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Nous ne paierons plus leurs crises !

CADTM Europe . En pleine crise du Covid 19, Mario Draghi déclarait dans les pages du Financial Times  : il faut tout faire pour garantir l’avenir de la zone euro. Il entérinait là un principe déjà appliqué de longue date par les dirigeants européens : absorber les pertes du secteur privé quitte à augmenter de façon permanente les dettes publiques.

Début avril, la Commission européenne reprenait les annonces de la BCE, en déclarant que les règles budgétaires ne seraient plus d’application pendant la crise. Ainsi la règle d’or s’appliquerait contre les populations pour imposer l’austérité, mais l’on y dérogerait volontiers pour secourir le secteur privé.

A l’instar de la crise de la dette grecque en 2015, aucune forme de solidarité financière n’a pourtant été mise en œuvre pour les pays les plus en difficultés. A la place, on organise l’endettement croissant et permanent des États, Italie et Espagne en première ligne, au bénéfice des banques et des marchés.

Le plan « d’urgence » de 750 milliards d’euros, annoncé par la BCE le 18 mars dernier, consiste en réalité en un programme de rachat des titres de dette publique et privée exclusivement auprès des banques privées, qui s’ajoute aux interventions précédentes pour s’élever à un total de 1050 milliards d’euros d’intervention, soit près de 117 milliards d’euros engagés chaque mois.

Ce plan ne sera d’aucun secours ni pour l’économie réelle et le secteur de la santé, éprouvés par plusieurs décennies d’austérité et de privatisations, ni pour celles et ceux qui ont perdu leurs revenus suite aux mesures de confinement.

La BCE rejoue la politique du Quantitative Easing qui à partir de mars 2015 avait pris la forme d’un plan massif d’aide aux grands actionnaires des grandes banques, ceux-là mêmes qui étaient les responsables de la crise de la dette.

Non assorti de conditionnalités quant au comportement de ses bénéficiaires, ce plan a permis aux banques de racheter leurs propres actions aux grands actionnaires, de leur distribuer des dividendes faramineux, et de reprendre librement leurs activités spéculatives.

De cette nouvelle vague d’investissements spéculatifs a découlé une nouvelle augmentation rapide de l’endettement en Europe et dans le monde, qui atteignait fin 2019, le niveau record de 322 % du PIB global.

Or, dès la fin 2018, plusieurs chocs boursiers et financiers ont été les annonciateurs d’une nouvelle crise dont le Covid 19 a été le détonateur. En témoigne la récession du secteur de la production industrielle entamée dès le second semestre 2019 en Allemagne, en Italie, au Japon, en Afrique du Sud, en Argentine et aux États-Unis.

C’est pourquoi nous n’accepterons pas de payer une fois de plus pour leur crise. Nous exigeons une rupture radicale avec la politique de sauvetages inconditionnel des banques et du secteur privé.

Nous exigeons l’annulation des traités européens et leur remplacement par des traités qui priorisent le bien-être des populations sur le bien avoir des investisseurs et spéculateurs.

De la même manière nous exigeons l’annulation de toutes les dettes illégitimes qui participent à l’asservissement des peuples par la finance.

Nous exigeons également la mise en œuvre de politiques sociales et d’investissement public assorties d’un véritable plan d’aide pour les populations européennes.

L’urgence n’est pas de sauver les grands actionnaires des banques et des grandes entreprises privées : l’urgence est de répondre aux besoins de financement du secteur de la santé et aux besoins de protection de toute personne qui aujourd’hui ne dispose pas de logement, d’accès à l’eau, à l’électricité, à l’alimentation ou à des revenus permettant de se les procurer.

Pour répondre à ces besoins et libérer les fonds nécessaires pour garantir un revenu à qui ne l’a pas, le CADTM exige un moratoire sur le remboursement des intérêts sur la dette y compris pour les dettes privées des couches populaires et la mise en place d’un impôt de crise sur les entreprises dont les bénéfices sont les plus élevés et sur les 10 % des patrimoines les plus riches.

La suspension immédiate du paiement des dettes publiques doit être combinée à un audit à participation citoyenne afin d’en identifier la partie illégitime et de l’annuler.

Aussi, le CADTM exige que les entreprises et/ou l’État prenne en charge les salaires des travailleurs-ses en suspension d’activité, ainsi que ceux des personnes précaires, des intérimaires, des indépendants et des saisonniers, sans aucune récupération des heures chômées ni consommation des droits aux congés payés.

L’État doit assurer le versement des salaires en lieu et place des employeurs qui refuseraient de payer, et leur imposer des amendes en retour. Ainsi, au niveau européen, l’Union doit obliger les actionnaires à renoncer à leur dividendes de 2020. Un revenu décent doit également être versé aux chômeurs-ses, aux stagiaires et aux personnes sans droit aux allocations.

Dans l’urgence, ces mesures doivent être combinées à la mise à l’arrêt complet de toutes les activités non essentielles ; l’interdiction des licenciements et la réintégration des salarié-e-s licencié-e-s depuis le début de la crise ; la fourniture gratuite de moyens de protection à tou-te-s les salarié-e-s encore en activité ; la garantie du droit de retrait en cas de non-respect des conditions de sécurité ; l’arrêt de toutes les expulsions de locataires et la suspension des loyers, des crédits personnels et des factures d’eau et d’énergie ; la mise à disposition de logements corrects pour toutes les familles vivant dans des logements précaires ou sans abris ; la mise en place immédiate de mesures de protection pour les femmes victimes de violences conjugales, pour les enfants victimes de violence, impliquant des décisions rapides d’éloignement des conjoints violents ; l’arrêt des expulsions et la régularisation immédiate de tou-te-s les sans-papiers et réfugié-e-s avec accès immédiat à tous les systèmes de protection sociale.

A plus long terme, d’autres mesures permettraient de répondre aux besoins de financement des États : le financement public par la banque centrale à taux 0 % pour rompre avec le chantage des marchés ; la socialisation sous contrôle citoyen du secteur bancaire et des assurances ; une réforme radicale de la fiscalité sur les patrimoines et les revenus ; la mise à l’arrêt des réseaux d’évasion fiscale des grandes entreprises ; la taxation des transactions financières au-dessus d’un certain plafond ; l’annulation des dépenses militaires et la reconversion des travailleurs·ses du secteur ; l’expropriation et la mise sous contrôle citoyen des secteurs essentiels
 [1].

Par ailleurs, cette crise a montré à quel point nos sociétés reposent sur le travail de soin aux autres, qui est, dans son écrasante majorité, exercé par des femmes. Il faut reconnaître cette réalité pourtant trop souvent invisibilisée et pousser pour qu’elle soit prise en charge par le secteur public.

Cette crise représente l’occasion d’obtenir un vrai changement des règles du jeu pour modifier radicalement la société dans son mode de vie, son mode de propriété, son mode de production et son rapport à la Nature, en donnant la priorité aux biens communs, à la souveraineté alimentaire et à la relocalisation de la production matérielle et des services, en adaptant une manière de travailler et de produire qui soit compatible avec la lutte contre la crise écologique.

Il nous faut planifier la décroissance tout en améliorant les conditions de vie, élargir la sphère des services publics, le contrôle citoyen, et la démocratisation, pour rompre avec la société du 1 % des plus riches et réaliser la société du 100 % écologiste, socialiste, autogestionnaire, féministe et antiraciste.


CADTM Europe

Le CADTM Europe rassemble des organisations dans 5 pays, Belgique, France, Italie, Suisse, Luxembourg et des militant-e-s en Grèce, au Portugal, en Pologne et dans l’Etat espagnol. Le site www.cadtm.org publie des articles en français, anglais, espagnol, portugais, grec, italien et allemand. Le réseau mondial du CADTM est présent dans plus de 30 pays sur 4 continents.

Notes

[1D’autres mesures à entreprendre pour faire face au coronavirus ont été listées ici : https://www.cadtm.org/Serie-Covid-19-3-4-Propositions-de-mesures-a-prendre

Gus Massiah: Grèce 2015 une alternative était possible

Réflexions suite à la lecture du livre d’Éric Toussaint Capitulation entre Adultes Grèce 2015 : une alternative était possible

25 mars par Gustave Massiah

Gus Massiah, membre du Conseil scientifique de Attac-France et du Conseil international du Forum social mondial, auteur de nombreux ouvrages, nous partage ici ses réflexions autour du nouveau livre d’Eric Toussaint, Capitulation entre adultes, Grèce 2015 : une alternative était possible qui vient de paraître en français aux éditions Syllepse à Paris et en grec aux éditions Red Marks à Athènes. Sa publication est également prévue en espagnol au mois d’avril chez Viejo Topo. Eric Toussaint, à travers cet ouvrage essentiel, nous offre une lecture alternative de la crise de la dette grecque de celle racontée par Yanis Varoufakis dans Conversations entre adultes. Il montre à travers différents arguments et un long travail d’analyse que le premier gouvernement Syriza avait ignoré les demandes du peuple grec, maintes fois exprimées, et avait adopté une position sur la dette qui était vouée à l’échec. Une alternative était possible ! Gus Massiah met en évidence dans ses réflexions une série de points essentiels qui, nous l’espérons, susciteront votre curiosité et vous amèneront à découvrir cet ouvrage.

J’ai lu avec beaucoup d’attention, d’intérêt et de plaisir le manuscrit. Le titre qui me paraît le mieux correspondre au manuscrit est : Grèce 2015 : une alternative était possible.

Je distinguerai trois parties dans mes réactions : l’introduction, les neuf chapitres suivants, le chapitre 10 qui élargit et sert de conclusion.
Je n’ai pas de divergences, quelquefois des questionnements. Je réagis en séquence sur le manuscrit en mettant en évidence la manière de valoriser le livre.

L’introduction met bien en évidence l’apport essentiel de ce livre et caractérise son actualité et son exemplarité. Elle rappelle ce que beaucoup n’ont pas noté : que la victoire électorale d’un parti de la gauche radicale était une première en Europe dans la période récente et que, en moins de six mois, ce gouvernement cédait aux exigences des créanciers. Éric Toussaint identifie bien les questions posées : Comment comprendre les échecs ? Quelles étaient les alternatives pour gagner ? Quel programme la gauche radicale peut défendre de manière crédible ?

L’auteur rappelle que le gouvernement n’est pas le pouvoir et qu’on ne peut sous-estimer le rôle dans la situation du bloc économique et de la classe capitaliste.

L’introduction interroge déjà sur ce que peut faire un gouvernement de gauche quand il gagne des élections. L’auteur rappelle que le gouvernement n’est pas le pouvoir et qu’on ne peut sous-estimer le rôle dans la situation du bloc économique et de la classe capitaliste.

Je voudrais revenir sur une des propositions de l’auteur, qui mériterait d’être nuancée, quand il indique : « La répétition par le peuple de l’ascension progressive vers le pouvoir qu’ont réalisé les bourgeois dans le cadre de la société féodale ou de la petite production marchande est impossible. » Ce qui renforce l’importance de l’étape du passage par un gouvernement. Je suis d’accord avec l’affirmation de la non répétition. Mais je pense que la caractérisation, forcément brève, peut donner matière à des interprétations contestables. La bourgeoisie a réussi une transition maîtrisée du féodalisme au capitalisme relativement rapide mais qui a quand même pris quelques siècles. Et elle a passé des alliances de classes différenciées avec des couches populaires ; plus avec la paysannerie en France, et plus avec les artisans en Grande Bretagne. Si je reviens là-dessus c’est pour indiquer que la question de la transition dans la sortie du capitalisme reste à inventer et implique des étapes et des alliances qui ne sont pas déterminées. Sans négliger que la sortie du capitalisme ne conduit pas automatiquement au socialisme. Ce n’est pas le gouvernement qui peut les déterminer tout seul, ce qui renforce l’affirmation sur l’importance du rapport entre le gouvernement et les mouvements.

La question de la transition dans la sortie du capitalisme reste à inventer et implique des étapes et des alliances qui ne sont pas déterminées.

Dans l’introduction, on retrouve l’importance du rapport de forces par rapport à l’Union européenne qui est redéveloppée dans la conclusion. Il est fait mention de la situation spécifique de la Grèce par rapport à l’Europe et des rapports de forces internes à l’Europe. La partie sur la situation électorale actuelle de Syriza est très intéressante. Elle montre peut-être l’ambiguïté de l’opinion populaire par rapport à l’Europe et son évolution. Il serait peut-être important de le préciser dès ce moment et de ne pas attendre la conclusion pour en montrer l’importance.

Une précision de l’introduction qui me paraît très importante c’est l’affirmation que l’enjeu n’est pas de tout ramener aux responsabilités de Tsipras et de Varouflakis. Ainsi, même si la critique est vive, la raison de l’échec ne se résume pas à l’idée d’une simple trahison ou d’un complot mais met en avant la nécessité de comprendre les orientations et l’enchaînement des déterminations et des décisions dans les politiques suivies ainsi que la nature des liens et des rapports politiques aux mouvements sociaux et citoyens. En fait, assez justement, l’auteur ne parle de trahison que par rapport au référendum, il met en cause des renoncements et des capitulations dont il faut comprendre les ressorts.

Les neuf chapitres suivants entrent dans l’histoire détaillée de ce qui s’est passé et de ce qui aurait pu être fait. Chacun des chapitres fait progresser la compréhension et le dernier chapitre reprend l’ensemble autour d’une question fondamentale et d’une affirmation : Oui, on pouvait faire autrement.

Ce décryptage corrige la présentation des faits et donne une interprétation précise et cohérente, avec, comme l’auteur le dit, l’exercice périlleux de se mouiller sur ce qui aurait pu être fait.

Je n’ai pas beaucoup d’interrogations sur les neuf chapitres. J’ai surtout beaucoup appris de choses dans la longue narration et dans le décryptage qui remet les choses dans l’ordre. Ce décryptage corrige la présentation des faits et donne une interprétation précise et cohérente, avec, comme l’auteur le dit, l’exercice périlleux de se mouiller sur ce qui aurait pu être fait.

Le choix d’organiser la démonstration en contrepoint du récit de Varoufakis est très astucieux. Il rend vivant la présentation. Comme sa démonstration est auto-justificative, celle d’Éric Toussaint aurait pu être uniquement accusatrice. Ce qui n’est pas le cas, il arrive à réfléchir à sa position de manière plutôt équilibrée même si les contradictions du personnage sont un peu gommées par rapport à ses certitudes.

Les propositions de Varoufakis menaient à l’échec. L’analyse des six mesures prioritaires est très éclairante. Il s’agit d’un plan d’urgence autour de la restructuration de la dette publique, de la recherche d’un excédent primaire en contradiction avec le rejet de l’austérité, de l’impôt sur les grandes sociétés, des privatisations, d’une banque de développement, de la gestion des banques privées transférées à l’UE.

Du point de vue de la réflexion sur un projet de gouvernement, on peut admettre qu’il ne faut pas négliger la défensive en situation. Certaines des mesures, au-delà des gages donnés aux créditeurs, s’inscrivent dans la logique néolibérale présentée comme une évidence. Sans aller jusqu’à un rappel des ruptures nécessaires il n’y a pas d’ouverture vers des alternatives et donc pas de stratégie articulant les mesures d’urgence et la préparation de la transformation. Éric Toussaint explique plus loin le rejet du programme de Thessalonique de 2014 qui pèse sur les mobilisations et les rapports entre le gouvernement et les mouvements (concernant le programme de Thessalonique, voir http://www.cadtm.org/Ce-que-Tsipras-s-etait-engage-a-realiser-et-ce-que-son-gouvernement-a-mis-en).

La critique qu’adresse Éric Toussaint à la proposition de Varoufakis de restructuration de la dette part de l’hypothèse que tout le monde a bien compris l’importance du refus de la dette illégitime, ce qui malheureusement n’est pas le cas.

Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses relations avec la classe politique. Ce chapitre est très intéressant même si les éléments qu’il donne sur les raisons de cette évolution sont présentées à partir d’une critique, par ailleurs assez équilibrée, des positions de Varoufakis. La critique faite sur le discours de la corruption des classes dirigeantes grecques est juste, non que cette responsabilité n’existe pas et qu’elle n’ait pas joué un rôle dans la crise mais parce qu’il permet de réduire les responsabilités des créanciers et de l’Europe qui les protège en dernière instance.

La discussion sur le contrôle des banques privées pose une autre question, celle de l’appréciation du risque dans une politique radicale de rupture.

Comment Tsipras, avec le concours de Varoufakis, a tourné le dos au programme de Syriza. On arrive au nœud de la situation. Ce qui différencie un programme révolutionnaire d’un simple programme de gauche c’est l’engagement du peuple qui dépasse la mobilisation des mouvements et l’affrontement électoral. Éric Toussaint le souligne à plusieurs reprises. Il faudrait essayer de comprendre comment Tsipras construit un rapport de transfert avec une partie du peuple qui lui permet de surmonter la déception du référendum, de rester au pouvoir et de ne pas sombrer aujourd’hui. Il a réussi à surfer sur une volonté d’éviter le pire qui ne se nourrit pas d’illusions.

La question qui nous est posée est comment des mots d’ordre, et notamment l’annulation de la dette illégitime, peuvent devenir mobilisateurs pour des ruptures possibles dans des périodes d’affrontement.

Les conseillers de Varoufakis. Ce chapitre montre l’importance de la technostructure et son ralliement au néolibéralisme. Il pose la question de l’expertise citoyenne et de l’importance de cette bataille stratégique. Elle ne se résume pas à la technostructure, elle s’est beaucoup imposée avec la double offensive de l’alliance du marché et du numérique, d’une part, et de la remise en cause du socialisme après 1989. D’où l’importance des initiatives telles que celle du CADTM ou de l’Aitec.

Une stratégie de négociation vouée à l’échec. Ce n’est pas le gouvernement grec qui ouvre les hostilités. La Troïka se lance dans une agression brutale. Elle le fait pour l’exemple. Trois questions illustrent la situation dans la période : l’annulation de la dette se retrouve au centre de l’affrontement, il faut donc s’y préparer au préalable ; le débat sur l’Europe est au centre de la définition d’une stratégie, la position ne se résume pas au choix de sortir ou non de l’Europe ; la crise grecque démontre la dérive des gouvernements socio-démocrates et l’effondrement de la social-démocratie en tant qu’alternative réformiste.

Vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015. Le bras de fer est clairement engagé. Il n’y a pas d’espace de négociation. Éric Toussaint énumère clairement les conditions de la capitulation : les réformes structurelles néolibérales ; le contrôle par le FMI ; une soutenabilité de la dette définie par les pays dominants ; la primauté absolue aux créanciers. La victoire de la Troïka est totale.

Éric Toussaint énumère clairement les conditions de la capitulation : les réformes structurelles néolibérales ; le contrôle par le FMI ; une soutenabilité de la dette définie par les pays dominants ; la primauté absolue aux créanciers. La victoire de la Troïka est totale.

Fin février 2015 : la première capitulation. C’est dans ce chapitre que vous énoncez le plus clairement la politique alternative qui revient à appliquer le programme de Thessalonique. A l’appui de cette proposition, il faut rappeler que c’était le mandat demandé et obtenu pour la victoire de Syrisa, il était donc légitime. La question qui est posée est celle du risque existant compte tenu du rapport de forces. Comme le dit Éric Toussaint, il fallait « se préparer aux nouvelles représailles des autorités européennes et donc à une possible sortie de la zone euro ». Là-dessus, il précise « Syriza n’avait certes pas demandé à ses électeurs de lui donner un mandat pour sortir de la zone euro, … » et un peu plus loin, il ajoute « de mon côté, mon analyse de la Grèce et de la zone euro avait évolué. Je suis devenu convaincu à partir de l’été 2013 que la sortie de la zone euro était une option sérieuse à envisager pour les pays de la périphérie européenne, notamment la Grèce. » Cette question n’était donc pas acquise dans le débat public, elle a dû peser dans l’évaluation des risques. Pour l’avenir, elle fait partie des questions qu’il faut poser publiquement dans le débat démocratique.

Diplomatie secrète et espoirs déçus. Dans ce chapitre il est intéressant de préciser qu’il ne s’agit pas de dire qu’une diplomatie ne doit pas comporter de secrets mais que la diplomatie secrète ne peut pas remplacer les mobilisations et les mouvements populaires. C’est donc le manque de stratégie appuyée sur les mobilisations qui apparaît et qui laisse l’exécutif sans moyens face aux coups de boutoirs de l’ennemi.

Dans les facteurs qui ont conduit au désastre, je retiendrai surtout : le refus de la confrontation avec les institutions européennes et avec la classe dominante grecque, et le refus d’appeler à la mobilisation nationale et internationale.

Vers le dénouement. Dans les facteurs qui ont conduit au désastre, je retiendrai surtout : le refus de la confrontation avec les institutions européennes et avec la classe dominante grecque, et le refus d’appeler à la mobilisation nationale et internationale. Admettons que pour accepter une confrontation grosse de dangers importants, il faut tenir compte des rapports de forces et des risques et qu’il ne suffit pas d’engager une confrontation pour définir une ligne alternative. Mais, refuser de prendre le risque sans l’expliquer et sans appel à la mobilisation populaire c’est capituler sans préparer une nouvelle situation qui permettrait d’avancer vers une alternative.

Le dixième chapitre sert de conclusion : Oui, il y avait une alternative pour réussir.
Ce chapitre reprend et présente les conclusions des chapitres précédents en différenciant : la caractérisation de la politique de la Troïka ; ce que le gouvernement grec a fait et ce qu’il aurait pu faire ; les leçons pour les luttes en Europe et ailleurs.

La caractérisation de la politique de la Troïka est claire ; elle a été d’une extrême brutalité se considérant en terrain conquis. La Troïka a fait capituler le gouvernement grec. Mais, même si la Troïka a gagné, elle n’en est pas sortie intacte. Elle a dévoilé la nature de l’Europe et jusqu’où elle était capable d’aller pour imposer sa ligne et sa doctrine. Elle a encore affaibli l’acceptation de l’Union européenne par les peuples. En refusant toute possibilité de répondre à la crise grecque, elle a rendu plus grave et plus visible la crise européenne.

La réponse à ce que le gouvernement grec aurait pu faire renvoie à la discussion sur les conditions de l’affrontement. Aucune stratégie ne peut éliminer la confrontation et les risques de l’affrontement. Ne pas être prêt à l’affrontement, c’est donner la main à l’adversaire. Mais il ne suffit pas d’accepter l’affrontement, il faut le préparer et le mener ; des tactiques sont nécessaires. Des étapes sont possibles et mêmes nécessaires en fonction des situations et des rapports de forces. La question difficile est d’apprécier et d’assumer les risques au niveau d’un peuple. Comment expliquer les réponses de la direction de Syriza ? Quelle est la part du recul devant les risques par rapport à leur adhésion à une option d’accord qui conduisait à la subordination ? Éric Toussaint privilégie une explication sociologique ; elle est probable, mais elle n’est peut-être pas suffisante pour rendre compte des contradictions dans une période d’affrontement.

Par rapport à l’affrontement avec le bloc capitaliste, ce qui fait la différence c‘est la mobilisation et la confiance populaire et la capacité de passer des alliances. Éric Toussaint insiste sur l’importance de la démocratie et de l’auto-organisation et il a tout à fait raison.

S’en remettre à des dirigeants est toujours risqué, surtout si ceux-ci privilégient la diplomatie secrète. La référence au programme de Thessalonique est bonne mais il ne suffit pas de dire : il suffit de l’appliquer ; elle laisse ouverte la question de comment l’appliquer en situation de crise. L’explication qu’Éric Toussaint donne dans le chapitre 3 (Comment Tsipras et Varoufakis tournent le dos au programme de Syriza) me paraît convaincante. Mais Tsipras avait conservé des capacités de manœuvre si on tient compte du faible impact électoral de la Plateforme de gauche.

Dans une situation révolutionnaire, la mobilisation populaire trouve d’autres formes d’intervention qui permettent de dépasser les limites des victoires électorales. Dans cette partie sur ce qui aurait pu être fait, se pose la question de ce que le mouvement populaire aurait pu faire pour pousser les dirigeants de Syriza à être fidèles à leurs engagements. Le référendum a permis de le canaliser, mais après la victoire du non, qu’est-ce qui aurait été possible, qu’est-ce que les mouvements grecs auraient pu faire ?

Les leçons pour les luttes en Europe et ailleurs, au-delà des spécificités de la situation grecque, nécessitent un changement d’échelle. La définition d’une alternative est nécessaire. Elle est urgente mais elle sera longue ce qui implique d’y travailler activement. La sortie et le dépassement du capitalisme doivent être rappelés et poursuivis à travers les luttes et les mobilisations, le travail d’élaboration intellectuel, les initiatives alternatives immédiates. La définition d’un nouveau projet socialiste s’inscrit dans la transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique.

La sortie et le dépassement du capitalisme doivent être rappelés et poursuivis à travers les luttes et les mobilisations, le travail d’élaboration intellectuel, les initiatives alternatives immédiates.

Je retiens à partir de l’analyse d’Éric Toussaint six propositions pour contribuer aux mobilisations et aux luttes et préparer la définition des programmes de gouvernements pour des périodes de victoires électorales populaires (sans aller jusqu’à « la critique du programme du Gotha » ou « le programme de transition » pour oser un petit clin d’œil entre nous).

  1. Préparer l’affrontement sur l’annulation de la dette publique
    C’est un point central de toute confrontation dans les situations de crise. Il faut s’y préparer par des campagnes internationales. L’annulation des dettes illégitimes et odieuses a progressé mais est loin d’être accepté. C’est un des reproches à Varoufakis, mais je pense que ce n’était pas une évidence pour lui et que pour beaucoup d’autres ce n’est pas un descripteur d’une position de gauche. Les commissions d’audit ont fait progresser mais pas encore assez. Le travail du CADTM est exemplaire, il faudrait l’amplifier à travers une coalition internationale.
  2. Préparer l’affrontement sur les banques
    Le contrôle des banques nécessite une double action. Un débat public sur la nécessité de contrôler les banques et de la nature de ces contrôles. Une préparation technique et professionnelle sur les différents outils de contrôle du système bancaire pour limiter les campagnes de dénigrement et l’organisation des paniques.
  3. Préparer l’abandon des plans d’austérité
    Discuter du programme économique, des mesures fiscales et du contrôle de l’inflation
  4. Approfondir le débat sur l’Europe (pour les pays européens)
    Ce débat très conflictuel doit être mené le plus tôt possible. Éric Toussaint l’aborde à plusieurs reprises. Ce n’est pas toujours très clair, même si ce n’est pas contradictoire. Il rappelle que Syriza n’avait pas prévu de quitter l’Europe et que le débat ne portait pas sur l’Europe. Ailleurs, Éric Toussaint dit qu’il a changé de position sur l’Europe. Ailleurs encore il développe la thèse de la désobéissance (avec laquelle je suis d’accord)
  5. Affirmer l’autonomie des mouvements
    Le rapport de forces dépend de la mobilisation populaire et de l’action des mouvements sociaux et citoyens. Un succès électoral est surtout consolidé par le surgissement populaire. L’autonomie des mouvements par rapport au gouvernement et aux partis politiques est une des conditions de la réussite.
  6. Affirmer l’actualité du dépassement du néolibéralisme et du capitalisme
    La bataille de l’hégémonie culturelle est centrale. La résistance contre les idéologies racistes, sécuritaires et xénophobes est prioritaire. Elle implique la construction d’un projet de dépassement du capitalisme et de réinvention du socialisme.

Auteur.e

Gustave Massiah est une des personnalités centrales du mouvement altermondialiste. Ingénieur et économiste, né en 1938 au Caire, a présidé le CRID (Centre de recherche et d’information pour le développement), galaxie d’associations d’aide au développement et de soutien aux luttes des pays du Sud, et a été vice-président d’Attac-France de 2003 à 2006.

Source http://www.cadtm.org/Reflexions-suite-a-la-lecture-du-livre-d-Eric-Toussaint-Capitulation-entre

Coronavirus et plan de sauvetage des banques

Le plan de sauvetage bancaire massif qui se cache derrière les mesures contre le Coronavirus 20 mars par Aline Fares 

Les réponses gouvernementales et populaires face à la pandémie se mettent en place. Pendant ce temps, une crise financière s’est déployée sans que nous soyons convié.e.s à la discussion. Banques centrales et gouvernements empilent les annonces de soutien par dizaines de milliards, pour nous rassurer et nous permettre de passer la tempête. Elles sont aussi là pour éviter la faillite du système bancaire, et éviter trop de pertes aux « investisseurs ».

  Sommaire
  • Un plan de sauvetage des banques camouflé
  • Ceux qui sont vraiment touchés par la crise financière
  • Ne pas répéter les mêmes erreurs qu’en 2008

Un plan de sauvetage des banques camouflé

Alors que les gouvernements nous communiquaient les mesures visant à cantonner l’expansion du Coronavirus et que, chacun.e, nous prenions progressivement la mesure de ce qui allait nous arriver, les mêmes gouvernements, la Commission européenne et les banques centrales annonçaient des plans massifs de « soutien à l’économie » :

25 milliards en Italie, des dizaines de milliards, sans plafond, « quel qu’en soit le coût » en France, 50 milliards de dollars dans le cadre du plan d’urgence aux USA, 37 milliards alloués par les institutions européennes…

Tout cela arrive sur fond de « crise financière », ou plutôt de panique majeure des investisseurs qui constatent bien que, non, ils ne feront pas les bénéfices escomptés cette année. Quoique. Parce que ces plans de sauvetage, quelles visées ont-ils ? Certes, les annonces peuvent nous apaiser, apaiser les entrepreneurs et entrepreneuses, les employé.e.s des petites entreprises et autres structures : une allocation leur sera payée en remplacement de leurs revenus.

Mais ces mesures ressemblent aussi diablement à un massif plan de sauvetage des banques qui ne porte pas son nom.

Valeur du Dow Jones entre décembre 2019 et mars 2020, montrant le plus haut historique de février et le crash de février et mars lors de la pandémie de COVID-19. Crédit : Renerpho
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Ceux qui sont vraiment touchés par la crise financière

Des semaines que les bourses paniquent, que les investisseurs et autres détenteurs de capitaux courent comme des poulets sans tête, vendant ce qui pourrait ne plus rapporter autant que prévu à cause des arrêts de production, de la chute de la consommation, et donc des moindres profits à venir ; achetant ce qu’ils espèrent pouvoir être un meilleur pari.

Pendant ces semaines, presque rien dans les journaux papier grand public sur les krachs boursiers en cours. Quelques lignes ici et là. Quelques minutes aux journaux des radios et des télévisions. Comme une anecdote, un vague fait divers.

Pourtant, les journaux économiques en font leur une depuis le tout début de la propagation du virus. Et cela occupait très certainement le premier rang des préoccupations de la minorité d’individus dont le patrimoine est très lié aux cours de bourse et autres valeurs financières. Les banquiers et conseillers financiers à leur service devaient être sur la balle depuis quelques temps.

« On » n’en a pas parlé au-delà des cercles avertis parce que le virus, au fur et à mesure de son avancée, avait un impact beaucoup plus immédiat sur les populations que les tribulations boursières. Qui a un compte titre, qui détient des actions, des obligations ? Pour prendre l’exemple de la Belgique, 40 % de la population n’a pas 1000€ devant soi une fois les dépenses courantes réalisées, alors que 10 % de la population détient 85 % des titres financiers.

En France, moins de 9 % de la population a un patrimoine lié à la bourse.

A bien des égards, ce qui agite les marchés financiers est différent de ce qui provoquait la crise de 2008, mais finalement, on en revient au même :

lorsque après des années de délire spéculatif, après des années de soutien à la « croissance » grâce à l’argent facile des banques centrales, après des années d’un endettement impossible à soutenir et pourtant bien là, après des années de complaisance des États envers le secteur financier, lorsque – après tout cela et plus encore – la valeur des titres financiers s’effondre, ce sont les banques, au cœur de la machine à fabriquer des dettes et des produits financiers, qui risquent l’explosion.

Et lorsque dans le même temps, les ménages et les entreprises rencontrent des difficultés telles qu’ils ne pourront rembourser leurs crédits, cela ne fait qu’ajouter aux risques de faillites bancaires. Alors oui nous sommes bien dans une situation similaire à celle de 2008.

Selon les calculs des experts d’Attac et Basta !, le coût du sauvetage des établissements de l’Hexagone s’est élevé à 30 milliards d’euros en France en 2008/2009

Ne pas répéter les mêmes erreurs qu’en 2008

Je détaillais les mécanismes d’une crise financière et le rôle central des banques, et comment leur possible faillite nous ‘tient’, dans un article publié en décembre 2019 et intitulé « Prochaine crise financière : faire dérailler le scénario du désastre ».

Mais cette fois, comme on n’oublie pas de nous le répéter, ce serait une « crise d’offre » à laquelle nous ferions face : l’appareil de production est partiellement arrêté, les bars et restaurants, les lieux de loisirs, les lieux culturels, et les commerces et activités qui ne fournissent pas des biens et services essentiels (c’est-à-dire : soins de santé, eau, alimentation, énergie, transport…) sont fermés ou limités dans leurs ouvertures.

Alors, qui va payer tou.te.s ces employé.e.s, déclaré.e.s ou pas, bénéficiaires d’allocations ou pas, laissé.e.s sur le carreau mais qui devront pourtant bien payer le loyer, l’eau, le gaz, l’électricité, les courses… et le remboursement des crédits ? C’est une question importante.

Pourtant, la simplicité et l’énormité de la réponse des États et des banques centrales mélange la prise en charge de tout cela avec un autre sauvetage qui serait absolument inacceptable pour la population : celui des banques et du système financier, sans remise en question profonde de leur fonctionnement, de ce qu’elles sont occupées à faire, de qui les possède.

Des mesures qui incluent des garanties sur les crédits des entreprises (pour éviter des pertes dans le chef des banques), des échelonnements de paiement, des suspensions de paiement – mais pas d’annulation de créances par les banques. Des plans « au bazooka » par des gouvernements qui sortent les gros bras, des milliards d’argent public, et puis c’est tout.

Alors bien sûr, cela pose de multiples questions :

  • Que signifie ce soutien à l’économie ? Si l’on « sauve » les « petit.e.s » que nous sommes, est-ce uniquement pour notre bien, ou est-ce pour s’assurer que nous payons bien notre loyer au propriétaire, et nos traites à la banque ?
  • Les États « sauvent » avec les mêmes moyens qu’en 2008 : en s’endettant. Comment pourrait être remboursée cette dette sinon par des politiques d’austérité encore plus drastiques que les précédentes ?
  • Les banques centrales enchaînent depuis des années les mesures ‘non-conventionnelles’ qui ne signifient rien d’autre qu’un déversement de moyens dans le système financier pour éviter à tout prix qu’il ne vacille et que les créanciers, les détenteurs de capitaux ne perdent leur mise. A quoi cela sert-il de maintenir un appareil qui a prouvé et re-prouvé sa dangerosité, son caractère prédateur, son inanité sinon à éviter de se confronter à la question des pertes que devront bien prendre un jour ou l’autre ceux qui accumulent depuis si longtemps ?

Et elles en amènent d’autres :

  • Est-ce dans tous les cas nécessaire de faire appel à l’État pour éponger les pertes liées aux réductions et arrêts d’activité ?
  • Vu les fortunes qui se cachent derrière les créanciers des banques et des entreprises, derrière les actions qui dévissent, pourquoi est-ce qu’on ne regarde pas plutôt par là ? Sommes-nous d’accord pour que ce soutien public bénéficie encore une fois aux mêmes, ceux qui nous coûtent si cher, nous font si mal et mettent la planète à sac ?

Les grandes entreprises ont publié leurs résultats 2019 il y a peu ou sont en train de le faire. Elles ont déjà annoncé les dividendes qui seront versés à leurs actionnaires au titre de leur formidable année 2019 : pourquoi ne pas imposer qu’elles abandonnent le paiement des dividendes pour prendre en charge elles-mêmes les pertes liées au non-paiement des factures et autres créances par leurs client.e.s en difficulté – allocataires sociaux, petits revenus, petites entreprises… ?

Il est important que l’on discute de tout cela, confiné ou pas, et elles en amèneront certainement encore bien d’autres. Elles sont importantes dès aujourd’hui. Car au-delà des dépenses immédiates liées au Coronavirus (notamment pour l’hôpital public et tout le personnel soignant), au-delà du soutien immédiat qu’il serait nécessaire d’apporter aux personnes faisant face à des difficultés matérielles et donc sanitaires immédiates (accès à un logement sain, sûr et suffisamment spacieux, accès à l’eau, la nourriture, l’énergie), il nous faut nous demander ce qui mérite d’être sauvé.

Qui doit payer le grand sauvetage de l’économie, et de quelle économie parle-t-on, de qui parle-t-on ? Arrêtons de croire que des pertes importantes dans la finance et dans les banques seraient une catastrophe pour tout le monde. Imposer les pertes à ceux qui ont accumulé sur notre dos et au prix de destructions incommensurables depuis toutes ces années, est une nécessité – et ne nous inquiétons pas : ils en ont très largement les moyens. [A suivre…]

Auteur.e Aline Fares

Conférencière, auteure et militante. Voir également sa page « Chroniques d’une ex-banquière »

Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers

4 mars par Eric Toussaint

On assiste à une grosse crise des bourses de Wall Street, d’Europe, du Japon et de Shanghai, et certains en attribuent la responsabilité au coronavirus. Au cours de la dernière semaine de février 2020, la pire semaine depuis octobre 2008, le Dow Jones a baissé de 12,4 %, le S&P 500 a baissé de 11,5 % et le Nasdaq Composite a baissé de 10,5 %. Même scénario en Europe et en Asie pendant la dernière semaine de février. À la bourse de Londres, le FTSE-100 a baissé de 11,32 %, à Paris le CAC40 a chuté de 12 %, à Francfort le DAX a perdu 12,44 %, à la bourse de Tokyo, le Nikkei a baissé de 9,6 %, les bourses chinoises (Shanghai, Shenzhen et Hong-Kong) ont également baissé. Lundi 2 mars suite à des (promesses d’) interventions massives des banques centrales pour soutenir les bourses, les indices sont repartis à la hausse sauf à Londres. Le mardi 3 mars, la banque centrale des États-Unis, la Fed, paniquée, a baissé de 0,50 % son taux directeur, ce qui constitue une baisse considérable. Le nouveau taux directeur de la Fed se situe désormais dans une fourchette de 1 à 1,25 %. Il faut savoir que le taux d’inflation aux États-Unis entre février 2019 et janvier 2020 a atteint 2,5 %, cela veut dire que le taux d’intérêt réel de la FED est négatif. La grande presse écrit que cette mesure vise à soutenir l’économie américaine menacée par l’épidémie de COVID-19. Le quotidien français Le Figaro titre « Le coronavirus précipite une forte baisse du taux directeur de la Fed » (https://www.lefigaro.fr/conjoncture/coronavirus-la-fed-baisse-ses-taux-de-0-5-point-a-la-surprise-generale-20200303 voir aussi en anglais https://edition.cnn.com/2020/03/03/investing/federal-reserve-interest-rate-cut-coronavirus-emergency/index.html ). Or la mauvaise santé de l’économie américaine date de bien avant les premiers cas de coronavirus en Chine et ces effets sur l’économie mondiale (voir https://www.cadtm.org/Panique-a-la-Reserve-Federale-et-retour-du-Credit-Crunch-sur-un-ocean-de-dettes). En résumé, la Fed et la grande presse, à sa suite, ne disent pas la vérité quand elles expliquent que la mesure est destinée à faire face au coronavirus. Malgré la décision de la Fed, le mardi 3 mars, le S&P 500 a à nouveau baissé de 2,81 %, le Dow Jones a baissé de 2,9 % (https://edition.cnn.com/2020/03/03/investing/dow-stock-market-today/index.html ). Les 3 et 4 mars, plusieurs bourses asiatiques ont connu également une baisse. Il ne faut pas exclure une remontée de la bourse à New York le 4 mars pour saluer le retour de Joe Biden dans la course à la présidentielle aux États-Unis lors des primaires démocrates du 3 mars car cela représente pour eux un soulagement face à Bernie Sanders qui reste néanmoins en tête. Joe Biden est clairement le candidat de l’Establishment démocrate et des milliardaires qui soutiennent ce parti. A noter également que Donald Trump a dans un tweet la semaine passée lié son sort à celle de la bourse à Wall Street. Le 26 février, il a appelé ses collègues du 1 % le plus riche à ne pas vendre leurs actions et à soutenir la bourse. Il a en plus affirmé que s’il était réélu à la présidence des États-Unis en octobre 2020 la bourse grimpera énormément tandis que s’il perd on assistera à un crash boursier d’une ampleur jamais vue (selon le Financial Times, Trump a annoncé que « The market will “jump thousands and thousands of points if I win,” … “and if I don’t, you’re going to see a crash like you’ve never seen before . . . I really mean it.” https://www.ft.com/content/399783e2-57e9-11ea-a528-dd0f971febbc ). Ce qui va se passer précisément sur les marchés boursiers dans les jours et les semaines qui viennent est imprévisible mais il est très important d’analyser les véritables causes de la crise financière en cours.

Les grands médias affirment de manière ultra simplificatrice que cette chute généralisée des bourses de valeur est provoquée par le coronavirus et cette explication est reprise largement sur les réseaux sociaux. Or ce n’est pas le coronavirus et son expansion qui constituent la cause de la crise, l’épidémie n’est qu’un élément détonateur. Tous les facteurs d’une nouvelle crise financière sont réunis depuis plusieurs années, au moins depuis 2017-2018 (voir https://www.cadtm.org/Tout-va-tres-bien-madame-la datant de novembre 2017 ; https://www.cadtm.org/Tot-ou-tard-il-y-aura-une-nouvelle-crise-financiere datant d’avril 2018 ; voir plus récemment Source : https://pour.press/les-conditions-sont-reunies-pour-une-nouvelle-crise-financiere-eric-toussaint/). Quand l’atmosphère est saturée de matières inflammables, à tout moment, une étincelle peut provoquer l’explosion financière. Il était difficile de prévoir d’où l’étincelle allait partir. L’étincelle joue le rôle de détonateur mais ce n’est pas elle qui est la cause profonde de la crise. Nous ne savons pas encore si la forte chute boursière de la fin février 2020 va « dégénérer » en une énorme crise financière. C’est une possibilité réelle. Le fait que la chute boursière coïncide avec les effets de l’épidémie du coronavirus sur l’économie productive n’est pas fortuit, mais dire que le coronavirus est la cause de la crise est une contrevérité. Il est important de voir d’où vient réellement la crise et de ne pas être berné par les explications qui dressent un rideau de fumée devant les causes réelles.

Les grands médias affirment de manière ultra simplificatrice que la chute généralisée des bourses de valeur est provoquée par le coronavirus […] Or, l’épidémie n’est qu’un élément détonateur. Tous les facteurs d’une nouvelle crise financière sont réunis au moins depuis 2017-2018

Le Grand Capital, les gouvernants et les médias à son service ont tout intérêt à mettre sur le dos d’un virus le développement d’une grande crise financière puis économique, cela leur permet de s’en laver les mains (excusez-moi l’expression).

La chute des cours boursiers était prévue bien avant que le coronavirus fasse son apparition.

Le cours des actions et le prix des titres de la dette (appelés aussi obligations) ont augmenté d’une manière totalement exagérée par rapport à l’évolution de la production au cours des dix dernières années, avec une accélération au cours des deux ou trois dernières années. La richesse du 1 % le plus riche a aussi fortement crû car elle est largement basée sur la croissance des actifs financiers.

Il faut souligner que le moment où intervient la chute des cours boursiers est le résultat d’un choix (je ne parle pas de complot) : une partie des très riches (le 1 %, le Grand Capital) a décidé de commencer à vendre les actions qu’il a acquises car il considère que toute fête financière a une fin, et plutôt que la subir il préfère prendre les devants. Ces grands actionnaires préfèrent être les premiers à vendre afin d’obtenir le meilleur prix possible avant que le cours des actions ne baisse très fortement. De grandes sociétés d’investissements, de grandes banques, de grandes entreprises industrielles et des milliardaires donnent l’ordre à des traders de vendre une partie des actions ou des titres de dettes privées (c’est-à-dire des obligations) qu’ils possèdent afin d’empocher les 15 % ou 20 % de hausse des dernières années. Ils se disent que c’est le moment de le faire : ils appellent cela prendre « leurs bénéfices ». Selon eux, tant pis si cela entraîne un effet moutonnier de vente. L’important à leurs yeux est de vendre avant les autres. Cela peut provoquer un effet domino et dégénérer en une crise généralisée. Ils le savent et se disent qu’ils finiront par s’en tirer sans trop de mal comme cela s’est passé pour un grand nombre d’entre eux en 2007-2009. C’est le cas notamment aux États-Unis, des deux principaux fonds d’investissement et de gestion d’actifs BlackRock et Vanguard qui s’en sont très bien tirés, de même que Goldman Sachs, Bank of America, Citigroup ou les Google, Apple, Amazon, Facebook, etc.

Un autre élément important est à souligner : le 1 % vend des actions d’entreprises privées, ce qui provoque une chute de leur cours et entraîne la chute des bourses. Or dans le même temps, ils achètent des titres de la dette publique considérés comme des valeurs sûres. C’est notamment le cas aux États-Unis où le prix des titres du trésor étatsunien a augmenté suite à une demande très forte. À noter qu’une augmentation du prix des titres du trésor qui se vendent sur le marché secondaire a pour conséquence de baisser le rendement de ces titres. Les riches qui achètent ces titres du Trésor sont disposés à un faible rendement, car ce qu’ils cherchent, c’est la sécurité à un moment où le cours des actions des entreprises est en baisse. En conséquence, il faut souligner qu’une fois de plus c’est bien les titres des États qui sont considérés par les plus riches comme les plus sûrs. Gardons cela en tête et soyons prêts à le dire publiquement car il faut s’attendre à ce que revienne bientôt le refrain bien connu de la crise des dettes publiques et des craintes des marchés à l’égard des titres publics.

Le Grand Capital (le 1 %) a réduit la part qu’il investit dans la production et a augmenté la part qu’il met en circulation dans la sphère financière

Mais revenons à ce qui se passe à répétition depuis un peu plus d’une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis l’approfondissement de l’offensive néolibérale et de la grande dérèglementation des marchés financiers [1] : le Grand Capital (le 1 %) a réduit la part qu’il investit dans la production et a augmenté la part qu’il met en circulation dans la sphère financière (c’est y compris le cas d’une firme « industrielle » emblématique comme Apple). Il a fait cela au cours des années 1980 et cela a produit la crise du marché obligataire de 1987. Il a refait cela à la fin des années 1990 et cela a produit la crise des dot-com et d’Enron en 2001. Il a remis cela entre 2004 et 2007 et cela a produit la crise des subprimes, des produits structurés et une série de faillites retentissantes dont celle de Lehman Brothers en 2008. Cette fois-ci, le Grand Capital a principalement spéculé à la hausse sur le prix des actions en bourse et sur le prix des titres de la dette sur le marché obligataire (c’est-à-dire le marché où se vendent les actions des entreprises privées et les titres de dettes émis par les États et d’autres pouvoirs publics). Parmi les facteurs qui ont entraîné la montée extravagante des prix des actifs financiers (actions en bourses et titres des dettes privées et publiques), il faut prendre en compte l’action néfaste des grandes banques centrales depuis la crise financière et économique de 2007-2009. J’ai analysé cela notamment dans https://www.cadtm.org/La-crise-de-la-politique-des-banques-centrales-dans-la-crise-globale

Ce phénomène ne date donc pas du lendemain de la crise de 2008-2009, il est récurrent dans le cadre de la financiarisation de l’économie capitaliste. Et avant cela, le système capitaliste avait aussi connu des phases importantes de financiarisation tant au 19e siècle que dans les années 1920, ce qui avait abouti à la grande crise boursière de 1929 et la période prolongée de récession des années 1930. Puis le phénomène de financiarisation et de dérèglementation a été en partie muselé pendant 40 ans suite à la grande dépression des années 1930, à la Seconde Guerre mondiale et à la radicalisation de la lutte des classes qui s’en est suivi. Jusqu’à la fin des années 1970 il n’y a plus eu de grandes crises bancaires ou boursières. Les crises bancaires et boursières ont fait leur réapparition quand les gouvernements ont donné toutes libertés au Grand Capital pour faire ce qu’il voulait dans le secteur financier.

Les crises bancaires et boursières ont fait leur réapparition quand les gouvernements ont donné toutes libertés au Grand Capital pour faire ce qu’il voulait dans le secteur financier

Revenons à la situation des dernières années. Le Grand Capital, qui considère que le taux de rentabilité qu’il tire dans la production n’est pas suffisant, développe les activités financières non directement liées à la production. Cela ne veut pas dire qu’il abandonne la production, mais qu’il développe proportionnellement plus ses placements dans la sphère financière que ses investissements dans la sphère productive. C’est ce qu’on appelle aussi la financiarisation ou la mondialisation financiarisée. Le capital « fait du profit » à partir du capital fictif par des activités largement spéculatives. Ce développement de la sphère financière augmente le recours à l’endettement massif des grandes entreprises, y compris de firmes comme Apple (j’ai écrit une série d’articles là-dessus https://www.cadtm.org/La-montagne-de-dettes-privees-des-entreprises-sera-au-coeur-de-la-prochaine).

Le capital fictif est une forme du capital, il se développe exclusivement dans la sphère financière sans véritable lien avec la production (voir encadré : Qu’est-ce que le capital fictif ?). Il est fictif au sens où il ne repose pas directement sur la production matérielle et sur l’exploitation directe du travail humain et de la nature. Je parle bien d’exploitation directe car évidemment le capital fictif spécule sur le travail humain et sur la nature, ce qui généralement dégrade les conditions de vie des travailleurs·ses et la Nature elle-même.

Qu’est-ce que le capital fictif ?

« Le capital fictif est une forme de capital (des titres de la dette publique, des actions, des créances) qui circule alors que les revenus de la production auxquels il donne droit ne sont que des promesses, dont le dénouement est par définition incertain ».Entretien avec Cédric Durand réalisé par Florian Gulli, « Le capital fictif, Cédric Durand », La Revue du projet : http://projet.pcf.fr/70923.

Selon Michel Husson, « le cadre théorique de Marx lui permet l’analyse du « capital fictif », qui peut être défini comme l’ensemble des actifs financiers dont la valeur repose sur la capitalisation d’un flux de revenus futurs : « On appelle capitalisation la constitution du capital fictif » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Si une action procure un revenu annuel de 100 £ et que le taux d’intérêt est de 5 %, sa valeur capitalisée sera de 2000 £. Mais ce capital est fictif, dans la mesure où « il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Michel Husson, « Marx et la finance : une approche actuelle », À l’Encontre, décembre 2011, https://alencontre.org/economie/marx-et-la-finance-une-approche-actuelle.html

Le capital fictif est une forme du capital, il se développe exclusivement dans la sphère financière sans véritable lien avec la production. Il est fictif au sens où il ne repose pas directement sur la production matérielle et sur l’exploitation directe du travail humain et de la nature

Pour Jean-Marie Harribey : « Les bulles éclatent quand le décalage entre valeur réalisée et valeur promise devient trop grand et que certains spéculateurs comprennent que les promesses de liquidation profitable ne pourront être honorées pour tous, en d’autres termes, quand les plus-values financières ne pourront jamais être réalisées faute de plus-value suffisante dans la production. » Jean-Marie Harribey, « La baudruche du capital fictif, lecture du Capital fictif de Cédric Durand », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015 : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/debats/article/la-baudruche-du-capital-fictif.
Lire également François Chesnais, « Capital fictif, dictature des actionnaires et des créanciers : enjeux du moment présent », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015 : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/debats/article/capital-fictif-dictature-des

Je suis d’accord avec Cédric Durand quand il affirme : « Une des conséquences politiques majeures de cette analyse est que la gauche sociale et politique doit prendre conscience du contenu de classe de la notion de stabilité financière. Préserver la stabilité financière, c’est faire en sorte que les prétentions du capital fictif se réalisent. Pour libérer nos économies de l’emprise du capital fictif, il nous faut engager une désaccumulation financière. Concrètement, cela renvoie bien sûr à la question de l’annulation des dettes publiques et de la dette privée des ménages modestes, mais aussi à la diminution des rendements actionnariaux, ce qui se traduit mécaniquement par une diminution de la capitalisation boursière. Ne nous y trompons pas, de tels objectifs sont très ambitieux : ils impliquent inéluctablement de socialiser le système financier et de rompre avec la liberté de circulation du capital. Mais ils permettent de saisir précisément certaines conditions indispensables pour tourner la page du néolibéralisme. » Cédric Durand, « Sur le capital fictif, Réponse à Jean-Marie Harribey », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015 : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/debats/article/sur-le-capital-

Le capital fictif souhaite capter une partie de la richesse produite dans la production (les marxistes disent une partie de la plus-value produite par les travailleurs·ses dans la sphère de la production) sans mettre les mains dans le cambouis c’est-à-dire sans passer par le fait d’être investi directement dans la production (sous la forme d’achat de machines, de matières premières, de paiement de la force de travail humaine sous la forme de salaires, etc.). Le capital fictif, c’est une action dont le possesseur attend qu’elle donne un dividende. Il achètera une action Renault si celle-ci promet un bon dividende mais il pourra aussi revendre cette action pour acheter une action General Electric ou Glaxo Smith Kline ou Nestlé ou Google si celle-ci promet un meilleur dividende. Le capital fictif, c’est aussi une obligation de dette émise par une entreprise ou un titre de la dette publique. C’est aussi un dérivé, un produit structuré… Le capital fictif peut donner l’illusion qu’il génère par lui-même des profits tout en s’étant détaché de la production. Les traders, les brokers ou les dirigeants des grandes entreprises sont convaincus qu’ils « produisent ». Mais à un moment donné, une crise brutale éclate et une masse de capitaux fictifs repart en fumée (chute des cours boursiers, chute des prix sur le marché obligataire, chute des prix de l’immobilier…).

Les traders, les brokers ou les dirigeants des grandes entreprises sont convaincus qu’ils « produisent ». Mais à un moment donné, une crise brutale éclate et une masse de capitaux fictifs repart en fumée

Le Grand Capital, de manière répétée, veut croire ou faire croire qu’il est capable de transformer le plomb en or dans la sphère financière, mais de manière périodique la réalité le rappelle à l’ordre et la crise éclate.

Lorsque la crise éclate il faut faire la distinction entre l’élément détonateur d’une part (aujourd’hui, la pandémie du coronavirus peut constituer le détonateur) et les causes profondes, d’autre part.

Au cours des deux dernières années, il y a eu un ralentissement très important de la production matérielle. Dans plusieurs grandes économies comme celles de l’Allemagne, du Japon (dernier trimestre 2019), de la France (dernier trimestre 2019) et de l’Italie, la production industrielle a reculé ou a fortement ralenti (Chine et États-Unis). Certains secteurs industriels qui avaient connu un redémarrage après la crise de 2007-2009 comme l’industrie de l’automobile sont rentrés dans une très forte crise au cours des années 2018-2019 avec une chute très importante des ventes et de la production. La production en Allemagne, le principal constructeur automobile mondial, a baissé de 14 % entre octobre 2018 et octobre 2019 [2]. La production automobile aux États-Unis et en Chine a également chuté en 2019, de même en Inde. La production automobile chute fortement en France en 2020. La production d’un autre fleuron de l’économie allemande, le secteur qui produit les machines et les équipements, a baissé de 4,4 % rien qu’au mois d’octobre 2019. C’est le cas également du secteur de la production des machines-outils et d’autres équipements industriels. Le commerce international a stagné. Sur une période plus longue, le taux de profit a baissé ou a stagné dans la production matérielle, les gains de productivité ont aussi baissé.

En 2018-2019, ces différents phénomènes de crise économique dans la production se sont manifestés très clairement, mais comme la sphère financière continuait de fonctionner à plein régime, les grands médias et les gouvernements faisaient tout pour affirmer que la situation était globalement positive et que ceux et celles qui annonçaient une prochaine grande crise financière s’ajoutant au ralentissement marqué dans la production, n’étaient que des oiseaux de malheur.

Le point de vue de classe sociale est aussi très important : pour le Grand Capital, tant que la roue de la fortune dans la sphère financière continue de tourner, les joueurs restent en piste et se félicitent de la situation. Il en va de même pour tous les gouvernants car ils sont présentement liés au Grand Capital, tant dans les vieilles économies industrialisées comme l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale ou le Japon, qu’en Chine, en Russie ou dans les autres grandes économies dites émergentes.

Malgré le fait que la production réelle a cessé en 2019 de croître de manière significative ou a commencé à stagner ou à baisser, la sphère financière a continué son expansion

Malgré le fait que la production réelle a cessé en 2019 de croître de manière significative ou a commencé à stagner ou à baisser, la sphère financière a continué son expansion : les cours en bourse ont continué d’augmenter, ils ont même atteint des sommets, le prix des titres des dettes privées et publiques a continué sa progression vers le haut, le prix de l’immobilier a recommencé à croître dans une série d’économies, etc.

En 2019, la production a ralenti (Chine et Inde), a stagné (une bonne partie de l’Europe) ou a commencé à baisser dans la deuxième moitié de l’année (Allemagne, Italie, Japon, France) notamment parce que la demande globale a baissé : la plupart des gouvernements et le patronat interviennent pour faire baisser les salaires, les retraites, ce qui réduit la consommation car l’endettement des familles, en augmentation, ne suffit pas à pallier à la baisse de revenus. De même, les gouvernements prolongent une politique d’austérité qui entraîne une réduction des dépenses publiques et des investissements publics. La conjonction de la chute du pouvoir d’achat de la majorité de la population et la baisse des dépenses publiques entraînent une chute de la demande globale et donc une partie de la production ne trouve pas de débouchés suffisants, ce qui entraîne une baisse de l’activité économique [3].

Il est important de préciser de quel point de vue on se situe : je parle de crise de la production non pas parce que je suis un adepte de la croissance de la production. Je suis pour l’organisation (la planification) de la décroissance afin de répondre notamment à la crise écologique en cours. Donc, personnellement, la chute ou la stagnation de la production au niveau mondial ne me chagrine pas, au contraire. C’est très bien si l’on produit moins de voitures individuelles et si leurs ventes chutent. Par contre pour le système capitaliste, il n’en va pas de même : le système capitaliste a besoin de développer sans cesse la production et de conquérir sans cesse de nouveaux marchés. Quand il n’y arrive pas ou quand cela commence à coincer, il répond à la situation en développant la sphère de la spéculation financière et en émettant de plus en plus de capitaux fictifs non reliés directement à la sphère productive. Cela semble fonctionner pendant des années, et puis à un moment donné des bulles spéculatives éclatent. À plusieurs moments de l’histoire du capitalisme, la logique d’expansion permanente du système capitaliste et de la production s’est exprimée par des guerres commerciales (et c’est de nouveau le cas aujourd’hui notamment entre les États-Unis et ses principaux partenaires) ou bien par de véritables guerres, et cette issue n’est pas tout à fait exclue aujourd’hui.

Il faut entamer immédiatement et planifier de manière urgente la décroissance pour combattre la crise écologique. Il faut produire moins et mieux

Si l’on se situe du point de vue des classes sociales exploitées et spoliées qui constituent l’écrasante majorité de la population (d’où l’image des 99 % opposés au 1 %), il est clair que la conclusion est qu’il faut rompre radicalement avec la logique d’accumulation du capital qu’il soit productif ou financier, ou productif financiarisé, peu importe les appellations. Il faut entamer immédiatement et planifier de manière urgente la décroissance pour combattre la crise écologique. Il faut produire moins et mieux. La fabrication de certains produits vitaux pour le bien-être de la population doit croître (constructions et rénovations de logements décents, transports collectifs, centres de santé et hôpitaux, distribution d’eau potable et épuration d’eaux usées, écoles, etc.) et d’autres productions doivent radicalement baisser (voitures individuelles) ou disparaître (fabrication d’armes). Il faut réduire radicalement et brutalement les émissions de gaz à effet de serre. Il faut reconvertir toute une série d’industries et d’activités agricoles. Il faut annuler une grande partie des dettes publiques, et dans certains cas l’entièreté de celles-ci. Il faut exproprier sans indemnité et transférer dans le service public les banques, les assurances, le secteur de l’énergie et d’autres secteurs stratégiques. Il faut donner d’autres missions et d’autres structures aux banques centrales. Il existe d’autres mesures telles la mise en œuvre d’une réforme fiscale globale avec une forte taxation du capital, une réduction globale du temps de travail avec des embauches compensatoires et le maintien des niveaux de salaire, la gratuité des services de santé publique, de l’éducation, des transports publics, des mesures effectives pour garantir l’égalité entre les sexes. Il faut répartir les richesses en respectant la justice sociale et en faisant primer les droits humains et le respect des fragiles équilibres écologiques.

La grande masse de la population qui voit ses revenus réels diminuer ou stagner (c’est-à-dire son pouvoir d’achat réel) compense cette baisse ou cette stagnation par le recours à l’endettement pour maintenir son niveau de consommation, y compris sur des questions vitales (comment remplir son frigo, comment assurer la scolarité des enfants, comment se déplacer pour aller au travail s’il faut acheter une voiture car il n’y a pas de transports en communs, comment payer certains soins de santé, etc.). Il faut apporter des solutions radicales à cet endettement croissant d’une majorité de la population aux quatre coins de la planète et recourir à des annulations de dette. Il faut donc annuler une grande partie des dettes privées des ménages (notamment les dettes étudiantes, les dettes hypothécaires abusives, les dettes abusives de consommation, les dettes liées au microcrédit abusif…). Il faut augmenter les revenus de la majorité de la population et améliorer fortement la qualité des services publics dans la santé, l’éducation, les transport collectifs, en pratiquant la gratuité.

Nous devons mener la lutte contre la crise multi-dimensionnelle du système capitaliste et nous engager résolument sur la voie d’une sortie écologiste-féministe-socialiste. Il s’agit d’une nécessité absolue et immédiate

Nous sommes confrontés à une crise multidimensionnelle du système capitaliste mondial : crise économique, crise commerciale, crise écologique, crise de plusieurs institutions internationales qui font partie du système de domination capitaliste de la planète (OMC, OTAN, G7, crise dans la Fed – la banque centrale des États-Unis –, crise dans la Banque centrale européenne), crise politique dans des pays importants (notamment aux États-Unis entre les deux grands partis du grand capital), crise de santé publique, guerres… Dans l’esprit d’un grand nombre de personnes dans de nombreux pays, le rejet du système capitaliste est plus élevé qu’il ne l’a jamais été au cours des cinq dernières décennies, depuis le début de l’offensive néolibérale sous Pinochet (1973), Thatcher (1979) et Reagan (1980).

L’abolition des dettes illégitimes, cette forme de capital fictif, doit s’inscrire dans un programme beaucoup plus large de mesures supplémentaires. L’écosocialisme doit être mis au cœur des solutions et non laissé de côté. Nous devons mener la lutte contre la crise multidimensionnelle du système capitaliste et nous engager résolument sur la voie d’une sortie écologiste-féministe-socialiste. Il s’agit d’une nécessité absolue et immédiate.

Notes

[1Voir Éric Toussaint, Bancocratie, 2014, chapitre 3 « De la financiarisation/dérèglementation des années 1980 à la crise de 2007-2008 ».

[2L’industrie automobile allemande emploie 830 000 travailleurs et 2 000 000 d’emplois connexes en dépendent directement (Source : Financial Times, « German industrial output hit by downturn », 7-8 décembre 2019).

[3Concernant l’explication des crises, parmi les économistes marxistes, « deux grandes « écoles » se font face : celle qui explique les crises par la sous-consommation des masses (la surproduction de biens de consommation) ; et celle qui les explique par la « suraccumulation » (l’insuffisance du profit pour poursuivre l’expansion de la production des biens d’équipement). Cette querelle n’est qu’une variante du vieux débat entre les partisans de l’explication des crises par « l’insuffisance de la demande globale » et ceux de l’explication par la « disproportionnalité ». » Ernest Mandel. La crise 1974-1982. Les faits. Leur interprétation marxiste, 1982, Paris, Flammarion, 302 p. À la suite d’Ernest Mandel, je considère que l’explication de la crise actuelle doit prendre en compte plusieurs facteurs qu’on ne peut pas la réduire à une crise produite par la surproduction de biens de consommation (et donc une insuffisance de la demande) ou bien par la suraccumulation de capitaux (et donc l’insuffisance du profit).

Auteur.e Eric Toussaint :  Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.

Il est l’auteur des livres Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation,Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.

Source www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

BCE et aéroport de Kastelli (Grèce)

La BCE se prend les pieds dans le tarmac !!! par Yannis Youlountas

Petite visite provocatrice à la Banque Centrale Européenne à Francfort, en bonne compagnie…

LA BCE SE PREND LES PIEDS DANS LE TARMAC !!! 😁😅🤣

Pourquoi sommes-nous allés là-bas, profitant de ma tournée de projections en Allemagne ? Tout simplement pour nous moquer de l’énorme maladresse de la BCE dans sa récente communication concernant le financement de l’aéroport de Kastelli en Crète. Une boulette qui complique les affaires des menteurs au pouvoir en Grèce.

Que s’est-il donc passé ? Alors que les gouvernements grecs successifs prétendaient depuis des années que le site de l’actuel aéroport d’Héraklion, idéalement placé en bord de mer, serait transformé en lieu de loisirs populaires, la BCE a permis de comprendre que c’était un énorme mensonge. En effet, la BCE a rappelé à l’État grec que son prêt de 180 millions d’euros, élément majeur du dossier de financement, était conditionné par l’hypothèque du vaste terrain en sa faveur. Autrement dit, la BCE s’apprête à faire, une fois de plus, du fric sur le dos de la Grèce.

Car la valeur réelle de ce site est bien supérieure à celle du prêt s’il s’agit d’y construire une riviera luxueuse comme c’est déjà le cas dans un projet analogue à Athènes (sur le site de l’ancien aéroport d’Ellenikon et des infrastructures olympiques à l’abandon).

Non seulement la Banque Centrale Européenne prête de l’argent pour un projet de nouvel aéroport en Crète totalement inutile et nuisible*, mais en plus c’est pour faire du business sur l’ancien site !

Côté autorités grecques, personne n’ose commenter la boulette de la BCE : pas question de reconnaître que la promesse d’un grand espace de loisirs populaire était complètement bidon. Un nouveau site qui devait, de surcroît, être conçu en lien étroit avec la population de la quatrième ville de Grèce.

Oui, mais voilà : le masque est tombé ! Il ne s’agissait que d’un mensonge de plus dans le but de faire avaler la couleuvre du nouvel aéroport.

Jour après jour, semaine après semaine, de plus en plus de gens commencent à comprendre la supercherie et l’énorme affaire de gros sous que dissimulait cette histoire. Malgré les affirmations du premier ministre Mitsotakis en visite à Kastelli le 8 février dernier, le nouvel aéroport est loin d’être fait. Diverses actions se poursuivent (action auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, pression des archéologues, colère chez certains paysans et militants écologistes et anticapitalistes) ou se préparent.

Même si la situation est compliquée, rien n’est décidément terminé pour la deuxième vallée fertile de Crète. Et pour une fois, un grand merci à la BCE

Yannis Youlountas

* Projet et lutte à Kastelli en Crète présentés dans le film L’Amour et la Révolution, de la 43ème minute à la 50ème minute et de la 68ème à la 70ème minute :

Source http://blogyy.net/2020/02/18/la-bce-se-prend-les-pieds-dans-le-tarmac/

À propos des retraites et de notre force collective en cas de crise financière

par Aline Fares 

Pourquoi le gouvernement français s’acharne-il à imposer cette transformation radicale du système de retraite alors que personne n’en veut ? La journaliste Martine Bulard dans un récent article [1] et le philosophe Jacques Rancière dans une déclaration aux cheminots grévistes [2] donnent une même réponse : “ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus”, en d’autres termes, il s’agit principalement de pousser chacun.e à penser sa retraite comme un choix individuel, et de « briser le collectif ». Il y a bien sûr aussi (surtout ?) “les financiers en embuscade” (on a nommé Black Rock qui est emblématique, mais c’est tout l’appareil financier qui se lèche les babines). C’est d’ailleurs dans ces moments où l’on prend le point de vue des puissants et des financiers que tout devient plus clair, que tout ce qui semblait incompréhensible devient logique. Mais il y a autre chose : ces nouvelles avancées du pouvoir vers une destruction du système de retraite par répartition pourraient rendre encore plus difficiles nos choix collectifs en cas de crise financière.

  Sommaire
  • Refuser la construction d’une nouvelle “alternative infernale”
  • Se garder une marge de manœuvre pour le jour où les marchés s’effondreront

 Refuser la construction d’une nouvelle “alternative infernale”

Dans leur ouvrage “La sorcellerie capitaliste”, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre nomment “alternatives infernales” “l’ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d’autre choix que la résignation (…)” [3]. Une opération de “capture sorcière”.

Comme l’a dit F. Fillon (pas exactement notre allié dans l’affaire, mais bon, pour une fois …), “la retraite par point permet une chose (…) : de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions”. Voilà qui est clair. Et voici ce que cela produit : la perspective d’une retraite insuffisante nous pousse à être toujours plus prévoyant.e.s, individuellement, chacun.e depuis notre place… et si on le peut. Constituer un petit pactole, sous la forme d’un plan d’épargne-pension, comme on les nomme en Belgique. Cela devient un moyen (légitime, ce n’est pas la question) de se rassurer, de se dire que non, ces années qui suivront de longues années d’emploi ne seront pas juste une peine.

Les plans d’épargne-pension ainsi constitués font les choux gras des compagnies d’assurances et des banques qui les vendent, et on peut dire que le secteur financier doit une fière chandelle aux états : en Belgique, par exemple, l’épargne-pension, qui peut paraître incontournable dans bon nombre de situations faute de mieux (travailleur.euse.s indépendant.e.s, artistes, etc.), est aussi allègrement promue par une fiscalité avantageuse. Une petite visite sur des sites des lobbys du secteur permet de constater que ceux-ci ne s’en cachent pas : sans cette fiscalité, la rentabilité de leur activité prendrait un sérieux coup. En somme, les profits de ces banques et assurances sont pleins d’argent public – et c’est loin d’être le seul cas…

Mais il n’y a pas que des revenus de ces banques, assurances et autres fonds dont il faut se préoccuper. Car que se passe-t-il avec cet argent que nous mettrions dans un tel fond chaque mois, chacun.e de notre côté ? Que se passe-t-il avec cet argent qui – contrairement à la cotisation – ne sert pas à payer simultanément les retraites de ceux et celles qui ont cotisé pendant toutes leurs années de travail mais sert à alimenter les fonds et assurances-retraite qui sont ensuite gérés en notre nom ? On connaît la réponse : ils se baladent sur les marchés financiers.

Là où la retraite par répartition créé de la solidarité entre générations, entre actifs et inactifs, les fonds de pension créent un nouveau type de rapport social organisé autour d’une alternative infernale produite de toutes pièces (I.Stengers & P. Pignarre)

Les entreprises et individus en charge de la gestion de ces fonds prennent des décisions, chaque jour, pour “placer” ces masses colossales d’argent récolté. Ils les investissent dans des produits financiers divers : actions (part de capital d’une entreprise), obligations (part de dette d’une entreprise, d’un état, de particuliers), et autres fantaisies financières diverses et variées. Que se passera-t-il alors le jour où les marchés flancheront ?

C’est à cet endroit que l’on constate cette “emprise sorcière” que Stengers & Pignarre tentent de nous rendre visible dans leur livre : on sait que les marchés financiers nous font mal (licenciements boursiers, investissements dans les fossiles et autres pratiques destructrices, coût des crises financière, pour ne prendre que ces quelques exemples) et on peut se prendre à rêver à leur disparition, et pourtant “nous” pourrions bien en devenir une partie dès lors qu’une partie de notre retraite s’y trouve embarquée. Nous voilà coincé.e.s.

En cas de crise financière et donc de risque de dévalorisation des fonds et autres produits d’assurances investis sur les marchés financiers, les personnes qui auront souscrit à ces produits censés leur “garantir une retraite” convenable se retrouveront devant un terrible dilemme – une alternative infernale :

  • soit maintenir leurs “droits” et au passage, défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs en maintenant en place un système financier qui profite à une minorité, nourrit les inégalités et détruit le vivant ;
  • soit abandonner ces “droits” et se retrouver avec le minimum garanti par ce qu’il resterait alors du système de retraite par répartition.

Et que se passerait-il alors ?

 Se garder une marge de manœuvre pour le jour où les marchés s’effondreront

Les questions que je me pose aujourd’hui peuvent se résumer ainsi : nos parents nous trahiront-ils le jour où les marchés flancheront de nouveau ? La “classe moyenne” dont on ne sait plus bien ce qu’elle comprend abandonnera-t-elle tou.te.s les autres ? Ceux et celles qui auront pu se constituer un petit pactole via les institutions financières soutiendront-ils un sauvetage massif du système bancaire et financier au nom de leurs retraites, et au prix de l’avenir des générations qui les suivent ? Se désolidariseront-ils de nous lorsque nous nous battrons pour que le coût de ces sauvetages bancaires ne nous soit pas imposé via de nouveaux plans d’austérité destructeurs, et pour que ces coûts soient imposées aux plus riches qui en ont largement les moyens ? Nous soutiendront-ils lorsque nous nous battrons pour restaurer une sécurité sociale digne de ce nom, qui nous permette d’abandonner ceux qui ont tout, et que nous voudrons enfin leur faire porter le coût de leurs violences ? Seront-ils prêts à courir le risque d’un inconfort passager, se mettront-ils à nos côtés, pour eux et elles aussi retourner dans ce système solidaire que constitue la retraite par répartition et dans les communs que nous reconquerrons ? Est-ce qu’ils y croiront, ou est-ce qu’ils se laisseront prendre par le discours du chaos qui ne manquera pas de tenter son retour : “si on ne sauve pas le système financier, TOUT va s’effondrer et il ne vous restera plus rien” ?

S’opposer au démantèlement des systèmes solidaires de retraite et de soins de santé, en France et ailleurs, empêcher coûte que coûte ce démantèlement, c’est se donner la possibilité de résister au discours du chaos et au gouvernement par la peur.

Alors oui l’heure est grave, et l’heure est à la grève, et il nous faut soutenir et amplifier, de là où nous sommes, le magnifique mouvement qui persiste en France.

Source : Chroniques d’une ex-banquière

[Le sujet des crises financières et d’une possible résolution socialement juste de ces crises est détaillé dans un précédent article intitulé “Prochaine crise financière: faire dérailler le scénario du désastre”, daté de Décembre 2019]
Notes

[1Article « Briser le collectif » paru dans Le Monde diplomatique de janvier 2020. Martine Bulard a aussi été interviewée par Là-bas si j’y suis suite à cet article, émission à écouter ici.

[3Citation complète, dans La sorcellerie capitaliste : pratiques de désenvoutement d’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, éditions La Découverte : Les alternatives infernales regroupent “l’ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d’autre choix que la résignation (…) ou une dénonciation qui sonne un peu creux, comme marquée d’impuissance, parce qu’elle ne donne aucune prise, parce qu’elle revient toujours au même : c’est tout le système qui devrait être détruit”

Aline Fares 

Conférencière, auteure et militante.
Voir également sa page « Chroniques d’une ex-banquière »

2019, année record pour les marchés financiers mais pas d’argent pour les retraites

2019 aura tutoyé les sommets en matière de valorisation financière, le CAC 40 terminant l’année aux alentours des 6000 points soit à peu de choses près, autour des valeurs d’avant la crise de 2008. En contrepartie de ces résultats éclatants pour les investisseurs et les actionnaires, pour les travailleurs, c’est l’exploitation accrue, la précarité du travail et finalement l’appauvrissement qui sont promis, à moins qu’ils ne soient capables d’inverser la tendance, comme le mouvement de révolte à l’échelle mondiale le laisse présager.

Jean Beide

Malgré la guerre commerciale et les incertitudes, les marchés financiers battent leurs records

Malgré les remous, 2019 aura été une année faste pour le marché des actions, dans un contexte de fortes turbulences commerciales. Les grandes facilités de crédits, accordées par les banques centrales, ont surtout conduit les investisseurs à injecter d’énormes quantités de capitaux dans les actions, portées par les bénéfices records des grandes multinationales et une croissance mondiale assez solide. Pour autant, tous les observateurs s’accordent à dire que la santé de l’économie mondiale ne saurait justifier de telles envolées. Sur un an, le CAC 40 aura progressé de 28%, le Dow Jones de 23% et le Nasdaq de 36% alors même que leurs valeurs respectives étaient déjà aux niveaux des records historiques il y a un an.

Une année 2020 qui pourraient voire éclater ces contradictions

L’extraordinaire solidité du marché des actions qui se base pour l’essentiel sur des prévisions de croissance pourrait être confronté à une série de « corrections » d’importance si ce n’est à des avaries plus profondes encore. Alors que la croissance mondiale pourrait continuer à ralentir, de nombreux marchés hautement spéculatifs comme celui des starts-up pourraient s’effondrer. La faillite de Wework à l’automne dernier pourrait d’ailleurs à ce titre présager une tempête de plus grande envergure sur ce front des entreprises à fort potentiel qui aspirent d’immenses quantités de capitaux pour des résultats plus qu’incertains.

Vent de révolte à l’échelle mondiale et lutte des classes en France

Cette frénésie spéculative est le symbole d’un capitalisme dont l’essor ne correspond à aucun progrès réel pour les populations et les travailleurs qu’il exploite. Alors que les cartels industriels se sont relevés de la crise, les inégalités ont explosé et les conditions de travail se sont massivement détériorées dans les pays capitalistes avancés. Les résultats économiques ne sauraient masquer le vent de révolte qui souffle sur le monde entier, comme en France depuis un an ou au Chili depuis deux mois. Alors que Macron et ses alliés essayent de faire admettre aux travailleurs qu’il n’existe aucune richesse dans un pays comme la France pour financer des retraites ou des salaires, et plus généralement que tout travailleur est un « coût » pour le patronat qui pourtant n’existerait pas sans lui, 2020 s’annonce pour notre camp social, comme une excellente année pour repartir à l’offensive. La fortune du grand capital est une misère pour le plus grand nombre et le fameux « ruissellement » un mirage. Contre la réforme des retraites et son monde, il est temps de passer à l’attaque.

Source https://www.revolutionpermanente.fr/2019-annee-record-pour-les-marches-financiers-mais-pas-d-argent-pour-les-retraites

France La fraude fiscale vue par Solidaire Finances publiques

Dans la bagarre sur la fraude fiscale, la question de l’estimation des pertes fiscales est centrale. Face à ceux qui tentent de la minimiser pour mieux « laisser faire, laisser passer », le syndicat Solidaires Finances Publiques maintient son estimation…

Un petit résumé ci-dessous et le rapport complet.

Évitement de l’impôt

Définir l’évitement illégal de l’impôt

Le périmètre qui sert à estimer les pertes fiscales : Optimisation, évasion, exil, expatriation, planification et fraude.

La France considère que l’évasion fiscale est à la fois légale (dans le cas de l’optimisation agressive) et illégale (avec la fraude). L’OCDE définit pour sa part l’évasion fiscale comme des « arrangements illégaux dans lesquels une obligation fiscale est cachée ou ignorée, c’est-à-dire que le contribuable paie moins d’impôt que ce qu’il est légalement obligé de payer en dissimulant un revenu ou des informations aux autorités fiscales ».

Estimation des pertes fiscales

En janvier 2013, elles s’élèvent selon Solidaires-finances publiques à 60 à 80 milliards d’euros par an. Cette estimation s’appuyait sur une extrapolation des résultats du contrôle fiscal et sur l’utilisation de données « macro » permettant de corriger certains biais de cette extrapolation.

En septembre 2018, l’actualisation de cette estimation nous conduisait à retenir sa fourchette haute, soit 80 milliards d’euros environ.

Ce chiffrage a été contesté par quelques personnalités, dont le ministre de l’action et des comptes publics. Malheureusement, ils n’ont pas produit d’autres travaux qui auraient pu permettre d’engager un débat pourtant utile.

D’autres travaux en revanche corroborent l’ordre de grandeur découlant de notre estimation. À titre d’exemple, un travail de l’Université de Londres estime à plus de 800 milliards d’euros le manque à gagner au sein de l’Union européenne dû à la fraude aux prélèvements obligatoires. Ramené à la France, cela correspondrait à près de 118 milliards d’euros le total de l’évitement illégal fiscal et social, soit un montant comparable à notre estimation haute et à celle de la Cour des comptes en matière de recettes sociales.

Analyse de l’évolution des résultats du contrôle fiscal

Les « redressements fiscaux » permettent de recouvrer environ 15 % du montant total des pertes fiscales graĉe à des moyens juridiques nouveaux. Sans eux, la hausse de la fraude fiscale eut été plus importante. Mais ils ne suffisent pas. Il faut aussi des agents, des moyens humains : moins d’agents = moins de contrôles et par conséquent des résultats en baisse avec 16,15 milliards d’euros (droits et pénalités) contre 21,19 milliards d’euros en 2015. La fin du service de traitement des déclarations rectificatives (STDR) n’explique pas tout. Les 1733 suppressions d’emplois que les services de contrôle ont subi entre 2012 et 2016 (plus de 3000 depuis le milieu des années 2000) constituent la principale explication de cette baisse.

Une entreprise soumise à la TVA a une chance de faire l’objet d’une vérification sur place tous les 154 ans et une entreprise soumise à l’impôt sur les sociétés a une chance de faire l’objet d’une vérification sur place tous les 60 ans environ.

Le « redressement fiscal moyen » exprimé en droits et pénalités demeure élevé : alors qu’il était de 192 482 euros en 2009, 223 883 euros en 2017 en baisse sensible à 188 532 euros en 2018, un niveau inférieur aux dix dernières années.

Cette situation est d’autant plus inquiétante que le pouvoir considère le contrôle fiscal comme une mission exercée au service de l’entreprise ou du contribuable vérifié avec la loi « Essoc » et que le Président de la République participe à la déconsidération des agents en charge du contrôle.

Que faire ?

Refaire du contrôle fiscal la véritable contre-partie du système fiscal, améliorer le mode de management du contrôle et de la DGFiP, favoriser la formation, la mutualisation et l’expertise, redonner des moyens juridiques utiles, renforcer les effectifs, offrir des droits et de la visibilité aux agents, utiliser intelligemment les outils numériques et intensifier la coopération entre administrations et États.

Lire le rapport complet 191107_rapport_lutte_contre_la_fraude_fiscale

Nous ne pouvons pas payer et nous ne paierons pas !

Interview de Jerome Roos par George Souvlis


(CC – wikimedia)

La crise de la dette dans la zone euro, commencée il y a dix ans, a donné un aperçu frappant non seulement de l’Union européenne elle-même, mais aussi des mécanismes de gestion néolibérale des crises. La Grèce n’était que l’exemple le plus extrême d’un État de la zone euro incapable de refinancer sa dette publique et soumis à des « sauvetages » financiers uniquement destinés à protéger les intérêts de ses créanciers. L’austérité imposée par les institutions européennes a conduit en 2015 à l’élection d’un gouvernement de la gauche radicale qui promettait un changement de cap, mais qui a rapidement cédé face à une immense pression institutionnelle et financière.

Si Syriza s’est finalement retrouvée les mains liées, quels autres mécanismes aurait-elle pu mettre en jeu ? Historiquement, les gouvernements qui se trouvaient dans une situation similaire ont pu recourir au défaut de paiement, acceptant de se retrouver en difficulté pendant une courte période afin d’être en mesure de se décharger du fardeau de la dette qui paralysait leur population et leur économie. Pourtant, comme l’explique Jerome Roos dans son récent livre Why Not Default ? The Political Economy of Sovereign Debt, un tel recours au défaut de paiement est en réalité devenu de plus en plus difficile avec l’extension du pouvoir de la finance à travers l’ensemble de nos sociétés.

Dans cet entretien avec George Souvlis, Jerome revient sur la crise grecque mais aussi sur d’autres exemples historiques – le Mexique et l’Argentine. Il explique comment les dogmes entourant la dette se sont renforcés au cours des dernières décennies, évoque la guerre de classes inhérente aux plans « d’ajustement structurel » promus par des institutions comme le FMI, et les raisons pour lesquelles les élites sont de moins en moins embarrassées par le fait de fouler aux pieds les processus démocratiques.

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George Souvlis : Le livre est basé sur un projet de recherche doctorale sur lequel tu as travaillé pendant plusieurs années. Pourquoi as-tu décidé d’écrire sur la dette souveraine ?

Jerome Roos : J’ai eu l’idée de ce livre lorsque je marchais pour rentrer chez moi après la manifestation annuelle du Premier mai à Buenos Aires en 2010. J’avais passé un certain temps là-bas à essayer d’en apprendre davantage sur les puissants mouvements sociaux qui avaient émergé à la suite de la crise provoquée par le fardeau de la dette de l’Argentine dans la décennie précédente. En revenant de la Plaza de Mayo, où un groupe actif de manifestant·e·s piqueteros avait affronté la police anti-émeute, je suis passé devant un magasin au coin d’une rue et j’y ai vu un extrait de journal télévisé. Dans cette fraction de seconde, je n’ai vu que des images de foules massives et de cocktails Molotov explosant sur fond d’édifices majestueux et de palmiers.

J’ai d’abord pensé que des émeutes avaient éclaté dans le centre de Buenos Aires, mais lorsque je me suis approché de l’écran, j’ai réalisé que les images venaient d’ailleurs en réalité : des rues d’Athènes. C’était le début de la résistance populaire massive aux conditions draconiennes du premier plan de sauvetage financier de l’UE et du FMI, et la crise de la dette grecque commençait tout juste à devenir un sujet de conversation majeur dans les médias internationaux. C’est alors que j’ai réalisé qu’il y avait de grandes chances que la Grèce devienne « la prochaine Argentine », et j’ai décidé de commencer à travailler sur un projet de thèse de recherche comparant les trajectoires des deux pays. La question principale à laquelle j’ai cherché à répondre était de savoir pourquoi l’Argentine a fait défaut sur le paiement de ses dettes, et ce que la Grèce pouvait apprendre de cette expérience. Plus tard, j’ai intégré dans ce projet la crise mexicaine des années 1980, parce que le Mexique – contrairement à l’Argentine – a consciencieusement remboursé ses dettes malgré la crise.

En fouillant dans la littérature et en m’impliquant dans les mobilisations contre l’austérité dans le Sud de l’Europe, je me suis vite rendu compte qu’il y avait en fait une histoire beaucoup plus importante à raconter ici : celle des œillères idéologiques de l’économie néoclassique, des conséquences du remboursement des dettes en termes de transfert de richesses, des conflits de classes au cœur de la gestion néolibérale des crises, de l’histoire de l’impérialisme, du rôle des institutions internationales et du pouvoir grandissant de la finance. Bref, j’étais en quelque sorte tombé sur un sujet apparemment obscur et quelque peu technique – l’économie politique de la dette souveraine – qui a en fait ouvert la voie à une critique beaucoup plus large des tensions croissantes entre capitalisme et démocratie dans un monde hautement financiarisé.

La question clé qui motive tes recherches est de savoir pourquoi tant de pays lourdement endettés continuent de payer leur dette extérieure, même lorsqu’ils sont confrontés à de graves difficultés budgétaires. Quelles conclusions en as-tu tirées ?

Il y a un paradoxe fondamental au cœur du système financier international que les économistes ont du mal à reconnaître depuis des décennies. Ce paradoxe s’articule autour du fait que, depuis les années 1970, les niveaux de la dette souveraine ont massivement augmenté, l’encours total de la dette publique ayant explosé en atteignant le chiffre record de 60 000 milliards de dollars en 2016, soit plus de 80 % du PIB mondial. Dans le même temps, nous avons connu la crise financière la plus grave et la récession économique la plus longue depuis les années 1930. Et pourtant, pour une raison que les économistes mainstream n’ont jusque-là pas su expliquer de manière adéquate, les défauts de paiement sont devenus un phénomène de plus en plus rare au cours de ces années. En fait, dans la décennie qui a suivi 2008, la part totale de la dette publique en défaut de paiement est tombée à un niveau historiquement bas.

Nous arrivons donc ici à une question très importante : pourquoi les gouvernements des pays très endettés, en particulier ceux des pays périphériques, ont-ils presque tous tenu à rembourser leurs énormes dettes extérieures à la suite de la crise financière mondiale ? Pourquoi n’ont-ils pas simplement fait défaut sur leurs obligations extérieures et transféré les coûts de la crise aux prêteurs privés à l’étranger, comme c’était régulièrement le cas avant la Seconde Guerre mondiale ?

Je suggère que la réponse a quelque chose à voir avec l’augmentation considérable du pouvoir structurel de la finance au cours des dernières décennies. Je fais remonter les origines de ce pouvoir croissant à trois développements clés. Le premier est la concentration et la centralisation croissantes des marchés du crédit international, qui ont conduit à une situation dans laquelle l’activité de prêt souverain est de plus en plus dominée par un cercle toujours plus restreint de banques systémiques et d’investisseurs institutionnels des riches pays créanciers. Le deuxième développement, résultant du premier, est l’interventionnisme financier des principaux États créanciers et du Fonds monétaire international, qui déboursent désormais régulièrement des prêts de sauvetage financier de tailles considérables soumis à des conditionnalités politiques strictes, afin d’empêcher les pays de manquer à leurs obligations et de protéger ainsi leurs propres institutions financières surexposées aux pertes. Troisièmement, il y a une dépendance croissante de la plupart des États périphériques à l’égard du crédit international, qui a rendu les pays emprunteurs de plus en plus vulnérables à une fermeture du robinet du financement extérieur.

Prises ensemble, j’essaie de montrer comment ces évolutions interdépendantes ont progressivement renforcé la main des élites financières et des technocrates acquis à l’orthodoxie budgétaire dans les pays débiteurs, dont les intérêts matériels et les convictions idéologiques sont fortement alignés sur ceux des prêteurs étrangers. Tout cela se fait aux dépens des acteurs politiques de gauche des pays débiteurs, qui conservent une certaine loyauté envers les travailleurs et travailleuses de leurs pays, ou qui privilégient simplement une réponse politique plus hétérodoxe, comme une suspension temporaire des paiements. Au fil du temps, ce changement dans les rapports de forces nationaux et internationaux a graduellement entraîné l’internalisation de la discipline budgétaire dans les appareils d’État des pays débiteurs, par la formation de ce que David Harvey appelle la « connexion État-finance » (state-finance nexus). Le respect des obligations devient alors la règle, le défaut l’exception.

Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est d’identifier les mécanismes exacts par lesquels ces dynamiques de pouvoir fonctionnent dans la pratique, et les conditions précises dans lesquelles elles ont un impact – ou non. Dans le même temps, j’étais également très intéressé à savoir dans quelles circonstances un pays lourdement endetté pourrait encore être en mesure de défier ses créanciers étrangers et de faire défaut sur sa dette extérieure malgré le contexte que je viens d’exposer. Cela m’a amené à développer un intérêt marqué pour les mobilisations populaires, les manifestations contre l’austérité et la résistance à l’endettement en général, des thématiques qui sont devenues importantes dans les cas argentin et grec en particulier. Évidemment, l’économie néoclassique n’a pas eu grand-chose à dire à ce sujet, c’est pourquoi une approche critique par l’économie politique s’imposait.


Tout au long de ton étude, tu fais une comparaison entre la Grande Dépression des années 1930 et la crise financière de 2008. Quelles sont les principales différences entre les deux conjonctures, en termes de structure du système capitaliste ? Vois-tu des similitudes dans la façon dont les élites politiques ont cherché à y faire face ?

Il y a eu d’importantes similitudes entre les deux crises. Une chose qui me vient immédiatement à l’esprit est l’insistance désastreuse à mener des politiques d’austérité déflationnistes dans l’Allemagne de Weimar dans le cadre du Traité de Versailles. Il est clair que l’Europe a très peu appris de cette expérience et qu’elle a alimenté la montée du parti néonazi Aube Dorée en Grèce par une insistance similairement désastreuse à appliquer une austérité punitive. Plus récemment, bien sûr, il y a eu aussi une tendance au protectionnisme commercial, surtout de la part de l’administration Trump, dont on peut dire qu’elle ressemble dans une certaine mesure aux politiques du « chacun pour soi » des années 1930.

En ce qui concerne la question de la dette internationale, cependant, il existe une différence très importante dans la façon dont ont été gérées ces deux crises. Au cours des années 1930, la grande majorité des États emprunteurs d’Amérique latine et d’Europe ont suspendu les paiements de leurs obligations étrangères envers les détenteurs de titres étatsuniens. Leurs gouvernements ont simplement déclaré un moratoire unilatéral sur la dette et ont cessé de payer. Lors de la crise la plus récente, en revanche, il y a eu une insistance largement partagée sur la continuation du service de la dette, et jusqu’à présent il n’y a pas eu de décision unilatérale de suspension de paiement importante ou prolongée.

C’est assez troublant, car des recherches ont montré que la réponse politique dominante à la crise des années 1930 était en fait une bonne chose pour plusieurs des pays les plus endettés : alors que les suspensions de paiement ont exclu les pays en défaut des marchés internationaux des capitaux, l’argent qu’ils ont économisé dans le processus leur a permis de récupérer beaucoup plus rapidement que s’ils avaient continué de payer. Les défauts massifs ont également porté un coup déterminant au pouvoir de Wall Street, qui, au cours des décennies précédentes, avait de plus en plus poursuivi des buts impérialistes en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Il est donc clair que l’issue de la crise de la dette internationale des années 1930 contraste très nettement avec l’issue des crises de la dette contemporaine. Depuis le Mexique en 1982, la gestion internationale de la crise s’articule de plus en plus autour du décaissement de prêts de sauvetage massifs du FMI et d’une insistance quasi universelle sur le remboursement intégral, et dans les délais, de la dette. Les dettes peuvent parfois être restructurées, mais seulement à l’initiative des créanciers eux-mêmes. Le type de suspension unilatérale de paiement qui caractérisait les crises des années 1930 a été pratiquement éliminé. On attend maintenant des gouvernements emprunteurs qu’ils se comportent comme des « débiteurs responsables » et qu’ils ne cherchent jamais à engager une suspension de paiement, même partielle ou temporaire.

David Harvey exprime bien cela lorsqu’il écrit que « le cas du Mexique a démontré une différence clé entre la pratique libérale et néolibérale : dans le premier cas, les prêteurs assument les pertes qui découlent de mauvaises décisions d’investissement, tandis que dans le second, les emprunteurs sont forcés par les pouvoirs étatiques et internationaux à prendre en charge le coût du remboursement des dettes, quelles qu’en soient les conséquences sur les moyens de subsistance et le bien-être des populations locales ».


En effet, l’un des arguments qui revient dans ton livre est l’idée que le capitalisme, et plus précisément le néolibéralisme, est incompatible avec la démocratie. Pourrais-tu préciser ce que tu entends par là ?

Il ne fait aucun doute que l’approche néolibérale de la gestion des crises a eu de profondes répercussions sur la démocratie dans les pays débiteurs. Lorsque les créanciers internationaux deviennent si puissants qu’ils peuvent exclure a priori certaines réponses politiques, et une fois qu’il est fermement établi que les gouvernements emprunteurs essaieront toujours – et devraient toujours essayer – de presser leurs sociétés jusqu’à la dernière goutte de sang afin de rembourser, nous devons nous demander dans quelle mesure ces États très endettés peuvent encore être considérés comme des acteurs souverains à part entière.

Si l’on observe le cas de la Grèce, nous devons très clairement répondre à cette question par la négative : la décision du gouvernement de Syriza d’ignorer simplement le résultat du référendum anti-austérité de 2015 ne saurait en aucun cas être considérée comme une décision souveraine ou démocratique. Ce que je trouve personnellement particulièrement fascinant, c’est à quel point cette observation semble être devenue incontestée dans les cercles des classes dominantes au cours de la dernière décennie. Il a toujours été très clair, pour tous les acteurs concernés, que la démocratie grecque devrait se mettre en retrait afin de satisfaire la priorité absolue du remboursement de la dette. Comme le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble l’a dit franchement avant les élections de 2012, les Grecs « peuvent voter comme ils l’entendent, mais quel que soit le résultat des élections, il ne changera rien à la situation réelle dans le pays ».

Je pense que l’un des problèmes de cette approche ouvertement antidémocratique est qu’elle a réussi, dans une certaine mesure, à atténuer notre indignation face à cet état de choses. C’est comme si nos suzerains technocrates et leurs larbins néolibéraux dans les universités et les médias ne ressentaient même plus le besoin de s’en excuser. On tient simplement pour acquis que l’ascendant de la finance internationale avalerait la démocratie – et que nous ne pouvons vraiment rien y faire. Au plus fort de la crise de la zone euro, le Financial Times a même publié un article d’opinion dans lequel il célébrait amèrement le fait que « les marchés financiers agissent comme un supra-gouvernement mondial » – ce qui est censé être une bonne chose car cela permet à ces marchés d’imposer une discipline bien nécessaire à des emprunteurs irresponsables comme la Grèce.

Cette dynamique évoque inévitablement le souvenir de l’impérialisme du 19e siècle, où les États créanciers envoyaient régulièrement des canonnières et abrogeaient la souveraineté nationale pour obliger les débiteurs délinquants à rembourser. Cependant, certains des changements structurels plus profonds de l’économie capitaliste mondiale qui ont conduit à ces développements sont sans doute encore plus troublants. De mon point de vue, la crise de la démocratie aujourd’hui va beaucoup plus loin qu’une simple atteinte à la souveraineté nationale par des organisations supranationales et des puissances économiques mondiales – ce qui est en tout cas une critique assez superficielle qui pourrait tout aussi bien être faite par des antimondialistes de droite nationaliste.


À quels types de changements structurels fais-tu référence ici ?

L’un des problèmes plus profonds, à mon sens, est que le processus de financiarisation a permis à la finance de pénétrer toujours plus profondément dans la vie sociale et politique. Indépendamment de toute préoccupation concernant la souveraineté nationale, cette évolution a progressivement réduit la résilience collective de la société aux chocs économiques extérieurs et nous a tous rendus de plus en plus dépendants de la circulation continue du crédit – et donc de la stabilité des marchés financiers – pour notre propre subsistance. Pensez, par exemple, aux placements de retraite de nombreuses personnes de la classe ouvrière et de la classe moyenne sur le marché boursier, ou à l’épargne que nous pouvons avoir sur nos comptes bancaires. Ces placements et cette épargne seraient directement menacés en cas de défaut de paiement sur la dette souveraine. La finance nous a bel et bien pris en otage.

Il en résulte que les gouvernements débiteurs, mais aussi de nombreux électeurs et électrices, sont devenus de plus en plus conservateurs et prudents dans leurs rapports avec cette entité mystérieuse que nous appelons « les marchés ». On pourrait comparer cela à une version politique du syndrome de Stockholm : les décideurs et décideuses politiques d’aujourd’hui, même celles et ceux de gauche, sont de plus en plus attentifs à éviter le type de politiques qui pourraient être perçues comme hostiles aux investisseurs ; ils et elles commencent à nommer des technocrates à des postes clés dans les ministères des Finances, et commencent à rendre les décisions politiques systématiquement imperméables aux pressions populaires – tout cela étant justifié par la crainte vaguement formulée que « céder au peuple » puisse « perturber les marchés » et ainsi provoquer une hausse des coûts de l’emprunt, avec des conséquences négatives pour la capacité du gouvernement à garder une crédibilité devant ses électeurs.

Bien sûr, certaines de ces craintes sont très probablement fantasmées ou exagérées, et les gouvernements ont parfois beaucoup plus de marge de manœuvre qu’ils ne le pensent ou qu’ils ne le prétendent. Pourtant, il n’y en a pas moins une véritable force matérielle derrière le virage antidémocratique pris dans les pays capitalistes avancés. Tout particulièrement, la financiarisation a sapé le contrôle de la société sur la création et la circulation du crédit – c’est-à-dire de la monnaie. Cela signifie qu’en temps de crise, en particulier, la puissance combinée des marchés financiers et des créanciers institutionnels – sous la forme d’une menace collective de ne plus accorder de crédit international – sera souvent assez forte pour contraindre à rentrer dans le rang même les plus réfractaires des emprunteurs lorsque ceux-ci sont dépendants du crédit. L’expérience tragique du premier gouvernement Syriza en est un bon exemple.


L’un des arguments que tu avances pour expliquer pourquoi les États continuent de rembourser les créanciers est que les représentants du gouvernement craignent que le défaut de paiement ne nuise aux détenteurs de capitaux au niveau national. Peux-tu nous dire comment cet argument général est illustré dans les cas particuliers du Mexique, de l’Argentine et de la Grèce, que tu as examinés dans ton étude ?

Absolument – c’est un point essentiel. J’ai déjà fait allusion à certains des risques auxquels les travailleurs et travailleuses font face en cas de défaut de paiement : ils et elles peuvent y perdre leurs économies de toute une vie, ou bien perdre leur emploi et avoir de plus en plus de mal à accéder aux biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base. Mais les travailleurs et travailleuses seront aussi les premiers à pâtir des mesures d’austérité mises en œuvre pour payer la dette, ainsi que des réductions des salaires et des pensions, de la suppression des allocations publiques, de la privatisation des actifs de l’État – c’est-à-dire tout ce à quoi les gouvernements débiteurs doivent s’engager lorsqu’ils signent un programme du FMI. Si les citoyen·ne·s ordinaires considéraient cette deuxième option comme plus coûteuse que la première, ils et elles pourraient en arriver à privilégier la suspension de paiement plutôt que le remboursement continu.

La situation est très différente pour les classes les plus aisées, qui ont tendance à être beaucoup plus exposées à la dette de leurs propres gouvernements. Les investisseurs locaux peuvent détenir des obligations d’État, par exemple, ou des actions d’entreprises financières qui en détiennent. En règle générale, les capitalistes nationaux ont tendance à dépendre de la stabilité financière pour pouvoir continuer à accéder au crédit et à l’investissement. L’ensemble du système commercial international repose sur l’octroi constant de crédits à l’exportation et à l’importation à court terme, ce qui rend les capitalistes tant industriels que marchands très réticents à perturber l’ordre financier dominant. En règle générale, on constate donc que les élites politiques et économiques des pays débiteurs ont tendance à s’opposer farouchement au défaut de paiement et feront tout ce qui est en leur pouvoir pour l’éviter.

Cela peut paraître évident, mais c’est un constat important, souvent ignoré par les économistes néoclassiques, qui ne reconnaissent pas ce conflit de classes fondamental au cœur de la question du remboursement de la dette souveraine. Pour eux, un pays rembourse simplement parce que c’est dans le meilleur intérêt du pays dans son ensemble. En réalité, les pays fortement endettés ne sont nullement des acteurs unifiés : ils ont tendance à être divisés à l’intérieur du pays et déchirés par de profonds conflits de classes quant à savoir qui doit assumer le fardeau de l’ajustement à la crise. Dans les luttes sociales et politiques qui en résulteront, les élites nationales mobiliseront toutes leurs forces pour tenter d’empêcher le pays de sombrer dans la faillite. Nous l’avons vu très clairement dans le cas de la Grèce, avec la campagne agressive et alarmiste de l’oligarchie propriétaire des médias contre le vote du « Non » lors du référendum anti-austérité de juillet 2015.

Tandis que les responsables européens font régulièrement des reproches à leurs homologues grecs pour leur manque supposé de fiabilité et leur réticence à mettre en œuvre des réformes clés du marché, la vérité est que les partis de l’establishment grec – et leurs riches compères capitalistes auxquels ils étaient associés – ont toujours fermement insisté pour rembourser la dette et n’ont jamais menacé de suspendre unilatéralement les paiements. Cela reflète une tendance plus large que j’ai observée dans les cas du Mexique et de l’Argentine également. Dans ces deux pays, les élites nationales ont aussi activement collaboré avec les créanciers internationaux pour imposer des mesures d’austérité draconiennes à leurs propres classes travailleuses afin de libérer des ressources pour le service de la dette extérieure.

Nous pouvons donc conclure que l’issue des crises contemporaines de la dette, favorable aux créanciers, n’est jamais simplement imposée depuis l’étranger. Les capitalistes nationaux, les technocrates financiers et les politiciens de l’establishment des pays débiteurs jouent tous un rôle crucial de passerelle vers la finance internationale, agissant essentiellement comme contremaîtres sur le terrain.


Tu soutiens que l’approche néolibérale de la gestion des crises de la dette, qui prédomine depuis la crise mexicaine de 1982, a eu des résultats catastrophiques pour le niveau de vie des classes subalternes. Dans quel sens cette approche a-t-elle spécifiquement touché les pauvres ?

Oui, de toute évidence les conséquences sociales de tout cela ont été horribles. Au Mexique et dans une grande partie de l’Amérique latine, on se souvient encore des années 1980 comme de la década perdida, ou « la décennie perdue », durant laquelle des millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Des études ultérieures des programmes d’ajustement structurel du FMI dans la région ont révélé un biais constant en faveur de la classe capitaliste : la part du revenu du travail a diminué sur le continent, tant en termes absolus que relatifs. À la fin de la décennie, même l’économiste en chef de la Banque mondiale a été contraint de reconnaître que « l’essentiel du fardeau a été porté par les salarié·e·s des pays débiteurs ». Le directeur de l’UNICEF a estimé qu’il n’était « guère exagéré de dire que les riches avaient obtenu les prêts tandis que les pauvres avaient hérité des dettes ».

Pourtant, ces mêmes programmes d’ajustement désastreux du FMI ont par la suite été réimposés à d’innombrables pays en développement dans les années 1990 et ont servi de base à la réponse institutionnelle à la crise de la dette de la zone euro des années 2010. Bien sûr, le FMI a affirmé à maintes reprises qu’il avait changé sa façon de faire depuis les années 1980, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Même les évaluateurs internes du FMI ont été extrêmement critiques à l’égard du rôle du FMI dans la gestion de la crise de la dette grecque, concluant que « le fardeau de l’ajustement n’était pas réparti de manière égale dans la société », que « l’appropriation du programme était limitée » et que « les risques étaient explicitement identifiés ».

De toute évidence, si vous répétez ce genre de réaction politique désastreuse encore et encore, pendant quatre décennies d’affilée, dans des dizaines et des dizaines de pays, les populations commenceront à se demander à raison s’il y a vraiment une méthode quelconque justifiant cette folie. Pour la plupart des observateurs raisonnables, il devrait maintenant être très clair que, si les programmes d’ajustement du FMI ont servi à quelque chose, cela a bien été de protéger systématiquement des coûts de l’ajustement tant les créanciers privés que les élites fortunées des pays débiteurs. Il y a une politique de classe sans fard au cœur des interventions du FMI, qui est devenue presque indéniable à la suite des crises récurrentes de la dette dans les années 1980, 1990 et 2010.


Pour revenir spécifiquement sur le cas grec : penses-tu que la victoire des créanciers était inévitable ?

Pas nécessairement. Je pense que des alternatives restent possibles, même dans le cadre très restrictif de la zone euro. Mais pour défier le pouvoir structurel des créanciers internationaux dans un contexte de mondialisation des marchés financiers et de dépendance généralisée à l’égard du crédit, il faut faire preuve d’une immense ingéniosité, d’une grande préparation et d’une détermination inébranlable – toujours combinées à une forte pression populaire par le bas. Malheureusement, ce sont précisément ces qualités qui faisaient défaut au sein du gouvernement Syriza en 2015.

Ce qui m’a le plus frappé dans l’expérience de courte durée de Syriza contre l’austérité, c’est l’incapacité apparente, non seulement de la direction du parti, mais aussi de certains de ses membres les plus affirmés de « l’opposition interne », à présenter une stratégie crédible pour neutraliser les principales armes de l’adversaire, à savoir le contrôle par ce dernier de l’offre internationale de crédit et son assistance visant à fournir en liquidités le système bancaire grec. Il a toujours été assez évident qu’en cas de non-conformité, les créanciers et la Banque centrale européenne fermeraient simplement les robinets et saigneraient à blanc le gouvernement grec. Pour contrer cela, il aurait fallu exercer un certain contrôle sur le crédit intérieur et la circulation monétaire. En l’absence d’une monnaie nationale et d’une banque centrale indépendante, la seule façon de prendre ce type de contrôle aurait été de mettre en place un système de paiement parallèle.

C’est précisément ce que le ministre des Finances Yanis Varoufakis a proposé au plus fort de la crise, après la victoire retentissante du camp anti-austérité lors du référendum de juillet, mais sa proposition a été rejetée par le Premier ministre Tsipras et les plus puissants dirigeants du parti. Bien que je n’aie jamais vraiment été un admirateur de son style fanfaronnant, je tiens à souligner que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis était extrêmement intéressante en théorie. Cela démontre qu’il a été l’une des rares personnalités au sein du gouvernement à être conscient de l’asymétrie structurelle de pouvoir entre la Grèce et ses créanciers, soulignant la nécessité de réduire la dépendance du pays à l’égard du crédit et des liquidités afin d’échapper à la stratégie brutale de l’asphyxie des créanciers.

Dans le même temps, cependant, j’ai de sérieux doutes quant à la faisabilité pratique de la proposition de Varoufakis compte tenu de sa complexité technique et de la mauvaise préparation de Syriza à une telle éventualité. Nous devons garder à l’esprit que les ministres de Syriza n’avaient même pas un contrôle efficace sur la bureaucratie d’État à ce stade. Le parti était divisé en interne, et ni ses dirigeants ni l’opposition interne de la Plateforme de gauche n’avaient une compréhension très claire des forces auxquelles ils étaient confrontés. Quant à Varoufakis, c’est une chose d’avoir une idée brillante, mais c’en est une autre d’avoir la capacité politique de la réaliser – dans un délai très limité et dans des conditions de contrainte extrême.

Quoi qu’il en soit, à mes yeux, la principale conclusion est que l’issue de la crise grecque n’a jamais été simplement gravée dans le marbre. Je crois qu’il y avait des alternatives sur la table et que les choses auraient pu se passer différemment, mais qu’il aurait fallu beaucoup plus de préparation et d’efficacité politique de la part du gouvernement Syriza, et beaucoup plus d’ouverture à la participation populaire et à la mobilisation sociale.

Lorsque la population a finalement été impliquée dans le processus politique par le biais du référendum anti-austérité, l’énergie populaire a rapidement débordé la capacité qu’aurait pu avoir le gouvernement à la réguler ou à la contenir. Pour moi, les manifestations de masse et le résultat marquant du référendum démontrent que le peuple grec a été la véritable force radicale et créative dans cette affaire ; il était prêt à pousser la confrontation avec les créanciers européens bien plus loin que son Premier ministre qui, lui, frémissait. Je crois qu’il était possible de tirer parti de cette énergie populaire et de radicaliser l’opposition aux demandes des créanciers.


Est-ce que le Grexit constituait une solution alternative ?

Le Grexit a toujours été une issue possible et l’intransigeance des créanciers l’a rendue plus probable. Mais de façon réaliste, un Grexit contrôlé aurait exigé des arrangements encore plus complexes que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis, et je ne vois encore aucune preuve que de tels préparatifs aient atteint un point qui aurait permis de mettre en œuvre cette option de façon responsable, d’une manière qui aurait permis au gouvernement Syriza de survivre aux retombées qui en auraient découlé.

De toute évidence, on a beaucoup parlé d’un plan B au plus fort de la crise, mais il y a eu une sous-estimation lamentable de l’immense complexité de la situation et de l’énorme bouleversement social et économique que le Grexit aurait causé à court terme. Tout cela a été combiné avec ce qui semblait être une hypothèse plutôt naïve selon laquelle la finance internationale cesserait d’une manière ou d’une autre d’exercer sa force oppressive sur l’autonomie fiscale et monétaire de la Grèce une fois celle-ci hors de la zone euro, comme si le Grexit équivalait à la réalisation de la souveraineté complète et à la fin de la poigne de fer de la finance mondiale.

Néanmoins, même s’il ne faudrait pas idéaliser cela comme une panacée ou une voie facile, je crois qu’on peut encore défendre raisonnablement l’idée selon laquelle même un Grexit désordonné et extrêmement turbulent aurait été, à moyen et long terme, préférable à l’éternel esclavage pour dette souveraine dans lequel la Grèce se trouve toujours enchaîné aujourd’hui. La capitulation de Tsipras a effectivement soumis la population à un état permanent de servitude pour dette. En fin de compte, il n’y avait pas de bonnes options – mais l’adoption par Tsipras du mantra néolibéral selon lequel « il n’y a pas d’alternative » (There is no alternative) était le pire résultat possible.

Dans le livre, j’accorde relativement peu d’attention aux propositions des différentes factions de la gauche grecque. J’étais plus intéressé à identifier les évolutions des rapports de forces qui rendent ces politiques alternatives de plus en plus difficiles – mais pas impossibles – à réaliser dans la pratique. À cet égard, il est absolument crucial de se rappeler que le principal responsable de l’issue de la crise n’est pas la gauche grecque, mais les créanciers européens et la finance internationale en général. La gauche internationale devrait assumer sa responsabilité partielle dans l’issue de cette crise de par son incapacité à résister de manière adéquate à ces puissances créancières dans nos propres pays. Oui, la direction de Syriza a sans doute déçu ses électeurs, mais la véritable leçon à retenir ici est que le reste d’entre nous avons déçu la Grèce en manquant à nos responsabilités.

Faut-il s’étonner qu’un parti de gauche parvenu sans expérience au gouvernement, prenant ses fonctions dans un petit pays périphérique sans ressources financières, avec une économie en cours d’implosion et un système bancaire extrêmement faible, ait été écrasé par la puissance combinée de l’Union européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international ? Je pense qu’il est assez évident que les chances n’ont jamais été du côté de la Grèce. La véritable tragédie ici est que personne en Europe n’est vraiment venu en aide à la Grèce en ce moment crucial. Il n’y a pas eu de manifestations de masse à Berlin, Francfort, Paris ou Bruxelles. Les autres gouvernements des États débiteurs de l’UE ont pu facilement poignarder leurs homologues grecs dans le dos sans se heurter à une opposition significative dans leurs propres pays. La presse anglo-américaine a rapidement commencé à apprécier les facéties de Varoufakis, mais c’est à peu près tout.

Donc, à mon avis, la défaite de la gauche grecque a été une défaite pour la gauche européenne dans son ensemble. Notre échec a été collectif. Nous devons tirer les leçons de cette expérience ensemble et faire beaucoup mieux la prochaine fois. Plus important encore, nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire diviser si facilement. Nous avons besoin de ce à quoi le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara appelait déjà dans le contexte de la crise de la dette africaine des années 1980 : un front uni contre la dette. Ce n’est que lorsque les classes travailleuses des pays débiteurs commenceront à s’unir aux classes travailleuses des pays créanciers que nous pourrons commencer à envisager des changements significatifs. Comme l’a dit Sankara, un tel front uni « est le seul moyen d’affirmer que le refus de rembourser n’est pas une démarche agressive de notre part, mais une démarche fraternelle pour dire la vérité ».


Traduit de l’anglais par Nathan Legrand

Source http://www.cadtm.org/Nous-ne-pouvons-pas-payer-et-nous-ne-paierons-pas

Source originale en anglais : : Jacobin

Auteur.e Jerome Roos est économiste politique à la London School of Economics et rédacteur en chef de ROAR Magazine.

Auteur.e George Souvlis est doctorant en histoire à l’Institut universitaire européen de Florence et contributeur indépendant pour différentes revues progressistes dont Salvage, Jacobin, ROAR Magazine et Lefteast.

E Toussaint au sujet de Y Varoufakis 9e partie

Série : Le témoignage de Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même

Tsipras et Varoufakis vers la capitulation finale Partie 9 par Eric Toussaint

A partir de la fin avril 2015, sous la pression des dirigeants européens, Tsipras met de côté Varoufakis, sans lui retirer son portefeuille de ministre des finances, pour les négociations à Bruxelles. Il le remplace par Euclide Tsakalotos et donne de plus en plus de poids à Georges Chouliarakis qui agissait objectivement dans l’intérêt des créanciers depuis février 2015. Dijsselbloem et Juncker avaient insisté auprès de Tsipras pour que Chouliarakis soit au centre des négociations car c’était le représentant grec avec lequel ils se sentaient le plus en confiance [1].

Lire les autres articles de la série :

1 – Les propositions de Varoufakis qui menaient à l’échec
2 – Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses étonnantes relations avec la classe politique
3 – Comment Tsipras, avec le concours de Varoufakis, a tourné le dos au programme de Syriza
4 – Varoufakis s’est entouré de tenants de l’ordre dominant comme conseillers
5 – Dès le début, Varoufakis-Tsipras mettent en pratique une orientation vouée à l’échec
6 – Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015
7 – La première capitulation de Varoufakis-Tsipras fin février 2015
8 – Les négociations secrètes et les espoirs déçus de Varoufakis avec la Chine, Obama et le FMI

Tsipras accepte de faire de nouvelles concessions à la Troïka avec laquelle il multiplie les contacts et les discussions. Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028. Cette nouvelle reculade rendait impossible la fin de l’austérité car cela nécessitait des coupes supplémentaires dans les budgets sociaux et une accélération des privatisations. Cela n’a pas suffi à la Troïka qui voulait d’autres concessions et un accord n’a pas été trouvé.

« Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028 »

Pendant ce temps, la Commission pour la vérité sur la dette grecque instituée par la présidente du parlement grec travaillait d’arrache-pied pour produire son rapport et ses recommandations avant la fin du deuxième mémorandum qui avait été prolongé jusqu’au 30 juin 2015. L’objectif était de présenter le rapport lors d’une séance publique au parlement les 17 et 18 juin 2015 afin de peser sur l’issue du mémorandum et des négociations. Selon le mandat reçu par la commission, il fallait identifier la proportion de la dette qui peut être définie comme illégitime, illégale, odieuse ou insoutenable.

La commission était composée de 30 personnes, 15 provenant de Grèce et 15 provenant de l’étranger dont plusieurs professeurs de droit dans différentes universités (en Grande-Bretagne, en Belgique, en Espagne et en Zambie), un ex-rapporteur des Nations unies en matière de dette et de respect des droits de l’homme, des experts en finance internationale, des auditeurs des comptes publics, des personnes ayant participé antérieurement à des audits de la dette publique, un ex-président d’une banque centrale et ex-ministre de l’économie, des spécialistes des banques ayant acquis une connaissance approfondie du secteur bancaire au cours de leur vie professionnelle. Parmi les 15 personnes provenant de Grèce, plusieurs avaient une expérience dans le monde bancaire, dans le domaine de la finance internationale, du droit, du journalisme, de la santé.

Les membres de la commission dont je coordonnais les travaux s’étaient mis d’accord sur les définitions correspondant aux dettes illégitimes, odieuses, illégales et insoutenables ainsi que sur une méthodologie de travail. Ils s’étaient répartis en six groupes de travail dont trois analysaient les dettes réclamées par les différents créanciers : un groupe auditait les dettes réclamées par le FMI, un deuxième groupe celles réclamées par la BCE, un troisième celles réclamées par les 14 pays de la zone euro qui avaient octroyé des prêts bilatéraux en 2010 ainsi que celles dues aux deux organismes créés par la commission européenne pour octroyer des crédits à la Grèce, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui lui avait succédé. Ces différents créanciers qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015. Trois autres groupes de travail fonctionnaient. L’un devait produire une analyse du processus d’endettement public avant 2010. Le deuxième devait fournir une évaluation rigoureuse des mesures dictées par la Troïka (et acceptées par les gouvernements qui s’étaient succédé depuis 2010) et de leur impact sur l’exercice des droits humains fondamentaux. Le dernier groupe de travail réunissait plusieurs juristes et élaborait des conclusions en termes juridiques et des recommandations aux autorités grecques.

« Ces différents créanciers (FMI, BCE et 14 pays de la zone euro) qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015 »

Une partie importante des travaux de la commission était publique. Les séances se déroulaient dans le parlement et étaient retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Celle-ci gagnait au fil des semaines de plus en plus d’audience dans un public qui commençait à se détourner des chaînes de télévision qui étaient privées et étaient opposées au gouvernement Tsipras. La chaîne publique ERT fermée à partir de juin 2013 à la demande de la Troïka n’a repris ses activités qu’à partir du 11 juin 2015, une semaine avant que la commission d’audit ne remette ses conclusions.

La commission a procédé à des séances d’audition de témoins qui étaient, elles aussi, retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Philippe Legrain, ex-conseiller direct du président de la Commission européenne pendant le premier mémorandum, est venu de Londres pour témoigner [2], de même que Panagiotis Roumeliotis, ex-représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum [3]. Ces séances ont permis de montrer à un large public les véritables raisons de l’intervention de la Commission européenne, de la BCE et du FMI.

Malgré des demandes répétées qui lui ont été adressées, Yanis Varoufakis n’a pas aidé la commission à réaliser sa mission. Son désintérêt pour la commission est patent car il ne mentionne pas une seule fois celle-ci dans le livre qu’il consacre à son explication des évènements de 2015. Il n’a pas du tout compris que cette commission et les conclusions qu’elle allait produire pouvaient grandement aider la Grèce à se libérer des créanciers avec des arguments très forts tant par rapport à l’opinion publique en Grèce que par rapport à l’opinion internationale. Bien sûr, pour que les propositions de la Commission trouvent un débouché concret, il aurait fallu que des membres du gouvernement fassent du bruit autour des enjeux et des travaux de cette commission. Qui était la personne la mieux placée du gouvernement pour faire écho à l’audit de la dette si ce n’est le ministre des finances ?

« Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec leur stratégie funeste […] Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément »

Quant à Tsipras, son soutien à la commission était purement formel et il s’est bien gardé de s’y référer lors de ses déclarations publiques à l’étranger.

Du côté de l’aile gauche de Syriza, une partie n’a pas saisi l’importance des travaux de la commission. Son leader principal, Panagiotis Lafazanis, n’est pas venu une seule fois aux séances publiques de la commission tandis que d’autres ministres membres de la Plateforme de gauche l’ont activement soutenue. C’est le cas de Dimitris Stratoulis, en charge des pensions, de Costas Isychos, vice-ministre de la défense et de Nadia Valavani, vice-ministre des finances.

Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec la stratégie funeste qu’ils mettaient en pratique. Cette stratégie consistait à chercher une solution en matière d’allègement du paiement de la dette sans remettre en cause sa nature, sans accepter de reconnaître son caractère illégitime et odieux. Leur stratégie consistait également à pratiquer la diplomatie secrète et à faire croire que la Troïka avait disparu.

Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément.

Le fait de recourir à une participation active des citoyens à l’audit de la dette ne faisait pas partie de leur pratique. Pour eux, tout passait par des négociations au sommet sans mener la moindre campagne de communication internationale pour délégitimer la Troïka. Varoufakis communiquait avec les médias mais uniquement sur la base de propositions qui supposaient qu’un consensus était possible avec les dirigeants européens. Il déclare lui-même dans son livre qu’il leur demandait conseil de manière régulière, notamment quand il rencontrait Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, ou Angela Merkel, la chancelière.

Le fameux plan X auquel Varoufakis s’est référé constamment après son départ du gouvernement, lorsque que tout était joué, n’a jamais été communiqué au gouvernement au complet ni au groupe parlementaire et au Comité central de Syriza. Il n’en a parlé qu’au cercle très étroit autour de Tsipras et à quelques-uns de ses collaborateurs qui travaillaient dans le secret. Sa mise en œuvre éventuelle dépendait uniquement de la décision de Tsipras. Or, Tsipras lui a montré à plusieurs reprises qu’il n’était pas prêt à l’appliquer. Les quelques fois où, selon les propres dires de Varoufakis, Tsipras et d’autres membres du cercle ont voulu prendre des mesures fortes, par exemple à l’encontre du gouverneur de la banque nationale ou les 21-22 février en refusant de confirmer certains termes de l’accord du 20 février, Varoufakis affirme qu’il les a convaincus d’y renoncer.

« La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin »

La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics (municipalités, universités, hôpitaux, parlement, bibliothèques publiques etc. sauf les caisses de sécurité sociale et de retraite) de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin, lequel comme tous les versements des premiers mois du gouvernement Syriza était destiné au seul FMI. Ce fut le signal que le gouvernement était bel et bien pieds et poings liés à l’accord du 20 février et refusait toute éventualité de plan B, toute rupture avec les créanciers. Or, Varoufakis n’a jamais émis la moindre réserve sur cette décision fatale, qui rendait sans objet toute discussion sur des plans alternatifs. Il n’en dit pas un mot dans son livre.

Suite à cette décision la position de la Plate-forme de gauche devenait intenable. La question s’est posée par exemple de savoir que devaient faire les maires et le président de la région des îles ioniennes membres ou proches de la Plate-forme de gauche face à cette injonction ? En général ils ont plié. Lors d’une réunion nationale du courant Lafazanis, qui s’est tenu vers le 24 avril, la décision fut prise de façon unanime de charger Lapavitsas et ses collaborateurs de mettre au point un plan alternatif, que la Plateforme de gauche aurait rendu public. Mais Lafazanis laissait traîner les choses.

Pourquoi un tel atermoiement ? Probablement, Lafazanis et les autres dirigeants étaient conscients que si un tel plan était rendu public, les ministres de la Plate-forme de gauche auraient dû mettre leur fauteuil de ministre dans la balance, et ils ne voulaient pas prendre le risque. Ce fut l’erreur fatale de la Plate-forme de gauche, qui annonçait le manque de punch qui s’est publiquement manifesté lors des semaines décisives de juillet-août 2015.

Revenons aux moments marquants des mois de mai et de juin.

Le 12 mai 2015, la Grèce devait faire pour la septième fois depuis février un remboursement au FMI. Les caisses publiques avaient été quasiment entièrement vidées pour effectuer les paiements précédents et la Troïka se refusait toujours à verser ce qu’elle devait à la Grèce, notamment les 1,9 milliards € de bénéfices réalisés par la BCE sur les titres grecs.

Or le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure. En conséquence, le FMI avec ses complices en Grèce, notamment le gouverneur de la banque de Grèce et Chouliarakis, a trouvé une astuce. Il a prétendu avoir découvert un compte oublié ouvert dans le passé par la Grèce au FMI sur lequel subsistait un solde. En réalité, le FMI a versé près de 650 millions € sous forme d’un nouveau prêt sur le compte en question, ce qui a permis ensuite à la Grèce de rembourser le montant dû, soit 765 millions € selon Varoufakis [4] (747,7 millions € si l’on en croit le Wall Street Journal), en y ajoutant le reliquat à partir de ce qui restait disponible dans les fonds de tiroir des caisses publiques.

« Le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure »

Personnellement, j’avais été mis au courant de ce subterfuge par une source bien informée à Washington et j’avais prévenu la présidente du Parlement grec qui n’était jusque-là au courant de rien.

À la même époque, la présidente du Parlement m’a informé qu’elle avait refusé d’accéder à une demande de Tsipras qui lui demandait de verser les liquidités disponibles dans les caisses du Parlement grec. Pour convaincre la présidente, il lui avait dit que cela allait servir à payer les retraites. Avant de refuser la demande de Tsipras, elle avait téléphoné à Dimitris Stratoulis, le ministre en charge des retraites, qui lui avait dit qu’il n’avait pas introduit une telle demande auprès de Tsipras car il avait pris ses précautions : il restait suffisamment d’argent dans le système des pensions pour payer les retraites. Lui-même faisait de la résistance afin d’empêcher que l’argent tant nécessaire aux retraités ne quitte le pays pour aller remplir les coffres du FMI. Zoe Konstantopoulou a donc refusé de transférer la somme que lui demandait Tsipras.

Néanmoins, elle gardait de bons rapports avec lui et chaque fois que je m’inquiétais de l’orientation adoptée par le premier ministre, elle tentait de me rassurer en me disant qu’il finirait par stopper les concessions et par adopter les décisions radicales qui permettraient de trouver une issue à l’impasse. Je n’étais pas convaincu mais nous continuions activement le travail au sein de la commission d’audit.

Je cherchais également à manifester mon soutien aux ministres de gauche, comme Dimitris Stratoulis, qui essayaient de pousser le gouvernement à suspendre le paiement de la dette. La situation de millions de retraités grecs était intenable et la Troïka n’arrêtait pas d’exiger de nouvelles réductions de dépenses dans le secteur des pensions. C’est pour cela que le 15 mai 2015, je me suis rendu à son ministère afin de dialoguer sur ce qu’il convenait de faire et pour le mettre au courant des travaux de la commission. Stratoulis était très heureux de ma visite et a décidé d’en rendre compte publiquement. Il a envoyé à la presse un compte-rendu de cette rencontre et de mon côté j’ai rédigé un communiqué de presse que voici :

  • « Après une visite le vendredi 15 mai au ministère grec des pensions et une rencontre avec le ministre Stratoulis, voici ma déclaration concernant le contenu de notre échange fructueux.
  • Il est clair qu’il y a une relation directe entre les conditions imposées par la Troïka et l’augmentation de la dette publique depuis 2010. La Commission pour la vérité sur la dette grecque va produire en juin 2015 un rapport préliminaire dans lequel le caractère illégitime et illégal de la dette réclamée à la Grèce sera évalué. Il y a des preuves évidentes de violations de la constitution grecque et des traités internationaux garantissant les droits humains.
  • La Commission considère qu’il y a une relation directe entre les politiques imposées par les créanciers et l’appauvrissement d’une majorité de la population ainsi que la baisse de 25 % du PIB depuis 2010. Par exemple, les fonds de pension publics ont subi d’énormes pertes suite à la restructuration de la dette grecque organisée en 2012 par la Troïka. Celle-ci a imposé une perte de 16 à 17 milliards d’euros par rapport à leur valeur originale de 31 milliards €. Les revenus du système de sécurité sociale ont aussi souffert directement à cause de l’augmentation du chômage et de la réduction des salaires comme conséquence des mesures imposées par la Troïka.
  • La dette grecque n’est pas soutenable, pas seulement d’un point de vue financier, puisque c’est clair que la Grèce est par essence incapable de la rembourser, mais elle est aussi insoutenable du point de vue des droits humains. Plusieurs juristes spécialistes en matière de droit international considèrent que la Grèce peut se déclarer en état de nécessité. Selon le droit international, quand un pays est en état de nécessité il a la possibilité de suspendre le remboursement de sa dette de manière unilatérale (sans accumuler des arriérés d’intérêt) en vue de garantir à ses citoyens les droits humains fondamentaux, tels que l’éducation, la santé, la nourriture, des retraites décentes, des emplois, etc.
  • L’objectif du rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette est de renforcer la position de la Grèce, lui donnant des arguments supplémentaires dans les négociations avec les créanciers. La Commission pour la vérité sur la dette aimerait organiser une visite publique avec des journalistes pour permettre au ministre de rendre public la relation directe entre les politiques imposées par la Troïka et les dégradations des conditions de vie de la majorité de la population et spécifiquement pour les pensionnés, qui ont vu leur pension réduite de 40 % en moyenne depuis que la Troïka est active en Grèce.
  • Comme le ministre nous l’a déclaré, 66 % des pensionnés reçoivent une retraite mensuelle de moins de 700 euros et 45 % des pensionnés reçoivent une retraite inférieure au seuil de pauvreté qui est fixé à 660 euros par mois.
  • Je réprouve totalement les nouvelles exigences du FMI et de l’Eurogroupe qui veulent imposer de nouvelles réductions des pensions, alors qu’il est clair que les politiques précédentes et actuelles imposées par les créanciers violent le droit des pensionnés à une retraite décente. Les pensions doivent être restaurées.
  • Éric Toussaint, coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la dette, Athènes le 15 mai 2015 » [5]

Fin du communiqué

La veille de cette rencontre avec Dimitris Stratoulis, j’étais allé écouter Varoufakis prendre la parole lors d’une grande conférence organisée par le Financial Times et dédiée à l’avenir des banques grecques. Varoufakis y avait déclaré que les négociations avec « les institutions » (rappelons-nous qu’à l’époque, selon le discours officiel, la Troïka était abolie) étaient en bonne voie. Selon lui, il fallait arriver à un double accord, un qui permettrait de terminer le 2e mémorandum comme prévu le 30 juin et un second qui constituerait un nouvel arrangement.

« Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e  mémorandum »

Cette déclaration a fait écho à ce que j’avais appris de la bouche d’un de ses collaborateurs directs : Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e mémorandum. Lors de la conférence organisée par le Financial Times devant un parterre de membres de l’establishment et des représentants d’entreprises étrangères, il avait déclaré : « Il est impossible de sortir de la zone euro sans que cela entraîne une catastrophe pour le pays qui quitte ». Parmi les autres conférenciers, il y avait Kyriakos Mitsotakis qui est devenu premier ministre quatre ans plus tard, en juillet 2019. Le représentant de la banque Piraeus, une des quatre grandes banques du pays, annonçait qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter si 27 milliards € avaient été retirés des banques grecques depuis fin décembre 2014. Régnait dans cette conférence une atmosphère irréelle, les participants triés sur le volet semblaient vivre à des années lumières de la population grecque. J’avais eu accès à cet événement grâce à un ministre qui m’avait remis l’invitation personnelle qui lui était destinée. J’y avais rencontré Dragasakis qui n’était pas du tout heureux de devoir m’adresser la parole. Sa gêne a augmenté quand un de ses jeunes collaborateurs m’a déclaré qu’il avait lu avec un grand intérêt et enthousiasme l’édition grecque du livre 65 questions/65 réponses sur la dette, la Banque mondiale et le FMI [6] que j’avais écrit avec Damien Millet. Dragasakis, visiblement, n’était pas du tout satisfait de cette déclaration intempestive de son collaborateur.

Dans le gouvernement, un malaise et des frustrations étaient perceptibles mais cela ne filtrait pas vers le public. Je me souviens très bien de ma deuxième rencontre avec la ministre Rania Antonopoulos qui avait en charge la création de 300 000 emplois, une des priorités du programme de Syriza. Au cours de la première rencontre qui avait eu lieu en février 2015, elle m’avait déclaré qu’elle voulait dans la mesure du possible prêter son concours au lancement de l’audit de la dette comme je le proposais. Lors de notre deuxième rencontre en mai 2019, elle a exprimé sa frustration comme ministre. Elle m’a confié qu’elle pensait avoir fait une erreur en acceptant d’entrer au gouvernement car son département manquait de moyens et parce qu’elle ne se sentait pas libre de dire ce qu’elle pensait. Elle m’a déclaré qu’elle aurait dû donner la priorité à son rôle de députée du parlement. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait pas de réunion du gouvernement au complet, pas de discussion collective. Elle considérait que Tsipras laissait conduire sa politique par les sondages.

« Dans Syriza, un profond malaise était en train de se développer. Mais pour les militants du parti, y compris au plus haut niveau sauf dans le cercle étroit autour de Tsipras, il était très difficile de percevoir ce qui se passait réellement. »

Tsipras, qui présidait le parti tout en étant premier ministre, communiquait très peu de choses à ses camarades. Il n’informait pas sur les concessions qu’il était en train de faire à la Troïka et laissait entendre qu’il allait prendre un tournant radical car les dirigeants européens ne répondaient pas positivement aux demandes du gouvernement. Il utilisait au maximum les attaques des ennemis de Syriza pour demander que tous à l’intérieur du parti se serrent les coudes et fassent confiance au gouvernement.

Pourtant le 24 mai 2015, lors de la réunion du comité central de Syriza, un amendement déposé par la Plateforme de gauche qui critiquait le cours des négociations et la stratégie du gouvernement, appelant à des mesures unilatérales en vue de la mise en œuvre effective du programme de Thessalonique, avait obtenu 44 % des voix [7].

Au sein de la Plateforme de gauche dès avril 2015, Costas Lapavitsas, qui avait été élu député de Syriza en janvier 2015, avait diffusé une proposition d’orientation alternative à celle mise en pratique par Tsipras. Cette proposition détaillée proposait d’agir pour une annulation de la plus grande partie de la dette publique, soutenait l’audit à participation citoyenne, refusait l’obligation de dégager un surplus du budget primaire, mettait en avant la nécessité de nationaliser les banques et d’annuler une partie importante de la dette des ménages à l’égard des banques, et proposait de restaurer le salaire minimum et les retraites en revenant à la situation d’avant le mémorandum de 2010. La proposition avancée par Costas Lapavitsas se fondait sur des travaux préparatoires rédigés avec l’économiste allemand Heiner Flassbeck qui a occupé des fonctions ministérielles dans un gouvernement social-démocrate allemand dans les années 1990. Elle incluait la perspective de la sortie de la zone euro en envisageant deux options, celle d’une sortie négociée et celle d’une sortie conflictuelle [8]. Ce programme qui constituait une proposition tout à fait intéressante n’a malheureusement pas été diffusé par la Plateforme de gauche qui a cherché jusqu’au bout un compromis avec Tsipras. Stathis Kouvelakis, qui était membre du Comité central de Syriza jusqu’à l’été 2015 et adhérent à la Plateforme de gauche, considère que la direction de celle-ci porte la responsabilité de la non-publication de cette orientation alternative. Kouvelakis considère que la direction de la Plateforme de gauche, dont plusieurs membres avaient des responsabilités ministérielles, est restée soumise à tort aux contraintes de la participation gouvernementale [9]. Je partage cette analyse.

Le dimanche 31 mai, alors que j’étais extrêmement pris par la coordination de la rédaction finale du rapport d’audit de la dette qui allait être présenté le 17 juin au parlement, j’ai reçu un appel de Daniel Munevar [10], collaborateur de Varoufakis depuis le mois de mars. Il me proposait de déjeuner avec James K. Galbraith. J’ai d’abord hésité car le travail qui restait à accomplir était considérable et chaque heure comptait. Puis j’ai pensé qu’une discussion avec Galbraith pourrait être utile au travail de la commission et j’ai quitté pendant quelques heures le studio de 18 m2 qui m’avait été gracieusement prêté par une personne convaincue que l’audit réalisé par la commission servait les intérêts du peuple grec. Galbraith était un des plus proches conseillers de Varoufakis durant ses fonctions ministérielles. Je le connaissais bien depuis une dizaine d’années car nous avions participé en Amérique latine à plusieurs conférences sur la mondialisation financière. En mars 2015, alors que Daniel Munevar avait accepté de collaborer à la commission d’audit, Galbraith l’avait finalement convaincu de faire partie de l’équipe internationale qui travaillerait directement avec Varoufakis, et en conséquence Munevar n’avait pas pu renforcer les rangs de la commission. Depuis mars, nous nous voyions assez régulièrement à Athènes pour faire le point et j’avais essayé, sans succès, de faire en sorte que Varoufakis accepte qu’il puisse aider à la commission malgré ses tâches comme conseiller au ministère des finances.

Le dimanche 31 mai, Galbraith, Munevar et moi avons déjeuné à une terrasse d’un restaurant populaire du centre d’Athènes à quelques centaines de mètres de la place Syntagma. Galbraith avait effectué peu avant un voyage à Berlin et était très inquiet parce que les dirigeants allemands campaient sur leurs positions. Son moral était bas. Même s’il ne l’a pas dit ouvertement, il se posait des questions sur l’efficacité de l’orientation suivie jusque-là par le gouvernement. Je lui ai exprimé mes critiques quant au refus du gouvernement de suspendre le paiement de la dette. Il a défendu l’orientation de Varoufakis et de Tsipras tout en reconnaissant qu’une suspension aurait peut-être donné des résultats positifs alors que la modération adoptée par le gouvernement ne donnait rien. Par contre quand je lui ai dit que j’étais tout à fait en désaccord avec la décision de ne pas exercer de contrôle sur les mouvements des capitaux, il m’a répondu que le gouvernement avait raison et qu’il ne fallait pas s’en faire sur ce point. Peut-être parce qu’il n’était pas convaincu lui-même de la politique suivie par son ami Varoufakis sur ce point, il n’a pas cherché à donner un argument convaincant. On s’est retrouvé en accord sur un point : la nécessité de mettre en circulation le plus vite possible une monnaie complémentaire. Il m’a dit qu’il essayait de convaincre Tispras et son entourage à ce propos mais que cela ne donnait aucun résultat. Une fois de plus, j’ai constaté l’abîme qui me séparait de l’orientation tant de Tsipras que celle de Varoufakis sur les questions centrales. J’ai expliqué l’importance des travaux de la commission et j’ai invité Galbraith à assister aux séances d’audition de Philippe Legrain et de Panagiotis Roumeliotis qui étaient programmées pour le 11 et le 15 juin respectivement. Galbraith a assisté à au moins une des deux auditions.

« Roumeliotis a reconnu que le 1er mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques […] Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait »

Les 2 et 3 juin 2015, j’étais invité à une réunion tenue à Athènes par le groupe de la Gauche unitaire au parlement européen afin de présenter le travail de la commission. J’ai constaté que l’écrasante majorité des parlementaires ne se rendait pas du tout compte de ce qui se passait réellement en Grèce et des dangers que représentait l’orientation conciliatrice adoptée par le gouvernement Tsipras. Un parlementaire européen membre de l’aile droite de Syriza, qui était un des organisateurs de cette réunion à laquelle participait une quarantaine d’eurodéputés, avait mis son veto à ce que la présidente du Parlement grec soit invitée à prendre la parole à cette réunion. Manifestement à ses yeux, elle était trop radicale. Elle est quand même venue et y a pris la parole.

Le 3 juin, j’ai quitté un moment cette réunion de parlementaires européens, pour rencontrer en tête-à-tête Panagiotis Roumeliotis, l’ancien représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum. À l’époque du premier mémorandum, le FMI était dirigé par Dominique Strauss-Kahn avec qui il avait fait ses études à Paris. Roumeliotis avait une longue expérience des institutions internationales, il faisait partie de l’establishment. Il avait été successivement ministre du Commerce en 1987 puis ministre de l’économie en 1988-1989. En 2015, il était vice-président de la banque Piraeus. Roumeliotis avait accompagné Varoufakis lors de son déplacement à Washington le 5 avril 2015 pour rencontrer Christine Lagarde. Je lui avais donné rendez-vous le 3 juin afin de préparer son audition prévue pour le 15 juin. Notre conversation a été instructive car il a reconnu que le premier mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques. Plus important encore en ce que cela contredit la narration dominante, il a reconnu que la situation des banques grecques en 2009-2010 était bien plus préoccupante que celle des finances publiques. Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait. Il n’est pas allé aussi loin dans ses déclarations publiques lors de son audition – qui a duré plus de six heures – le 15 juin au Parlement grec par la Commission d’audit. Mais ce qu’il y a déclaré était quand même fort intéressant. Au début de son intervention, il a précisé qu’il venait de recevoir une missive de Christine Lagarde lui rappelant son devoir de réserve comme ancien membre de la direction du FMI, ce qui montre bien que les dirigeants de la Troïka étaient inquiets de l’aboutissement des travaux de la commission.

Si Varoufakis et d’autres auteurs ne mentionnent pas les travaux de la commission, ce n’est pas parce qu’elle était insignifiante, c’est parce que son existence en elle-même dérangeait leurs plans et mettait en danger, selon eux, l’aboutissement des négociations avec les créanciers. Je suis persuadé que Draghi, Lagarde, Juncker se tenaient informés des travaux de la commission et mettaient la pression sur Varoufakis et Tsipras pour qu’ils n’en parlent pas en public et pour qu’ils ne s’appuient pas sur nos travaux.

La violence avec laquelle les grands médias grecs se référaient aux travaux de la commission constituait un signe évident des dangers qu’elle représentait pour l’ordre établi. La présidente du parlement était la cible principale des attaques puisqu’elle avait créé la commission. J’étais la cible numéro 2. Plusieurs articles publiés par d’importants médias de droite visaient à me discréditer et recouraient à des attaques personnelles sur ma tenue vestimentaire ainsi que sur le fait que j’avais participé à des audits de dettes dans des pays dits en développement. On nous présentait comme un danger pour la Grèce. Au sein du parlement, le président du groupe parlementaire du parti néolibéral To Potami (La Rivière) était également très remonté contre mon rôle de coordinateur scientifique des travaux de la commission. Il a officiellement protesté contre ma présence au parlement lors d’une réunion des chefs des groupes parlementaires.

J’ai pu constater en mai-juin 2015 que la campagne médiatique contre la commission et contre ma personne produisait auprès de la population grecque un effet contraire à celui recherché. Lors de mes déplacements dans Athènes, dans la rue ou dans les transports en commun, à de nombreuses reprises des personnes m’ont arrêté pour me saluer, me serrer la main chaleureusement, ont demandé à prendre un selfie avec moi, m’ont remercié pour le travail en cours de réalisation, m’ont dit de bien prendre soin de ma sécurité, etc. Pas une seule fois, quelqu’un n’a manifesté un geste ou une parole de réprobation. Cela a été le cas y compris la fois où je me suis rendu sur la place Syntagma à une manifestation antigouvernementale convoquée par des partis d’opposition de droite. Je voulais me rendre compte de la situation, voir quel type de public participait à une telle manifestation. J’ai traversé tranquillement les rangs des manifestants qui étaient environ dix mille. J’ai vu qu’un certain nombre me reconnaissait mais aucun n’a exprimé un rejet. J’en ai tiré l’impression que les travaux de la commission pour établir la vérité sur la dette n’étaient pas considérés comme contraires aux intérêts de la Grèce par les personnes des milieux populaires et des classes moyennes qui se mobilisaient à droite. De même, dans les restaurants populaires ou dans des cafés que j’ai fréquentés, il n’était pas rare que le patron ou des membres du personnel marquent leur sympathie pour le travail de la commission.

Sur le plan international, les soutiens au travail de la commission étaient nombreux, un site spécifique avait été ouvert et un appel international largement soutenu attirait constamment des signatures des quatre coins de la planète. De nombreux journalistes étrangers marquaient aussi leur intérêt. Il faut préciser également que tous les documents publics de la commission étaient publiés sur le site du parlement grec, ce qui contrastait avec la diplomatie du secret pratiquée par Tsipras et Varoufakis.

Le 4 juin 2019, alors que la Grèce devait effectuer un nouveau remboursement au FMI de 305 millions € et que les caisses publiques étaient vides, celui-ci propose que tous les paiements dus en juin, pour un montant total de 1 532,9 millions €, soient payés en une seule fois le 30 juin 2015. Cela permettait à la Troïka de mettre la pression maximum sur le gouvernement pour qu’il accepte de signer une nouvelle capitulation avant la fin du 2e mémorandum dont l’échéance était le 30 juin 2015.

Le 3 juin 2019, Tsipras s’était rendu à Bruxelles pour une réunion avec Juncker et Dijsselbloem qui étaient en contact direct avec Merkel, Hollande et Lagarde. Varoufakis avait été mis hors-jeu une fois de plus, Tsipras ne lui avait pas demandé de l’accompagner. Pour la Troïka, il s’agissait de mettre la pression maximale sur le premier ministre qui avait déjà montré qu’il était prêt à d’importantes concessions. Mais les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin.

« Les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin »

Finalement, Tsipras décide de rentrer à Athènes le 4 juin. Le lendemain, il critique devant le parlement grec l’attitude intransigeante de la Troïka sans expliquer les nouvelles concessions qu’il avait déjà faites et qui n’étaient pas suffisantes. Il donnait donc au public et aux parlementaires l’impression de résister fortement en affirmant qu’il ne franchirait pas les lignes rouges fixées par son gouvernement et le groupe parlementaire de Syriza.

Les négociations se poursuivent à Bruxelles avec, du côté grec, Chouliarakis à la tête des tractations, faisant tout son possible pour contenter la Troïka mais sans résultat substantiel.

Les 11 et 15 juin, la Commission pour la vérité sur la dette organise deux séances publiques d’audition de témoin. Philippe Legrain, ex-conseiller de José Manuel Barroso qui a présidé la Commission européenne entre novembre 2004 et novembre 2014, témoigne le 11 juin, et Panagiotis Roumeliotis le fait le 15 juin. L’audience de la commission auprès du public grec augmente.

Le 17 juin, au parlement grec, la commission présente son rapport en présence de la présidente du parlement grec, du premier ministre et d’une dizaine de membres du gouvernement. Le rapport principal m’incombe et il est retransmis en direct par la chaîne TV du parlement [11]. Une dizaine de parlementaires d’autres pays sont présents. Ils sont venus de Belgique, de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Argentine, de Tunisie, etc., pour apporter leur soutien au travail de la commission et à la demande d’annulation des dettes illégitimes. Le rapport conclut que l’entièreté de la dette réclamée par la Troïka est illégitime, odieuse, illégale et insoutenable. Tsipras qui est venu saluer la commission en début de séance est reparti sans faire de déclaration publique. La présentation publique des différentes parties du rapport prend deux journées entières. Le rapport d’une petite centaine de pages est distribué en grec et en anglais, il est immédiatement publié sur le site du parlement grec. Dans les semaines qui suivent, il est traduit et publié en français, en allemand, en italien, en espagnol et en slovène.

Pendant ce temps, le 18 juin lors de la réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles, la Troïka fait monter la pression sur le gouvernement grec. Benoît Coeuré, de la BCE, annonce que les banques grecques devront peut-être fermer leurs portes le 22 juin [12]. Christine Lagarde, pour le FMI, est également très agressive.

Le 20 juin, selon Varoufakis, Tsipras est très abattu et il lui soumet le projet d’un texte d’un discours à tenir devant la Nation afin d’expliquer la nécessité de capituler devant les exigences de la Troïka. Varoufakis affirme lui avoir déclaré : « Si tu veux capituler, capitule, mais fais-le convenablement – et je lui ai remis une feuille sur laquelle j’avais rédigé l’esquisse d’un discours, un discours à la nation, qu’il devrait lire à la télévision :

  • « Mes chers compatriotes, Nous nous sommes battus courageusement contre une troïka de créanciers impitoyables. Nous avons tout donné. Hélas, il n’y a pas de discussion possible avec des créanciers qui ne veulent pas récupérer leur argent.
  • « Nous avons essayé de tenir bon face à des institutions parmi les plus puissantes au monde et face à notre propre oligarchie, lesquelles ont bien plus de pouvoir que nous. Personne ne nous a porté secours. Certains, comme le président Obama, se sont montrés compréhensifs à notre égard. D’autres, comme la Chine, nous ont fait part de leur sympathie. Mais personne n’a proposé de nous aider concrètement face à ceux qui ont décidé de nous briser. Nous n’abandonnons pas, mais je dois vous annoncer que nous avons décidé de renoncer aujourd’hui pour pouvoir nous battre à l’avenir.
  • « Dès demain matin, j’accèderai aux demandes de la Troïka. Mais seulement parce qu’il reste de nombreuses batailles à livrer. Dès demain, après avoir accepté les exigences de la Troïka, mes ministres et moi-même entreprendrons une grande tournée en Europe pour expliquer aux peuples le sort qui nous a été réservé, pour les appeler à se mobiliser et à se joindre à notre combat commun, qui est de mettre fin au pourrissement et de redonner vie aux principes et aux traditions démocratiques de notre continent. » [13]

Fin de citation du texte rédigé par Varoufakis.

La stratégie présentée ici correspond bien à une des faiblesses fondamentales de l’orientation du Ministre des finances : elle débouchait sur la capitulation. Si l’on suit le raisonnement tenu par Varoufakis et les recommandations faites à Tsipras et son gouvernement, ce n’est qu’après avoir capitulé qu’ils auraient réalisé une grande tournée pour demander aux peuples de se mobiliser. Se mobiliser pour quoi ? Pour se solidariser d’un gouvernement qui capitule ? C’est dès février qu’il aurait fallu organiser systématiquement une campagne de mobilisation nationale et internationale pour soutenir les actions que le gouvernement aurait dû résolument entreprendre au lieu de capituler une première fois le 20 février. Ensuite, à plusieurs moments clés, Tsipras et Varoufakis auraient dû prendre le virage pour éviter la capitulation. Mais aucun des deux ne l’a fait.

Varoufakis commente : « Alexis l’a lu, puis a dit avec son air abattu habituel : « Je ne peux pas dire au peuple que nous allons déposer les armes ». C’était on ne peut plus clair : il avait effectivement décidé de céder, mais il ne pouvait se résoudre à l’annoncer. [14] »

De toute manière, les concessions systématiques que Tsipras faisait dans les pourparlers avec la Troïka permettent de comprendre le dénouement de début juillet 2015.

Face à la Troïka qui voulait une capitulation humiliante à laquelle Tsipras n’était pas prêt, il a fini par convoquer un référendum. Il a pris cette décision le 26 juin, à l’issue d’un sommet tenu à Bruxelles le 25 juin au cours duquel, une fois de plus, la présidence de la Commission européenne, celle de l’Eurogroupe, les chefs de gouvernement de la zone euro, la BCE et le FMI avaient exercé une pression maximum sur lui.

Tsipras quitte Bruxelles le 26 juin et annonce la convocation d’un référendum pour le 5 juillet 2015.

Dans les jours qui suivirent, du côté de tous ceux et celles qui attendaient que Tsipras prenne enfin un tournant et stoppe les concessions faites à la Troïka, la convocation du référendum a représenté un extraordinaire signal de renaissance de l’espoir. Cet espoir était d’autant plus fort que le gouvernement demandait au peuple de se prononcer sur les exigences de la Troïka et appelait à les rejeter.

La question sur laquelle les Grecs étaient invités à se prononcer se présentait de la manière suivante :

« Acceptez-vous le projet d’accord soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l’Eurogroupe du 25 juin 2015 et composé de deux parties, qui constituent leur proposition unifiée ? Le premier document est intitulé « Réformes pour la réussite du programme actuel et au-delà », le second « Analyse préliminaire de la soutenabilité de la dette ».

Les deux documents en question étaient rendus publics par le gouvernement et pouvaient être lus ou téléchargés sur le site créé pour le référendum.

Il s’agissait ni plus ni moins de faire vivre la démocratie face aux diktats des créanciers. C’était tard mais il était encore temps pour le gouvernement de se ressaisir et de mettre enfin en pratique une série de mesures alternatives en cas de rejet des exigences de la Troïka sur la base d’un mandat donné par le peuple.

Ce que Tsipras avait réellement en tête en convoquant le référendum n’est pas clair. Plusieurs interprétations circulent.

Varoufakis donne sa version qui mérite d’être prise en compte. Selon lui, Tsipras a annoncé sa décision le 26 juin au noyau qui l’entourait à Bruxelles. Il s’agissait de Dragasakis (vice-premier ministre), Sagias (le conseiller juridique), Tsakalotos (qui remplaçait officiellement Varoufakis dans les contacts avec la Troïka), Pappas (l’alter ego de Tsipras), Stathakis, Chouliarakis et lui-même. Varoufakis déclare avoir demandé aux présents :

  • « Ce référendum, on le convoque pour le gagner ou pour le perdre ? ».

Il relate la suite :

  • « La seule réponse que j’ai obtenue, et je pense qu’elle était sincère, m’a été donnée par Dragasakis : « Nous avons besoin d’une sortie de secours. »
  • Comme lui, j’étais persuadé que nous allions perdre le référendum. En janvier, le total des voix en faveur du gouvernement n’avait été que de 40 pour cent, et à présent nous devrions faire face à une semaine entière de fermeture des banques et de rumeurs affolantes dans les médias avant le 5 juillet. Mais à l’inverse de moi, Dragasakis souhaitait perdre pour légitimer notre acceptation des conditions de la Troïka. [15] »

Plus loin, il réaffirme que l’objectif du noyau autour de Tsipras (dont il s’exclut sur ce point), en convoquant le référendum, était d’avoir la légitimité pour capituler. Il écrit qu’il a proposé le 27 juin à Tsipras et aux membres du cabinet de guerre qui l’entourait d’annoncer certaines mesures fortes comme l’intention de reporter de deux ans le remboursement à la BCE [16], ce que Tsipras, Dragasakis et Tsakalotos ont refusé. Il ajoute : « C’est après la réunion, en me dirigeant vers la sortie, que j’ai soudain compris ce qui se passait : le but était bien de perdre le référendum » [17].

Est-ce que Tsipras pensait dès le moment où il a convoqué le référendum que le gouvernement allait le perdre, comme l’affirme Varoufakis ? Ce n’est pas clair. Selon Stathis Kouvelakis, le 26 juin, Tsipras pensait que le « Non » l’emporterait et dépasserait 70 % [18]. Selon Varoufakis, Tsipras considérait que le « Oui » l’emporterait et lui donnerait la légitimité pour capituler.

Ce qui est certain c’est que pour Tsipras, comme le souligne Kouvelakis [19], la convocation du référendum ne constituait pas le signal de la rupture avec la Troïka, c’était un mouvement tactique afin de reprendre l’initiative pour sortir de l’impasse de manière à poursuivre la négociation dans de meilleures conditions.

D’ailleurs, Tsipras a essayé de poursuivre les négociations pendant la semaine qui a précédé le référendum [20].

Dragasakis, qui était aussi tout à fait favorable à poursuivre les négociations et à faire des concessions, s’est prononcé publiquement pour l’annulation de la convocation du référendum car il pensait que celui-ci rendait plus difficiles les pourparlers avec la Troïka.

Varoufakis souligne qu’il n’y a eu aucune volonté des membres du cabinet de guerre d’organiser une campagne de mobilisation en faveur du « Non ». C’est ainsi que les ministres n’ont pas été encouragés à se déplacer dans le pays pour tenir des meetings en faveur du « Non » [21]. Seul un grand rassemblement a été convoqué pour le 3 juillet, c’est-à-dire deux jours avant le référendum.

Le fait que Varoufakis était persuadé que le « Oui » allait l’emporter montre qu’il était déconnecté de l’état d’esprit de la majorité du peuple grec.

La victoire du « Non » sans qu’une véritable campagne ait été organisée par le gouvernement montre à quel point une grande partie du peuple était prête à résister aux créanciers.

Du côté de la Troïka, la réaction a été violente : la BCE a fait en sorte que le gouvernement doive fermer les banques pendant la semaine qui a précédé le référendum.

Le lundi 29 juin, Juncker dénonce la convocation du référendum – c’est du jamais-vu de la part d’un président de la Commission européenne – et appelle les Grecs dans des termes à peine voilés à voter « Oui » afin de ne « pas commettre un suicide ». Cette intervention a peut-être eu l’effet contraire à celui recherché.

Le 30 juin, Benoît Coeuré, vice-président de la BCE, annonce que si les Grecs votent en majorité pour le « Non », l’expulsion de la zone euro est probable tandis que si les Grecs votent pour le « Oui », la Troïka viendra en aide à la Grèce. François Hollande fait une déclaration dans le même sens.

Les médias dominants en Grèce appellent tous à voter pour le « Oui » et expliquent que si le « Non » l’emporte, ce sera une catastrophe.

Durant les jours qui précèdent le référendum une série de personnalités au niveau international, notamment aux États-Unis, soutiennent le « Non ». Parmi elles, le sénateur Bernie Sanders et les économistes prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman.

Le 3 juillet, une marée humaine se rend à la place Syntagma pour aller écouter Tsipras et exprimer la ferveur populaire pour le « Non ». De nombreux témoignages soulignent que Tsipras était mal à l’aise alors que la foule l’ovationnait pour son courage face aux créanciers. Il a abrégé son discours.

Le rassemblement en faveur du « Oui » est nettement moins fourni que celui en faveur du « Non ».

Le 5 juillet, le résultat est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». Dans les quartiers « ouvriers », le « Non » l’a emporté à plus de 70 %. Selon un sondage, 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans ont voté pour le « Non » [22].

Le 5 juillet, le résultat du référendum est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». […] Les dirigeants européens sont complètement désarçonnés : leurs menaces n’ont pas provoqué l’effet recherché sur le peuple grec

Pourtant le 6 juillet, Tsipras se réunit avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui » et, en 24 heures, élabore avec eux une position conforme aux demandes de la Troïka alors que celles-ci ont été rejetées lors du référendum. C’est une trahison du verdict populaire d’autant plus manifeste qu’il avait juré publiquement de respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit.

Tsipras reprend immédiatement le contact avec Bruxelles et constate que la Commission européenne et les dirigeants de l’Eurogroupe, très remontés contre lui, veulent lui faire payer son insolence et infliger une humiliation au peuple grec.

Tsipras se rend néanmoins à Bruxelles pour remettre la proposition qu’il a concoctée avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui ». Elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la proposition qui a été rejetée deux jours plus tôt par 61,31 % des Grecs qui ont participé au référendum. Mais les dirigeants européens déclarent à Tsipras qu’ils ne peuvent pas lui faire confiance et exigent un vote du parlement grec sur des propositions crédibles de leur point de vue comme condition préalable à la reprise officielle des négociations. Tsipras s’exécute et obtient le 10 juillet un appui massif au parlement grec pour soumettre son nouveau plan à la Troïka. Les trois partis qui ont perdu le référendum votent en faveur du nouveau plan de Tsipras tandis que la présidente du parlement grec, 6 ministres et vice-ministres membres de la Plateforme de gauche et d’autres députés Syriza refusent de l’approuver (Varoufakis est absent, il a choisi d’être avec sa fille dans sa résidence à l’extérieur d’Athènes). Sur 300 parlementaires, 251 votent en faveur du plan de capitulation proposé par Tsipras. Syriza est en pleine crise.

Le 11 juillet, à Bruxelles, alors que le FMI et la BCE sont d’accord avec la proposition grecque, plusieurs ministres et chefs d’État européens veulent imposer de plus lourds sacrifices.

Le 13 juillet, […] le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet

Le 13 juillet, suite à une réunion d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet. À propos de la dette, le texte dit clairement qu’il n’y aura pas de réduction du montant de la dette grecque : « Le sommet de la zone euro souligne que l’on ne peut pas opérer de décote nominale de la dette. Les autorités grecques réaffirment leur attachement sans équivoque au respect de leurs obligations financières vis-à-vis de l’ensemble de leurs créanciers, intégralement et en temps voulu » [23].

La pression exercée par les dirigeants européens provoque des réactions de rejet autour de la planète. Le 13 juillet, le hashtag #THISISACOUP est twitté 377 000 fois et fait le tour du monde.

Le 15 juillet, la crise dans Syriza s’approfondit. Une lettre signée par 109 membres (sur 201) du comité central de Syriza rejette l’accord du 13 juillet en le qualifiant de coup d’État et demande une réunion d’urgence du Comité central. Malgré cela, Tsipras, président de Syriza, ne réunira le Comité central que deux semaines plus tard.

Les 15 et 16 juillet, le Parlement, avec les voix de Nouvelle Démocratie, Pasok et To Potami, mais sans les voix de 39 députés de Syriza sur 149 (32 contre dont Varoufakis, 6 abstentions, 1 absence), approuve un premier paquet de mesures d’austérités, concernant la TVA et les retraites, exigées par l’accord du 13 juillet.

Le 17 juillet, suite à l’accord du 13 juillet, la Commission européenne annonce le déblocage d’un nouveau prêt de 7 milliards d’euros. Alexis Tsipras remanie son gouvernement, en congédiant notamment deux ministres de la Plateforme de gauche, Panagiotis Lafazanis et Dimitris Stratoulis. Varoufakis avait démissionné le 6 juillet et Nadia Valavani, vice-ministre des finances, le 15 juillet.

Le 20 juillet, la Grèce rembourse 3,5 milliards € à la Banque centrale européenne et 2 milliards € au Fonds monétaire international.

Les 22 et 23 juillet, le Parlement adopte un second volet de mesures immédiates exigées par la Troïka. Parmi les députés de Syriza, 31 votent contre et 5 s’abstiennent. Varoufakis vote pour.

Le 14 août, le Parlement grec adopte le troisième mémorandum par 222 voix contre 64 voix (dont 32 députés de Syriza sur un total de 149). Il y a 11 abstentions (dont 10 Syriza).

Le 20 août, la Grèce rembourse 3,2 milliards € à la BCE.

« Le 26 septembre, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux »

Ensuite Tsipras convoque des élections anticipées pour le 20 septembre. Il les gagne car bon nombre d’électeurs de Syriza ne voient pas d’autre issue que de continuer à voter pour Tsipras afin d’éviter le retour de la droite au gouvernement. C’est le vote en faveur du moindre mal car ils savent que la droite ferait pire en termes d’austérité. La liste Unité populaire créée par une grande partie des membres et des députés de Syriza qui ont rejeté le 3e mémorandum n’obtient pas le score nécessaire pour entrer au parlement (elle obtient 2,86 % alors que le seuil minimal est de 3 %). Elle a eu trop peu de temps pour se faire connaître et elle n’a pas su présenter une alternative crédible.

Le 23 septembre, la Commission pour la vérité sur la dette se réunit au parlement grec sur convocation de Zoe Konstantopoulou, qui est encore présidente du parlement car la nouvelle législature n’a pas encore débuté. La Commission adopte deux nouveaux rapports et considère que la nouvelle dette contractée au travers du 3e mémorandum est elle aussi odieuse [24]. Trois jours plus tard, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux.


Conclusion

Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre. À plusieurs reprises, il aurait pu prendre un tournant mais s’y est refusé. L’enthousiasme soulevé par le référendum du 5 juillet a fait long feu et a débouché sur une énorme déception.

« Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre »

Est-ce que Varoufakis a défendu de manière cohérente une alternative crédible, comme il le prétend ? La réponse est clairement négative. Il a accompagné Tsipras et le noyau qui l’entourait et il n’en a jamais pris publiquement ses distances quand il en était encore temps. Et lorsqu’il a démissionné, il l’a fait dans des termes qui ont prolongé la confusion. Dans l’explication publique de sa démission, il écrit le 6 juillet :

  • « Peu après la proclamation des résultats du référendum, on m’a fait savoir que certains membres de l’Eurogroupe ainsi que d’autres « partenaires » auraient vu d’un bon œil mon « absence » lors des réunions, idée que le Premier Ministre juge potentiellement utile pour parvenir à un accord. C’est pour cette raison que je quitte aujourd’hui le ministère des Finances. (…) Je considère qu’il est de mon devoir d’aider Alexis Tsipras à exploiter de la manière qu’il jugera utile, le capital que le peuple grec nous a confié lors du référendum de dimanche. (…) Je soutiendrai donc sans hésitation le Premier Ministre, le nouveau ministre des Finances et notre gouvernement. [25] »

Quant à son plan B, il a fallu attendre la décision de fermeture des banques pour que Varoufakis découvre, selon ses propres déclarations, que la banque de Grèce disposait d’une réserve de billets en euros pour un montant de 16 milliards € qui, si le gouvernement l’avait décidé, auraient pu être remis dans le circuit, par exemple en les estampillant pour qu’ils fonctionnent comme une monnaie complémentaire non convertible et qu’ils puissent être mis en circulation via les distributeurs de billets. Et à ce moment-là il reconnaît lui-même qu’il s’est opposé à ce qu’on utilise cette manne alors que le leader de la plateforme de gauche essayait de convaincre Tsipras de s’en servir.

Heureusement, Varoufakis a ajouté sa voix au camp du refus du 3e mémorandum dans la nuit du 15 au 16 juillet, votant « Non » avec les députés de la Plateforme de gauche et avec Zoe Konstantopoulou.

En ce qui concerne la Plateforme de gauche, il faut aussi reconnaître qu’elle a commis l’erreur grave de ne pas exprimer publiquement ses désaccords à partir de la première capitulation du 20 février et par après. Elle n’a pas mis dans le débat public le plan B élaboré notamment par Costas Lapavitsas. Après la trahison du résultat du référendum, elle s’est largement cantonnée à la dénonciation de la politique de Tsipras sans être capable de mettre en avant de manière offensive et crédible une proposition alternative.

Il n’y a pas eu de grandes mobilisations spontanées car une majorité du peuple de gauche qui avait mené le combat principalement entre 2010 et 2012 faisait confiance à Tsipras et celui-ci n’appelait pas le peuple à se mobiliser. Les forces de gauche hors du parlement qui appelaient à la mobilisation étaient quant à elles trop faibles.

Les facteurs qui ont conduit au désastre sont bien identifiés : le refus de la confrontation avec les institutions européennes et avec la classe dominante grecque, le maintien de la diplomatie secrète, l’annonce à répétition que les négociations allaient finir par donner de bons résultats, le refus de prendre les mesures fortes qui étaient nécessaires (il aurait fallu suspendre le paiement de la dette, contrôler les mouvements de capitaux, reprendre le contrôle des banques et les assainir, mettre en circulation une monnaie complémentaire, augmenter les salaires, les retraites, baisser le taux de TVA sur certains produits et services, annuler les dettes privées illégitimes…), le refus de faire payer les riches, le refus d’appeler à la mobilisation internationale et nationale,… Pourtant comme nous le verrons dans la partie qui suit, le dénouement tragique n’était pas inéluctable, il était possible de mettre en œuvre une alternative crédible, cohérente et efficace au service de la population.

Notes

[1] Y. Varoufakis, Conversations entre adultes, chapitre 14, p. 383-384. Voir également Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 84.

[2] Audition de Philippe Legrain, ex-conseiller de Barroso, au Parlement grec (11 juin 2015) : « le gouvernement grec a tout intérêt à ne pas céder aux créanciers » http://www.cadtm.org/Audition-de-Philippe-Legrain-ex

[3] Audition de Panagiotis Roumeliotis (15 juin 2015), ex-représentant de la Grèce au FMI de mars 2010 à décembre 2011 : « Il faut que les créanciers reconnaissent leurs responsabilités » http://www.cadtm.org/Audition-de-Panagiotis-Roumeliotis

[4] Y. Varoufakis, chapitre 14, p. 399.

[5] Communiqué d’Éric Toussaint suite à la rencontre avec le ministre Dimitris Stratoulis qui a en charge les retraites, le 15 mai 2015, http://www.cadtm.org/Communique-d-Eric-Toussaint-suite, consulté le 28 juillet 2019

[6] L’édition grecque a été publiée en 2013 par la maison d’édition Alexandria à Athènes. J’en ai offert un exemplaire à Alexis Tsipras en octobre 2013.

[7] A la suite de l’accord du 20 février, les amendements de la Plate-forme de gauche recueillaient plus de 40 % des voix au comité central, au-delà des 30 % des membres élus de la Plateforme de gauche. Un bloc « rupturiste » s’était formé dans Syriza qui incluait, outre la Plateforme de gauche (c’est-à-dire le courant Lafazanis et l’organisation trotskyste DEA), Zoé Konstantopoulou, les ex-maoistes du courant KOE, un groupe issu du PASOK, auxquels s’ajoutaient Manolis Glezos et Yanis Milios.

[8] Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 25 à 114.

[9] Voir l’avant-propos de Stathis Kouvelakis et d’Alexis Cukier à Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 14.

[10] J’ai présenté Daniel Munevar dans le chapitre 4.

[11] Voir la vidéo : Intervention d’Éric Toussaint à la présentation du rapport préliminaire de la Commission de la vérité le 17 juin 2015, publié le 11 août 2015, http://www.cadtm.org/Intervention-d-Eric-Toussaint-a-la-presentation-du-rapport-preliminaire-de-la, consulté le 3 août 2019

[12] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 112.

[13] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[14] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[15] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 437.

[16] Remarquons que « annoncer l’intention » de ne pas rembourser pendant deux ans la BCE est ambigu car ce n’est pas la même chose que mettre en pratique la suspension de paiement. Annoncer l’intention, cela peut vouloir dire « Retenez-nous avant que nous ne procédions à la suspension, faites-nous une nouvelle proposition ». D’ailleurs, Varoufakis écrit « Inutile de se précipiter, ai-je poursuivi. Pour le moment il suffit de signaler notre intention. » p. 442.

[17] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 443.

[18] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 145.

[19] Kouvelakis, op. cit. , p. 145.

[20] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff, page 139-140.

[21] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 446.

[22] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 148. À noter que le parti communiste (KKE) avait appelé à voter nul, prenant le risque de faire gagner le « Oui » (Voir Kouvelakis, p. 165).

[23] Voir la Déclaration du sommet de la zone euro Bruxelles, le 12juillet 2015, GEN – 20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf accessible sur le site officiel du Conseil de l’UE : https://www.consilium.europa.eu/media/20339/20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf

[24] Commission pour la vérité sur la dette grecque, « Analyse de la légalité du mémorandum d’août 2015 et de l’accord de prêt en droit grec et international » publié le 5 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Analyse-de-la-legalite-du-memorandum-d-aout-2015-et-de-l-accord-de-pret-en consulté le 8 août 2019. Voir également : « Le troisième mémorandum est aussi insoutenable que les deux précédents », publié le 1 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Le-troisieme-memorandum-est-aussi consulté le 8 août 2019

[25] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 467-468.

Source http://www.cadtm.org/Tsipras-et-Varoufakis-vers-la-capitulation-finale

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