Athènes (Grèce), reportage
Les riverains présents ce jour-là n’en reviennent toujours pas. Le 9 août dernier, sur la place principale du quartier athénien d’Exarcheia, au beau milieu des vacances estivales et vers 4 h 30 du matin, une centaine de MAT — les policiers anti-émeute grecs, équivalents de nos CRS– – se sont déployés, accompagnés d’une poignée d’ouvriers. En quelques heures, la place a été barricadée de palissades de chantier et de barbelés. C’est ici, dans le cœur historique de ce quartier contestataire et en grande partie autogéré de la capitale grecque que doit se construire la station de métro desservant la zone.
Une décision pour le moins expéditive de la mairie d’Athènes, du ministère des Transports et du Métro de la région de l’Attique, qui avaient jusque-là peu communiqué sur le projet. « Il n’y a eu strictement aucune concertation publique concernant ces travaux, aucune information donnée aux habitants ou aux commerçants — et l’on parle d’un chantier censé prendre au moins huit ans — et, à ce jour, il n’y a toujours aucun affichage d’autorisation d’urbanisme, qui est obligatoire sur tous les chantiers. Cela montre bien l’opacité de ce projet », dénonce Barbara Svoronou, native du quartier et membre de l’initiative citoyenne Non au métro sur la place d’Exarcheia.
- Une chaîne humaine a été organisée le 23 octobre, rassemblant plusieurs centaines d’habitants et d’opposants au projet de station de métro sur la place d’Exarcheia. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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Habituellement, en lieu et place du chantier, la plateia grouille d’initiatives citoyennes comme des stands solidaires et soupes populaires, mais aussi de structures telles qu’un centre de soins autogéré, ou encore un parc pour enfants construit par les habitants.
Alors, depuis cette nuit d’août, la lutte s’est organisée à Exarcheia. De nombreux habitants et opposants au projet se sont structurés en un comité inédit, qui mobilise aujourd’hui activement plusieurs centaines de personnes. Les rassemblements se sont multipliés et, le 24 septembre dernier, plus de 4 500 personnes ont manifesté contre le chantier.
- Depuis début août, soit près de trois mois après le début du chantier, une centaine de policiers se relaient 24h24 autour de la place où ont lieu les travaux mais aussi dans l’ensemble du quartier. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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La nouvelle ligne 4 du métro d’Athènes et ses 35 stations doit traverser des quartiers non desservis du centre pour les relier aux banlieues de la capitale. Une avancée en matière d’urbanisme et, a priori, d’environnement. Mais si le plan de cette ligne avait été projeté depuis la fin des années 1990, les opposants à la station Exarcheia perçoivent le choix de la place comme une stratégie politique. « Nous ne sommes pas du tout contre une station de métro, qui est une bonne chose ; c’est son emplacement que nous dénonçons, qui est totalement injustifié », insiste Barbara.
Alternative rejetée
De nombreux résidents avaient notamment proposé une autre option de lieu, consolidée par une étude d’urbanistes, à trois rues de là, près du Musée archéologique d’Athènes. La proposition a été rejetée par les autorités, qui ont invoqué des difficultés de construction et de budget. « C’est un choix qui aurait été beaucoup plus cohérent, il y a beaucoup plus d’espace au niveau du musée, le lieu est fréquenté et les autres stations de métro en sont plus éloignées. Sur la place d’Exarcheia, il n’y a aucun site touristique, aucune grande entreprise ou institution, qui nécessiterait un passage à cet endroit précis. »
- Depuis quelques années, ce quartier peu cher et prisé des touristes a fait les affaires des investisseurs immobiliers. Un graffiti « touristes, rentrez chez-vous » rapelle la colère des locaux qui peinent de plus en plus à se loger face aux locations saisonnières et à la gentrification. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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De nombreux habitants considèrent, comme le dit Barbara, que « le choix de cet emplacement est politique plutôt que d’intérêt public. Il s’agit clairement d’une opération de destruction d’Exarcheia ». Chaque jour, la polémique enfle autour de la construction de la station. D’autant que le maire d’Athènes, Kostas Bakoyannis, neveu du Premier ministre conservateur Kyriakos Mitsotakis, relaye les discours belliqueux du gouvernement.
Dès 2019, à son arrivée au pouvoir, Kyriakos Mitsotakis annonçait des interventions policières drastiques « pour remettre de l’ordre » à Exarcheia, en évacuant plusieurs de ses squats autogérés — notamment ceux accueillant des migrants — dont il promettait la fin. Plus récemment, le maire usait de propos aux relents xénophobes, arguant que les opposants à cette station « n’étaient qu’une petite dizaine, en errance » et que beaucoup d’entre eux « ne sont même pas grecs ». Les gouvernements successifs et en particulier la droite conservatrice n’en sont pas là à leur premier bras de fer avec ce quartier unique en Europe, héritier des luttes antifascistes et très marqué à l’extrême gauche.
- Nikos, avocat de 54 ans, vit à Exarcheia depuis plus de 20 ans. Comme de nombreux habitants impliqués dans la vie citoyenne du quartier, il vient s’occuper plusieurs fois par semaine du parc autogéré de Navarinou. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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L’identité contestataire d’Exarcheia est née il y a un demi-siècle, lorsqu’en 1973, sous la dictature des colonels, les étudiants grecs se soulevèrent contre la junte et occupèrent l’Université polytechnique nationale d’Athènes, située à 200 mètres de la place. Les militaires y pénétrèrent par la force, faisant officiellement au moins 24 morts dans un élan de répression, quelques mois avant la chute du régime. Les événements ont eu pour conséquence l’adoption, quelques années plus tard, d’un droit d’asile universitaire — interdisant à la police d’intervenir dans les universités, sauf en cas de crime —, levé en 2019 par l’actuel Premier ministre.
Exarcheia est devenu à partir de la fin des années 1970 un bastion des mouvances anarchistes grecques, un lieu d’affrontements récurrent entre libertaires, manifestants et forces de police, sans perdre pour autant son identité résidentielle et familiale, mais aussi artistique.
- L’histoire du quartier est marquée par les émeutes qui suivirent la mort en 2008 d’Alexandros Grigoropoulos, un lycéen de 15 ans tué par balle par un agent de police. Une plaque en mémoire de l’adolescent a été érigée dans la ruelle d’Exarcheia où a eu lieu le meurtre. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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Elle est devenue aussi un refuge pour les minorités de tous bords et les exclus du système grâce aux nombreuses structures autogérées mises en place au fil du temps. Les initiatives citoyennes et les squats de nombreux bâtiments abandonnés s’y sont multipliés à partir de la crise de la dette en 2008, puis de l’arrivée massive de demandeurs d’asile syriens ou afghans à partir de 2015. Notara 26, l’un des squats ayant survécu aux expulsions, a accueilli à lui seul près de 10 000 migrants en sept ans.
« Ici, nous avons une vie citoyenne unique, fondée sur le vivre ensemble, la solidarité, l’écologie »
Ce quartier, Barbara y a grandi et refuse de voir son identité enterrée sous une bouche de métro. « Notre quartier a une histoire qui s’est bâtie sur celle des luttes du pays. Exarcheia a échappé, toutes ces années, au système néolibéral. Ici, nous avons une vie citoyenne unique, fondée sur le vivre ensemble, la solidarité, l’écologie. Nous ne voulons pas que tout cela soit détruit. »
- Les violences policières se sont multipliées avec leur présence continuelle autour du chantier. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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D’autant plus que le chantier du métro coïncide avec des travaux commencés sur la vaste colline de Strefi, autre lieu public emblématique du quartier. À la suite d’un accord en 2019 avec la mairie d’Athènes, la société Prodea Investments, l’une des plus grosses sociétés d’investissement immobilier du pays, s’est vue attribuer la prise en charge de la « réhabilitation » de cette colline sinueuse, offrant une vue d’exception sur l’Acropole.
« L’intérêt soudain pour un site qui avait été laissé à l’abandon par la mairie et dont seuls les habitants s’occupaient est étonnant », ironise Barbara. Les habitants, pourtant, y réclamaient vainement depuis de nombreuses années une amélioration des infrastructures et notamment de l’éclairage public et craignent à présent une privatisation du lieu.
- Au même moment, des policiers quadrillent une partie de la colline de Lofos Strefi, où ont été entamés des travaux pris en charge par l’un des plus gros investisseurs immobiliers du pays. © Initiative pour la défense de Lofos Strefi
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« Ce qui est sidérant, c’est que ce sont les deux quasi uniques espaces publics libres et verts du quartier qu’ils veulent détruire », raconte Nikos, résident du quartier et membre, comme Barbara, de l’initiative contre le métro sur la place. Très impliqué dans la vie du quartier, cet avocat de 54 ans s’investit presque quotidiennement dans l’entretien bénévole du parc autogéré de Navarinou, situé à quelques rues du chantier.
« En pleine crise climatique, ils veulent arracher les 72 arbres de l’unique place ombragée de notre quartier »
Nikos fulmine lorsqu’il évoque les plans de la future station prévue sur la place boisée d’Exarcheia. « Ici, il fait 40 °C en été. En pleine crise climatique, ils veulent arracher les 72 arbres de l’unique place ombragée de notre quartier », se désespère l’avocat. Pour le moment, au moins quatre de ces arbres auraient été coupés. Le maire d’Athènes avait brièvement assuré que de nouveaux arbres « qui seront plus nombreux qu’avant » seraient plantés, tandis que sur l’un des uniques schémas du projet a avoir été rendu public n’en apparaissent que douze.
- En haut, la place boisée d’Exarcheia vue depuis GoogleEarth. En bas, le plan prévisionnel de la nouvelle station de métro, où figurent seulement douze arbres à la place des 72 originels. © Google ; © Métro de la région de l’Attique
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Concernant les coupes, Barbara décrit des « méthodes mafieuses, faites à la dérobée ». Pour éviter les oppositions des riverains, certaines coupes ont été faites inopinément et en pleine nuit, comme le 18 octobre dernier.
« Imaginez deux hommes débarquer sur la place, à minuit trente, sans uniforme et avec une tronçonneuse », raconte la libraire. « Le bruit de la tronçonneuse a réveillé le voisinage et des habitants sont intervenus pour les empêcher de couper un deuxième arbre. »
Les interventions des riverains, qui se rassemblent à chaque coupe, ralentissent considérablement les travaux et le chantier semble avancer à pas comptés. « À chaque tentative de coupe d’arbres, nous serons là », prévient la quadragénaire.
- Barbara Svoronou, membre du comité Non au métro sur la place d’Exarcheia et native du quartier. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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Malgré la ténacité des habitants, leur inquiétude est palpable. D’autant qu’Exarcheia, déjà fortement affectée par la politique d’expulsion des squats du gouvernement Mitsotakis, est en proie, depuis plusieurs années, à un embourgeoisement grandissant et une explosion des locations saisonnières.
Celle-ci est notamment liée au tourisme toujours croissant que connaissent le pays et sa capitale. Les squats et les petits commerces disparaissent peu à peu au profit de cafés branchés ou de bureaux. « Les prix et les loyers flambent pour les habitants comme pour les petits commerces et la situation ne fait qu’attiser l’appétit des investisseurs. La station de métro serait le coup de grâce pour Exarcheia », s’inquiète la libraire.
- Les habitants d’Exarcheia ont réhabilité le parc navarinou en un petit poumon vert, en y plantant, un à un, plusieurs dizaines d’arbres fruitiers. Ils ont aussi fabriqué deux aires de jeux pour enfants, ainsi qu’un amphithéâtre en bois pour des événements culturels ou des concertations citoyennes. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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« Ils ne peuvent pas venir tout démolir pour bâtir des escalators et des bouches de métro, qui en feront un simple lieu de transit et un lieu touristique et commercial, et qui va happer tout espace public libre pour les citoyens ! » s’insurge de son côté Kiki Menou, habitante et militante libertaire active dans le quartier.
Comme de nombreux opposants au projet, Kiki ne doute cependant pas un instant de l’aboutissement de leur combat. « Vont-ils garder durant dix ans ces policiers ici, en guise de sécurité privée, au frais du contribuable ? Vont-ils aller jusqu’à nous passer dessus physiquement ? »
Huit ans d’omniprésence policière ?
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Car la question de la surveillance policière du chantier, dont les travaux doivent prendre au minimum huit ans, pose question. Depuis le début du chantier, en août dernier, la centaine de policiers et d’agents anti-émeutes mobilisée n’a plus quitté la place ni les rues alentours, se relayant 24 heures sur 24.
Interrogé par le journal économique Naftemporiki sur une « possible présence de huit années des forces de l’ordre », le président de la société du métro de l’Attique affirme que, « dès lors qu’il n’y a pas d’autres moyens [pour effectuer ces travaux], il est du rôle de l’État de protéger un tel investissement ».
Explosion des violences
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Depuis le mois d’août, les cas de violences policières ont explosé et des incidents sont relayés quasi quotidiennement par la presse ou les réseaux sociaux. Par exemple, une passante, a été traînée, puis frappée dans le chantier début septembre par des policiers surveillant le site.
Début octobre, un parent d’élève d’une école primaire d’Exarcheia s’est fait rouer de coups devant ses enfants, sur le terrain de basket municipal situé au pied de la colline Stréfi, avant d’être interpellé. Le 3 octobre, lors d’une manifestation contre le projet, un photojournaliste étasunien a été agressé par des policiers anti-émeute. Plusieurs restaurants attenants au chantier ont également rapporté des cas de violences policières sur leurs employés.
- Les messages d’opposition à la station de métro sur la place fleurissent sur les balcons © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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Le bras de fer entre opposants au métro et autorité n’en est qu’à ses débuts, y compris sur le plan juridique. Une pétition a été mise en ligne, et les habitants mobilisés comptent déposer un recours auprès du Conseil d’État pour réclamer une suspension temporaire des travaux.
Antonios Tsiligiannis, ingénieur-urbaniste et expert en mobilités durables, par ailleurs ancien étudiant à l’École polytechnique située à Exarcheia, reste pessimiste quant à cette procédure : « Il sera difficile de trouver des failles juridiques, car les autorités font en sorte d’être dans les clous, avec un système très laxiste sur ces questions. »
- Les habitants, qui ont largement repris en main l’organisation du quartier, ont été écartés de la prise de décision sur le nouveau métro. © Isabelle Karaiskos / Reporterre
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L’étude d’impact du projet, rendue publique seulement deux mois après le début du chantier à la demande des habitants, laisse également Antonios perplexe. « Lorsque l’on regarde de près l’étude d’impact environnemental, les différents segments d’études ne font chacun qu’une demi-page et ne donnent qu’une vision globale de la ligne de métro, et non de chaque lieu spécifique. Cela signifie qu’aucune véritable recherche ou étude n’a eu lieu, que les bureaux chargé du travail n’ont fait que répéter les connaissances générales sur Athènes et ont adapté le texte en fonction du projet de la ligne de métro. »
L’étude comporte ainsi une unique section « impact sur l’environnement naturel, la faune et la flore » d’une quinzaine de lignes de recommandations génériques pour l’ensemble de la ligne, et les arbres de la place d’Exarcheia n’y sont pas mentionnés. « Aucune évocation, non plus, des conséquences en matière de bilan carbone ni concernant l’impact direct d’un tel chantier — qui comme on le sait va durer des années —, ni concernant la découpe des 72 arbres, qui ont pour certains 70 ans. » Des angles morts liés à des problématiques plus larges, selon lui. « En Grèce, les études d’impacts environnementaux sont validées par les mêmes ministères qui les commandent », regrette l’urbaniste.
Source https://reporterre.net/A-Athenes-le-quartier-populaire-d-Exarcheia-lutte-pour-sa-survie