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Comment le cimentier Lafarge a demandé et obtenu le démantèlement du droit du travail en Grèce

Comment le cimentier Lafarge a demandé et obtenu le démantèlement du droit du travail en Grèce

par Benoit Drevet, Leila Minano, Nikolas Leontopoulos

Dans l’opinion publique grecque, c’est un fait acquis : le droit du travail a été démantelé sous la pression des lobbies. Mais jusqu’ici, les preuves manquaient pour étayer cette affirmation. Un mail confidentiel de novembre 2011 montre comment le cimentier français Lafarge, déjà mêlé à plusieurs scandales, a participé avec un certain succès à l’entreprise visant à influencer la réforme historique du code du travail, alors menée par le gouvernement d’Athènes.

Le plus souvent, le monde des affaires se montre impénétrable. Mais avec le temps certains secrets finissent par s’éventer. Le cimentier français Lafarge – désormais allié au Suisse Holcim – peut en témoigner. La fuite d’un e-mail confidentiel obtenu par le quotidien grec Efimerida ton Syntakton – partenaire du collectif de journalistes Investigate Europe – montre comment il y a six ans le leader mondial du ciment, profitant de la crise grecque, a fait pression pour obtenir d’Athènes une dérégulation du droit du travail, au-delà de ce que les réformes engagées prévoyaient déjà.

Dans cette correspondance privée remontant au début du mois de novembre 2011, Pierre Deleplanque, alors directeur général du cimentier grec Héraclès General Cement Company, filiale détenue à 100 % par Lafarge-Holcim, interfère auprès de l’homme fort du FMI en Grèce, le Néerlandais Bob Traa. Deux économistes grecs du Fonds monétaire international sont en copie du mail : Georgios Gatopoulos et Marialena Athanasopoulou.

Sur un ton des plus chaleureux, le Français écrit à son « cher Bob », suite à leur rencontre « utile, édifiante et opportune » dans le bureau du patron du Fond monétaire international (FMI) le lundi précédent. Ce jour là, le lundi 31 octobre 2011, le premier ministre George Papandréou annonce un référendum (qui sera finalement annulé). « Espérons que la situation restera sous contrôle, s’autorise le dirigeant d’entreprise, et que le peuple grec décidera de rester dans l’euro et de retourner sur la voie des réformes ».

Lafarge transmet ses propres propositions de réformes

Mais Lafarge a un autre objectif en ligne de mire : la réforme du droit du travail, qui ne va pas assez loin pour le cimentier. L’émissaire de Lafarge minimise la portée des réformes structurelles entreprises par le gouvernement sous la pression de la Troïka – les experts de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du FMI chargés d’auditer les finances publiques dans le cadre de l’accord de refinancement de la Grèce négocié en 2010. D’après lui, celles-ci n’ont « malheureusement (…) pas démontré leur efficacité (…), soit en raison de l’inadéquation des mesures, soit des lacunes constatées dans leur mise en œuvre ».

Il faut dire qu’Héraclès, « l’un des plus grands groupes industriels en Grèce », a subi « cinq trimestres consécutifs de pertes nettes ». Des résultats désastreux dus, se plaint le dirigeant de Lafarge, à « la baisse de 65% de la demande de ciment en Grèce, à la chute des exportations et l’incapacité du gouvernement à payer les entrepreneurs pour le travail accompli ». Ce qui aurait entraîné l’apparition de « créances douteuses » à hauteur de « 65 millions d’euros » pour sa seule filiale. Le patron propose donc de renverser la vapeur.

« Comme promis », il joint à son e-mail « un document informel résumant la proposition de Lafarge pour des réformes structurelles plus ciblées ». Avec, en ligne de mire, le démantèlement d’une part cruciale des acquis sociaux des travailleurs grecs jugés peu productifs et trop chers : « Un employé produit 2,6 tonnes, contre 5,3 tonnes par employé en Espagne (…) le coût moyen par employé est de 67 000 euros contre 49 000 euros au Royaume-Uni ». Des suggestions qui vont en partie, hasard ou non, se retrouver dans la future réforme du travail, votée quelques mois plus tard.

La première proposition du cimentier : « La généralisation de groupes d’arbitrage indépendants composés d’hommes d’affaires respectés et de professionnels sans affiliation politique » en lieu et place de l’Organisation de médiation et d’arbitrage grec (OMED). L’organisme national, qui intervient lors des litiges autour des négociations de conventions entre employeurs et salariés est coupable, d’après lui, d’outrepasser ses fonctions et de « maintenir en vigueur des conventions collectives antérieures » à « l’esprit de la loi » 3899, votée onze mois plus tôt, en décembre 2010. Une loi à laquelle il semble tenir puisque celle-ci vise à « mieux équilibrer le pouvoir employeurs-employés dans la négociation » au sein de l’entreprise et qui, par dessus tout, limite les compétences de l’OMED « aux discussions sur le salaire minimum ».

Faciliter les licenciement, abolir les conventions collectives

Licencier plus facilement, c’est le deuxième desiderata de Lafarge. Le cimentier trouve les licenciements « trop spécifiquement et trop strictement définis » par la loi (sic). Résultat, il s’insurge de voir « les licenciements facilement contestés devant les tribunaux ». La loi de décembre 2010 avait pourtant déjà mis un coup de canif aux limitations en faisant passer « le seuil de licenciement de 2% à 5% de l’effectif », avec « un maximum de 30 mises à pied par mois » pour les entreprises de plus de 150 employés. Là encore, il juge cette disposition insuffisante pour les grands groupes. Il ouvre donc une nouvelle piste de réflexion – assez obscure il faut le dire : « Permettre aux entreprises d’absorber les cotisations sociales des employés proches de la retraite, sans aucun critère restrictif ». Pour convaincre son interlocuteur, il fait miroiter des « gains multiples pour l’État (…), pour l’employé et pour l’entreprise ».

Troisième mesure réclamée par Lafarge, l’abolition des conventions collectives sectorielles afin de donner davantage de « souplesse aux renégociations potentielles des conventions d’entreprise ». Le géant du ciment est dans les petits papiers du patron du FMI en Grèce. Il a la ferme intention d’en profiter pour forcer le gouvernement hellène à aller plus loin que la limitation des procédures de négociations collectives décrétée le 21 octobre 2011, soit une dizaine de jours avant ce mail. Pierre Deleplanque, s’il était roi, préférerait que chaque société dispose de sa propre convention d’entreprise.

Après le FMI, la BCE

Enfin, les entreprises ne se porteraient-elles pas mieux si elles avaient le pouvoir unilatéral de procéder à des licenciements collectifs ? Un point qui tient particulièrement à cœur au cimentier qui s’apprête – mais ça, il ne le précise pas – à mettre dehors les 236 salariés de son usine de Chalcis. Jusque là en Grèce, quand une entreprise souhaite procéder à un licenciement collectif, elle a besoin de l’aval du ministère du Travail. Trop contraignant pour Pierre Deleplanque, qui propose de « simplifier la procédure » en se passant de l’approbation de l’administration. Pour donner le change, il associerait l’OMED, comme garant de ce nouveau procédé. Mais seulement à une condition : « Le renouveau » de l’organisme national d’arbitrage et de médiation, tel qu’il l’a mentionné quelques lignes plus haut. Bref, à condition de soumettre l’OMED au milieu des affaires.

Enfin, Pierre Deleplanque se sert aussi de cette correspondance privée avec Bob Traa pour demander au Néerlandais de lui « renvoyer » les noms « des personnes de la Commission européenne à Bruxelles en charge du programme de la réforme structurelle grecque ». « Nous avons peut-être mal orthographié leurs noms », précise-t-il. Sur la base de coordonnées transmises par le fonctionnaire du FMI, Deleplanque va donc poursuivre son travail de lobbying auprès des membres de la Commission européenne, l’autre bras armé de la Troïka. Selon toute vraisemblance, la stratégie s’avère payante.

La plupart des mesures dans la loi

Au cours de l’année 2012, les rêves de Deleplanque vont devenir réalité. Trois lois (4024/12, 4046/12, 4093/2012) sont promulguées dans le cadre du deuxième plan de « sauvetage » de la Grèce. Celles-ci reprennent la majorité des propositions de Lafarge. L’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI) les résume ainsi : « les résultats de ces réformes “structurelles” ont été la fragmentation et la déstabilisation du système de la négociation collective, la baisse drastique des salaires nominaux (“le salaire minimum national a été abaissé en 2012, passant de 751euros brut par mois à 586 euros”) et la réduction des ressources (cotisations) pour le système de la sécurité sociale ». Quant au système d’arbitrage chapeauté par l’OMED, il a été neutralisé.

Parmi les quatre propositions de l’industriel, seule celle visant à une déréglementation totale des licenciements collectifs n’a pas été retenue dans le mémorandum de février 2012, engageant un deuxième plan d’aide à 130 milliards d’euros en échange de ces fameuses « réformes structurelles ». Mais la Troïka ne désespère pas, six ans après les « conseils » de Pierre Deleplanque, de remettre cette mesure au goût du jour (voir encadré). Quoi qu’il en soit, les effets des lois de 2012 se font aujourd’hui sentir dans tout le pays.

Lafarge, un « donneur d’ordre » parmi d’autres

Cette réforme a été « d’une violence sans précédent, se souvient Alexis Mitropoulos, avocat et professeur de droit du travail réputé à l’université d’Athènes. Les changements demandés par Lafarge ont conduit à une multiplication des formes atypiques de travail et à une plus grande flexibilité : l’explosion du travail à temps partiel, à durée déterminée et même les temps plein bon marché ». Résultat, souligne cet ancien député Syriza, premier vice-président du parlement jusqu’en 2015 qui a rendu son tablier quand Tsipras a changé de cap, « beaucoup de familles sont passées au-dessous du niveau de pauvreté. Ces changements ont amplifié la crise humanitaire ».

Toutefois, à la décharge de la multinationale, Lafarge n’a pas été le seul groupe à tirer profit du marasme économique. L’influence du secteur privé a irrigué l’ensemble des mesures d’austérité qui ont étranglé les grecs dès 2010. Et c’est le FMI lui même qui le constate de manière « frappante », dit-il, dans un mémorandum confidentiel publié en 2014 par nos confrères du Wall Street Journal et d’El País.

Dans ce document secret, le board du Fond confie que « le secteur privé est pleinement à l’origine du programme considéré comme l’outil permettant de mettre fin à plusieurs privilèges dans le secteur public ». Avec la publication de cet e-mail, Lafarge n’a donc fait que rejoindre la longue liste de ces entreprises et de ces hommes de l’ombre écoutés par la Troïka, qui ont influé sur les décisions politiques du pays. La presse grecque les a baptisé les « Whisperers » (chuchoteurs).

Benoit Drevet et Nikolas Leontopoulos, avec Leïla Miñano, pour Investigate Europe.

Photo : tim goode

NB : Sollicité à plusieurs reprises par Bastamag, Lafarge Holcim n’a pas souhaité donner suite à nos demandes d’interview. Pierre Deleplanque semble, quant à lui, couler des jours heureux après avoir été promu, en octobre 2015, directeur régional de Lafarge Holcim pour les marchés européens émergents.

https://www.bastamag.net/Comment-le-cimentier-Lafarge-a-demande-et-obtenu-le-demantelement-du-droit-du


La Cour des comptes européenne accable la gestion de la crise grecque

Dans un rapport publié jeudi, la Cour des comptes européenne dresse un constat implacable des trois plans de sauvetage européens pour la Grèce. Des critiques formulées de longue date par nombre d’économistes sont confirmées, notamment le dogmatisme et l’irréalisme sans précédent de la Commission européenne.

Un échec. Les trois plans de sauvetage européens menés depuis 2010 sont un échec patent, selon le rapport de la Cour des comptes européennes, publié le 16 novembre (lire ici). Alors que le troisième plan est censé s’achever à la mi-2018, la Grèce sort dans un état de délabrement économique sans précédent : son PIB a diminué de 30 %, sa dette publique a pris des allures stratosphériques, dépassant les 180 % du PIB, les banques grecques ne sont pas en état de prêter et d’assurer le financement de l’économie. Le seul objectif clair que s’était fixé la Commission européenne – permettre à Athènes de retrouver un accès au marché financier – semble ne pas pouvoir être atteint. « Ces programmes ont permis de promouvoir les réformes et d’éviter un défaut de la Grèce. Mais la capacité du pays à se financer intégralement sur les marchés reste un défi », souligne Baudilio Tomé Muguruza, membre de la Cour des comptes européenne responsable du rapport.

En soi, ce rapport ne vient que confirmer les multiples alertes et mises en garde faites par nombre d’économistes et observateurs. Tout au long de la crise grecque et plus encore au moment du troisième plan de sauvetage en juillet 2015, ils n’ont cessé de dénoncer l’irréalisme et le dogmatisme économiques qui prévalaient parmi les « experts » et les responsables politiques européens, et qui ne pouvaient conduire, selon eux, qu’à un échec. Nous y sommes. 110 milliards d’euros de financement ont été accordés à Athènes en 2010, 172 milliards lui ont été à nouveau prêtés en 2012, 86 milliards à nouveau – mais 36 milliards seulement ont été effectivement déboursés à ce jour – en 2015… pourtant sa situation économique et financière est toujours intenable.

 © CE.Le rapport de la Cour des comptes européenne a cependant un mérite supplémentaire. Pour ce faire, elle a eu accès à une foule de documents internes, a pu auditionner des personnes qui ont été chargées d’élaborer les différents programmes et leur mise en œuvre, aussi bien à la commission qu’au MES (mécanisme européen de stabilité). Seule, la Banque centrale européenne (BCE), se drapant dans son statut d’indépendance, a contesté la mission de la Cour des comptes européenne, pourtant bien inscrite dans les textes. Elle a refusé de lui transmettre des documents, ou ceux qu’elle lui a fait suivre étaient si insignifiants qu’ils en étaient inutilisables. Avait-elle donc des choses à cacher ?

La Grèce, en tout cas, a été une bonne affaire pour elle et les pays européens créanciers. En octobre, Mario Draghi, le président de la BCE, a reconnu que la banque centrale avait réalisé 7,8 milliards d’euros de plus-values entre 2012 et 2016 sur ses rachats de titres grecs. Ces plus-values, a même précisé le président de la BCE dans une lettre aux députés européens, ont vocation à être redistribuées aux banques centrales nationales de la zone euro au prorata de leur participation dans la BCE. Il avait été pourtant promis à la Grèce en 2012 de lui reverser la totalité des plus-values pour l’aider. Mais c’était avant.

À la lecture de ce rapport, le refus de la BCE se comprend : le tableau dressé par la Cour des comptes européenne est accablant. Tout ce qui a été dénoncé depuis des années par des économistes, tout ce que Yanis Varoufakis a critiqué alors qu’il tentait, comme ministre des finances, de négocier le troisième plan de sauvetage, tout ce que l’on subodorait de manœuvres, calculs et petits arrangements lors des interminables négociations au sein de l’Eurogroupe, se retrouve confirmé puissance mille.

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Au fil des pages, la faillite de la politique européenne à l’égard de la Grèce s’impose, écrasante. La politique du chiffre, quel qu’il soit, même s’il est sans fondement, a tenu lieu de guide politique aux responsables européens. Des armées d’experts en chambre, de responsables politiques, pétris de dogmatisme, d’idées préconçues, faisant preuve parfois de ce qu’on est tenté de qualifier d’une inculture économique crasse, discutent et arrêtent des mesures, qui s’inscrivent dans leur catéchisme, sans même prendre la peine d’en discuter la pertinence, sans même revenir dessus si les faits viennent démentir leurs assertions. À aucun moment, la prise en considération que la Grèce est un pays, avec son histoire, sa géographie, son économie propre ne transparaît. À aucun moment, ils ne semblent envisager que les décisions ont des répercussions immédiates, parfois dramatiques sur la vie des gens. Ils ont leur modèle. Il est universel.

Cette absence de toute considération sur la réalité même de ce qu’est la Grèce est là, dès les premiers moments du premier plan de sauvetage du pays en 2010. Certes, reconnaît la Cour des comptes européenne, la Commission européenne a été prise de court au début de la crise grecque. Rien n’était prévu dans les textes pour faire face à une telle situation. Les lacunes et les manques de l’administration grecque, et plus généralement de tout l’appareil d’État, l’instabilité politique en Grèce, lui ont compliqué encore la tâche.

La Commission a donc été contrainte d’improviser et de bricoler dans l’urgence. Mais elle le fait dans une optique déterminée : « La logique d’intervention des programmes d’ajustement grec a essentiellement consisté à traiter le problème des déséquilibres économiques du pays et à prévenir ainsi toute propagation de la crise économique grecque au reste de la zone euro », constate le rapport.

La principale préoccupation de la Commission européenne est donc d’abord de rassurer les marchés financiers. Tout doit être mis en œuvre pour assainir la situation budgétaire de la Grèce afin de lui permettre de retrouver l’accès aux marchés financiers. La Cour des comptes européenne souligne combien il était important de mener un ajustement budgétaire pour ramener des comptes publics totalement en dérive. Mais cela s’est fait sans autre considération qu’un redressement à court terme, insiste-t-elle. À aucun moment, il n’a été question de croissance, d’emploi, de reconstruction de l’économie grecque pour aider le pays après la fin de son plan de sauvetage, souligne la Cour des comptes européenne : « Les programmes ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une stratégie générale de croissance conduite par les autorités grecques et pouvant se prolonger au-delà de leur terme. »

La croyance dans des modèles

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Bien sûr, la Troïka a établi des scénarios macroéconomiques, assurant tous que la Grèce allait rebondir très rapidement. Dès 2012, prévoyaient les premiers. Ils ont tous été démentis par la suite.

La suite est encore plus confondante. « La commission a établi des projections macroéconomiques et budgétaires séparément et ne les a pas intégrées dans un modèle unique », révèle le rapport de la Cour des comptes européenne. Toutes les limites méthodologiques, idéologiques, de la Commission européenne émergent dans ce constat. S’en tenant aux fondements théoriques du néolibéralisme, dénoncés par de nombreux économistes (relire à ce sujet l’article sur l’imposture économique de Steve Keen), la Commission avalise une conception lunaire de l’économie, où il n’y aurait aucune interaction entre les différentes composantes. Comme si les décisions budgétaires n’avaient aucune influence sur l’environnement économique, comme si les réformes n’avaient pas de conséquence sociale ou même sur le climat de confiance, que la monnaie n’avait aucune influence.

La conclusion de ce vice méthodologique constitutif est sans appel. « En l’absence de feuille de route stratégique pour stimuler les moteurs potentiels de la croissance, la stratégie d’assainissement budgétaire n’a pas été propice à la croissance. Il n’y a pas eu d’évaluation des risques visant à déterminer comment les différentes mesures budgétaires envisageables comme la réduction des dépenses et l’augmentation des impôts et leur succession dans le temps influeraient sur la croissance du PIB, sur les exportations et sur le chômage. »

Ainsi, l’importance de la production ou du chômage dans l’économie semble avoir été constamment sous-estimée par les « experts » européens. « Les programmes n’ont pas anticipé la dévaluation interne de 2012 à 2014 », note le rapport. « Le chômage a culminé à 27,5 % en 2013 et non à 15,2 % en 2012 comme cela était prévu initialement », poursuit-il à un autre endroit. Ce n’est qu’au troisième plan de sauvetage en 2015 qu’il est prévu d’inclure l’impact social des mesures préconisées.

La croyance de la Commission dans ses modèles est tellement forte que cela l’amène à exiger l’application des mesures qu’elle a arrêtées au mépris de toute autre considération économique, en ignorant toutes les caractéristiques de l’économie grecque. « L’accroissement de la pression fiscale de 2010 à 2014 a été de 5,3 % du PIB. L’essentiel de cette augmentation a été enregistré entre 2010 et 2012, au moment où la crise économique était la plus profonde », relève le rapport. Les réformes sur le travail ont été imposées sans tenir compte de « certaines particularités de l’économie grecque et notamment de la forte proportion de micro-entreprises et de petites entreprises ». De même, les groupes de travaux européens ont décidé d’ignorer pendant des mois les effets liés à l’augmentation des taxes foncières qu’ils ont imposée à Athènes. Celle-ci a contribué à accentuer les difficultés des propriétaires. Beaucoup n’ont pu honorer le paiement de leurs emprunts. Ce qui a contribué à augmenter le poids des mauvais crédits du système bancaire grec. Faute de nettoyage et de recapitalisation suffisante, ce dernier n’est pas en état d’assurer le financement de l’économie.

Les exemples de ces effets boule de neige pullulent dans le rapport de la Cour des comptes européenne. Sans que cela semble ébranler les certitudes des responsables européens. Leurs convictions sont si ancrées qu’ils ne prennent même pas la peine de les justifier. Ainsi, nombre de réformes ont été exigées sans étude chiffrée précise, sans pouvoir avancer les justifications économiques qui amenaient la Commission à exiger de tels chiffres, sans s’interroger sur leurs pertinences lorsqu’elles étaient appliquées au cas grec, relève à plusieurs reprises la Cour des comptes européenne.

Reprendre les mesures répétées comme les tables de la loi par les théories néolibérales semble se suffire en soi. « La Commission n’était pas en mesure de présenter la moindre analyse quantitative ou qualitative pour les deux principaux objectifs de la réforme (à savoir la suppression de 150 000 postes dans la fonction publique entre 2011 et 2015 et le licenciement obligatoire de 15 000 agents pour 2014 au plus tard », note le rapport lors du premier plan de sauvetage. « Dans le domaine de la promotion des exportations, des conditions telles que “l’adoption de mesures pour faciliter les partenariats public-privé” ne définissaient aucune action précise ou concrète », écrit-il dans un autre passage.

Les échéances de remboursement de la Grèce après le troisième plan de sauvetage. De plus, le suivi des mesures exigées a souvent été plus que lacunaire. Le seul changement de la loi ou d’un règlement semble avoir tenu lieu de viatique, sans que la Commission ne se préoccupe de leur réelle mise en vigueur, de la désorganisation totale de l’administration et de l’appareil judiciaire grecs, ce qui semble avoir facilité des fraudes massives, selon le rapport. De même, elle a travaillé souvent avec des chiffres sans cohérence, non datés, qui amènent à s’interroger sur la qualité des fameux reporting européens.          
Les échéances de remboursement de la Grèce après le troisième plan de sauvetage.            

Comment s’étonner que les différents plans de sauvetage aient tous échoué ? Mais là encore, la Commission européenne ne semble pas s’être posé beaucoup de questions sur ces échecs, comme cela transparaît dans le rapport. Si les plans ne fonctionnaient pas, si les réformes ne portaient pas les résultats escomptés, c’était de la faute des Grecs qui ne mettaient pas en œuvre correctement ce qui avait été prévu. Selon la Cour des comptes européenne, l’Eurogroupe n’a cessé de demander, au fur et à mesure de la dégradation de la situation, des mesures supplémentaires, d’imposer des conditionnalités à Athènes qui n’étaient pas prévues, notamment en matière de financement du système bancaire.

Aujourd’hui, l’Europe se paie de mots en soulignant que la Grèce est en voie de redressement. La preuve, selon elle : Athènes a pu réaliser quelques émissions obligataires. La Cour des comptes européenne vient doucher ces illusions. L’économie ne se redresse toujours pas, la dette est à un niveau insoutenable, l’état du système financier est totalement délabré – car c’est d’ailleurs une des grandes faillites des plans européens, l’Europe a accompagné les recapitalisations des banques en 2013 sans veiller au nettoyage des bilans et aux changements de gouvernance – et ses besoins de financement sont toujours aussi immenses. « Immédiatement après la fin du programme, la Grèce devra rembourser des montants importants à ses créanciers. En 2019, les besoins bruts de financement s’élèveront à 21 milliards d’euros en principal et en intérêts », constate la Cour des comptes européenne.

Ce seul chiffre donne la mesure de l’échec du sauvetage européen. Il est irréaliste de penser qu’Athènes puisse trouver de telles ressources financières ou lever de tels montants sur les marchés pour honorer ses échéances. Mais tout a été irréaliste depuis le début de la gestion de la crise grecque par l’Europe. Et c’est un pays tout entier, ses populations, sa société, qui est en train de payer au prix fort cet aveuglement.

Yanis Varoufakis : « Ils voulaient nous faire mordre la poussière »

Par Olivier Doubre dans Politis oct 17

Ministre des Finances durant 162 jours, Yanis Varoufakis raconte les humiliations subies et l’absurdité du plan de « sauvetage » de son pays. Jusqu’au renoncement de Tsipras.

En jeans, Doc Martens noires aux pieds, tee-shirt noir sous une veste sombre, Yanis Varoufakis nous a reçus samedi matin. Avenant, souriant parfois, il est pourtant un homme obstiné, qui ne mâche pas ses mots, en particulier sur les reculs d’Alexis Tsipras et de son gouvernement, qu’il traite de « collaborationniste ». Il revient, à la suite de son livre, sur son passage au ministère grec des Finances, mais commente également l’actualité, notamment de l’Union européenne, qu’il espère un jour parvenir à réformer.

Au soir du 5 juillet 2015, le oxi, « non » en grec, l’emporte au référendum sur les mesures d’austérité imposées par les créanciers, et avec plus de 62 % des suffrages. De la place Syntagma au centre d’Athènes, montent alors une ferveur et des cris de joie. Au même moment, dans le palais du Premier ministre, vous trouvez Alexis Tsipras blême, livide. Pouvez-vous décrire cet instant ?

Yanis Varoufakis : Tsipras semblait détruit. Déprimé. Pour lui, ce référendum devait être une voie échappatoire, car il avait déjà décidé de capituler depuis un bon moment, contrairement à son engagement vis-à-vis du peuple grec. Depuis la fin avril, précisément. Notre premier clash eut lieu à cette époque car, derrière mon dos, il avait déjà commencé à accepter certaines mesures d’austérité de la troïka, non pas pour l’année à venir, mais pour au moins les dix prochaines années. J’avais, à ce moment-là, déjà affronté l’un de ces nombreux moments de dilemme moral quant au fait de démissionner. Et j’ai choisi de ne pas le faire car, même s’il avait déjà décidé de capituler, j’ai espéré – et cru – que le fait que les créanciers l’humilient aussi cruellement allait le faire se reprendre et qu’il allait venir me voir en disant : « Allez, faisons ce que nous avons décidé dès le départ ! » C’est pour cela que je n’avais pas démissionné fin avril. Même si je voyais d’ores et déjà que, plus il accepterait de leur concéder, plus ils allaient exiger. Ensuite, le 25 juin, la troïka m’a présenté son nouveau mémorandum, qui était un véritable ultimatum mais surtout d’un tel non-sens financier que, même si j’avais voulu signer, je n’aurais jamais pu.

Et c’est donc à ce moment que Tsipras décide du référendum…

Oui. Car il a compris qu’ils voulaient vraiment nous faire mordre la poussière, avec la fermeture des banques, etc. Or, Tsipras et moi-même étions convaincus que nous allions perdre ce référendum. En effet, nous avions remporté les élections en janvier avec 36 %, et même 40 % en incluant les petits partis alliés à Syriza. Nous avions donc théoriquement 60 % de l’électorat contre nous. Mais il y avait aussi des gens de droite opposés à la troïka, qui pouvaient être estimés entre 10 % et 15 %. J’ai donc pensé que si le référendum avait lieu le jour même de son annonce, nous aurions pu le gagner, sans doute avec 5 points d’avance. Mais juste après, les banques ont fermé et il restait une semaine jusqu’au jour du vote. Les retraits bancaires ont été limités à 60 euros par jour – ce qui est toujours le cas aujourd’hui. Je pensais donc que nous perdions chaque jour des électeurs, sans compter la propagande quotidienne extrêmement toxique des médias dominants contre nous, annonçant l’apocalypse si le « non » l’emportait. Je pensais donc perdre, mais me battais pour gagner. En revanche, Tsipras espérait vraiment perdre – et ne faisait absolument rien pour essayer de gagner. Aussi, quand nous l’avons remporté avec plus de 60 %, je me suis convaincu de nouveau que, cette fois, il ne pourrait plus reculer et devrait respecter la décision du peuple. Mais quand je suis entré dans son bureau, j’ai vu son visage dépité et il m’a dit tout de go : « Il est temps d’abandonner ! » J’ai passé trois heures à essayer de le dissuader, puis j’ai démissionné le soir même. Je crois qu’il craignait vraiment que nous soyons menacés, voire assassinés, si nous ne capitulions pas. Au contraire, je pensais qu’en refusant nous serions devenus, quoi qu’il arrive, même le pire, des héros.

Aujourd’hui, vous n’avez donc plus aucun contact avec lui…

Pourquoi en avoir ? Cela ne sert à rien. Pour faire ce qu’il fait, il doit continuer à se mentir à lui-même. Et cela ne m’intéresse pas de poursuivre une relation en lui mentant et en sachant qu’il le sait !

Avez-vous jamais regretté votre démission ? N’avez-vous jamais pensé qu’en restant malgré tout vous auriez servi quand même à mieux protéger le peuple grec ?

Non. Jamais. Il suffisait de lire la première page du MoU [le mémorandum qu’a fini par signer Tsipras le 9 juillet 2015, NDLR]. Elle dit mot pour mot que la Grèce s’engage à accepter – sans discuter – l’ensemble des exigences de la troïka. Je pense souvent à une chose : quand les nazis sont entrés dans Athènes, en avril 1941, ils ont mis en place un gouvernement marionnette, comme Vichy chez vous. Le Premier ministre de ce gouvernement était un général qui avait combattu les fascistes italiens. Il s’est raconté à lui-même l’histoire suivante : quelqu’un doit accepter de le faire, il vaut mieux que ce soit moi, et j’essaierais de défendre les Grecs du mieux que je peux. Je n’ai pas de doute qu’il l’ait cru. Ils ont tous besoin de se justifier eux-mêmes. Et c’est peut-être vrai qu’il y aurait pu y avoir quelqu’un d’encore pire à sa place. Tous les collaborateurs raisonnent ainsi. Le gouvernement Tsipras a fait un choix politique et je n’avais pas l’intention de devenir un collaborateur. Il ne fait aucun doute que c’est un gouvernement de collaborateurs. Ils se sont pliés à tout ce qui leur était demandé. Le pire étant les ventes ininterrompues des avoirs publics du pays. Je ne prendrai qu’un exemple. Ils ont cédé 14 aéroports régionaux (évidemment les plus rentables, comme Rhodes, Santorin, Mikonos, Corfou, ou ceux de Crète, qu’utilisent des millions de touristes chaque année) à Fraport, une compagnie nationale allemande. C’est-à-dire que ces aéroports ont été nationalisés par l’Allemagne ! La cession s’est élevée à 1,2 milliard d’euros. Mais savez-vous combien Fraport a déboursé ? Zéro euros ! Et d’où Fraport a-t-il reçu l’argent ? Des banques grecques. D’où ces banques ont-elles reçu leur argent ? Des contribuables grecs. Ceux-ci ont déposé leur argent dans ces banques, lesquelles ont ensuite donné cet argent avec la garantie officielle de l’État grec !

L’Empire britannique fut bien plus gentil avec l’Inde coloniale ! Un gouvernement « de gauche » qui signe ce genre d’accord est collaborationniste. Et Fraport exige aujourd’hui 100 millions d’euros du gouvernement grec car ils prétendent que les aéroports n’étaient pas dans d’assez bonnes conditions matérielles lors de leur cession ! Je me souviens d’ailleurs que, lorsque je négociais avec Wolfgang Schäuble, je lui ai demandé s’il accepterait de céder rien qu’un seul aéroport régional de son pays sans conserver aucune participation régionale ou nationale allemande. Il a simplement répondu : « Jamais. » Ce qui signifie clairement que la position officielle de l’Allemagne affirmait qu’il était hors de question d’appliquer les mêmes règles pour les Allemands que pour les Grecs. C’est une mentalité raciste et coloniale. Je ne pourrai donc jamais admettre que notre gouvernement ait accepté cela en disant qu’il défendait le peuple grec…

Toute cette histoire ne montre-t-elle pas aussi la ruine des principes fondateurs et du fonctionnement de l’Union européenne elle-même ?

Absolument. Je ne cesse de dire partout où je vais : cette histoire ne concerne pas la Grèce, mais la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, etc. La Grèce a été le laboratoire où ont été testées ces politiques toxiques dans le but de les mener ailleurs ensuite, et en France en tout premier lieu. Après ma démission, j’ai prononcé mon premier discours au ministère des Affaires étrangères français, où j’ai dit : « Je ne suis pas ici pour quémander de la solidarité pour les Grecs, mais pour exprimer ma solidarité aux Français parce que la France a été choisie comme prochaine cible pour appliquer leurs politiques austéritaires toxiques, en particulier pour détruire son système de protection sociale. » Et j’ai expliqué que Wolfgang Schäuble avait dit devant moi sans ciller qu’il comptait maintenant appliquer ce qui venait d’être fait en Grèce à la France. C’est ce qui est déjà en place et qui continue aujourd’hui à être mis en œuvre, après avoir été expérimenté dans le laboratoire grec.

Croyez-vous qu’il soit encore possible de réformer l’Union européenne de l’intérieur ?

J’ai passé ma jeunesse à manifester contre le gouvernement grec, l’État grec et l’oligarchie grecque. Si vous m’aviez demandé à l’époque s’il était possible de les réformer, je vous aurais certainement répondu par la négative. Mais était-ce pour autant une raison de ne pas descendre dans la rue et de se taire ? Je ne sais pas si nous pouvons réformer l’Union européenne (UE). Probablement pas. Mais je crois que se battre pour le faire est fondamental. Indépendamment même du résultat. Le mouvement que j’ai contribué à fonder, le M25, a été lancé à Berlin. Nous avions décidé de ce lieu de façon délibérée. Je crois que cette tendance, présente au sein de la gauche française, qui consiste à diaboliser l’Allemagne, doit être combattue. Il ne peut pas y avoir de xénophobie ou de populisme à gauche. Cela n’a pas de sens. La gauche doit conserver et s’appuyer sur sa tradition internationaliste. Il y a un gouvernement allemand, un État allemand et des camarades allemands.

Emmanuel Macron s’est rendu à Athènes pour prononcer un discours sur l’Europe, depuis la colline du Pnyx, avec le Parthénon éclairé derrière lui. Comment les Grecs ont-ils reçu cette image et surtout ce discours où il expliquait que la Grèce et son peuple se porteraient mieux ?

Il a perdu immédiatement toute crédibilité auprès des Grecs. Mais il a surtout de très mauvais conseillers. Ce qu’il ignore est que ce pays a connu plusieurs longues périodes de dictature fasciste. Et il n’y a pas un de nos dictateurs qui n’ait fait un grand discours à cet endroit, dans la même mise en scène. George Papadopoulos [Premier ministre, puis chef de l’État après la prise de pouvoir des Colonels en 1967, et jusqu’en 1974, NDLR] adorait le Pnyx et il y a prononcé de nombreux discours, expliquant notamment comment la Grèce allait inventer un nouveau fascisme !

Quelle est la réalité de l’état économique et social de la Grèce aujourd’hui ?

Chaque jour est pire que le précédent. L’UE est absolument remarquable dans sa capacité à produire des chiffres de prospérité alors que les gens souffrent de plus en plus. Par exemple, sur le chômage. Pourquoi leurs chiffres disent-ils qu’il baisse ? Tout d’abord, des dizaines de milliers de jeunes quittent le pays chaque année. Devons-nous nous féliciter de cela ? Ensuite, tant de gens qui ont cherché, en vain, du travail depuis des années ont cessé d’en chercher. Ils ne sont donc plus recensés en tant que chômeurs, dont le nombre apparaît ainsi en baisse. Devons-nous nous féliciter de cela ? Enfin, tant de gens sont licenciés et perdent leur emploi à temps plein pour être remplacés par deux ou trois personnes à temps partiel, payés 250 euros ou 300 euros par mois. Ces trois-là disparaissent également des chiffres du chômage. Devons-nous nous féliciter de cela ? Je suis fatigué de ces tours de passe-passe.

Si vous deveniez Premier ministre à Athènes demain matin, que feriez-vous ? Auriez-vous encore des possibilités d’agir et de changer les choses ?

Bien entendu. Si nous nous considérons comme des victimes, convaincues qu’il n’y a pas d’alternative à leurs diktats, nous sommes finis. Pour répondre à votre question, nous devrions légiférer, dès la première semaine, sur différents dossiers. Je n’en énumérerai que quelques-uns. Tout d’abord, diminuer la TVA. Ils nous ont fait augmenter la TVA à 24 %, ce qui est criminel dans un pays à genoux. Il faudrait donc la réduire au moins à 18 % voire à 15 % immédiatement. Ensuite, baisser les impôts pour les plus pauvres, mais pour les petites entreprises dont les impôts et les contributions sociales s’élèvent aujourd’hui à 75 % de leurs bénéfices et qui, surtout, doivent aujourd’hui les payer à l’avance pour l’année à venir ! Si vous voulez détruire une économie, vous ne procédez pas autrement. Donc en finir avec cela et ramener les impôts et contributions sociales des petites entreprises à 45 %. Troisièmement, cesser toutes les privatisations et concentrer tous les actifs de l’État dans une nouvelle banque publique, permettant ainsi d’emprunter pour de nouveaux investissements. Également, déplacer les prêts bancaires non honorés vers une nouvelle entité de crédits garantie afin d’empêcher que les gens soient expulsés de leur maison. Ce sont là quelques-unes des mesures que je prendrais dès les premiers jours, en convoquant d’urgence le Parlement grec en session extraordinaire. Bien entendu, nos adversaires multiplieraient les annonces en déclarant que nous refusons de coopérer avec la troïka, qui menacerait de fermer les banques en Grèce dès le lendemain. Notre réponse serait de dire que nous refusons de discuter avec la troïka et que nous allons adopter la stratégie de De Gaulle de la chaise vide, en refusant d’envoyer notre ministre des Finances à la prochaine réunion de l’Eurogroupe. Et nous ajouterions que si on nous menace de fermer nos banques en coupant nos liquidités en euros, nous créerons notre propre monnaie. Mais je pense que nous pourrions néanmoins rester dans l’UE, sans créer notre nouvelle monnaie, au moins durant plusieurs mois. Pendant ce temps-là, nous pourrions mener une vraie confrontation avec eux et voir jusqu’où ils seraient prêts à aller. Et surtout voir combien de temps cela prendrait avant qu’ils capitulent !

Pourquoi pensez-vous qu’ils seraient prêts à capituler ?

Parce que tout cela leur coûterait au bas mot 1 000 milliards d’euros. Je ne dis pas qu’ils capituleraient de manière certaine. Mais je crois qu’il y a de grande chance qu’ils le feraient. Même si je n’en suis pas sûr, car les dirigeants européens ont été capables de faire d’énormes dégâts en Europe par le passé. Mais quoi qu’on dise, cette voie serait en tout cas bien plus bénéfique que celle que nous suivons depuis plus de deux ans. Car nous n’avons rien à perdre !

Mais ce que vous venez de décrire est plus ou moins le programme qui était celui de Syriza au moment de votre élection…

En effet. N’est-ce pas tragique ? Nous aurions dû le mettre en œuvre en 2015 ! Mais nous avons maintenant rendez-vous avec l’avenir… Je suis parfois déprimé. J’ai évidemment un grand sentiment de pitié vis-à-vis du gouvernement grec actuel. Mais la vie continue, et nous devons aller de l’avant. Sans optimisme, mais uniquement avec de l’espoir !

Ma dernière question concernera ce qui se passe actuellement en Catalogne. Cela renvoie aussi à la question du manque de démocratie dans l’UE…

Certainement. Mais aussi à la stupidité incroyable de Madrid. Ils travaillent avec acharnement pour être certains que la Catalogne va quitter l’Espagne. Aurait-on imaginé que Londres envoie des troupes en Écosse pour empêcher la tenue d’un vote démocratique et frapper à coup de matraque les électeurs ? Si cela était advenu, 80 %, voire 90 % des Écossais auraient voté pour sortir du Royaume-Uni ! Mais Londres n’a pas envoyé de troupes et les Écossais ont voté en faveur du maintien dans le Royaume-Uni. Je crois qu’avec ce qu’elle vient de faire, Madrid peut être certaine que les Catalans vont être une large majorité à vouloir quitter l’Espagne. Je crois qu’on vient d’assister à une combinaison d’autoritarisme et d’incompétence, l’un nourrissant l’autre.

https://www.politis.fr/articles/2017/10/yanis-varoufakis-ils-voulaient-nous-faire-mordre-la-poussiere-37772/

La crise grecque a rapporté 7,8 Milliards d’euros à la BCE

Les quelque 7,8 milliards d’euros d’intérêts perçus par la BCE sur la dette grecque devaient être reversés à Athènes, mais les versements ont cessé en 2015.

Débat entre Eric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, et Constantin Stephanou, professeur en droit économique international et européen à l’Université Panteion d’Athènes.

https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/la-crise-grecque-a-rapporte-78-milliards-deuros-a-la-banque-centrale-europeenne?id=8974454&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Grèce : Trois femmes sous l’austérité

10 octobre par Katja Lihtenvalner , Kostis Ntantami

En Grèce, la vie se conjugue au présent, pas au futur. À Athènes, axelle (www.axellemag.be) a rencontré trois femmes qui nous ont confié leur quotidien. Leurs témoignages permettent d’incarner concrètement les conséquences des mesures d’austérité, prises sous la pression des institutions internationales européennes et financières.

La crise touche sévèrement la Grèce depuis 2010. Le taux de chômage est de 22 % : 26 % chez les femmes et 18 % chez les hommes. Ces chiffres ont certes diminué récemment, mais la réalité sociale demeure inchangée. Les femmes que nous avons rencontrées avaient des rêves ; elles les ont enterrés le long du chemin, à force de perdre leurs illusions, de serrer les dents pour se débrouiller jour après jour. Elles ne pensent plus à demain.

Piereta

Piereta Petani (Crédits photo Kostis Ntantamis)

Piereta Petani a 21 ans. « Cela fait deux mois que je cherche un travail. Je vais attendre que la saison d’été se termine, et je serai ensuite peut-être plus chanceuse », nous explique-t-elle lorsque nous la rencontrons dans le quartier touristique de Plaka, au cœur d’Athènes.

Après ses études secondaires, Piereta a travaillé dans un café. « J’ai toujours rêvé de devenir photographe. Pour me former, il fallait que je m’inscrive dans une école privée, car les institutions publiques n’ont aucun équipement : j’aurais eu l’impression de perdre mon temps. » Les parents de Piereta ne pouvant pas l’aider, elle a dû travailler pour financer ses études.

En Grèce, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans est le plus élevé de l’Union européenne : 44,4 %. « Je n’avais pas d’expérience : être serveuse était l’un des seuls jobs auxquels je pouvais prétendre », se souvient Piereta. Elle a travaillé deux ans dans un café de Cholargos, une banlieue d’Athènes. « Quand j’ai commencé les études, je travaillais d’arrache-pied pour gérer les deux. Dès le matin, pendant huit heures, je servais au café, et puis j’allais à l’école de 17h à 20h. Heureusement, j’ai réussi mes examens », dit-elle fièrement.

On recherche une femme attirante

« Les cafés, les bars et les restaurants sont les seuls endroits où vous pouvez trouver du boulot actuellement. Mais les annonces sont humiliantes », explique Piereta. Parfois, les employeurs/euses indiquent rechercher une employée « jeune et attirante ». « Si une femme n’est ni jeune ni attirante aux yeux de l’employeur, elle aura beaucoup de difficultés à trouver du travail dans ce domaine », déplore-t-elle.

Si une femme n’est ni jeune ni attirante aux yeux de l’employeur, elle aura beaucoup de difficultés à trouver du travail comme serveuse.

Cela fait maintenant trois ans que Piereta travaille comme serveuse : « Il y a un modèle standard que les patron•nes suivent, ici. On nous promet 300 euros par mois pour cinq jours de travail par semaine. Et puis ces cinq jours se transforment rapidement en six. Et puis on commence à parler des difficultés financières de l’établissement et on réduit petit à petit ton salaire. Un jour, tu atteins tes limites et tu t’en vas. Ils trouvent une autre fille. C’est un cercle sans fin. »

Dans tous les bars où Piereta a travaillé, elle était officiellement employée à mi-temps. Ainsi, les employeurs/euses échappaient à l’inspection du travail, dotée de peu de moyens. Et, au fait, pour quel salaire ? « Trois euros de l’heure. C’est standard. On gagne environ 25 euros par jour. Ce n’est pas un salaire : personne ne peut vivre comme un•e adulte indépendant•e avec cette somme. »

Piereta a terminé son école de photographie et, pour l’instant, est sans emploi. « J’ai travaillé régulièrement depuis trois ans, mais officiellement je n’ai travaillé que quelques mois, puisque mes patrons m’ont forcée à signer un engagement soi-disant à mi-temps. En conséquence, je n’ai pas droit aux allocations de chômage », explique-t-elle.

Après 20 ans, toujours étrangère

Une autre difficulté pour Piereta est sa nationalité : ses parents albanais-es se sont installé-es en Grèce au début des années 90. « J’avais deux ans. Vingt ans plus tard, je n’ai toujours pas de papiers grecs », explique-t-elle, décrivant la manière dont la bureaucratie la force à payer sans cesse des frais de traduction et de documentation. Sa nationalité est une source de discrimination dans sa recherche d’emploi : « L’employeur/euse me demande d’où je viens, mais, après ma réponse, il/elle n’est plus intéressé-e. »

Piereta reste persuadée qu’elle réalisera son rêve : « C’est vrai que la vie pour nous est catastrophique en ce moment, mais je crois toujours que je serai photographe », fait-elle, déterminée. Elle collabore à différents médias sociaux, et essaie de promouvoir son travail personnel en ligne.

Irini

Irini Papachrisostomidou (Crédits photo Kostis Ntantamis)

Irini Papachrisostomido, 38 ans, vient de Naoussa, au nord du pays. « Dans une communauté aussi petite [la population est d’environ 19.000 habitant-es, ndlr], les femmes peuvent uniquement travailler en tant que serveuses », explique-t-elle en nous racontant son histoire dans le petit appartement qu’elle loue à Exarchia, au centre d’Athènes. « À la campagne, si une femme est célibataire, elle vivra très certainement chez ses parents. Si elle a une relation, elle se mariera et vivra une vie de famille. » Mais Irini attendait autre chose de la vie. Après des années de travail comme serveuse dans sa ville natale, elle décide donc en 2015 de déménager à Athènes. « Je ne me faisais pas d’illusions. Je sais très bien qui je suis. Une femme d’une trentaine d’années, sans diplôme universitaire, n’a pas beaucoup d’opportunités », dit-elle.

Déçue par Syriza

Irini raconte que son déménagement a été favorisé par la crise des réfugié-es et la déception vis-à-vis de Syriza, le parti de gauche au pouvoir depuis janvier 2015. « J’ai vu la situation des réfugié-es à la télévision et j’ai décidé de rejoindre des initiatives de solidarité. Je ne pouvais pas regarder tout cela de loin. » Elle pense que le gouvernement n’a offert aucune solution concrète. Et cette déception rejoint celle qu’elle ressent à l’égard de Syriza, qu’elle soutenait depuis des années. « Je ris, maintenant, quand je repense à la façon dont je croyais au système social que Syriza défendait, se souvient-elle. Comment peut-on rêver autant ? Et à quel point peut-on tomber de haut face à la réalité ? »

Quand j’ai vu qu’il n’y avait plus aucune raison de continuer à croire au rêve que vendait Syriza, j’ai pris mes affaires et je suis partie.

Irini admet que, jusqu’à maintenant, elle n’a toujours pas « fait le deuil » de Syriza. « C’est l’une des raisons qui m’empêche d’être active en ce moment, et je peux très bien comprendre la passivité et l’apathie de beaucoup de gens. Quand j’ai vu qu’il n’y avait plus aucune raison de continuer à croire au rêve que vendait Syriza, j’ai pris mes affaires et je suis partie. »

Pas de vacances

Irini vit désormais dans un petit studio qu’elle partage avec une colocataire et travaille dans un magasin d’art. « Au début, on m’a promis de me faire travailler huit heures par jour et cinq jours par semaine. Les cinq jours sont devenus six et, jusqu’à présent, mon contrat est à mi-temps. Mon salaire me permet de payer mon loyer, mais rien d’autre », raconte-t-elle. Alors que certain-es de ses ami-es lui envoient des messages depuis leurs vacances, Irini, elle, est restée à Athènes cet été. « Je n’ai pas les moyens de partir en vacances. Je travaille quasiment tous les jours. »

« J’aimerais être mère, confie enfin Irini. Mais dans ces conditions, je n’ose pas imaginer à quoi va ressembler mon avenir. Chaque mois, c’est la lutte. Pas pour vivre, mais pour survivre. »

Katerina

Katerina Karneri (Crédits photo Kostis Ntantamis)

Katerina Karneri a 62 ans ; elle est née et a grandi à Athènes. « J’ai enseigné le théâtre toute ma vie », nous explique-t-elle au début de notre entretien, dans son appartement de Kipseli, un quartier central de la capitale. Katerina travaille encore : elle enseigne le théâtre dans une école privée deux fois par semaine, et elle essaie de vendre des bijoux qu’elle fabrique elle-même. « Auparavant, j’avais une vie de qualité. Je travaillais dans trois écoles publiques différentes, pour un salaire décent », sourit-elle en repensant à ce temps passé.

Katerina, son mari Stefanos et leur fils Aris vivaient dans un petit rez-de-chaussée, mais étant donné qu’à la fin des années 2000, leur situation était stable, la famille a décidé d’acheter un appartement. « Je n’oublierai jamais 2010, l’année où ma vie a changé, confie Katerina. Nous avons pris un crédit pour notre appartement et, dans les jours qui ont suivi, mon mari est tombé gravement malade. Quelques mois plus tard, j’ai perdu mon travail dans chacune des trois écoles où j’enseignais. Ma vie s’est effondrée. »

L’austérité détruit tout

En 2010, après avoir demandé l’aide internationale (voir les articles suivants), la Grèce s’est vu imposer de prendre toujours plus de mesures d’austérité afin de rembourser sa dette. Ces mesures – qui se sont encore aggravées depuis – ont particulièrement impacté les citoyen-nes, comme Katerina.

« Les écoles voulaient employer des enseignant-es au rabais et se passer des ateliers théâtre. Je me suis tout à coup retrouvée sans emploi, avec mon mari malade et un emprunt à rembourser. » Katerina pense que sa vie s’est effondrée à cause des mesures d’austérité, qui l’ont laissée totalement sans soutien de la société. « J’étais déprimée, je voulais mourir. Heureusement, mon fils avait un emploi et a pu nous aider », se souvient-elle.

Mais vivre avec l’argent de son fils mettait Katerina mal à l’aise. Dès que son mari s’est rétabli, elle a cherché des solutions. « Sur internet, j’ai découvert la technique du macramé. Je m’y suis mise en me disant que je pouvais le faire toute seule. » Ce travail créatif lui a aussi permis de se remettre moralement sur pied. En vendant ses productions sur des marchés, elle a fait de nouvelles connaissances. « J’ai rencontré une personne qui est maintenant mon patron à l’école de théâtre où je travaille. Je suis payée 300 euros, au moins j’ai un petit salaire », explique Katerina. Elle exerce huit mois par an, mais quand l’école est fermée, elle ne touche rien.

Ne pas penser à la pension

Katerina est une ancienne marathonienne ; elle aime nager. « Je n’ai pas d’argent pour partir en vacances, alors cinq fois par semaine, en transports en commun, je vais à la plage aux alentours d’Athènes », dit-elle. Elle avait toujours pensé qu’à son âge, elle serait plutôt en train de faire du tourisme dans les îles grecques. Cet été, Katerina s’est aussi occupée en créant de nouveaux bijoux, notamment à partir de capsules Nespresso usagées. Le soir, elle s’installe dans une petite rue touristique proche de l’Acropole et elle vend ses réalisations. Même si elle ne gagne pas beaucoup d’argent, elle dit que cela la tient en vie.

J’essaie de ne pas penser à ma pension. Je dois au moins travailler jusqu’à mes 65 ans. Mais avec mon revenu actuel, ma retraite sera limitée.

« J’essaie de ne pas penser à ma pension. Je dois au moins travailler jusqu’à mes 65 ans. Mais avec mon revenu actuel, ma retraite sera limitée », précise-t-elle. La plupart des amies de Katerina, du même âge qu’elle, ont décidé de prendre leur retraite de manière anticipée par crainte d’être coincées par la crise économique. « Elles vivent maintenant avec 300 ou 400 euros de retraite, en devant aussi soutenir des enfants ou des petits-enfants sans emploi. C’est la réalité de l’austérité en Grèce », conclut Katerina en préparant son petit sac de bijoux pour les vendre, ce soir, dans les rues d’Athènes.


Cet article est extrait du dossier « La Grèce sous l’austérité », magazine axelle, n° 202, octobre 2017.

Source Axelle

Iles grecques à vendre

PLUS DE QUARANTE ILES GRECQUES SONT A VENDRE

Plus de 40 îles grecques sont actuellement en vente à des prix ridiculement bas en raison des effets de la crise financière et des mesures fiscales accrues mises en place par le gouvernement.

Les prix ont diminué de plus de 60% dans la plupart des cas, les professionnels de l’immobilier notent que l’offre a même doublé.

Selon un professionnel du secteur, les îles proposées à la vente 70 millions d’euros avant la crise s’offrent maintenant entre 10 à 15 millions d’euros.

Les experts précisent cependant que le marché de l’île grecque est concurrentiel par rapport à celui d’autres pays. Mais les ventes restent difficiles à concrétiser en raison des formalités administratives, des autorisations de construction, des accords des services archéologiques et forestiers, des avals donnés par le Ministère de la Défense, et dans de nombreux cas le classement des îles en zones naturelles protégées.

L’île de Scorpios qui appartenait au magnat grec Aristote Onassis a été cédée avec son ilot voisin Sparti, à un milliardaire russe pour 117 millions d’euros, le prix de vente d’origine, fixé en 2008 avoisinait les 200 millions d’euros.

Oxia près de  Zakynthos s’est vendue pour un peu moins de 5 millions d’euros  (7 millions d’euros au départ) à l’ancien émir du Qatar.

Le profil des acheteurs s’est quelque peu modifié. Les investisseurs se sont détournés des îles au profit de propriétaires privés.

https://lepetitjournal.com/athenes/plus-de-quarante-iles-grecques-sont-vendre-158331

Grèce : 3eme mémorandum un programme de ruine et de punition

Grèce : Troisième mémorandum – Le renversement d’un renversement  par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis 4/10/17

Députée depuis mai 2012, réélue en juin 2012 et en janvier 2015, Nadia Valavani était vice-ministre du budget lors du premier gouvernement Syriza-Anel. Elle a démissionné de son poste de ministre le 13 juillet 2015, au lendemain de la signature par le Premier Ministre Tsipras de l’accord menant à un troisième mémorandum, ces listes de mesures d’austérité qui conditionnent les emprunts ou plans de « sauvetage »gérés par la Commission européenne, la Banque centrale européenne, le Mécanisme européen de stabilité et, jusqu’en 2015, le Fonds monétaire international. Après qu’elle ait été calomniée suite à sa démission, comme tous les anciens députés et ministres qui ont quitté Syriza à ce moment-là, N. Valavani a choisi d’écrire un livre pour rétablir sa version des faits. Son titre donne le ton : Troisième mémorandum : Le renversement d’un renversement. Preuves personnelles d’un démenti collectif. Elle y détaille la loi qu’elle a fait adopter en mars 2015, aménageant les principales mesures contre la pauvreté prises pendant les six premiers mois du gouvernement de Syriza, et elle commente les grandes mesures du 3e Mémorandum.

Les « 100 versements », mesure vitale pour la population grecque

En effet, N. Valavani a mis en place un dispositif dit des 100 versements, dont l’objectif était de régler, en partie, les dettes des particuliers et des entreprises vis-à-vis du secteur public. Et cela en permettant, d’étaler le paiement des dettes en 100 versements de 20 € minimum combiné à un effacement des pénalités pour ceux qui y souscrivaient. Il s’agissait de régler ainsi des situations fiscales que la baisse des revenus, le chômage et les hausses d’impôts avaient rendu désespérées |1|. Les enjeux étaient énormes, puisque de nombreuses démarches administratives rendent obligatoire en Grèce le « certificat fiscal » un certificat qui indique le statut fiscal quant au paiement des impôts : tous les achats et ventes mais aussi, avant 2015, l’accès aux bons de santé pour les démunis. La dette des particuliers et entreprises envers le Secrétariat général des recettes publiques représentait en février 2015 près de 74 milliards d’Euros, soit 40 % du PNB, dus par environ 3,9 millions de contribuables (dont 400 000 entreprises) |2|. En fait, un tiers de la population grecque était endetté auprès des impôts pour moins de 3 000€ majorations comprises. À l’autre bout, 60 milliards étaient dus par 6 500 contribuables, dont 4 000 entreprises (certaines fermées depuis longtemps) avec une dette supérieure à 1 million d’€, datant parfois des années 70 ou 80.

Malgré l’hostilité des Institutions, ce dispositif des 100 versements est resté en place 3 mois, de mi-avril à mi-juillet 2015, concernant plus d’un million de débiteurs à hauteur de 7,5 milliards de dettes. Entre le 28 juin et le 15 juillet 2015, malgré la fermeture des banques et le contrôle des capitaux, 600 millions d’euros de dettes ont encore pu être arrangés. Mais de nombreux contribuables n’ont pas pu en bénéficier dans ce court laps de temps. Le 3e mémorandum a interrompu les 100 versements et les conditions générales de maintien dans le dispositif ont été durcies au point qu’en juin 2016, 250 000 personnes en avaient été éjectées.

Le premier avantage de cette mesure était le soulagement social apporté. Le deuxième était l’apport régulier d’argent frais dans les caisses de l’État, à un moment où le gouvernement était confronté au blocage des liquidités par la Banque centrale européenne. « Tsipras s’en est vanté lors de sa campagne de septembre 2015, sans avouer qu’il avait lui-même signé leur annulation le 13 juillet 2015. »

Les mémorandums ont créé un énorme endettement fiscal

« Les créanciers considèrent que l’économie grecque doit être saignée à blanc et que les contribuables sont des machines à payer, tels les condamnés d’une colonie de la dette ». En fait une grosse part de la dette fiscale, 47 milliards sur 74 milliards, a été créée après 2010, début des mémorandums. Par exemple si en 2013 la dette fiscale s’élevait à 8 milliards, en 2014 elle pesait 14 milliards, soit une augmentation de 60 % de la dette fiscale annuelle.

Les créanciers considèrent que l’économie grecque doit être saignée à blanc et que les contribuables sont des machines à payer.

Or le FMI s’est farouchement opposé à cet aménagement en 100 versements, d’abord parce qu’il contredit le principe de « super-seniority » qui donne la priorité aux banques privées dans l’ordre des remboursements. Ensuite le FMI considérait que ces versements s’opposaient à la « pédagogie fiscale » censée réduire la fameuse « culture du non-paiement » attribuée aux Grecs. « En 2000, la dette des contribuables grecs envers les impôts était seulement de 3,5 %, c’était le bon moment pour faire de la pédagogie et encourager la culture du paiement de l’impôt. Mais avec 40 % du PNB fin 2014, il y avait d’autres urgences et priorités que la « pédagogie fiscale » prônée par le FMI » proteste Nadia Valavani. Alors que 20 milliards d’euros et 500 000 endettés fiscaux supplémentaires ont été créés pendant ces deux années par les nouvelles mesures d’austérité du troisième mémorandum, Tsipras et les chiffres officiels annoncent en janvier 2017 que les objectifs fiscaux ont été atteints pour 2015 et en 2016. Où mèneront les mesures annoncées de nouvelle hausse des taxes, qui menacent retraités et salariés ?

L’Agence Indépendante des Recettes Publiques

Parmi les nouvelles atteintes à la souveraineté grecque imposées par le 3e mémorandum, Nadia Valavani dénonce l’abandon de la fonction régalienne de recettes et d’attribution budgétaire. Obligation mémorandaire, une « Agence autonome des recettes publiques |3| » s’empare depuis le 1er janvier 2017 de la collecte des impôts et des recettes publiques. Désormais géré par cet organisme affilié directement aux créanciers étrangers, les institutions européennes, tout le mécanisme des recettes publiques sort ainsi de la juridiction du ministère des Finances et échappe à tout contrôle démocratique, constitutionnel ou administratif. Spécialement créé pour exercer un contrôle accru sur l’exécutif grec et visiblement testé en Grèce en vue d’imposer ce type d’Agence indépendante dans tous les pays de l’Union, ce néoplasme néolibéral confisque la fonction régalienne des recettes et du budget de l’État. Le ministère n’aura plus aucun pouvoir, ni même celui de peser sur l’interprétation de lois importées. Il ne sera renseigné que mensuellement sur une base statistique. En outre, 36 000 affaires fiscales qui allaient arriver à expiration, concernant l’argent noir des partis politiques, les bakchichs, les pots de vin de l’armement, d’énormes fraudes, etc. sont prescrites d’office à cause de la suppression des instances de poursuites fiscales. Ces dispositions ont été instituées par une loi votée en mai 2016 par l’ensemble mémorandaire de l’assemblée. Le portefeuille de secrétaire aux recettes devient inutile, puisque toutes les lois sont rédigées à l’étranger.

Le super-fonds de privatisation

Le 3e Mémorandum a aussi supprimé l’article 24 de la loi Valavani qui attribuait tous les bénéfices du Fonds de privatisation TAIPED aux caisses publiques d’assurance sociale. Le TAIPED est remplacé par un Super-fonds de privatisation sous contrôle des créanciers, qui brade irréversiblement toute la Grèce pour 99 ans. De plus ce super-fonds a été adopté par un article dont le contenu n’a été publié – en allemand et dans la presse – que plusieurs semaines après le vote et l’adoption de la loi. Le super-fonds inclut aussi le Fonds de stabilité financière hellénique, chargé de la recapitalisation des banques grecques. « Privé de toute velléité de souveraineté nationale, le gouvernement va vendre les îles rocheuses, comme prévu depuis 2013, et toutes les marinas, ce qui remet en question la sécurité même du pays. Nous n’avons pas réussi à protéger nos lignes côtières. »

Désormais en Grèce, le mécanisme des recettes publiques sort de la juridiction du ministère des Finances et échappe à tout contrôle démocratique, constitutionnel ou administratif.

La recapitalisation des banques

À cause des recapitalisations successives, en 2015 le Fonds de stabilité financière hellénique possédait l’essentiel des actions des banques grecques, réduites à quatre, mais en novembre 2015 elles ont été rachetées par des fonds étrangers pour 5 milliards d’euros à un prix ridicule : trois actions de la Piraeus Bank valaient alors moins d’un cent d’euro. Pourtant cette banque détient les hypothèques de 75 % des terres agricoles du pays.

La Task force et ses tentatives de vendre « des petits produits » à la ministre

Depuis 2012, tous les étages du ministère des Finances sont occupés par la task-force, constituée d’experts de l’Union européenne, nommés pour « aider l’administration grecque ». Les employés de la task-force insistaient pour rencontrer la ministre pendant sa fonction, en lui proposant l’achat de logiciels de gestion des impôts et taxes.

Un programme de ruine et de punition

Indépendamment de toute logique économique qui viserait à réellement rembourser des créanciers, le 3e mémorandum semble dicté par une volonté de dépecer la Grèce, au bénéfice des intérêts privés liés directement aux représentants des « Institutions » créancières. La formulation bienveillante des articles ajoute à la cruauté paradoxale des mesures. C’est particulièrement sensible avec le Super-fonds qui permet la liquidation à très bas prix de tous les actifs publics, dans des conditions qui vont encore appauvrir ce qui reste de l’État grec (entretien des installations à sa charge pendant 40 ans, exemptions de TVA et autres taxes pour les investisseurs, etc.). Le 1er janvier 2017, le Gouverneur de l’Agence autonome des recettes qui représente la Commission Européenne a pris ses fonctions et il a tout pouvoir, dont celui de saisir et liquider les biens hypothéqués, accélérant ainsi la précarité des ménages grecs.

« Les créanciers savent que la dette grecque est impossible à rembourser. Ils s’occupent d’abord de brader les propriétés publiques ; désormais, ils visent aussi la liquidation de la petite propriété privée en Grèce, avec la suppression de la protection des résidences principales depuis janvier 2017. Quand il ne restera qu’un pays à l’économie exsangue avec une dette ingérable, ils s’occuperont d’aménager la dette grecque. »

Troisième mémorandum – Le renversement d’un renversement
Nadia Valavani, Éditions Livani,
Athènes, 2016.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète

Notes

|1| Rappelons qu’en Grèce, 80 % de la population, retraités et employés du privé et du public se voient ponctionner leurs impôts à la source.

|2| Parmi eux, correspondant à 3 % de la dette fiscale totale, 3,7 millions de contribuables devaient moins de 5 .000€, majorations et pénalités comprises, dont 3,3 millions devaient moins de 3 000€ (dont 357.000 PME).

|3| Cette agence récupère la majorité des compétences du ministère du budget et de l’économie : politique fiscale, gestion des ressources, moyens fiscaux et instruments d’investigation, émission et application des mesures fiscales, douanières et budgétaires, mais aussi « l’élaboration et la mise en place des mesures de protection de la santé publique, de l’environnement, des intérêts des consommateurs, son soutien au bon fonctionnement du marché, à la compétitivité de l’industrie chimique (sic) et le soutien aux services juridiques, policiers et autres autorités, … l’élaboration et la gestion du budget de l’État… ». Cette agence disposera aussi, selon le nouveau Code pénal, des compétences pour mettre en vente les habitations principales des débiteurs en suspension de paiement. Outre les biens publics, ce sont désormais les biens privés grecs qui sont dans le collimateur des créanciers.

http://www.cadtm.org/Grece-Troisieme-memorandum-Le

Falsifications des statistiques grecques- procès Georgiou

Grèce  : le procès Georgiou ou l’affaire de la falsification des statistiques grecques pour justifier l’intervention de la Troïka   17 août par Constantin Kaïmakis

CC – Flickr – Ken Teegardin

Un procès sans fin

Ce n’est pas moins de 4 ans d’instruction judiciaire, deux procès initiaux et une réouverture du dossier que vient de clore la condamnation d’Andréas Georgiou. En effet, le 1er août 2017, le Tribunal correctionnel d’Athènes a condamné cet ancien Directeur de l’office des statistiques grecques (Elstat) à deux ans de prison avec sursis pour «  manquement au devoir  ». Voici ce qu’en dit le quotidien Le Monde dans son édition du 1 août 2017 : « Andréas Georgiou, ancien chef de l’office des statistiques grecques, Elstat, au cœur de la saga des faux chiffres du déficit public au début de la crise de la dette, a été condamné, mardi 1er août, à deux ans de prison avec sursis. Le tribunal correctionnel d’Athènes l’a jugé coupable de « manquement au devoir », selon une source judiciaire. Cet ancien membre du Fonds monétaire international était poursuivi pour s’être entendu avec Eurostat (l’office européen de statistiques, dépendant de la Commission européenne) afin de grossir les chiffres du déficit et de la dette publique grecs pour l’année 2009. Le but supposé : faciliter la mise sous tutelle financière du pays, avec le déclenchement, en 2010, du premier plan d’aide internationale à la Grèce – on en est au troisième, depuis août 2015. |1| »

Comme l’écrit Éric Toussaint : « Après les élections législatives du 4 octobre 2009, le nouveau gouvernement de Georges Papandréou procéda en toute illégalité à une révision des statistiques afin de gonfler le déficit et le montant de la dette pour la période antérieure au mémorandum de 2010. Le niveau du déficit pour 2009 subit plusieurs révisions à la hausse, de 11,9 % du PIB en première estimation à 15,8 % dans la dernière. » « Le gouvernement de Papandréou a fait falsifier les statistiques de la dette grecque, non pas pour la réduire (comme la narration dominante le prétend) mais pour l’augmenter. C’est ce que démontre très clairement la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque dans son rapport de juin 2015 (voir le chapitre II, p. 17). |2| »

Le travail d’expertise de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque

La Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque (Commission Vérité) a été créée le 4 avril 2015 suivant une décision prise par la Présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, qui a confié la coordination scientifique de ses travaux à Éric Toussaint, Docteur en sciences politiques. La trentaine d’experts qui ont travaillé à ce remarquable travail de vérité font notamment état de l’évolution et de l’histoire de la dette grecque. Ils démontrent avec minutie comment Papandréou a dramatisé la situation de la dette et du déficit pour justifier une intervention étrangère qui apporterait suffisamment de fonds pour répondre à la situation des banques. C’est là qu’interviennent les faux chiffres et les méthodes douteuses d’A. Georgiou à Elstat. Georgiou a créé de toutes pièces les éléments qui ont permis de «  gonfler  » artificiellement les chiffres du déficit et de la dette publique grecs. Les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque ont décrit ces falsifications :
- les falsifications concernant les obligations des hôpitaux publics qui ont ainsi permis d’augmenter une première fois le déficit ;
- les falsifications portant sur 17 entreprises grecques et sur les organismes publics comme les services de l’électricité, le téléphone et les télécoms, le rail, la télévision publique etc, qui ont permis d’augmenter à nouveau le déficit ;
- enfin les fameux swaps de Goldman Sachs (contrats d’échanges de taux d’intérêts) qui sont venus gonfler rétroactivement les chiffres de la dette à compter de 2009.

Ainsi la falsification des statistiques est directement liée à la dramatisation de la situation budgétaire et de la dette publique. Cela a été fait pour que l’opinion publique en Grèce, en Europe et au niveau international soient convaincue de la nécessité d’un « plan de sauvetage » de l’économie grecque en 2010, avec toutes les conditions strictes et conséquences sociales imposées à la population du pays. Les parlements des pays européens ont voté pour le « sauvetage » de la Grèce en s’appuyant sur ces statistiques falsifiées.

Sous prétexte de fournir une aide à la Grèce, dans le cadre de la solidarité, on a en fait masqué la socialisation des pertes bancaires.

Tant par son style que ses méthodes, Andréas Georgiou a été mis en cause, notamment par son administration. Les chiffres sont contestés, et pour les vérifier on va créer un conseil d’administration de sept membres. Les relations entre Georgiou et ce conseil sont difficiles voire inexistantes : il ne les réunit pas et ne les informe pas. Ce CA va être dissous, et ses membres remerciés. Deux d’entre eux décident de témoigner devant la commission pour la vérité contre leur ancien chef ; c’est le cas notamment de Zoé Georgantou, universitaire reconnue. Elle estime qu’Andreas Georgiou aurait gonflé les chiffres du déficit à dessein en y incluant par exemple les dettes des hôpitaux publics.

Un soutien inconditionnel de la Commission européenne

Marianne Thyssen, commissaire européenne aux affaires sociales, a affirmé que «  les données sur la dette grecque pour la période de 2010 à 2015 ont été fiables et communiquées avec exactitude  ». Dans cette situation, la justice grecque avait estimé en décembre 2016 qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour envoyer Georgiou devant le tribunal… Mais un courageux procureur de la Cour suprême, Xeni Dimitriou a demandé le réexamen de l’affaire. A l’issue d’un nouveau procès, Georgiou a donc été condamné le 1er août 2017. Ses avocats et lui-même ont fait savoir qu’ils feraient appel.

La porte-parole de la Commission européenne, Mme Annika Breidthardt, a renouvelé son soutien total à Georgiou en déclarant que cette décision n’est pas conforme aux décisions précédentes de la justice et a réitéré que « la Commission est pleinement confiante dans l’exactitude et la fiabilité des données de l’Elstat au cours de la période 2010-2015 et au-delà ». Le vice-président de la Commission européenne, M. Valdis Dombrovskis, dans une interview au Financial Times a déclaré que « l’indépendance des offices nationaux des statistiques des pays-membres est un pilier important du fonctionnement de l’euro et un des éléments qui construisent la confiance entre les pays-membres de la zone euro ». Il en est de même de toute la nomenclature européenne qui clame son soutien à Georgiou via les Moscovici, Mario Draghi et autres… La pression des autorités européennes est constante soit de façon formelle soit via les médias européens. Et le prochain Eurogroupe de septembre 2017 envisage même d’en parler.

Rappelons que le gouvernement d’Alexis Tsipras a déjà plié devant les exigences des dirigeants européens dans une autre affaire. Voici ce qu’écrivait Maria Malagardis du quotidien français Libération à propos de l’abandon de poursuites contre trois experts techniques de Taiped, l’organisme mis en place pour gérer les privatisations http://www.cadtm.org/La-justice-ou-l-argent-L-etrange). Trois experts étrangers faisaient en effet, jusqu’à très récemment, l’objet de poursuites pénales :

« En cause : la manière dont a été gérée en 2014 la vente de 28 biens immobiliers concernant un grand nombre de ministères et d’installations publiques. Prix total de la transaction au profit de deux opérateurs privés (Eurobank Property et Ethniki Pangaea) : 261 millions d’euros.
Afin d’éviter le déménagement des nombreux services concernés, il avait été prévu que les nouveaux propriétaires loueraient ces bâtiments à ceux qui les occupent. Pendant vingt ans. A l’issue de cette période, l’État grec pourrait racheter ces propriétés, au prix courant du marché.

Sauf qu’un groupe d’avocats du Pirée va contester cette transaction et montrer comment le prix total de vente déjà sous-évalué, selon eux, se révélait de surcroît nettement inférieur au total des loyers encaissés au cours de la période concernée (580 millions d’euros). L’État grec était donc perdant, ont-ils estimé, conclusion reprise par le parquet dans un réquisitoire de 200 pages.

De surcroît, les heureux acquéreurs ont bénéficié d’une clause supplémentaire qui prévoit que le rachat éventuel par l’État grec serait exempté de toute taxe ou impôt. Autant de pertes supplémentaires pour le Trésor.

À l’issue de l’instruction préliminaire, des poursuites ont donc été engagées. Notamment contre un Espagnol, une Italienne et un Slovaque, tous conseillers auprès de Taiped à l’époque des faits. Rappelons que Taiped ne rend de comptes ni au Parlement grec, ni au gouvernement, sur la manière dont il gère les privatisations. Un vrai modèle de transparence donc.

Mais après l’annonce des poursuites, les membres de l’Eurogroupe, ont exigé et obtenu en 2016 l’impunité des membres de Taiped. Restait à éteindre l’action en justice.

Dès le 15 juin à Luxembourg, au moment où se finalisait l’accord pour les 8,5 milliards d’euros, le ministre des Finances espagnol, Luis de Guindos avait tapé du poing sur la table, en menaçant de bloquer l’aide si les poursuites n’étaient pas abandonnées. Visiblement, les représentants grecs ont dû donner ce jour-là quelques garanties sur leurs capacités à bloquer l’action de la justice, puisque l’argent fut débloqué. D’ailleurs, moins de deux semaines plus tard, la Cour suprême grecque, sollicitée par les avocats des trois experts, annulait purement et simplement les poursuites. »

Les ingérences des créanciers de la Grèce dans les affaires de justice a amené l’Union des juges et des procureurs de Grèce à vivement réagir dans un communiqué : « Les autorités judiciaires grecques et les lois grecques doivent traiter sur un pied d’égalité tous les citoyens indépendamment des relations spéciales que ces derniers pourraient avoir avec des services relevant de la Commission européenne. L’interprétation correcte et l’application des lois sont confiées par la Constitution aux institutions judiciaires dont le jugement ne doit pas être influencé par des tendances politiques, des pressions ou des incitations ». Et de conclure : « L’indépendance des offices nationaux des statistiques des pays-membres peut certes constituer un pilier important de l’union économique et monétaire selon la Commission, mais l’indépendance et la liberté de jugement des juges et des procureurs d’un pays sont la pierre angulaire du régime démocratique ».

À noter que, depuis début août 2017, Elstat a supprimé la parution des données flash sur le PIB grec… La raison ? Les données ne seraient pas fiables… tiens donc !

Pour terminer sur une note positive qui s’ajoute à celle de la condamnation de Georgiou, en juillet 2017, un ex-ministre socialiste a été condamné vendredi par un tribunal d’Athènes à huit ans de prison avec sursis pour « blanchiment d’argent » provenant de pots-de-vin versés par l’entreprise allemande Siemens pour la signature en 1997 d’un contrat avec la société grecque de télécommunications OTE |3|.

Notes

Quelle alternative anticapitaliste au rouleau compresseur de l’Union européenne ?

Revue mensuelle L’Anticapitaliste n°89 (juillet-août 2017) – Léon Crémieux et Christian Varin

Toute lutte d’émancipation, toute lutte révolutionnaire dans un des pays de l’Union européenne doit prendre en compte la réalité de cette entité. Elle représente un ensemble de structures qui ont pris en grande partie le relais des structures étatiques pour remanier le pouvoir des capitalistes, et représente donc autant d’obstacles aux luttes d’émancipation.

Mais l’Union européenne c’est aussi des centaines de millions de femmes et d’hommes qui subissent la même exploitation et la même oppression, organisée désormais au sein de cette entité. Aussi, toute lutte d’émancipation dans un des pays de l’UE doit tenir compte de ces nouveaux obstacles, des armes dressées par les capitalistes à l’échelle européenne, mais elle peut aussi tenir compte de cette nouvelle force que peut représenter l’action commune, coordonnée, des classes populaires de l’Union européenne.

La construction européenne a été pensée avant tout pour aider les dirigeants d’entreprise du continent (selon l’idéologie postulant que ce sont eux qui portent le progrès). Elle a enfourché, dans les années suivant la Deuxième Guerre mondiale, une aspiration réelle des populations européennes à en finir avec les frontières, les obstacles à la communication et les risques de guerres, et l’a retournée pour bâtir un nouveau carcan. Construite par en haut par un personnel politique dévoué au libéralisme et aux intérêts des grands groupes capitalistes basés en Europe, elle a été une arme économique à leur service, avec une monnaie et un marché unique dynamisant les pays exportateurs et leur ouvrant, dans les années 2000, le marché des entrants d’Europe de l’Est.

Maître d’œuvre de l’agenda néolibéral

Retournant l’une après l’autre les quelques politiques de solidarité commune qui lui avaient été utiles pour légitimer son décollage, dès les années 1980 elle a été maître d’ouvrage pour la mise en œuvre de l’agenda libéral de l’Ecole de Chicago dans tous les pays de l’UE. Les outils antidémocratiques des institutions européennes (Commission et Conseil, Banque centrale) les différents traités (Maastricht, Luxembourg, Lisbonne) ont été et sont les armes de guerre utilisées contre les droits sociaux des classes populaires, acquis au sein des Etats nationaux. Cet attirail a été renforcé en 2012 par le TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance). Ce traité, avec la signature honteuse de Hollande et des députés PS, est un nœud coulant permanent, permettant un contrôle des budgets et des finances publiques de chaque pays de la zone euro. C’est lui qui a cadré les politiques d’austérité visant à juguler les crises des dettes souveraines après 2008.

Confrontée à l’exacerbation de la recherche des taux de profits dans le contexte de faible croissance des dernières années, l’Union s’est consolidée comme proto-Etat, utile pour contraindre chaque gouvernement à des politiques d’ajustement structurel, sous prétexte de réduction de la dette et de discipline budgétaire. La Grèce a subi avec force tous ces mécanismes de régression sociale, ce carcan institutionnel et bancaire (avec le MES, mécanisme européen de stabilité, qui aide et renfloue les banques tout en imposant aux Etats le respect des règles du pacte budgétaire).

Nous avons donc bien affaire à une structure politique et économique cohérente, entièrement dévolue aux intérêts capitalistes, disposant de plusieurs attributs du pouvoir politique et économique, et fonctionnant en totale autonomie vis-à-vis de tout contrôle populaire. En cela toute politique de rupture avec l’austérité se mettrait ipso facto en infraction avec les règles des traités, les impératifs budgétaires fixés au niveau européen. Toute illusion sur des compromis ou des marges de négociations relèvent de l’utopie. Les seuls compromis temporaires possibles ne pourraient être que l’œuvre d’une mobilisation populaire de grande envergure avec la prise de contrôle de tous les outils de contrôle financier, banques, contrôle des changes, la maîtrise des outils de production et de distribution.

Aussi tout programme de rupture doit clairement intégrer ces éléments et leur mise en œuvre doit être réalisée sans délai, dès les premiers pas d’une politique anti-austérité. Toute vision d’une simple victoire électorale parlementaire et de la réalisation d’un programme progressiste, assorti d’une renégociation ferme mais prometteuse à l’échelle européenne, est soit trompeuse soit suicidaire. Car les blocages des institutions européennes n’interviendraient pas seulement en cas de remises en cause des structures capitalistes d’un pays de l’UE, mais dès la simple volonté de remise en cause des plans d’ajustement structurel imposés au niveau européen.

 Un programme d’action qui assume les affrontements

Aussi ne peut-on être qu’en désaccord, partiel ou total avec les démarches que proposent beaucoup de partis qui se réclament du combat contre l’austérité, à l’instar de la FI et du PCF, à l’instar aussi du programme de Jeremy Corbyn ou du dernier document émanant du Parti de la gauche européenne. Dans ces programmes, qui sont le plus souvent des programmes de gouvernement et non d’action pour une mobilisation populaire, n’apparaissent pas les exigences de rupture avec les règles budgétaires de l’UE, de prise de contrôle du système bancaire et des changes. Ils ont au moins le mérite de chercher la voie d’une rupture avec les injonctions des capitalistes européens, et cela engage donc à un débat avec celles et ceux qui les portent.

Un programme anticapitaliste doit conjuguer des mesures sociales anti-austérité, des mesures unilatérales de prise de contrôle de l’ensemble du système bancaire et un contrôle des changes. Il doit aussi impérativement s’adresser aux populations, à toutes les organisations sociales, politiques et syndicales pour une rupture anticapitaliste à l’échelle européenne, pour conjuguer nos forces à l’échelle internationale. On ne peut pas sérieusement envisager un processus dans lequel, en France, un président ou un parti leader jouerait sur les institutions nationales pour une politique plébiscitaire tout en posant ses conditions en Europe, de gouvernement à gouvernement, dans le respect des protocoles et traités actuels.

D’abord, parce qu’un pouvoir anticapitaliste, ou qui voudrait seulement s’attaquer vraiment aux orientations libérales, devrait être basé sur des assemblées mobilisées à tous les niveaux dans un très fort mouvement social de contestation de l’ordre établi et de transformation d’ensemble de la société. Ce mouvement serait immédiatement confronté à une lutte féroce des oligarchies capitalistes française et européenne pour le renverser. Il est illusoire de penser que le patronat « français » pourrait partager les intérêts et les exigences des classes populaires de ce pays face au « pouvoir de Bruxelles » en serrant les rangs autour d’un patriotisme étatique (néogaulliste ?)

La France étant un pilier de l’Union européenne, il faudrait prendre immédiatement les décisions qui apparaîtraient nécessaires en désobéissant aux principes néolibéraux de l’Union européenne, en s’adressant aux peuples par-dessus les gouvernements, en justifiant les mesures prises par l’intérêt des classes populaires de manière à la fois ferme et pédagogique, en refusant toute limitation de mise en œuvre des exigences populaires au nom du respect des principes absurdes de l’euro ou du Traité de Lisbonne – l’enjeu étant de ne pas être totalement ligotés en  quelques semaines !

Il n’existe pas de gouvernements anti-austérité ou antilibéral en Europe et le cadre institutionnel de l’Union amplifie le caractère libéral de cet ensemble politique. Le rapport ne peut donc être que conflictuel dès le premier jour d’un gouvernement anti-austérité. Le dialogue à ouvrir immédiatement ne serait pas avec les autres gouvernements européens ou les instances de l’UE, mais avec les autres populations de l’UE, les mouvements syndicaux et populaires pour agir ensemble. La diplomatie feutrée de Bruxelles ou Strasbourg serait un étouffoir aux antipodes de nos intérêts, alors que se déchaînerait à vive allure la machine de guerre libérale utilisant toutes les armes institutionnelles et bancaires à sa disposition, tout en employant à fond un arsenal de médias dévoués aux intérêts capitalistes.

 Construire des outils européens

La nécessité, probable, de devoir organiser cette lutte d’abord dans le cadre national, ne doit pas faire oublier celle de construire des outils d’organisation et de pouvoir populaire à l’échelle européenne. Il faut donc une assemblée constituante européenne, permettant de coordonner à un niveau international la révolution des peuples européens ayant renversé le pouvoir des puissances d’argent et, par d’immenses débats libres et démocratiques, prenant à bras le corps les problèmes essentiels des populations : donner du travail à toutes et tous, planifier la résolution des crises du logement, de la santé, de l’éducation et de la formation, de l’agriculture, des droits de toutes les couches spécifiquement opprimées.

Une telle construction européenne discuterait des expériences nouvelles et enthousiasmantes des uns et des autres, viserait à aider d’autres ensembles internationaux à se libérer de l’emprise du profit, de la concurrence et de la guerre, et prendrait en charge les questions qui ne trouvent pas de solution au seul niveau national, avant tout liées aux questions d’écologie et d’échanges : transport, énergie, échanges équilibrés, aide au développement pour remplacer la situation de pillage du Tiers-monde par une recherche commune des solutions aux désastres actuels que sont les guerres, la rareté des terres, de l’eau et des matières premières, les pandémies, la destruction de la biodiversité, etc.

Quels que soient les rythmes de mise en place d’une telle assemblée, elles doit être un de nos objectifs dans la mise en place d’un rapport de forces européen, fondé non pas sur des alliances improbables avec les gouvernements en place dans le cadre des institutions actuelles, mais sur l’alliance des classes populaires en Europe pour la mise à bas des institutions actuelles. Par ailleurs, seul un outil de ce type serait à même de débattre et d’élaborer un projet européen précisant le type de lien entre des structures de pouvoir populaire se combinant à différentes échelles – celles des régions, des nations, des Etats, de l’Europe elle-même, et des pays limitrophes à l’Est et au Sud.

Cette idée n’a pas la même matrice que celle mise en avant par exemple par Iglesias dans Podemos, de gouvernements de plusieurs pays européens pouvant dévier tous ensemble la trajectoire de l’UE. L’obtention d’un éventuel compromis temporaire avec les institutions européennes n’aurait éventuellement de sens que dans une dynamique populaire de transformation sociale et démocratique s’affrontant à l’UE. Le débat dans Podemos, avec tout son intérêt et ses limites actuelles, est celui du rapport de forces imaginable pour contraindre les dirigeants de l’Europe néolibérale à reculer.

 Les conditions d’un processus de rupture

Il faudra une sacrée mobilisation d’en bas, difficile à imaginer dans la conjoncture actuelle, pour imposer une autre Europe ! Mais dans un monde aussi mouvant que celui que nous connaissons, on voit comme les choses peuvent changer très vite – pour le pire comme, nous l’espérons encore, pour le meilleur. Dans tous les cas, un projet de rupture dans un pays de l’UE ne peut sûrement pas intégrer dans sa stratégie un appui d’éventuels gouvernements sociaux-démocrates, alors que ces derniers assument comme ceux de droite des politiques libérales et l’acceptation des traités et des règles de l’UE.

Tout processus de rupture devrait prendre, sans attendre de nouvelles discussions dans les institutions de l’UE, les mesures nécessaires même si elles sont contradictoires avec les traités. Il est indispensable de s’émanciper tout de suite des chaînes institutionnelles et réglementaires de l’Union, dès lors qu’elles sont contraires aux exigences sociales de première urgence.

L’expérience grecque montre bien que les dirigeants européens mettraient tout en œuvre pour bloquer un gouvernement anticapitaliste, anti-austérité. Cela impose l’application immédiate d’un programme d’urgence qui impose la prise en main des banques et des échanges financiers. Avec les mesures sociales sur les salaires, l’emploi, les retraites, ce seraient les premières urgences. En cela, évidemment, la rupture serait immédiate avec les traités et les règles communautaires. Et il faudrait être immédiatement prêt à utiliser tous les moyens pour empêcher une asphyxie financière : émission d’euros sans contrôle de la BCE, double monnaie, sortie de l’euro.

Mais la sortie immédiate de l’euro, en tant que telle, n’est pas la réponse miracle. Par contre, il ne devrait y avoir aucune hésitation à la mettre en œuvre dans ce processus. Tout cela ne serait évidemment possible que par une forte mobilisation populaire, créant le rapport de forces suffisant, bloquant toutes les manœuvres de sabotage économique ou politique. Il s’agit de rassembler par des démonstrations pratiques, avec des structures de mobilisation et de débat,  des couches populaires qui, comme on l’a vu en Grèce, ont des a priori différents sur l’UE et l’euro en soi, sous peine de ne pouvoir compter sur une mobilisation populaire majoritaire et offensive, indispensable face à la détermination des possédants.

Ces propositions ne visent pas à s’enfermer avec nos propres capitalistes dans nos frontières reconstruites, cela n’améliorerait en rien la situation des travailleur-se-s du pays. Par contre, les traités et la monnaie ont été mis sur pied par les dirigeants, notamment français et allemands, pour suivre les intérêts des grands groupes industriels et commerciaux. Ces propositions imposeraient un combat au sein de l’espace national et la recherche d’alliances au niveau européen, un message aux autres travailleurs de l’Union européenne pour conjuguer nos forces afin de mettre à bas ce système qui est nuisible pour tous.

L’exemple grec est malheureusement édifiant. Il y avait une contradiction présente dès le départ : mettre en œuvre le programme social de Syriza, même celui édulcoré avancé à Thessalonique en septembre 2014, impliquait un affrontement avec les institutions européennes, la rupture des engagements pris par les gouvernements précédents. Le chemin à suivre était d’appliquer le programme anti-austérité plébiscité deux fois dans les urnes et pour cela de suspendre tout remboursement de la dette et prendre des mesures sociales d’urgence, tout en prenant le contrôle du système bancaire, en se donnant les moyens de mobiliser le peuple grec et les autres peuples européens dont la solidarité était nécessaire.

Tous les pays d’Europe sont aujourd’hui soumis, à un niveau ou à un autre, aux règles de l’UE. Il faut mettre à bas un système et des institutions forgées, construites dans le seul intérêt des grands groupes capitalistes. C’est l’intérêt commun de tous les peuples, de tous et toutes les travailleur-se-s d’Europe. L’UE n’est pas réformable, mais le combat commun contre elle démarre évidemment au sein de l’UE, pour en briser les chaînes. Mettre à bas ce système est possible et indispensable, cela exige de créer un rapport de force dans lequel il faudra l’action solidaire de nous tous et toutes en Europe.

http://www.anti-k.org/2017/08/25/quelle-alternative-anticapitaliste-au-rouleau-compresseur-de-lunion-europeenne%E2%80%89/

Entretien avec Wolfgang Streeck

Wolfgang Streeck : Merkel est une «politicienne Téflon» par Amélie Poinssot sur Médiapart

Contrairement à ce que l’on entend souvent, le succès de l’économie allemande ne doit rien aux réformes mises en place dans les années 2000. Dans un entretien à Mediapart, l’économiste iconoclaste Wolfgang Streeck décortique le « modèle » allemand… et analyse la longévité politique d’Angela Merkel.

Cologne (Allemagne), de notre envoyée spéciale.- Wolfgang Streeck est une personnalité un peu à part en Allemagne. Auteur de plusieurs essais d’analyse sociétale et économique, il prône la fin de la monnaie unique européenne et a déjà annoncé la mort programmée du capitalisme. Nous le rencontrons à l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés, à Cologne où il enseigne. Entretien.

Selon vous, sur quoi repose ce que l’on appelle aujourd’hui le « deuxième miracle économique allemand » ?

Wolfgang Streeck : C’est peut-être le deuxième, voire le troisième… Je pense que la raison principale de ce « miracle » est la politique monétaire européenne. Nous nous trouvons en fait dans le pôle de prospérité de la zone euro. La zone euro éprouve peut-être toutes sortes de problèmes économiques, mais dans une telle économie intégrée, il y a toujours un endroit où tout est concentré. Et l’Allemagne a la chance d’être aujourd’hui, pour la zone de la politique monétaire européenne, ce que le Bade-Württemberg, c’est-à-dire la région de Stuttgart, était pour l’Allemagne dans les années 1990. On avait à l’époque un très fort taux de chômage, on avait tout un tas de problèmes, mais à Stuttgart et dans ses alentours, le chômage n’était que de 0,5 % et les salaires étaient en hausse.

Dans un sens, vous pouvez regarder la zone euro comme un pays. Un pays avec une économie intégrée, dans lequel les disparités régionales s’accroissent – de la même manière qu’en France, d’ailleurs – entre des zones prospères et d’autres pauvres. Mais l’État français a encore la capacité de redistribuer les ressources et de mener des politiques régionales, même s’il n’y parvient pas complètement. Tandis que pour la zone euro, il n’existe pas du tout de gouvernement. Le contraste énorme qui existait en Allemagne entre Stuttgart et le Mecklembourg-Poméranie (nord-est), par exemple, a été en grande partie résorbé par la politique du gouvernement fédéral, qui envoie pratiquement 4 % du PIB chaque année aux Länder de l’Est afin de ne pas creuser le différentiel de revenus. Dans la zone euro, tout cela n’existe pas !

Autre facteur d’explication de ce « miracle » : l’Allemagne est moins financiarisée que le reste du monde. Notre économie était, et reste, une économie industrielle. Ainsi, la crise du crédit ne nous a pas affectés comme elle a affecté d’autres pays. On a toujours Daimler, Audi, Volkswagen…, et tous ces gens extraordinaires qui continuent de construire des machines extraordinaires, et tous ces clients qui continuent de vouloir ces machines ! Le made in Germany est toujours une référence pour le secteur automobile.

L’euro est par ailleurs extrêmement bénéfique à cette économie industrielle. Car le rêve de la politique économique allemande, depuis le milieu du XIXe siècle, c’est d’avoir un marché international très étendu afin d’écouler ses produits industriels sans qu’il y ait dévaluation de sa monnaie. Et dans le même temps, d’avoir un marché captif pour les matières premières. Or aujourd’hui, l’Union européenne, c’est précisément cela !

L’impérialisme allemand, surtout après la République de Weimar, consistait à conquérir une zone assez grande pour écouler les biens allemands. Aujourd’hui, on n’a même plus besoin de cela : il y a l’Union monétaire. C’est elle qui nous permet de conserver notre secteur industriel surdimensionné. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir vendre des Volkswagen dans toute l’Europe. Il y a un effet additionnel : comme les autres pays européens, telles la France ou l’Italie, sont économiquement faibles, l’euro a perdu de sa valeur. Si nous devions travailler avec notre propre monnaie, une monnaie qui ne vaudrait par exemple que pour l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche, ce serait infiniment plus difficile car nous ne pourrions pas vendre bon marché. C’est pourquoi les Allemands sont si attachés à l’euro !

Finalement, cela paraît plus difficile pour les Allemands de quitter l’euro que pour les Grecs…

Les Allemands n’ont jamais voulu d’éclatement de la zone euro. Les Allemands vont se battre pour l’euro jusqu’à leur dernier souffle ; pour eux, c’est la dernière chose importante qu’il faut conserver. C’est pourquoi ils étaient si effrayés, pendant la campagne présidentielle, par les candidatures de Le Pen ou Mélenchon.

Si l’euro disparaissait, les Allemands devraient subir une crise très sévère. Cela dit, je reste fondamentalement opposé à la monnaie unique car je pense que sur le long terme, tout le monde en Europe va se mettre à haïr les Allemands. Or je me sens profondément cosmopolite dans mon cœur et je veux être heureux avec mes voisins. En ce sens, l’euro est un désastre complet pour l’Allemagne.

Les réformes Hartz n’ont « rien à voir » avec le succès économique allemand

Les réformes Hartz de 2005, qui ont modifié en profondeur le système d’assurance-chômage, n’ont donc rien à voir avec les succès de l’économie allemande ?

Non, c’est une stupidité absolue que de le croire. C’est une invention des élites d’autres pays, françaises et italiennes en particulier. L’Allemagne irait bien aujourd’hui parce qu’elle a réussi à mener ces réformes il y a douze ans… On diffuse ce mythe afin de favoriser les réformes de libéralisation du marché du travail type Macron ou Renzi. C’est un mensonge complet.

Notre prospérité dépend en réalité des grandes entreprises de métallurgie. Or pas un ouvrier de ces entreprises ne connaît un niveau de salaire qui aurait été affecté par les réformes Hartz : leur rémunération reste très élevée ! Les réformes Hartz étaient une opération budgétaire : il s’agissait d’économiser sur l’assistance sociale et sur les indemnités chômage. Elles ne touchaient pas au marché du travail – à l’exception d’une petite mesure, celle sur le travail intérimaire qui a permis à des salariés se retrouvant au chômage technique d’aller travailler dans une autre entreprise. Ces réformes n’avaient rien à voir avec la sécurité de l’emploi ou la facilitation des licenciements.

Quel a été, en fin de compte, l’impact de ces réformes (lire à ce sujet notre reportage à Bochum) ?

Cela a permis de couper dans les dépenses publiques consacrées à l’assistance sociale. Cela a amélioré les statistiques du chômage. Et sur le marché du travail, une pression s’est exercée vers le bas sur des salaires qui étaient déjà en bas de l’échelle.On en arrive au point, aujourd’hui, où des gens gagnent moins que l’allocation minimale de Hartz IV. Ils peuvent alors demander une allocation complémentaire auprès de l’État. Il semble que cela résulte d’un accord entre employeur et employé : le gouvernement se substitue à des bas salaires et les employeurs font plus de profit.

Les réformes Hartz n’ont rien à voir avec la supériorité de l’économie allemande, qui dominait déjà l’économie européenne dans les années 1980. C’est d’ailleurs cette période que je qualifierais de second miracle économique allemand, tandis que le premier s’est déroulé dans les années 1950.

Certes, après cela il y a eu la réunification, qui a lourdement pesé sur notre économie. Mais si l’économie allemande n’avait pas été si forte en 1989, elle n’aurait jamais pu absorber la RDA en un temps aussi court. Nous avons réalisé cette union monétaire dans laquelle nous avons transféré notre deutsche Mark à 1=1 avec l’Allemagne de l’Est, puis nous avons eu 20 % de chômage dans les Länder de l’Est, dans les années 1990. Mais comme nous avions un gouvernement fédéral capable de transférer des régions riches aux régions pauvres du pays, cette réunification n’est pas devenue un fiasco politique.

L’introduction du salaire minimum par le gouvernement sortant a-t-elle changé quelque chose pour l’économie allemande ?

Oui, cela a eu un effet sur le bas de l’échelle des salaires. Mais pas dans les secteurs forts de l’économie. C’est la seule bonne chose faite par ce gouvernement, il faut l’admettre : cela faisait longtemps qu’on avait besoin d’une telle mesure. D’autant qu’on pouvait se le permettre ! Si nous avons si peu de conflits sociaux visibles dans ce pays, c’est parce que nous avons énormément d’argent… Cette année, rien que dans le budget fédéral, nous payons 50 milliards d’euros pour les réfugiés. Et une autre enveloppe de 50 milliards est prévue pour l’année prochaine. Ce sont des sommes énormes. Mais l’argent est là ! Dans un autre pays, les gens seraient descendus dans la rue pour protester. Un exemple : pour un réfugié mineur non accompagné, la somme dévolue à son séjour s’élève à 63 000 euros par an. Or il y en a 62 000 dans le pays. Ce qui nous amène à 4 milliards d’euros, rien que pour les mineurs non accompagnés.

Si l’on fait un rapide calcul, on voit que cette somme consacrée à une année de séjour d’un mineur non accompagné est l’équivalent de plus de quatre fois ce qu’une famille de quatre personnes reçoit comme assistance sociale dans le système Hartz IV.

Ce genre de comparaison ne risque-t-elle pas de susciter des tensions ? L’aide aux réfugiés est-elle contestée ?

Elle le serait… si nous n’avions pas autant d’argent ! Les médias eux-mêmes ne sont pas allés chercher ces chiffres. Ce pays est complètement domestiqué par Mme Merkel. Personne n’ose dire quoi que ce soit de mauvais contre elle. Elle va être réélue par ceux qui sont contre les réfugiés et elle va être réélue par ceux qui sont pour les réfugiés. Elle va réussir à être réélue pour des raisons complètement opposées, par des gens complètement différents.

Angela Merkel a de fortes chances d’enchaîner un quatrième mandat à la tête du gouvernement allemand… quand ailleurs en Europe, les Français ont complètement transformé leur échiquier politique, les Britanniques sont entrés dans une période de forte instabilité et d’autres balaient leurs dirigeants. Comment expliquez-vous cette longévité particulière de la chancelière allemande ?

En réalité, il y a un point commun entre ces différents pays : dans toute l’Europe, le système traditionnel des partis politiques se désintègre. Cela vaut aussi pour l’Allemagne, et la longévité d’Angela Merkel en est un indicateur : il n’y a personne qui puisse lui faire concurrence au sein la CDU. Personne. Quant au SPD… Souvenez-vous quand Sigmar Gabriel a laissé tombé la présidence du parti, que Martin Schulz est arrivé, et du processus stalinien auquel nous avons eu droit pour finir sur une élection de Schulz avec 100 % des voix ! C’est du jamais vu. Ce résultat montre le niveau de détérioration du parti.

Une chancelière « opportuniste »

La longévité d’Angela Merkel est due à l’affaiblissement des partis politiques, à la fin des idéologies. Merkel peut prendre n’importe quelle position : elle a une technique qui fait que personne ne peut s’élever contre elle. Vous souvenez-vous par exemple qu’elle était la chancelière de l’atome ? Avant son arrivée au pouvoir, le gouvernement SPD-Verts avait fait passer une loi pour mettre fin à l’énergie nucléaire. Une fois à la chancellerie, Merkel a fait changer cette loi, rallongeant la période de fonctionnement des centrales allemandes. Puis, c’est l’explosion de Fukoshima. Elle dit alors : « Dans deux semaines, nous fermons nos centrales. » Et ça marche ! Elle réussit à gagner en popularité ! Personne n’a cherché à contester sa décision.

C’est du pragmatisme ?

Je ne la qualifierais pas de pragmatique. C’est une politicienne extraordinairement opportuniste, qui arrive à faire un nombre incroyable de choses sans fâcher les gens. On l’a bien vu lors de la crise des réfugiés. Au début, il y avait une forme d’euphorie, puis sont arrivés les événements du nouvel an à Cologne et Merkel a complètement changé son fusil d’épaule. Aujourd’hui, ceux qui sont en faveur des réfugiés vont voter pour elle car ils se souviennent comment elle a ouvert les frontières ; ceux qui sont contre les réfugiés vont aussi voter pour elle car ils se souviennent comment elle les a fermées !

C’est étonnant la manière dont elle arrive à faire ça. Cela dit beaucoup de notre système politique, de son degré de détérioration. Car on pourrait penser qu’il y a un parti d’opposition au Parlement, qu’il pourrait poser des questions… Mais ni sur le nucléaire, ni sur les réfugiés, l’opposition ne s’est mobilisée. Merkel est une politicienne extraordinaire dans le sens où elle est capable de faire les pires choses sans faire de mal. C’est du Téflon. Une politicienne Téflon !

Et avec ses partenaires européens ? Pensez-vous qu’elle agit de la même manière ?

La réalité, c’est qu’Angela Merkel est complètement dopée à l’argent. Avec une économie allemande si riche, elle ne peut qu’être confiante en elle lorsqu’elle se rend aux sommets et réunions européens. Tous les autres sont malades ! Ce n’est pas difficile d’être bon dans cette configuration.

Croyez-vous qu’avec un tandem Macron-Merkel, la politique européenne puisse s’infléchir en matière d’austérité ? Est-ce que l’allègement de la dette grecque tant de fois promis pourrait se concrétiser ?

Non, impossible. À vrai dire, je pense que l’on se trompe de question. La question n’est pas si l’on peut réaliser un haircut sur la dette grecque : cette dette n’est pas si importante. En chiffres absolus, c’est une somme modeste, désormais détenue par des institutions publiques. Les banques françaises s’en sont débarrassées – c’était une concession faite par Merkel à Sarkozy –, un effacement de la dette est donc en théorie possible. Mais cela ne changerait rien pour les Grecs. Puisque, de toute façon, le remboursement de la dette proprement dite a été repoussé à environ cinquante ans. Personne n’est capable de dire ce qui se passera dans cinquante ans ! C’est comme si cette dette n’existait déjà plus.

Le vrai problème, c’est la dette italienne. Si vous annulez la dette grecque, les Italiens vont demander à leur tour un effacement… Or, là, les sommes sont colossales. Les Français n’ayant pas d’argent, ce serait aux Allemands de payer. C’est électoralement et économiquement impossible. C’est pourquoi Berlin continue d’imposer l’austérité aux Grecs, tandis qu’il fait, dans le même temps, certaines choses sous la table pour les aider à survivre.

Pour les Français, la question est en réalité : peut-on amener les Allemands à prendre quelques mesures supplémentaires afin de maintenir le gouvernement italien au pouvoir, ainsi que le gouvernement espagnol et le gouvernement français lui-même ? C’est ainsi que je vois la proposition de Macron de création d’un parlement de la zone euro, d’un ministre des finances de la zone euro, d’une assurance-chômage européenne, etc. Rien de tout cela n’est réaliste : on peut avoir un ministre des finances de la zone euro – les Allemands y sont aussi favorables – mais Berlin veut un ministre dont le rôle sera de s’assurer qu’aucun pays ne commet de déficit de plus de 3 % ! Alors que pour le président français, l’idée est que les Allemands injectent de l’argent dans un budget pour mettre en place de grands projets d’investissement en dehors de chez eux. Si les Français avaient l’argent pour investir dans leur pays, ils n’auraient pas besoin d’un ministre des finances de la zone euro.

Je pense surtout que nous allons voir beaucoup de fumée… Et qu’à la fin du mandat de Macron, ce sera la pagaille complète. Dans les propos qu’il tient, je ne vois rien de concret qui aille au-delà du symbolique.

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