

Caricaturé en officier nazi et suspecté de volonté hégémonique durant la crise européenne, Wolfgang Schäuble s’en défend violemment régulièrement, fidèle là encore à sa tradition intellectuelle. Ce qu’il chercherait, ce serait donc moins une « Europe allemande » qu’une « Europe à l’allemande ». Chaque occasion est bonne pour lui de vanter le « modèle allemand » qui prouverait que sérieux budgétaire, réformes et croissance vont de pair. Chaque pays européen devrait donc trouver dans l’Allemagne une source d’inspiration et non un « maître ». Reste une question : y a-t-il là une vraie différence, lorsque Angela Merkel décide si la Grèce reste ou non dans la zone euro, lorsque l’Allemagne dispose seule d’un droit de veto au Mécanisme européen de stabilité ou lorsqu’elle vise à obtenir la présidence de la BCE ? Avec Wolfgang Schäuble, l’Allemagne ne cherche pas la domination effective du continent, seulement sa domination culturelle dans l’espace économique. Mais, in fine, cette force « pédagogique » et de « modèle » lui donne un pouvoir et un avantage considérables.

Il ne faut donc peut-être pas surestimer l’altruisme européen dont aiment à se parer Wolfgang Schäuble, ses admirateurs et son biographe. L’Europe de la stabilité, c’est aussi l’Europe à bon marché pour les contribuables allemands, celle qui coûte peu, où le risque est minimal, et qui rapporte beaucoup. En attendant, l’Européen Schäuble refuse bec et ongles le dernier pilier de l’union bancaire, la garantie paneuropéenne des dépôts bancaires, celui sans lequel l’ensemble de l’édifice n’a pas de sens. L’Européen Schäuble refuse aussi d’annuler une partie de la dette grecque, malgré la soumission de Syriza aux demandes de la troïka et l’impossibilité pour le pays de se sortir de l’hydre de la dette. L’Européen Schäuble, si attaché à la démocratie, refuse toujours un parlement de la zone euro jouant pleinement son rôle. Pour lui, un tel parlement doit être « consultatif », a-t-il affirmé à La Repubblica, en mai dernier.

Si Wolfgang Schäuble demeure à la Wilhelmstrasse après les élections du 24 septembre, il portera un projet d’intégration de la zone euro qui visera à renforcer la stabilité du « cœur de l’Europe » : son ministre des finances sera un surveillant en chef des règles budgétaires, la BCE reviendra aux vieilles idées de la Bundesbank, le parlement de la zone euro sera consultatif et les moyens budgétaires seront conditionnés à une « politique de l’ordre ». Sur le papier, ces institutions ressemblent aux projets d’Emmanuel Macron et le doyen de la politique allemande aime à se présenter comme proche du cadet de la politique française.

Mais dans les faits, sa vision est très différente : parce que la « culture de la stabilité » doit l’emporter, l’Allemagne de Wolfgang Schäuble n’acceptera jamais d’être en minorité sur ces sujets en Europe, elle n’acceptera jamais une politique budgétaire expansionniste et elle sera constituée principalement d’instances indépendantes échappant au pouvoir politique et aux choix démocratiques. Le pari du président français pourrait donc se briser sur le froid réalisme et la détermination religieuse du ministre allemand. Un ministre, comme jadis Ludwig Erhard, qui a si bien façonné l’opinion, que, même sans lui, la « culture de la stabilité » restera la condition sine qua non de l’acceptation de toute intégration supplémentaire de l’Allemagne en Europe. L’empreinte idéologique de Wolfgang Schäuble est là pour durer. Avec un risque majeur à terme pour l’Europe si cette voie n’est pas, dans les faits, réalisable.

(3) W. Schäuble, Protestantismus und Politik, Claudius, 2017.

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