Panagiotis Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.
Poisson laïque
Sous les pavés, la rage ! Au pays réel des apparences, on y percevrait l’indifférence, l’apathie, voire l’ataraxie. Étonnante alors pente glissante car nous y sommes, glissement de sens, dérapage des faits, la société même en dislocation grammaticale. Le tout, sous la “la gouvernance” la plus cynique et inique que la Grèce ait connu de toute son histoire depuis pratiquement le temps des Colonels. Faits ainsi divers du moment, casseurs à répétition au centre-ville d’Athènes, manifestants éplorés, enseignants assommés par les forces de l’ordre, et depuis quelques heures, deux militaires de l’armée grecque capturés par les forces turques sur la frontière en Thrace… le Printemps !
Manifestants accablés. Sous le mémorandum Tsipras (2015-2018) |
Dans la vraie vie restante, les Grecs achètent encore parfois leur poisson directement auprès des caïques (embarcations traditionnelles en bois), et poisson abondant ou pas, les discussions entre eux, peuvent être alors bien animées par les temps qui courent. Il faut ainsi comprendre, que jamais la rupture entre les gouvernés et les gouvernants n’a été aussi abyssale que des nos jours.
Et depuis quelques mois, même les observateurs des faits et gestes actuels (et indéniables), tous chroniqueurs des medias systémiques (mais demeurés honnêtes), ne mâchent plus leurs mots (ou maux), à l’instar de Yórgos Kostoulas, ancien financier et analyste au média capital.gr (2 mars 2018) lorsqu’il écrit:
“Toute cette récente fièvre macédonienne (les deux grands rassemblements patriotiques du mois de février dernier ayant réuni à Thessalonique et à Athènes plus d’un million de personnes), a ainsi révélé combien et comment la conscience nationale demeure tous comptes faits active, et cela, pour une très large part de la société. D’autant plus, que cette désormais évidence, laisse entrevoir une rupture alors beaucoup plus profonde.”
“La réalité d’une telle fracture c’est que dans cette même portion, la société se montre désormais plutôt fatiguée, incontestablement fatiguée de tout. Autrement-dit, ces gens ont complètement épuisé leur dernière tolérance à l’égard du conformisme technocratique, ou encore, face à l’épuration volontaire du discours public (celui des politiciens) de tout ce qui peut réellement concerner la vie concrète pour de millions de citoyens.”
Enseignants manifestant devant le Ministère de l’Éducation (mars 2018, presse grecque) |
Enseignants manifestant devant le Ministère de l’Éducation (mars 2018, presse grecque) |
Enseignants frappés devant le Ministère de l’Éducation (mars 2018, presse grecque) |
“En face, s’y positionne alors cette élite institutionnelle et intellectuelle dont dans la plupart de cas, elle reste agrégée à l’introduction des normes occidentales (en Grèce), entrant comme on peut le comprendre constamment en conflit avec les valeurs traditionnelles. Et il ne s’agit pas seulement de la solution à trouver au double nom de ce pays (au problème macédonien), mais plus généralement, de la façon dont ceux ‘d’en haut’ chez nous ainsi faits d’éducation et culture anglo-saxonnes, raisonnent et agissent pour ce qui tient des affaires en interne de notre pays.”
“Précisons que par le terme ‘culture anglo-saxonne’, nous entendons alors l’éducation, l’expérience, et en somme la culture en général, dont les dirigeants politiques (grecs) sont si imprégnés. Il va de soi ensuite, que toute leur pratique dans la gestion de l’économie comme de la société, n’est que la résultante quasi exacte de ce qui leur avait été enseigné au sein des collèges et universités anglo-américains.”
“Imbibés de la sorte, et entretenant une bien réelle distance vis-à-vis de tout ce qui peut encore être considéré comme grec, les membres de cette élite ont toujours été (et) à très juste titre, incapables de toute conception historique, géopolitique et pour tout dire dynamique car autonome, de la Grèce contemporaine. Il est donc à la fois certain, et objectivement intelligible: ces élites ne peuvent percevoir le pays, autrement que par l’unique regard de l’étranger. Leur raisonnement, tout comme leurs actions sur le terrain sont de ce point de vue hétéronomes, suscitées même depuis l’étranger, et pour tout dire, profondément homogénéisées.”
Brisures… à Athènes. Mars 2018 (presse grecque) |
L’UE, le FMI, la BCE et le MES… à l’œuvre à Athènes. Presse grecque, mars 2018 |
Mur expressif. Athènes, années de crise (2010-2018) |
“Je dois dire que personnellement, au cours des années 70 et 80, j’avais été autant immergé dans ce milieu issu de l’Imperium Anglo-saxon, j’appartenais ainsi entièrement à ces cadres dirigeants dans la banque et dans la finance, formés à l’américaine. Je me souviens d’ailleurs combien, rien que l’expression ‘spécificités grecques’, s’agissant toujours du domaine de notre activité, fut pour nous une phrase totalement prohibée.”
“Tout ce qui ne correspondait guère à la politique, ou sinon aux outils d’analyse que nous utilisions habituellement faisant très exactement suite à notre culture managériale importée, tout ce qui ne cadrait pas avec nos recettes ou avec nos solutions toutes prêtes, était aussitôt banni. Le mot d’ordre, la seule réponse permanente d’après… notre ‘top management’ fut tout simplement: ‘Educate your customer’ (Éduquez votre client).”
Un certain parallèle… plutôt évident, pourrait être établi lorsqu’on considère nos gauches si diverses et variées et leur marxisme des zincs et des amphithéâtres depuis plus de quarante ans, pareillement divergeant il faut encore le préciser, des valeurs traditionnelles. Une gauche, laquelle a si… “miraculeusement” intégré au bout du processus, toute la culture managériale importée et la mondialisation métaculturelle avec, et notamment… les subsides y afférents au bénéfice prioritaire des principaux intéressés recyclés et députés, ministres et autres chefs et alors splendides marionnettes. Plus le cynisme et l’amoralisme, dont le cas SYRIZA en Grèce, n’est qu’outrageusement grossier… comparée à d’autres cas semblables.
Lors de la visite de Tsipras à Tripoli (Péloponnèse) le 27 février 2018 (presse grecque) |
‘SYRIZA, Honte, Démission’. Citoyens de Kalamata lors de la visite de Tsipras à Tripoli (27 février, presse grecque) |
Le Centre des Impôts de Larissa (capitale de la Thessalie) en flammes le 3 mars 2018 (presse grecque) |
Signe des temps, pour chaque déplacement d’Alexis Tsipras en Grèce, un important cordon policier barre toujours la route aux manifestants, comme ce fut le cas fin février à Tripoli, dans le Péloponnèse. Pourtant, le principal concerné (Tsipras), n’a pas l’air de comprendre vraiment dans quel monde (d’en bas) se trouve-t-il parfois, même si son contact avec la réalité n’est finalement qu’épidermique.
La petite et grande criminalité atteint de nouveau son… sommet de la gloire, et la nouvelle trouvaille des voleurs forcément d’en bas, consiste à attaquer désormais aussi, les petites scènes théâtrales du centre d’Athènes, dérobant de la sorte les bien maigres recettes de la soirée, et autant parfois, une bonne partie… de la bibliothèque du théâtre. Les comédiens, le plus souvent si peu rémunérés, et/ou parfois uniquement en tickets restaurant, histoire de nourrir l’estomac… plutôt que l’espoir, en sont outrés. Plus d’une dizaine de scènes théâtrales en ont fait les frais depuis un mois, d’après le reportage de la presse (quotidien “Kathimeriní” du 3 mars 2018).
Au climat actuel si délétère et néanmoins… passionnant (avec tout son pathos nécessaire) de notre ultime Grèce, s’ajoute ce samedi 3 mars, le suicide en Crète dans la ville de la Canée, d’une femme âgée de 52 ans qui s’est jetée du quatrième étage de l’immeuble qu’elle habitait, et d’après la presse, c’est le quatrième suicide recensé dans la ville de la Canée cette même semaine. Puis, il y a enfin cet incendie qui vient de ravager le bâtiment abritant le Centre des Impôts de Larissa (capitale de la Région Thessalie au nord du pays) à l’angle des rues de Patrocle et Roosevelt (!) ; pour l’instant (samedi 3 mars), l’origine du sinistre reste encore inconnue (vidéo ici).
Et pendant que les Tsiprosaures se déplacent de forum en tribune pour y raconter “que le pays va vraiment mieux”, deux militaires grecs (un officier et un sous-officier) ont été mis en état d’arrestation par les forces armées turques pour intrusion (guère significative en réalité) dans le territoire turc. D’habitude, ces intrusions (et) des deux côtés, ont toujours et aussitôt réglées “à l’amiable”, entre les chefs des unités grecs et turcs sur place, mais pas cette fois-ci. Déjà, la presse turque suggère que cette affaire serait à mettre en en lien avec le fait qu’un certain nombre de militaires turcs se sont réfugies (demandant l’asile politique) en Grèce, après le Coup d’État avorté en Turquie en juillet 2016.
Les deux militaires grecs déférés au Parquet d’Andrinople (presse turque et grecque, le 3 mars 2018) |
Prosélytisme… religieux. Athènes, années de crise (2010-2018) |
Manifestants de l’ère des Tsiprosaures. Athènes, 2015-2018 |
Manifestants de l’ère des Tsiprosaures. Athènes, 2015-2018 |
Regard. Athènes des années de crise (2010-2018) |
Pauvre époque et son monde décidément si bas. Suivant les réglementations de l’UE, ceux du secteur des embarcations et autres bateaux traditionnels se mobilisent enfin pour sauver ce qui en reste, après ces milliers de caïques mis à la casse, et c’est toute une culture qui se brise ainsi. C’est connu, en face, s’y trouve encore cette élite réglementaire et intellectuelle, dont dans la plupart des cas, elle reste agrégée à l’introduction des normes financieristes, toujours et encore en conflit avec les valeurs traditionnelles.
Pour une fois la presse en parle, à l’instar du “Quotidien des Rédacteurs” (21 février) , il était grand temps il faut dire. Temps ainsi rocailleux pour tous les êtres, un ourson a été retrouvé inanimé près d’une rocade du nord de la Grèce . Ailleurs, à Athènes par exemple, nos autres animaux adespotes (sans maître) nous observent alors étrangement, la vie continue, et avec elle, ces prosélytismes religieux et/ou secteurs ayant toujours pignon sur rue, notamment dans la capitale.
Patrocle et Roosevelt… ne font visiblement plus très bon ménage, en Thessalie ou ailleurs. Sous les pavés, la rage, l’indifférence, l’apathie ou l’ataraxie, mais seulement en apparence. Entre leurs animaux adespotes faisant si bien partie du paysage urbain et les traces de la guerre civile (celles de décembre 1944) sur certains bâtiments d’Athènes, les habitants songent ainsi plutôt… à cet hiver finissant et globalement guère coriace, et c’est ainsi, que le sourire aux lèvres redevient d’actualité aux dires de tous.
Rue d’Athènes au Printemps |
Traces de la guerre civile (1944). Athènes, 2018 |
Animal adespote. Athènes, 2018 |
Le pays réel et son marché aux poissons, surtout petits et populaires (en grec populaires se dit “laïques”, poissons donc… laïques), comme on les nomme parfois en Grèce pour leur prix, (relativement) abordable.
Jamais la rupture entre… poisson laïque et poisson onéreux, entre gouvernés et gouvernants n’a été aussi abyssale que des nos jours, on peut même en rigoler, y compris et surtout sur les petites scènes de théâtre d’Athènes, avant, comme après, le passage des grands et des petits voleurs et autres escrocs, c’est aussi de saison.
Parlant d’escrocs, l’insignifiant Fótis Kouvélis, ex-SYRIZA, ex-pseudo-Gauche-Démocratique ayant quitté SYRIZA en juin 2010, ex-membre et allié au gouvernement Samaras (2012), vient d’être nommé vice-ministre de la Défense, suite au remaniement ministériel de la semaine, lequel laisse il faut dire tout le monde indifférent, à part évidemment les intéressés (toujours les subsides), puis, de quelques journalistes.
Poissons… laïques. Athènes, 2018 |
Réalité en miettes. Athènes, années 2010-2018 |
Sous les pavés alors la rage ! Et au pays réel de “Greek Crisis”, Mimi nous observe toujours à sa manière, pendant que notre Hermès, dit le Trismégiste se refuge dans l’armoire ou sous les meubles. C’est aussi cela…notre Printemps !
Sous le regard de Mimi de ‘Greek Crisis’. Athènes, 2018 |
mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !” http://greece-terra-incognita.com/