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Des nouvelles du C’star

Antériorité : voir notre article http://www.infoadrets.info/grece/le-cstar-le-bateau-de-la-honte/

Pour suivre le bateau https://www.vesselfinder.com/fr/vessels/C-STAR-IMO-7392854-MMSI-457381000

Actualités entre le 30/7 et le 5/8 : 

6/8/17le bateau C’star essaye de se ravitailler en Tunisie http://blogyy.net/2017/08/06/le-port-tunisien-de-sfax-va-t-il-ravitailler-le-navire-de-la-honte/puis finalement a été chassé là aussi http://blogyy.net/2017/08/06/defend-europe-le-c-star-chasse-de-tunisie/

5/8/17 le bateau C’star se dirige vers le bateau de sauvetage Aquarius de SOS Méditerrané filmé à 6h28 du matin https://twitter.com/PacoHansel84/status/893825987544317953 a tenté de les impressionner. Enfin de journée il prenait la route au large de Tripoli et se dirige vers un autre bateau de sauvetage.

4/8/17 par Yannis Youlontas URGENT (English and Arabic below). Le piège se referme sur les fascistes du réseau Defend Europe. Après avoir été repoussé à Chypre et en Crète, leur bateau anti-migrants se rapproche actuellement de la Libye et de la Tunisie, mais c’est maintenant la rive sud de la Méditerranée qui se mobilise !

4/8/17 Communiqué du collectif d’Afrique du Nord contre le navire raciste C-star : « Non à la venue du C-star sur nos côtes et à son opération de propagande !  »

Le C-Star, un navire affrété par la campagne d’extrême-droite européenne Defend Europe, est parti de Djibouti le 7 juillet 2017 pour une croisade dans la Méditerranée. Les objectifs de ces organisations fascisantes ? Ramener les migrants vers les côtes libyennes, où nombre d’entre eux sont déjà détenus dans des conditions inhumaines, entraver les activités des ONG et les opérations de secours, soumettant ainsi les voyageurs à des risques majeurs, et bien entendu s’assurer une bruyante opération de communication.

Leur discours est pétri d’idéologie raciste et de délires paranoïaques, mal masqués derrière le paravent humanitaire consistant à prétendre sauver les migrants de la noyade : selon eux, il faudrait défendre l’Europe de « l’invasion », du « raz-de-marée de l’immigration massive », au moment où l’Europe s’enferme derrière ses murs, limite l’accès aux visas au moyen de procédures humiliantes, et n’accueille, ou plutôt ne tolère, qu’un nombre restreint de réfugiés sur son territoire… C’est avec des banderoles « Restez chez vous » qu’ils tentent de narguer ceux qui ne disposent pas de la même liberté de circulation qu’eux, ni des mêmes richesses et des mêmes ressources.

C’est pourquoi nous retournons le slogan de l’opération « Defend Europe » contre elle : qu’ils rentrent chez eux, ils ne sont pas les bienvenus ici ! Nous appelons tous les acteurs de la société civile, tous les responsables, tous les marins, les gardes-côtes, tous les travailleurs des ports, tous les capitaines de navires commerciaux, dans toute l’Afrique du Nord, à s’opposer à ce navire, à s’opposer à son amarrage dans l’un de nos ports, à l’empêcher de pénétrer dans nos eaux territoriales et à refuser de traiter ou de communiquer avec son équipage. Le navire s’approche dangereusement des côtes libyennes et tunisiennes. En Egypte, à Chypre, en Grèce ou encore en Sicile, des groupes et des citoyens anti-racistes ont déjà mis en déroute les tentatives d’amarrage du C-Star et ont ridiculisé sa propagande. Faisons de même ici !

« Defend Europe », go home !

Collectif d’Afrique du Nord contre le navire raciste C-star, 4 août 2017.

(merci de partager)

Version en arabe et en anglais http://blogyy.net/2017/08/04/defend-europe-communique-du-collectif-dafrique-du-nord-contre-le-c-star/

1/8/17 DEFEND EUROPE : communiqué des antifascistes de Crète par Yannis Youlontas

« NI EN CRETE, NI AILLEURS !Aujourd’hui comme toujours, les fascistes sont des ennemis et sont donc indésirables. L’organisation d’extrême droite fasciste « Génération Identitaire », présente en France, en Italie et en Allemagne, a loué le bateau C-Star avec un but précis. Sous un masque soit disant humanitaire et activiste, il promeut une stratégie d’extrême-droite et xénophobe qui vise les mers du sud de la Méditerranée. Cette initiative est sous l’égide d’une campagne baptisée « Défendre l’Europe » avec le soutien d’organisations d’extrême-droite et financée par des petits dons (crowdfunding). Plus précisément, cette patrouille maritime en Méditerranée veut refouler en Libye les embarcations de migrants via une unité spéciale du port de la Libye (formée par l’UE) qui transfère ces migrants à son tour à des gangs qui les vendent en esclavage.

Parti de Djibouti début juillet, ce bateau a fait escale dans le port de Famagouste (nord de Chypre), où les membres d’équipage ont été arrêtés et où des Sri Lanka débarqués ont fait une demande d’asile. Les fascistes ont ensuite été expulsés avec leur bateau le jeudi 27 Juillet. Selon les informations dont nous disposons, le prochain arrêt du C-Star sera l’un des ports de sud de la Crète, probablement celui de Ierapetra.

Les flux migratoires, causés par la guerre ou pour des raisons économiques, ne peuvent être résolus ni par la répression ni par la « chasse ». Ce type de gestion, qu’elle soit celle des institutions publiques ou de certaines ONG, et encore moins des fascistes, n’est pas une solution. Les seuls à même de décider de leur vie sont les individus eux-mêmes. Notre responsabilité consiste à nous solidariser avec les luttes locales et avec celle des migrants.

Pour briser concrètement la logique de « l’Europe-forteresse » et pour répondre à la stratégie de ces forces mortifères qui tentent de nous diviser avec la religion, la race et le sexe, unissons nos luttes.

LA SEULE PLACE POUR LE BATEAU FASCISTE C-STAR EST AU FOND DE LA MER DE LYBIE* !

Les Antifascistes de Crète »

* Nom de la mer qui borde la Crète côté sud.

– – – – – – –

Photo : hier soir à Ierapetra, une manif spontanée a réuni 150 personnes contre le C-Star de Defend Europe. Pendant ce temps, le bateau des identitaires, que plusieurs groupes antifascistes attendaient le long de la côte, avait coupé sa balise de peur d’être localisé et s’était dissimulé près d’un ilot situé à 16 miles nautiques de là.
http://blogyy.net/2017/07/31/defend-europe-la-race-superieure-fait-pipi-dans-son-froc/

31/07/17  LeC’star des fascistes en Crète ? par Constant Kaimakis. Selon les médias grecs, le C STAR ( le fameux bateau des fascistes qui souhaiterait mener l’opération DEFEND EUROP contre les réfugiés et migrants en Méditerranée) croiserait au large des côtes crétoises. Les camarades antifascistes grecs, chypriotes, turcs et italiens suivent pas à pas l’avancée du gâteau( cf Photo de son périple). D’ores et déjà les crétois appellent à un rassemblement ce jour à 18h à Heraklion ( cf affiche) NO PASARAN!

Union européenne : Une réforme est-elle possible ?

publié le 29/7/17 sur NPA2009  Union européenne : Une réforme est-elle possible ?

Les articles de la rubrique Idées n’expriment pas nécessairement le point de vue de l’organisation mais de camarades qui interviennent dans les débats du mouvement ouvrier. Certains sont publiés par notre presse, d’autres sont issus de nos débats internes, d’autres encore sont des points de vue extérieurs à notre organisation, qui nous paraissent utiles.

Après le choc du Brexit, les dirigeants de l’Union européenne et de la zone euro avaient affiché des velléités d’autoréforme dans un sens supposément plus « protecteur » des salariés et des populations. Un an plus tard, ces annonces n’ont pas connu le moindre début de traduction. Quant aux politiques d’austérité, elles ne se sont nullement desserrées, au contraire. 

«L’Europe n’est pas le Far West, c’est une économie sociale de marché », avait ainsi déclaré Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, qui à titre d’exemple signalait deux réformes nécessaires : celle de la directive sur les travailleurs détachés, en vue de mettre fin ou au moins limiter les « abus » auxquels ce dispositif peut donner lieu ; des mesures qui contraindraient les multinationales à payer leurs impôts dans les pays où elles travaillent, afin de limiter les pratiques dites d’optimisation (en réalité, d’évasion) fiscale qui jouent sur la localisation et les rapports entre maisons-mères (qui ne sont parfois que de simples « boîtes aux lettres ») et filiales. Un an après, rien n’a été fait, sur aucun de ces deux points.

Un projet de directive élaboré par la commissaire belge à l’emploi et aux affaires sociales, qui limitait un peu le recours aux travail détaché et en alourdissait un peu le coût (en prévoyant une égalité avec les travailleurs locaux non seulement salariale, comme c’est en principe le cas aujourd’hui, mais aussi en termes de primes et d’indemnités), avait été déposé en mars 2016. Mais il avait aussitôt suscité un veto de 11 des Etats de l’Union. Plus récemment, au sommet de Bruxelles de juin 2017, Macron a présenté une proposition plus modeste – également rejetée.

En matière de fiscalité des grands groupes, l’UE s’est bien dotée d’une directive, adoptée en février dernier, mais elle ne concerne que les rapports entre les établissements situés dans l’Union européenne et ceux de la même entreprise qui se trouvent hors-UE. Toute mesure dans ce domaine exigeant l’unanimité des Etats membres, on peut être certain que l’Europe des 27 restera un paradis de l’optimisation fiscale des multinationales.

On peut ajouter que le dernier sommet de Bruxelles a écarté une autre proposition française, visant à instaurer un contrôle sur les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques de l’économie de l’Union (la Chine est notamment visée) : les conceptions les plus ultralibérales du « laisser faire, laisser passer » l’ont à nouveau emporté, malgré le soutien que Juncker avait en l’espèce prodigué à Macron (en déclarant « je veux avoir une Europe ouverte, pas une Europe offerte »).

Dans le même temps, la commission européenne et les gouvernements qu’elle représente entendent visiblement faire payer au Royaume-Uni le prix de son Brexit – quitte à placer son actuel gouvernement, dont les promesses apparaissent de plus en plus irréelles, dans une situation intenable. Quant aux politiques d’austérité, toujours impulsées et coordonnées par les institutions européennes, elles continuent à prévaloir dans tous les pays. Avec toujours, comme exemple emblématique, la situation dramatique imposée au peuple grec.

L’exemple grec

La Grèce, nous disent les dirigeants de l’UE, aurait désormais « retrouvé la croissance » et une « dynamique de créations d’emploi » grâce aux « réformes » auxquelles elle « s’est astreinte »… Mais si l’on observe un petit rebond (fragile d’un trimestre à l’autre) de l’activité provoquant peut-être quelques embauches sur des postes précaires et mal payés, c’est d’abord parce que le PIB du pays s’est effondré de près de 25 % depuis le début de la crise, en 2009. Et ensuite, sur la base de destructions massives d’emplois, de réductions drastiques des salaires et des retraites (baisse de 26 % du revenu annuel médian, et de 27 % pour la consommation alimentaire), d’un appauvrissement général de la population (diminution de 40 % des actifs des ménages), d’une liquidation générale des services sociaux, d’un bradage à de grands groupes étrangers des entreprises anciennement publiques et même du patrimoine culturel du pays.

Outre cette catastrophe sociale, les plans d’austérité successifs (« mémorandums ») imposés par l’Union européenne ont aussi eu pour conséquence de sérieusement aggraver les déficits structurels sur lesquels ils étaient pourtant censés avoir un effet positif. C’est le cas, en premier lieu, de la dette publique qui est passé de 126 % du PIB en 2009, et 146 % lors de l’engagement du premier plan d’« aide » en 2010, à 179 % en 2016 (par comparaison, le chiffre français, jugé élevé, est de 96 %).

Lors de l’eurogroupe (réunion des ministres des finances des Etats membres et des responsables économiques et financiers de l’UE) de juin 2017, en récompense de ses « efforts », avec en particulier la réalisation d’un excédent budgétaire de 3,9 % pour l’année 2016 (par comparaison, la France a fait la même année un déficit de 3,4 %), la Grèce s’est vue accorder le versement (déjà prévu à la suite du mémorandum signé en 2015 par Tsipras) d’une nouvelle tranche de prêt de 8,5 milliards… qui va lui permettre de rembourser cet été plus de 7 milliards de prêts… dus principalement aux banques et institutions de l’Union européenne.

Mais sa demande d’une restructuration de la dette – la grande promesse de Tsipras, censée justifier tous les sacrifices de son peuple – a été une nouvelle fois ignorée. Le gouvernement allemand et les institutions de l’UE, qui veulent au sens propre « faire un exemple », refusent notamment toute réduction du capital de la dette grecque. La seule solution envisageable – suggérée par Bruno Le Maire – serait de moduler le montant des remboursements annuels en fonction de la croissance, mais à condition que l’Etat grec continue de dégager des excédents budgétaires considérables (3,5 % jusqu’en 2022, 2 % au-delà), et cela jusqu’en… 2060 voire encore davantage, autrement dit qu’il impose à son peuple une austérité perpétuelle. L’eurogroupe s’est accordé pour étudier cette proposition… d’ici un an, à la condition que la Grèce ait alors accompli une autre bonne année super-austéritaire.

Un contre-exemple portugais ?

Il y aurait pourtant un contre-exemple, montrant que tout en restant dans l’Union européenne, et même en se conformant « avec intelligence » à ses conditions, il serait possible de rompre avec les politiques d’austérité. Il faudra revenir plus en détail sur la geringonça (un mot portugais difficilement traduisible, qui désigne le montage a priori improbable de la majorité parlementaire formée, depuis fin 2015, entre le PS, le PCP et le Bloc de gauche), parfois présentée comme la « quatrième voie » incarnant l’avenir d’une social-démocratie rénovée, mais quelques mots doivent en être dits ici à propos de son rapport à l’Union européenne et ses politiques.

Après  une crise très sérieuse qui l’avait contraint à passer sous les fourches caudines des programmes d’« aide » de l’UE, le Portugal a renoué avec une croissance soutenue, + 2,8 % à la mi-2017 sur les douze derniers mois. Dans le même temps, il a réduit son déficit budgétaire à 2 % du PIB (contre 4 % sous le gouvernement de droite précédent), se conformant ainsi à une exigence essentielle de l’UE et de la zone euro – raison pour laquelle la commission européenne a levé la procédure de surveillance qu’elle avait mise en place envers ce pays.

La raison de ce succès, nous disent des secteurs à gauche (comme Benoit Hamon, qui s’était ainsi rendu au Portugal pour son premier – et seul – déplacement international de candidat à la présidentielle1), est que le gouvernement portugais, en augmentant le salaire minimum (+ 15 % entre 2014 et 2017, en partant du niveau certes très bas de 485 euros) et les retraites, a su relancer la confiance et la consommation, ce qui s’est traduit par un regain de l’activité, une baisse du chômage (tombé à 10 %), une amélioration des recettes fiscales et en général l’enclenchement d’un « cycle vertueux » de type keynésien ou néokeynésien.

Peut-être est-ce vrai en partie – même si une série d’autres facteurs ont joué (le fait que l’on partait de très bas, la purge austéritaire des gouvernements précédents qui avait redressé les taux de profit, le fait que le Portugal maintienne un très haut taux d’émigration). Mais il faut aussi entendre les critiques qui s’expriment à gauche, comme celle de l’économiste de la CGTP (principale centrale syndicale du pays), Eugénio Rosa, qui affirme :

« La réduction du déficit a été obtenue au détriment de la sécurité sociale, de la fonction publique, de l’investissement public et des dépenses du Service national de santé. » Par « le maintien du blocage des rémunérations et des carrières des travailleurs de la fonction publique », ainsi que « des coupes significatives dans l’investissement public. » « Le fort excédent de la sécurité sociale a été atteint grâce à une réduction du nombre des bénéficiaires de prestations sociales – aujourd’hui, seuls 28 % des chômeurs reçoivent des indemnités de chômage. »2 Selon cette interprétation, tout ne serait donc pas si rose.

Le « deal » Merkel-Macron et ses conséquences

Dans tous les cas, l’austérité est là en Europe pour rester, mais cela ne signifie pas que les principaux dirigeants européens, au-delà de leurs intérêts nationaux immédiats, ne manifestent pas des inquiétudes quant à l’avenir de l’Union. Pour empêcher ou contrecarrer de nouvelles crises, différentes hypothèses sont à l’étude en vue d’avancer enfin vers une meilleure coordination des politiques économiques. Notamment, celle d’un « gouvernement économique de la zone euro », voire d’un « parlement de la zone euro » (doublant un parlement européen qui deviendrait alors encore plus décoratif), disposant et discutant d’un budget pour des investissements communs et des actions de solidarité entre les régions de l’UE. C’est le projet qui est porté, notamment, par Emmanuel Macron et par le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, le « socialiste » français Pierre Moscovici.

A Bruxelles, Angela Merkel a indiqué à Macron qu’elle pourrait accepter de faire des pas dans ce sens, mais à une condition : que les autres Etats européens, en particulier la France, se conforment enfin aux critères de Maastricht et, plus généralement, réalisent les réformes que l’Allemagne a menées à bien de longue date – à travers les lois Hartz, décidées sous la présidence du social-démocrate Schröder.

C’est une des clés de la politique économique de Macron et ce qui explique sa frénésie de coupes budgétaires afin de parvenir, dès 2017, à passer sous la barre des 3 % de déficit budgétaire. Ces « efforts » seront évidemment pour notre bien à toutes et tous, puisqu’au bout du bout cela générera une période de nouvelle croissance… Comme avec la loi Travail XXL qui, en rassurant et sécurisant nos patrons, permettra de réduire le chômage… On connaît la chanson.

Jean-Philippe Divès 

1. Lire aussi cet article enthousiaste de Rachel Knaebel sur le site de Bastamag : https ://www.bastamag.net/Comment-l-union-des-soc… (le mot qui manque à la fin est austérité). Et, sur l’accord de coalition, la formation du nouveau gouvernement et ses tout premiers pas, l’article « Au Portugal, un gouvernement anti-austérité ? » dans notre revue n° 73 de février 2016.

source https://npa2009.org/idees/international/union-europeenne-une-reforme-est-elle-possible

Le C’star le bateau de la honte

Un petit condensé de l’affaire du C’star ce bateau affrété par des fascistes pour bloquer le sauvetage des migrants en méditerranée.  L’histoire au début paraissait inimaginable et pourtant :

le 11/7 l’AFP publiait : Un navire de 40 mètres, le C-Star, affrété par des militants d’extrême droite, est en route pour la Méditerranée pour lutter contre l’immigration clandestine au large de la Libye, ont annoncé mardi des militants.

Depuis ils sont suivis à la trace par des militants de toutes nationalités :https://www.vesselfinder.com/…/C-STAR-IMO-7392854-MMSI-6218… https://www.marinetraffic.com/…/mmsi:621819012/vessel:SUUNTA

30/7/17 publié par par Yannis Youlontas DEFEND EUROPE : Le C-Star attendu en Tunisie

Le comité d’accueil contre le bateau des fascistes est maintenant prêt en Crète et en Sicile. Il se prépare également côté Africain : Nos camarades tunisiens ont créé, entre autres, ce tract/affiche en arabe. Ils essaient actuellement de le faire circuler parmi les habitants libyens, tunisiens, algériens et marocains du pourtour méditerranéen et invitent à l’imprimer et à l’afficher aux abords des ports et ailleurs.

30/7/17 publié par Yannis Youlontas DEFEND EUROPE : encore un sale coup !  

Voici quelques éléments nouveaux trouvés dans un article de Kibris Gazetesi, le journal le plus lu de Chypre du nord, en date du 29 juillet.

DEFEND EUROPE : LE DERNIER MAUVAIS COUP DE SVEN TOMAS EGERSTROM AUX TAMOULS QUI RETOURNAIENT AU SRI-LANKA

On se rappelle que 15 des 20 Sri Lankais Tamouls débarqués du C-Star le 24 juillet avaient aussitôt été renvoyés au Sri Lanka et que les 5 autres avaient demandé l’asile à Chypre du nord. Ces derniers sont encore dans cette attente à Famagouste, pris en charge par l’association nord chypriote Mülteci Hakları Derneği et par le collectif franco-grec Anepos. 

Mais, pour les 15 Tamouls qui ont pris l’avion, tout ne s’est passé comme prévu. En effet, l’article de Kibris Gazetesi précise que 10 des 15 ont ensuite été renvoyés en sens inverse, à Chypre du nord, le 28 juillet !

Selon ces 10 Tamouls, ce retour a été causé par Sven Tomas Egerstrom, le propriétaire du C-Star, qui, après avoir acheté les billets de retour, les a rapidement annulés durant leur escale à l’aéroport de Doha au Qatar.

Les 5 autres Tamouls piégés à l’aéroport de Doha ont finalement pu poursuivre leur voyage et prendre l’avion suivant grâce à leurs familles qui leur ont payé leurs billets depuis le Sri Lanka.

Les 10 Tamouls revenus ont à nouveau été renvoyés au Qatar le 29 juillet.

Le journal confirme également les déclarations des Tamouls selon lesquels ils ont payé des sommes importantes pour prendre le bateau avec la promesse de se rendre en Italie. Mais leurs passeurs avaient semble-t-il prévu de les laisser en chemin, en Egypte ou à Chypre, avant l’arrivée du bateau en Italie, les escroquant ainsi de 10 000 euros chacun, somme pour laquelle leurs familles s’étaient probablement endettées.

Malgré cette escroquerie, 5 des 20 Tamouls ont tout de même pu rester à Chypre du nord et se lancer dans une demande d’asile, ce qui n’est pas sans ridiculiser l’expédition Defend Europe qui prétendait au contraire stopper l’immigration.

L’article précise également que le C-Star n’est désormais plus autorisé à entrer dans les eaux territoriales nord-chypriotes d’où il est sorti le 27 juillet en fin de journée, sous le contrôle de la police et des garde-côtes. Les officiels du port de Famagouste ont ajouté qu’en cas de tentative (peu probable), ils seraient immédiatement appréhendés.

Décidément, le sinistre Sven Tomas Egerstrom aura escroqué jusqu’au bout ses pauvres victimes.

Ümit Çırak et Yannis Youlountas

28/7/17 publié par Yannis Youlontas : Des chasseurs de migrants viennent de monter à bord

 
Defend Europe espère sauver son safari en Méditerranée :DES CHASSEURS DE MIGRANTS VIENNENT DE MONTER À BORD !

1 – Après avoir bénéficié d’un soutien politique en haut-lieu pour faire libérer son capitaine, son second et son propriétaire qui étaient en garde-à-vue, le C-Star a passé la nuit du côté sud de Chypre, au large du port de Limassol.

2 – Le navire de la honte est resté jusqu’à ce soir à la limite des eaux internationales, n’ayant plus le droit d’entrer dans les eaux territoriales de la partie indépendante de Chypre en raison de son enregistrement dans un port de la moitié nord.

3 – Le C-Star a essayé de brouiller les pistes et de justifier sa pause dans la zone en changeant à plusieurs reprises de port de destination, dans plusieurs directions.

4 – En réalité, le C-Star se préparait à embarquer en secret le groupe de fascistes venu en avion sur l’île pour embarquer à Famagouste, mais qui avait fuit devant le fiasco et les arrestations.

5 – Nous avions bien compris leur manège et, dès la fin de matinée, une alerte antifasciste discrète était donnée dans nos réseaux hellénophones, avec le soutien de plusieurs groupes dont Rouvikonas, pour mobiliser des camarades sur place et, chose difficile, intercepter les « touristes fascistes » avant qu’ils ne montent à bord.

6 – Ce jeu du chat et de la souris a duré toute l’après-midi. Les fascistes ont réussi à se cacher, puis à louer discrètement (sans doute cher) les services d’un petit bateau chypriote, le Dioni (voir photo) qui les a rapidement emmené au large, à 15 km des côtes, au point de rendez-vous avec le C-Star (ils ont choisi de se retrouver au point 666 sur la carte).

7 – A l’heure qu’il est, nous ne sommes encore certains ni du nombre ni du nom des fascistes qui sont montés à bord. Parmi eux, il y a probablement Martin Sellner, chef des identitaires autrichiens (photo de gauche) qui s’était grillé sur twitter en dévoilant sa présence du l’île, et peut-être Lorenzo Fiato, chef des identitaires italiens (photo de droite, en train de faire ses étirements dans son bain).

8 – Il est à supposer que le C-Star va continuer à brouiller les pistes concernant ses prochaines destinations. Mais, comme tout bateau, il devra s’arrêter tôt ou tard dans un port… et il sera attendu.

Merci à tous les camarades qui ont participé à cette nouvelle action, une tentative quasiment impossible cette fois : vu les éléments dont nous disposions, c’était chercher une aiguille dans une meule de foin.

Pour le moment, le bilan de Defend Europe reste absolument nul.

Y.Y.

Épisodes précédents du feuilleton « La croisière nazie s’amuse » :
– Hier après-midi http://blogyy.net/2017/07/27/defend-europe-incroyable-retournement-de-situation/
– Hier soir http://blogyy.net/2017/07/27/pour-aller-ou/
– Ce matin http://blogyy.net/2017/07/28/merci-a-nos-camarades-chypriotes-qui-sont-desoles/

29/7/17 par la rédaction europe 1 : Sicile : mobilisation contre un bateau anti-migrants affrété par l’extrême droite : Des manifestants tentent d’empêcher l’arrivée dans le port de Catane d’un bateau affété par l’extrême droite pour reconduire des bateaux qui transportent des migrants vers la Libye.

« Closed for racists (fermé aux racistes) » : des dizaines de personnes ont manifesté samedi dans le port de Catane, en Sicile, contre l’arrivée prévue dans les prochains jours d’un bateau affrété par l’extrême droite, pour « fermer l’autoroute de l’immigration » en Méditerranée. Une vingtaine d’embarcations, kayaks, voiliers, canots pneumatiques, se sont rassemblés dans le port pour réclamer des autorités qu’elles en empêche l’accès à ce bateau, le C-Star, qui se trouve encore à plusieurs jours de mer de la Sicile.

« Ces opérations sauvent des dizaines de milliers de personnes ». « Nous sommes ici (…) pour fermer symboliquement le port de Catane » à ce navire, a expliqué Luca Nicotra, responsable en Italie de l’Avaaz, collectif mondial pour la défense des droits civiques. « Closed for racists », pouvait-on lire sur plusieurs des banderoles brandies par ces manifestants. « C’est d’abord un appel aux institutions du port pour empêcher que ce bateau puisse interférer avec les opérations en mer des ONG qui sauvent des dizaines de milliers de personnes chaque année », a encore affirmé Luca Nicotra.

Le bateau déjà immobilisé à Chypre. Le C-Star, affrété par le réseau européen Génération identitaire et en particulier ses antennes française, italienne, autrichienne et allemande, avait été immobilisé mercredi à Famagouste, sur l’île de Chypre, avant de reprendre la mer à destination de la Sicile. Le commandant, son second, le propriétaire du navire ainsi que sept membres d’équipage, avaient été interpellés mercredi, avant d’être relâchés jeudi soir, et le C-Star autorisé à quitter le port chypriote turc de Famagouste. Ce bateau devait à l’origine embarquer des militants à Catane avant de se rapprocher des côtes libyennes, mais on ignore si cette escale en Sicile est toujours prévue.

Pas de « port sûr » en Libye. L’objectif de cette opération, baptisée « Defend Europe » (« Défendons l’Europe »), est d’intercepter et reconduire vers la Libye les bateaux qui transportent des migrants clandestins. Or, les gardes-côtes italiens considèrent que la Libye n’offre pas de « port sûr » au regard du droit maritime et organisent toujours le transfert vers l’Italie des migrants secourus sous leur coordination. Selon les derniers chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 111.000 migrants sont arrivés en Europe par la mer depuis le premier janvier, dont près de 93.500 en Italie. Plus de 2.360 sont morts en tentant la traversée.

http://www.europe1.fr/international/sicile-mobilisation-contre-un-bateau-anti-migrants-affrete-par-lextreme-droite-3399836

La Grèce, la frontière, l’Europe par Stathis Kouvélakis

La Grèce, la frontière, l’Europe un article de 

Dans les considérations sur l’art de la guerre, véritable moteur de la politique telle qu’il la définit dans Le Prince, Machiavel souligne qu’un paysage n’apparaît pas de la même façon selon qu’il est vu de la montagne ou d’une plaine[1]. Il en est a fortiori de même pour des signifiants comme ceux qui nous occupent dans cette discussion, la « nation » et la « mondialisation », qui se réfèrent à des territoires ou à la façon dont sont structurés les rapports entre des configurations politiques ou économiques à forte dimension territoriale et spatiale. Le point de vue où l’on se place peut toutefois se décliner de plusieurs façons, chacune définissant une perspective distincte. Dans les remarques qui suivent, j’adopterai celui d’une formation nationale particulière, la Grèce, avec laquelle j’entretiens des liens personnels, non pas pour m’y enfermer mais pour essayer d’appréhender des tendances plus larges, qui concernent le monde dans lequel nous vivons. La Grèce est certes un petit pays, mais, de par sa position géographique, politique (ou géopolitique) et économique, elle est un avant-poste de l’espace européen, donc aussi sa frontière. On peut donc penser qu’appréhender le monde à partir d’un tel lieu permet de saisir avec une acuité particulière certaines des tendances qui y sont à l’œuvre. Saisir la Grèce comme avant-poste et frontière signifie la comprendre comme un lieu de délimitation et de contact permanent entre l’« Europe », mais aussi, et la distinction est de taille, l’Union Européenne (UE), et son extérieur, ou plutôt son Autre, à savoir ce par rapport à quoi, voire même ce contre quoi, elle se définit et se construit.

Nul hasard donc si c’est en Grèce que la « crise des réfugiés », qui a atteint son moment culminant en 2015, s’est révélée avec une violence spectaculaire, qui a placé le pays au centre de l’attention de l’opinion publique européenne internationale. Je mets le terme de « crise » entre guillemets pour souligner qu’il n’est en rien neutre. Pourquoi faudrait-il en effet que l’arrivée durant l’année 2015 d’environ un million personnes, « réfugiés » ou « migrants » là encore les termes ont leur importance, dans une entité comme l’UE, qui compte un demi-milliard d’habitants, soit en tant que telle synonyme de « crise » ? En réalité, la construction de cet événement comme une « crise », avant tout par les autorités de l’UE et de ses Etats membres, puissamment secondées par le discours médiatique, participe pleinement du problème dont la racine se trouve, j’y reviendrai dans un instant, dans la construction de l’« Europe  forteresse» et la violence fondamentale sur laquelle repose son rapport avec cet « extérieur », ou cet « Autre » qu’on appelle maintenant le « Sud global », et qu’on appelait naguère le « Tiers Monde ».

Mais la Grèce est également une frontière interne de l’UE, une ligne de front dans la lutte de classes qui s’y mène, là encore avec une acuité et une violence toutes particulières depuis l’éclatement de la crise financière de 2008. La Grèce a servi depuis maintenant sept ans de laboratoire à une forme particulièrement brutale de politiques d’austérité, dont la mise en œuvre s’est accompagnée d’un régime d’exception, qui organise la mise sous tutelle du pays par ses créanciers, c’est-à-dire par l’UE et, secondairement, par le FMI. Il faut préciser ici que le caractère d’exception de ce régime n’apparaît tel que d’un point de vue disons « ouest-européen », dans la mesure où il est tout à fait familier aux populations qui ont déjà connu les programmes d’« ajustement structurel » menés à partir des années 1980 sous les auspices du FMI dans les pays du Sud global mais aussi de l’Est européen, suite à l’effondrement des régimes du « socialisme réel ».

Il importe donc de voir que la frontière extérieure et la frontière intérieure sont indissociables l’une de l’autre et qu’elles peuvent même se toucher, prenant ainsi le contrepied de ceux qui pensent que « ce genre de choses n’arrivent qu’aux autres » – sous-entendu aux « arriérés » – c’est-à-dire aux ex-colonisés – du Sud et aux vaincus de l’ancien camp socialiste. Pour ce qui concerne la Grèce, la mise en place des politiques d’austérité et du régime de tutelle a donné naissance à un cycle de résistance sociale et politique qui s’est étalé sur plusieurs années et qui s’est soldé par une défaite stratégique et tragique en cet été 2015, avec la capitulation en rase campagne d’Alexis Tsipras et de son gouvernement. Or cette défaite est toujours avec nous, parce que nous vivons ses effets, qui continuent de peser lourdement sur les rapports de force, non seulement en Grèce mais dans l’Europe tout entière, notamment en France, et même au-delà.

Ce que je vais donc tenter dans les remarques qui suivent, c’est adopter le « point de vue » de la Grèce, c’est-à-dire un point de vue dominé/subalterne, pour essayer de penser l’espace européen en tant qu’il est traversé par des formes de polarisation et de hiérarchie, donc par des rapports de domination, qui mettent en jeu des antagonismes et des luttes qui se déploient sur une multiplicité de fronts. J’examinerai dans un premier temps le cas grec en tant que frontière extérieure, sous l’angle de la « crise des réfugiés », puis, en tant que frontière interne, celle de la lutte à laquelle se livrent des forces sociales antagonistes, à une échelle à la fois nationale et européenne et dans laquelle les institutions de l’UE jouent un rôle décisif. Il deviendra alors possible d’avancer en conclusion quelques pistes sur ce qui me semble être le problème stratégique du moment, à savoir celui de la convergence de ces fronts, et le rôle que le niveau national, européen et plus largement trans- ou inter-national peuvent y jouer.

La « crise des réfugiés », le vrai visage de l’« Europe forteresse »

Commençons par la « crise des réfugiés ». Que nous révèle-t-elle ? Pour aller vite je dirai qu’elle met en lumière d’une façon éclatante une réalité qui bien-entendu lui préexiste, mais dont la perception était jusqu’alors des plus limitées. Cette réalité est celle de l’« Europe forteresse », plus exactement de la « construction européenne », c’est-à-dire de l’UE, comme entité reposant sur une violence terrible mais, la plupart du temps, peu visible à partir de son « intérieur », celui des populations qui y habitent[2].

L’« Europe » dont il est question est celle devant laquelle viennent s’échouer par milliers des gens qui risquent leur vie, et parfois la perdent, en essayant d’y accéder, et qui, malgré tout, le plus souvent, y parviennent. Ils le doivent avant tout à leur obstination et à leur ingéniosité mais aussi, bien que dans une bien moindre mesure, à la pression de secteurs significatifs des opinions publiques qui prennent conscience de l’ampleur du problème. C’est notamment ce qui s’est passé dans la conjoncture particulière de l’année 2015, comme effet d’une crise régionale plus vaste dans l’éclatement de laquelle les puissances européennes portent une responsabilité écrasante. Il convient de le souligner, l’Europe n’est pas extérieure à la crise du Grand Moyen-Orient (GMA). Sans remonter loin dans une histoire tout entière jalonnée par les guerres impérialistes menées par divers Etats européens, au cours des deux dernières décennies ceux-ci ont été à des titres divers partie prenante des guerres et autres interventions militaires qui ont conduit à la désintégration de l’Etat irakien, à la fracturation de la Syrie et à l’implosion de la Libye. L’exode des populations, dont une petite fraction seulement tente de venir en Europe, est la conséquence directe de ce processus de destruction des Etats, qui constitue la forme caractéristique de l’action menée actuellement par les puissances impérialistes, fort différentes en cela tant de la conquête territoriale que des stratégies de reconstruction nationale menées par le passé.

Voilà où réside sans doute le premier paradoxe. On parle d’une « crise migratoire, ou d’une « crise des réfugiés », d’une ampleur majeure en ce qui concerne l’Europe et qu’il faudrait considérer comme un problème, voire comme une menace. Regardons un peu quelques données : au cours de l’année 2015, soit le moment culminant de cette crise, environ un million de personnes sont entrées dans l’UE, dont les quatre cinquièmes à partir de la Grèce. Le chiffre peut paraitre important mais en réalité il ne représente qu’une faible fraction de la vague de 50 millions de réfugiés que la crise du GMA a provoqué ces dernières années ou des 65,3 millions de personnes déplacées à l’échelle mondiale pour l’année 2015[3]. A titre de comparaison, le Liban, pays de moins de cinq millions d’habitants, en a accueilli près d’un million, et plus de deux millions se trouvent en Turquie.

Quand on parle de flux migratoires, il faudrait également rapporter ces chiffres aux mouvements « réguliers » internes à l’espace européen (migrations de travail, d’études, etc.), qui s’élèvent à 3,8 millions de personnes[4], ou à ce mouvement de population saisonnier autrement plus massif qu’est le tourisme. La Grèce se félicite ainsi d’une année touristique exceptionnelle avec 25 millions de visiteurs. Donc 25 millions de visiteurs sont entrés dans le pays, ils y ont effectué des allées-venues de façon tout à fait normale sans que cela ne déclenche de crise particulière, bien au contraire puisqu’il s’agit d’un secteur essentiel pour l’économie mais aussi d’une source d’agrément pour celles et ceux qui visitent le pays. Naturellement, un réfugié ou un migrant ne vient pas faire du tourisme, elle ou il vient pour échapper à la persécution et tenter de construire une vie meilleure. On peut néanmoins se poser la question de pourquoi un flux d’un million de personnes qui essaient d’entrer et de s’installer dans un espace de 510 millions d’habitants – c’est la population de l’UE – est censé provoquer une telle « crise ». La réponse est à mon sens très simple. En réalité, il n’y a pas de crise de réfugiés mais une crise du « régime des frontières » qui s’est construit autour de ce dispositif de la forteresse Europe[5]. C’est ce régime, confronté à un événement comme celui de la crise du Grand Moyen Orient, qui produit cette « crise des réfugiés » et qui, par la suite, la met en scène auprès des opinions publiques et engendre les discours qui justifient les politiques censées la résoudre. Selon Nicholas de Genova ce vocable traduit « une instabilité épistémique permanente au sein du gouvernement de la mobilité humaine transnationale, qui repose elle-même sur l’exercice d’un pouvoir sur la classification, la dénomination et le partage des «migrants»/«réfugiés», et la multiplication plus générale des nuances et des contradictions subtiles parmi les catégories encadrant la mobilité »[6].

Comment faut-il comprendre cette notion de régime des frontières que l’on désigne par la notion d’« Europe forteresse » ? J’utilise cette métaphore pour des raisons de commodité et parce qu’elle permet de capter une partie de la réalité de la chose, d’en donner du moins une représentation qui frappe les esprits et qui fait sens. Il ne s’agit toutefois que d’une métaphore, qui renvoie à l’idée d’une digue construite pour séparer nettement un extérieur et un intérieur et établir un strict contrôle des mouvements entre les deux côtés de la ligne de partage. Or, la digue en question est en fait une affaire extrêmement complexe, et s’il s’agit d’une forteresse, il faut la concevoir à la façon de ces constructions érigées selon un plan très sophistiqué, qui comporte plusieurs lignes de défense faites non seulement de murs mais aussi de tranchées, de casemates, et d’avant-postes en tout genre.

A l’époque contemporaine, et avec les moyens technologiques dont les Etats disposent, les lignes de fortification sont devenues mobiles, elles comportent notamment toutes sortes de moyens de surveillance électronique qui viennent renforcer un arsenal militaire et répressif de plus en plus sophistiqués. Leurs effets sont démultipliés au moyen de partenariats établis avec d’autres Etats, ou avec des agences transnationales à l’instar de celles qui dépendent directement de l’UE, qui permettent une mise en commun des moyens de contrôle et de surveillance. On est passé, en d’autres termes, d’une logique de simple souveraineté étatique à des « relations hybrides de logiques souveraines et d’obligations communes, parfois très inéquitables »[7]. De ce fait, loin de se traduire par une quelconque « ouverture, l’« européanisation » des frontières s’est traduite par un renforcement et une « rigidification » considérables de l’arsenal traditionnel de contrôle du territoire à travers une démultiplication des lignes d’inclusion et d’exclusion à la fois vers l’intérieur et l’extérieur. La frontière de l’UE, véritable nom de l’« Europe forteresse » s’étend ainsi d’un espace qui va de l’Arctique au Sahara et de l’Atlantique à l’Irak, puisque une bonne partie des pays du pourtour méditerranéen – à commencer par la Turquie – et même de l’Afrique saharienne et subsaharienne sont transformés en « zones tampon » et annexés ainsi au dispositif de la frontière de l’UE. Selon de récentes dispositions discutées lors du Conseil de l’UE qui s’est tenu le 23 mai 2016[8], il est désormais question d’inclure dans cet espace l’Irak, le Bangladesh ou le Pakistan afin de faciliter les « réadmissions », c’est-à-dire les retours forcés de migrants et des demandeurs d’asile – naturellement dans le mépris le plus complet de l’état des droits humains dans la plupart des pays en question.

La notion de « frontière » se trouve ainsi complexifiée, sans que cela n’entraîne le moindre relâchement du niveau de contrôle exercé sur les individus ou les populations – bien au contraire. Selon une première approximation, on pourrait dire que le relâchement du contrôle sur les frontières des Etats-membres de l’UE s’est accompagné de son renforcement sur la frontière « externe ». En réalité, ce sont les notions même d’« intérieur » et d’« extérieur » qui sont bouleversées, selon un processus à double sens. Car si, d’un côté, le Mali et la Turquie se trouvent intégrés au régime européen (au sens de l’UE) des frontières, on voit, d’un autre côté, se multiplier, à l’intérieur même du territoire de l’UE, des zones « déterritorialisées », extraites de façon plus ou moins aboutie à l’ordre légal et aux garanties dérivées des conventions internationales dont les Etats sont en principe partie prenante. Zones et centre de rétention, à proximité des aéroports, des ports ou d’autres points de passage, camps « provisoires », ou supposés tels, où s’entassent dans des conditions qui rappellent celles de zones de guerre les indésirables à qui, à l’évidence, on dénie la pleine humanité.

En réalité, l’espace « européen » est loin de constituer une réalité homogène. Si l’on examine en effet l’espace européen au sens géographique du terme, sans doute le moins contestable (même s’il n’a rien de « naturel »), il faut en effet commencer par distinguer les pays qui font partie de l’UE et les autres, dont la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Norvège, plusieurs pays des Balkans, la Suisse et, bientôt, le Royaume-Uni. Si on resserre la focale sur la question qui nous préoccupe ici, celle du régime des frontières, donc des conditions d’entrée, de circulation et de sortie de cet espace, les choses sont encore plus compliquées, car ce régime européen – au sens cette fois de l’UE – des frontières ne coïncide que partiellement avec celui constitué par les Etats-membres de l’UE, tandis que l’espace extérieur à celle-ci se présente également comme une configuration différenciée et soigneusement hiérarchisée.

On peut ainsi distinguer au moins quatre sous-espaces internes à cet espace géographique européen.

Il y a tout d’abord ce qu’on appelle l’espace Schengen qui regroupe 22 des 28 membres actuels de l’UE, qui est celui au sein duquel on s’approche le plus, sur le principe du mois, d’une libre circulation des personnes, donc d’un relâchement des frontières internes. Relevons à ce propos deux éléments importants.

Tout d’abord, le fait que certains pays, au nombre de cinq, font partie de l’UE mais pas de l’espace Schengen. Le Royaume-Uni est de ceux-là, aux côtés de la Bulgarie, de la Croatie, de Chypre et de la Roumanie, et sa prochaine sortie de l’UE ne change rien au fait qu’il aura fait la démonstration qu’on peut en faire partie pendant près d’un demi-siècle sans adhérer au principe de l’espace Schengen. Il s’agit donc d’un deuxième sous-ensemble, interne à l’UE mais soustrait à l’une de ses règles essentielles.

D’un autre côté, l’espace Schengen s’étend au-delà des frontières de l’UE, puisqu’en font également partie la Norvège, la Suisse et l’Islande, en plus d’enclaves territoriales du type Liechtenstein, Monaco ou Saint-Marin. Il y a donc là un troisième espace, qui est une sorte d’extension du premier, et qui, tout en étant au-delà de la frontière proprement dite, devient toutefois plus « interne », et, de ce fait, plus proche du premier sous-ensemble, que ne l’est le second.

Et puis, il y a des pays européens qui ne font partie ni de l’UE ni de l’espace Schengen, comme par exemple bon nombre de pays des Balkans (Albanie, Serbie, Monténégro, Bosnie, Macédoine) mais aussi la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie ainsi que la Turquie. Cet ensemble est lui-même loin de constituer un tout homogène puisqu’en la matière il est régi par un ensemble de dispositifs – qui vont du visa d’entrée plus ou moins aisément octroyé aux modalités de surveillance concrète de la frontière – lui-même différencié et qui fait l’objet d’un permanent rapport de forces entre l’UE, certains de ses Etats-membres et les Etats en question.

Ainsi donc la dite « construction européenne », c’est-à-dire celle de l’UE, et le régime des frontières qui en découle, loin d’unifier véritablement l’« Europe » conduit au contraire à sa fracturation sur des lignes nouvelles, qui renouent pour partie avec des lignes de partage antérieures à la guerre froide, si ce n’est à la première guerre mondiale, notamment entre une Europe « occidentale » et l’« Est », qui correspond à des pays ayant fait partie de l’Empire ottoman ou de l’aire russophone.

Nul hasard justement si l’aire balkanique se détache clairement dans cet ensemble. En réalité, – à l’exception de la Grèce, qui continue à cet égard de bénéficier de son statut d’avant-poste de l’« Occident » du temps de la guerre froide (qui fût en l’occurrence tout à fait « chaude » puisqu’elle a conduit à une guerre civile) – cette aire a ceci de particulier qu’elle partage une commune condition d’exclusion de la « liberté de circulation » (des personnes s’entend) de ses ressortissants, que les Etats en question fassent ou non partie de l’UE. D’où la question de la « route des Balkans », qui fût la principale voie de passage empruntée par les réfugiés et les migrants lors de la « crise » de 2015, avant sa fermeture progressive, scellée par l’accord entre l’UE et la Turquie de mars 2016.

Prenons ainsi le cas d’un réfugié qui entre dans l’UE en passant par la Grèce, qui fait un détour par la Bulgarie, car il y a un engorgement à la frontière au passage avec la Macédoine, puis qui revient vers la Macédoine, continue par la Serbie, passe par la Hongrie pour aller enfin en Allemagne, faisant ainsi un parcours quasi-complet de la « route des Balkans ». Ce réfugié aura ainsi traversé sept Etats et pas moins de cinq régimes frontaliers différents, dont deux strictement nationaux et trois qui relèvent des sous-ensembles listés auparavant.

Les choses se compliquent toutefois encore davantage. Si l’on s’en tient en effet au seul sous-espace Schengen, il apparaît à son tour comme intérieurement divisé et hiérarchisé. Cette ligne de fracture se joue sur la question du droit d’asile. Ce droit est régi par la convention dite de Dublin, qui stipule qu’un réfugié qui essaye d’accéder à l’asile au sein de l’UE doit déposer son dossier là où il a été enregistré, c’est-à-dire dans le premier pays d’entrée de l’UE, et rester dans le pays en question jusqu’à ce que sa demande soit examinée. Dans le cas contraire, il est passible de renvoi dans ce pays, et devient ainsi un « dubliné », c’est-à-dire un paria balloté d’un pays à un autre, au gré de l’application plus ou moins stricte de dispositifs visant essentiellement à l’empêcher de bénéficier de droits en principe garantis par les conventions internationales.

Cette disposition signifie que les pays du sud européen, à savoir la Grèce, l’Italie et l’Espagne, qui sont les portes d’entrée « naturelles » de l’UE, deviennent une zone de transit ou plus exactement une trappe pour les migrants et les réfugiés. Ainsi donc, avant même de devenir les « PIIGS » de la crise de la dette publique qui éclate à partir de 2010, ces pays sont déjà constitués en une « périphérie » européenne, dont la fonction est de filtrer les « flux migratoires » et d’en préserver ainsi les pays du centre. Pourtant, nous l’avons vu, si le sud de l’UE devient une « trappe à migrants », la véritable frontière européenne ne se situe même pas là. L’UE et les agences qui en dépendent, en premier lieu Frontex, ont en effet passé des accords avec la plupart des pays limitrophes, et ne cessent de vouloir étendre le périmètre de cette aire. Moyennant quelques avantages financiers, ces pays jouent à la fois le rôle de filtres, de sas de rétention, bref de zones-tampons de la « forteresse UE ». Il se chargent ainsi de dissuader les départs vers l’UE, mais aussi d’accepter les renvois des personnes qui ont transité par leur territoire puisque, en vertu de ses accords, ces pays, dont la plupart sont des dictatures ou des régimes autoritaires, sont considérés comme des « pays sûrs », vers lesquels on peut donc tranquillement renvoyer réfugiés et migrants indésirables sur le sol européen, ou plutôt « UEien ».

Laisser mourir et faire vivre en Méditerranée

À en juger par la répartition des flux migratoires, le critère sans doute le plus pertinent en la matière, la frontière externe de l’UE est avant tout sa frontière sud, et elle est principalement une frontière maritime, la Méditerranée. Et cette frontière s’avère particulièrement létale, nous le verrons dans un instant. Elle se présente d’emblée comme le lieu où s’exerce un entrelacement de pouvoirs souverains, ceux des Etats limitrophes bien entendu, mais auxquels se superposent désormais les autorités de l’UE et des agences, notamment de celle qui est plus particulièrement chargée du contrôle des frontières de l’UE, dont l’action transforme considérablement les modalités de l’action étatique – sur laquelle elle prend appui par ailleurs[9]. Ces pouvoirs se manifestent donc avant tout comme pouvoir de vie ou de mort, pouvoir de faire mourir ou de laisser vivre. Pour le dire autrement, l’objectif poursuivi par les mécanismes de contrôle n’est pas d’affirmer une quelconque impénétrabilité des frontières, a fortiori quand il s’agit d’une frontière maritime de cet ordre, de rendre impossibles des traversées dont on sait pertinemment que, pour l’essentiel, elles auront lieu de toute façon, mais de décider si et dans quelle mesure ce sera telle ou telle « voie de passage » qui sera empruntée, avec tel ou tel taux de mortalité correspondant à chacune d’entre elles. De décider si, et dans quelles conditions, on décide de « secourir » (ou de laisser secourir), si le secours ou l’accueil prodigué est jugé trop incitatif ou pas assez dissuasif – c’est la théorie de l’« appel d’air » – pour que la gestion du flux, donc l’arbitrage qu’elle implique entre laisser mourir (par noyade) et faire vivre, soit jugée acceptable.

Examinons rapidement quelques données. En 2015, lorsque la « crise des réfugiés » a atteint son pic, on a compté environ un million d’arrivées de migrants et de réfugiés sur le territoire de l’UE, la quasi-totalité par voie maritime, et 3 800 personnes décédées en Méditerranée, en augmentation de près de 10% par rapport à l’année précédente où le nombre s’élevait à 3 300[10]. En 2016, année pendant laquelle le nombre d’arrivées a drastiquement chuté (passant d’un million à 363 mille) du fait de l’accord conclu entre l’UE et la Turquie, ce nombre a pourtant considérablement augmenté, dépassant pour la première fois le seuil des cinq mille, soit une augmentation de 35%. C’est précisément cet accord qui est responsable de ce record terrifiant, car il a déplacé les voies de traversée de l’est vers le centre Méditerranée, en d’autres termes de la Grèce vers l’Italie. Or cette voie centrale est bien plus dangereuse que la traversée de la côte turque vers les îles grecques. Quant à l’année en cours (2017), le chiffre pour les cinq premiers mois de l’année est de 1 570 décès pour un nombre d’arrivées bien plus réduit (60 000 contre 200 000 arrivées et 1 400 décès pour la période équivalente en 2016), ce qui veut dire que, malgré une baisse en chiffre absolu du nombre de mort, la léthalité des traversées a littéralement bondi, triplant d’une année sur l’autre.

Poursuivons un instant cette comptabilité macabre : depuis 2014, on ne compte pas moins de 13 700 personnes décédées en traversant la Méditerranée, soit en moyenne 336 par mois. Mais quels sont les chiffres pour les périodes qui précédent ? Selon les sources considérées comme faisant autorité en la matière, émanant d’ONG ou d’observateurs comme United for Intercultural Action, le Missing Migrant Project de l’International Organization for Migration ou encore Fortress Europe, on obtient les deux estimations suivantes[11]. Selon la première, entre 1993 et 2012, le nombre de décès est de 17 300 personnes ; selon la deuxième, entre 1988 et 2014, il s’élève à 19 800, dont 14 800 en Méditerranée. Mais il existe des estimations fiables significativement plus élevées, comme celles du projet The Migrants Files, qui évaluent les morts à 30 000 entre 2000 et juin 2016[12]. Encore faut-il savoir que « la plupart des associations européennes d’aide aux migrants estiment qu’il faudrait multiplier par deux, voire par trois, les chiffres les plus pessimistes pour prendre en compte ceux qui disparaissent sans laisser de traces »[13] – sans oublier que la traversée du Sahara, étape préalable à celle de la Méditerranée pour une grande partie des migrants, est bien plus létale que celle-ci.

La conclusion est tout à fait évidente : la Méditerranée est devenue un véritable charnier liquide, sans que cela ne suscite d’émotion particulière, du moins jusqu’à la vague de réfugiés et de migrants de ces dernières années, consécutive au grand chambardement moyen-oriental. Et cette réalité n’est que l’autre face du fait que la Méditerranée est devenue « le théâtre d’un genre nouveau de guerre, une bataille contre les migrants dans laquelle s’est engagée l’Union Européenne »[14].

L’évolution temporelle de la courbe est, du reste, fort instructive. Deux éléments s’en dégagent : tout d’abord un faible nombre (estimé) de décès avant 1990, et qui n’augmente que légèrement jusqu’en 1995, moment de pleine mise en œuvre des dispositions de l’espace Schengen. Comme le soulignent Tamara Last et Thomas Spijkerboer dans leur étude des statistiques de décès de migrants, « le nombre relativement faible de décès de migrants avant 1990 est sans doute lié au fait qu’il était beaucoup plus facile d’atteindre l’Europe par des moyens réguliers, même en l’absence d’autorisation gouvernementale officielle d’immigrer. L’introduction d’obligations de visa pour de nombreux pays d’origine, conjuguée aux sanctions à l’encontre des passeurs, a entraîné un basculement des moyens de transport réguliers, tels que les avions et les ferries, vers les moyens de transport irréguliers comme les bateaux de pêche »[15]. Par ailleurs, certains points de passage en direction des rivages européens, tels les enclaves espagnoles en territoire marocain de Ceuta et Melila, jusqu’alors « fluides et sans entraves… ont commencé à voir l’érection de clôtures après l’adhésion de l’Espagne au traité de Schengen en 1991 »[16], ouvrant la voie à un processus similaire en d’autres points d’entrée du territoire européen. C’est donc bien le processus d’européanisation des frontières, en d’autres termes la construction de la « forteresse Europe », qui est responsable de ce carnage sans précédent dans l’histoire européenne en temps de « paix ».

Une autre illustration de cette responsabilité spécifique de l’européanisation des frontières – en d’autres termes de l’affirmation d’un quasi-pouvoir souverain de l’UE – dans l’augmentation dramatique de ce « laisser mourir » en Méditerranée se trouve dans l’abandon par l’Italie de l’opération de sauvetage des migrants en mer Mare Nostrum et son remplacement par une opération menée par Frontex, donc du ressort direct de l’UE. Un naufrage survenu le 3 octobre 2013 au large de Lampedusa, qui a provoqué la mort de 366 migrants, déclenche une profonde émotion en Italie et mobilise fortement l’opinion publique. Enrico Letta, alors premier ministre de centre-gauche, lance une vaste opération de la marine italienne destinée à la fois à secourir les immigrants naufragés et à dissuader les passeurs, avec une claire priorité accordée au premier objectif. Pour ce faire, les bâtiments de la marine italienne naviguent jusque dans les eaux libyennes. En moins d’un an, environ 150 000 migrants sont secourus, chiffre tout à fait remarquable si l’on songe que le nombre total d’arrivées en Italie par la mer s’élève à 170 000 pour l’ensemble de l’année 2014[17]. Or, suite au refus de l’UE de couvrir une partie du coût élevé de l’opération (neuf millions d’euros par mois) et de l’hostilité manifestée par les représentants de la droite berlusconienne au sein du gouvernement, Angelico Alfano – ministre de l’intérieur – en tête, l’opération s’arrête à la fin août 2014. C’est alors l’agence de l’UE Frontex qui prend le relais, et lance l’opération Triton. Les moyens sont bien plus limités – et le coût mensuel à peine un tiers de celui de Mare Nostrum – mais c’est surtout le but de l’opération qui change du tout au tout. Il ne s’agit plus désormais de secourir les migrants mais de surveiller les eaux territoriales européennes. Résultat : des naufrages non-secourus à répétition, une explosion du taux de mortalité qui passe de 1 pour 50 quand les bateaux de Mare Nostrum étaient en activité, à 1 pour 14 dès l’arrêt de l’opération[18]. Le très mesuré Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR) parle d’une « hécatombe jamais vue en Méditerranée »[19].

Le tollé soulevé par un nouveau naufrage au large de Lampedusa, en avril 2015, encore plus meurtrier que les précédents puisque pas moins de 800 personnes y laissent leur vie, forcera l’UE de réagir et de lancer l’opération Sophia. Mais ces missions sont dans la continuité de celles de Triton : « lutte contre les passeurs » et surveillance des eaux territoriales, en d’autres termes empêcher les migrants d’atteindre les côtes italiennes et dissuader les départs. En avril 2016, Federica Mogherini, haute représentante de l’UE aux affaires étrangères et à la politique de la sécurité – également membre du Parti démocrate de Matteo Renzi, qui a entretemps succédé à Letta – lui accorde un satisfecit et déclare que l’opération Sophia est un « succès » puisqu’elle a permis de stopper 68 passeurs, de « neutraliser et rendu hors d’usage 104 bateaux » et de « sauver en mer » 12 600 personnes, soit moins d’un douzième que ce que l’opération Mare Nostrum avait permis[20]. Ce cas met en évidence une dimension essentielle du dispositif européen du « laisser mourir / faire vivre », à savoir l’indissociabilité de ces deux aspects en tant qu’affirmation d’un dispositif de violence mortifère, dont la mise en œuvre tend à être transférée des Etats nationaux vers les instances supranationales de l’UE. Point décisif, ce transfert s’opère à bas bruit, d’où l’extrême difficulté d’exercer un contrôle démocratique et d’interroger sa légitimité, là encore à l’inverse du « monopole de la violence légitime » détenue par l’Etat national selon la célèbre définition de Max Weber. Pour le dire autrement, « humanitaire et sécuritaire sont les deux faces complémentaires d’un même [mode de] gouvernement. L’assistance et la compassion affichées permettent d’occulter les responsabilités tout en renforçant le contrôle et la répression »[21].

L’évolution temporelle de la courbe des décès recèle toutefois d’autres indications utiles. On constate en effet que le nombre de victimes décolle à partir de 2001, et, surtout, à partir de 2003, avec les guerres d’Afghanistan et de l’Iraq. Ainsi, avant la hausse brutale due à la crise syrienne et moyen-orientale de 2010, on observe un taux annuel apparemment considéré comme « normal » de plus d’un millier de personnes décédées en essayant d’atteindre l’Europe. Je parle ici d’une « normalité » car comment interpréter autrement le décalage entre l’absence d’émotion suscitée par la mort de dizaines de milliers d’êtres humains, dans leur écrasante majorité du reste des morts « anonymes », non répertoriées par les autorités et indignes d’une vraie sépulture au sens propre, avec celle suscitée par exemple par le millier de morts causés par la traversée de la frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et la RDA (dont un quart à Berlin) durant la guerre froide ?

Je ne vois qu’une seule explication possible à cet état de fait. Un(e) Africain(e), un(e) Arabe, un(e) Afghan(e) qui meurt noyé(e) en Méditerranée, qui fuit la guerre, l’oppression et/ou l’extrême misère, n’est pas vu comme un être humain au même titre que ces Allemands qui tentaient de fuir le « communisme » et qui étaient accueillis comme des héros de la liberté. Et cela prolonge bien entendu une longue histoire qui est celle du colonialisme et des formes, toutes violentes, de domination que l’Europe et l’Occident ont exercé sur le reste du monde et dans la pleine continuité de laquelle s’inscrit la « construction européenne » et son fruit empoisonné, l’UE.

Quel est le rôle de la Grèce dans cette situation ? On peut dire qu’il est double. D’une part, la Grèce fait le gendarme – plus exactement le garde-chiourme – de l’Europe dont elle est le poste frontière sur son vaste flanc sud-est. Cela ne date pas d’aujourd’hui, même si l’accord entre la Grèce et la Turquie de mars 2016 a pérennisé cet état de fait. Il faut remonter au moins à la construction de la barrière barbelée[22] (et truffée de moyens de surveillance électroniques) autour de la rivière Evros, qui constitue la seule frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce, et qui, depuis son déminage partiel, permettait d’accéder à peu près en sécurité à la Grèce. La décision de sa construction a été prise par le gouvernement « socialiste » en 2011 et l’ouvrage a été inauguré à la fin de l’année suivante par le gouvernement tripartite dirigé par la droite d’Antonis Samaras. Le gouvernement Syriza, qui accède au pouvoir en janvier 2015, n’a rien fait pour mettre à bas cette barrière de la honte, et il faut dire que, sur ce point en particulier, le programme initial de Syriza restait vague, même s’il comportait par ailleurs de nombreux engagements en faveur de l’accueil des réfugiés et des migrants – engagements qui ont, pour l’essentiel, assez rapidement connu le sort du reste de ce programme[23]. Or, le drame dont la mer Egée est le théâtre est la conséquence directe du fait que, suite à la construction de cette barrière, la voie maritime, avec son cortège de noyades, de rackets et de drames, a pris le relais d’une route terrestre, infiniment moins dangereuse mais devenue impraticable. En tant qu’avant-postes et serviteurs zélés du régime européen des frontières, les gouvernements grecs qui se sont succédés au cours de ces dernières années portent ainsi une part écrasante de responsabilité dans le carnage qui se déroule dans ses eaux territoriales.

Le deuxième aspect de l’implication de la Grèce dans la nouvelle phase de la « forteresse Europe » telle qu’elle émerge de la « crise des réfugiés » des dernières années est consignée dans l’accord conclu entre l’UE et la Turquie en mars 2016. Rappelons rapidement le processus qui y a conduit : à partir de l’automne 2015, les pays qui se trouvent sur la « route des Balkans » ferment les uns après les autres leur frontière, sous l’impulsion du « groupe de Visegrad » (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) agissant en étroite liaison avec l’Autriche et des secteurs du gouvernement allemand hostiles à la politique d’accueil que Merkel a mis en œuvre pour une durée limitée. Suite à ce naufrage de toute notion de politique européenne d’accueil des réfugiés, la Grèce cesse de facto d’être une zone de transit, et devient un camp de rétention à ciel ouvert. Près de 60 000 personnes se trouvent ainsi, du jour au lendemain, prises au piège et des situations intolérables se créent notamment dans les zones frontalières du Nord du pays et dans les îles les plus proches de la côte turque.

La coordination européenne ayant magistralement échouée s’agissant de l’accueil d’un nombre pourtant fort réduit de réfugiés, ne tardera pourtant guère à se remettre en place, cette fois pour les tenir fermement aux portes de l’Europe. En mars 2016, l’UE et la Turquie signent un accord pour sceller définitivement la « route des Balkans »[24]. Chaque disposition de cet accord, accueilli avec un lâche soulagement par Alexis Tsipras et son gouvernement, constitue une violation du droit d’asile tel qu’il est défini par les conventions internationales. La Turquie s’engage ainsi à ne plus permettre les traversées « irrégulières » à partir de ses côtes, en contrepartie d’une promesse de levée des restrictions des visas pour l’UE accordés à ses ressortissants, de l’ouverture d’un nouveau chapitre des négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’UE ainsi que d’une aide financière destinée à couvrir une partie du coût de l’accueil des réfugiés sur son sol. Les réfugiés et migrants qui réussiraient malgré cela à atteindre les îles grecques se verront refoulés vers la Turquie. Précisons que si les engagements turcs ont été tenus, ceux de l’UE ne l’ont pas été, élément sur lequel Erdogan ne cesse de jouer.

L’une des dispositions les plus scandaleuses de l’accord UE-Turquie se trouvent dans la règle du « un contre un » concernant les réfugiés syriens, à savoir que ceux-ci ne seront acceptés sur le sol de l’UE qu’en tant que contrepartie d’un nombre égal renvoyés sur le sol turc, et ce dans la limite de 72 000 personnes. Par ailleurs, l’accord se traduit par une dégradation dramatique des conditions de séjour des 60 000 réfugiés et migrants piégés en Grèce : les centres d’accueil, tout particulièrement ceux situés dans les îles, se trouvent transformés en centres de rétention fermés tandis que des milliers de fonctionnaires de Frontex sont dépêchés sur place pour prêter main-forte aux autorités grecques et renforcer la militarisation de la frontière. Le renvoi massif des demandeurs qui se voient refuser l’asile a été jusqu’à présent évité, suite aux nombreux recours devant les tribunaux, mais cet acquis est fragile, car les autorités grecques, sous l’étroite supervision de l’UE, renforcent les pressions pour que l’accord UE-Turquie soit intégralement appliqué[25]. Reprise en main par l’Etat grec et les fonctionnaires de l’UE des commissions qui traitent des demandes et des recours, et, surtout, engagements fermes contractés le 8 décembre dernier auprès de la Commission Européenne, et de son « coordinateur pour l’application de l’accord UE-Turquie » Martin Verwey, pour accélérer les reconduites des demandeurs d’asile et « désengorger » en quelques mois les îles où se retrouvent piégés réfugiés et migrants, la capitulation sur ce dossier comme sur tous les autres, du gouvernement de Syriza est patente[26].

Quant aux conditions matérielles de séjour, elles demeurent intolérables, démonstration évidente de la faillite d’une politique conjointement menée par l’UE et les autorités grecques qui consiste à sous-traiter aux ONG – plus exactement à des ONG sélectionnées en fonction de leur disposition à « coopérer » avec les autorités – les fonctions que l’Etat grec défaillant n’est plus en mesure d’assumer. Comme le souligne un acteur qui entend rester anonyme d’une ONG engagée sur le terrain, l’incapacité à satisfaire les besoins élémentaires d’à peine 60 000 réfugiés, dans un pays en paix membre de l’UE, révèle de façon éclatante l’« échec des organisations d’assistance humanitaire »[27]. Il y a toutefois davantage : avec la transformation des centres d’accueil et d’enregistrement des migrants, simple étape d’un parcours appelé à se poursuivre, en lieux d’enfermement, de « relocalisation » et de gestion des renvois « la Grèce est devenue, comme l’Italie, un terrain d’expérimentation des politiques européennes du verrouillage des frontières et de la dissuasion des migrations »[28].

Pour conclure sur ce point, l’accord entre l’UE et la Turquie ne constitue pas une faute, une transgression des soi-disant « valeurs européennes » car celles-ci ont depuis longtemps sombré dans les eaux de la Méditerranée avec les dizaines de milliers d’êtres humains qui y ont péri. Elle s’inscrit dans le droit fil de la logique qui a présidé dès le départ à la « construction européenne » et qui a fait de la frontière entre l’UE et le reste du monde une ligne qui sépare en fin de compte la pleine humanité, blanche et européenne, de la sous-humanité vouée à une « vie précaire » et à une mort anonyme dont les eaux de Lampedusa ou de Lesbos sont devenues les éternels témoins.

La Grèce sous le régime de la Troïka, moment de vérité de l’UE

J’en viens maintenant à quelques remarques sur la Grèce comme « frontière interne » de l’Europe, comme avant-poste, ou, si l’on préfère, comme laboratoire de la lutte des classes telles que les classes dominantes la mènent avec une vigueur renouvelée. Quand on parle des politiques appliquées à la Grèce, on utilise souvent les mots de politiques d’austérité. C’est juste, bien entendu, mais c’est aussi en partie trompeur car, de l’austérité, il y en a partout, en Grèce comme en France aussi bien qu’au Royaume-Uni, qui s’apprête à quitter l’UE, et cela pour une raison simple. L’austérité, et, plus généralement, l’approfondissement des politiques néolibérales, désignent la stratégie de sortie de crise adoptée depuis 2008 par les classes dominantes pour faire face aux contradictions du régime financiarisé d’accumulation qui se manifestées ces dernières années. Il y a pourtant une spécificité grecque comparable à celle dont il a été question à propos du régime des frontières. Cette spécificité c’est un régime politique d’exception instauré sous la forme la plus achevée et la plus durable en Grèce et, sous une forme plus diluée, dans la périphérie du sud de l’Europe. Ce régime s’est construit par étapes successives, il s’est institutionnalisé autour d’un dispositif dont le signifiant est utilisé par les Grecs pour nommer la période que traverse leur pays depuis sept ans : les mémorandums, en anglais, langue-reine en la matière, Memorandums of Understanding – ou MoUs comme ils sont parfois désignés.

En quoi consistent ces mémorandums, au nombre de trois depuis 2010 – sans compter les multiples accords et train de mesures qui en réactualisent les principales dispositions ? Au cœur de la crise grecque, ainsi que celle des pays de la périphérie européenne se trouve le surendettement, à la fois privé et public, qui traduit lui-même des tendances lourdes à la polarisation économique au sein même de l’UE et tout particulièrement de la zone euro. Ainsi, la Grèce, le Portugal, l’Irlande et, dans une moindre mesure, l’Espagne ont connu des situations de surendettement alors que l’Allemagne ne cesse de crouler sous les excédents. En arrière-fond de la crise de la dette se trouve donc une configuration européenne qui tend à creuser de plus de plus en clairement les écarts entre des pays du centre et une périphérie, ou plutôt des périphéries, car à la périphérie sud interne à l’UE vient s’ajouter la seconde, celle de l’est, depuis longtemps réduite à un statut de Mezzogiorno européen, pourvoyeur de main d’œuvre bon-marché. Surendettés, les pays de la « première » périphérie se sont ainsi trouvés dans l’impossibilité d’emprunter sur les marchés, comme les y obligent les règles de la zone euro, et ont dû recourir à des « plans d’aide », c’est-à-dire à des emprunts accordés par les institutions de l’UE, avec la participation du FMI. Les mémorandums ne sont pas autre chose que les accords signés par ces pays, en commençant par la Grèce, en contrepartie des prêts obtenus et qui visent à assurer qu’ils continuent à rembourser leurs dettes. Le mécanisme qui s’est mis en place consiste ainsi à s’endetter de nouveau pour rembourser une dette préexistante, quitte à se retrouver, au bout de l’opération, avec un niveau d’endettement encore supérieur – ce qui s’est effectivement réalisé dans le cas de la Grèce.

Les mémorandums ne sont pas autre chose que la liste des conditions imposées par les créanciers en contrepartie des emprunts accordés. Ce sont des documents qui font des milliers de pages, à peu près un millier pour le texte de l’accord à proprement parler, complété des milliers de pages d’annexes. Ils ont été votés à chaque reprise par le parlement grec selon des procédures expéditives, véritable simulacre de débat parlementaire, lequel n’a jamais excédé les 48 heures. Ainsi le troisième mémorandum, fruit de la capitulation de Tsipras de juillet 2015, a été voté par le parlement grec en moins de 24h un mois plus tard. Il y avait même non seulement, comme à l’accoutumée une date butoir mais également une heure précise fixée par l’UE pour que le parlement vote le texte. Le débat à proprement parler a duré environ sept heures, pour un document d’un millier de pages, communiqué aux parlementaires par mail la veille à 17 heures, sans même avoir été traduit, l’essentiel du texte ayant été expédié en anglais. Il en a été de même pour les paquets de mesures d’austérité votés depuis 2010, tous approuvés selon les mêmes procédures expéditives par un parlement réduit au rôle de chambre d’enregistrement des conditions dictées par les créanciers.

Pour humiliante qu’elle soit, la procédure n’est pas simplement de l’ordre du symbole. Ce qui est en jeu ici, c’est bien le démantèlement de la souveraineté nationale et populaire. J’insiste sur les deux termes : pour imposer la « thérapie de choc », massivement rejetée par la population, il fallait détruire la démocratie, y compris sous sa forme représentative, fort limitée et problématique par ailleurs, donc bafouer toute notion de souveraineté populaire. Mais pour y parvenir, il était indispensable d’utiliser la machinerie de l’UE pour démanteler la souveraineté nationale, remodeler en profondeur l’Etat grec lui-même, son fonctionnement institutionnel et la matérialité même de ses moyens d’action les plus essentiels.

La logique de ces mémorandums n’a rien de bien original, ce n’est pas autre chose que les programmes d’ajustements structurels qui ont été auparavant appliqués dans les pays du sud, sous les auspices du FMI. Leurs ingrédients de base sont invariants : limitation drastique de la dépense publique, dérégulation massive de l’économie, à commencer par celle du marché du travail, diminution drastique du « coût du travail », c’est-à-dire des salaires et des prestations sociales, privatisation de ce qui reste de ressources et d’entreprises publiques. La seule originalité c’est qu’ils s’appliquent pour la première fois à un pays européen « occidental », pas à la seconde périphérie issue du camp socialiste. Et pour ce faire, le FMI joue un rôle essentiel mais relativement auxiliaire, puisqu’il a été appelé à la rescousse par ce qu’on appelle la Troïka, qui réunit les bailleurs de fond de la Grèce depuis la mise en œuvre des « plans d’aide », c’est-à-dire la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne et le FMI. Avec le troisième mémorandum la Troïka est devenue le « quatuor », du fait de la participation du Fond monétaire européen de stabilité, et elle est maintenant désignée comme « les institutions » pour faire oublier le nom initial, devenu difficile à porter.

Le but recherché par la mise en œuvre des mémorandums est de dégager des excédents budgétaires élevés – actuellement de l’ordre de 3,5% du PIB, appelés à perdurer au-delà même de 2018, date à laquelle vient à échéance l’accord actuellement en cours. Ces excédents sont intégralement consacrés au remboursement de la dette et visent à la rendre « soutenable », à savoir remboursable sans recours à de nouveaux plans d’aide. Par ailleurs, la baisse du coût du travail et la dérégulation de l’économie sont censés apporter des gains de compétitivité, attirer des investissements et conduire à terme à un redressement de l’économie.

Le résultat, on le sait, est un désastre sans précédent depuis les années 1930, pire que celui provoqué par la dernière guerre mondiale. En sept ans, la Grèce a perdu plus d’un quart de son PIB, elle est descendue du 28e au 38e rang mondial dans le classement correspondant, derrière la Slovénie, le Portugal et la Tchéquie et dans le voisinage immédiat des pays baltes, mais également de plusieurs pays latino-américains (Uruguay, Barbade, Trinidad, Chili). Dit autrement, en 2009, le PIB par habitant de la Grèce représentait 71% de celui de l’Allemagne, 69% de celui de la France, et était supérieur de 62% de celui de la Corée (du Sud). En 2016, il était estimé à 43% de celui de l’Allemagne, à 47% de celui de la France et il était devenu inférieur de 31% de celui de la Corée[29]. Le pays se trouve toujours plongé dans la récession, dont seul le rythme s’est atténué et ce malgré des années touristiques exceptionnelles du fait de l’évolution du contexte géopolitique régional. Le taux de chômage officiel est de 23%, supérieur à 50% pour les jeunes. Plus d’un tiers de la population se trouve exposé au risque de pauvreté (35,7%), seules la Roumanie et la Bulgarie enregistrant un taux supérieur au sein de l’UE[30]. Signe infaillible des situations de détresse, le pays se vide de ses forces vives. Plus de 400 000 Grecs ont quitté le pays depuis 2010, auxquels ils convient d’ajouter plus de 200 000 travailleurs immigrés qui s’y étaient installés. Près de 70% des Grecs qui émigrent sont titulaires d’un diplôme universitaire et plus de la moitié appartiennent à la tranche d’âge des 25-39 ans, la plus cruciale dans la pyramide de la population active[31].

Dernier élément – mais certainement pas le moindre – à ajouter à ce terrible tableau : la faillite de cette politique ne se mesure pas seulement à l’étendue des effets destructeurs qu’elle a provoqués mais à sa totale incapacité à régler la question de la dette publique de la Grèce, qui fut pourtant à l’origine du recours à ces « plans d’aide », dont il est devenu évident qu’ils n’ont profité qu’aux créanciers du pays, banques grecques et européennes et institutions de l’UE qui, flanquées du FMI, ont pris le relais[32]. D’un ratio de 120% du PIB lorsque, en 2010, la Grèce a conclu le premier mémorandum, la dette publique s’élève actuellement à 180% du PIB, et ce malgré un effacement partiel – par ailleurs plutôt avantageux pour la plupart des créanciers – survenu en 2012. Déclarée « hautement non-soutenable » par le FMI lui-même, elle est devenue le symbole de l’absence totale d’issue positive de la politique d’asservissement et de pillage ininterrompus menée durant ces années.

Vers un néocolonialisme interne

Ces données suffisent, il me semble, à suggérer, autant que des chiffres le permettent, la violence et la dévastation qui se sont abattues sur ce pays et qui continuent sans discontinuer à produire leurs effets mortifères. Il ne faut pourtant pas s’arrêter là, car ce qu’il s’agit de comprendre c’est le dispositif précis qui a permis à un tel rouleau compresseur de poursuivre son œuvre, avalant de la sorte trois gouvernements successifs issus de la quasi-totalité du spectre politique, du social-libéralisme bon teint de Georges Papandréou à la droite dure de Samaras jusqu’à, moyennant une sidérante volte-face, la gauche radicale de Syriza. L’institutionnalisation des mémorandums, leur transformation en un véritable régime contournant l’ordre constitutionnel normal, s’appuie sur un certain nombre de mécanismes qui ont altéré en profondeur la substance même de l’Etat grec et du fonctionnement des institutions.

Tout d’abord, conséquence immédiate des objectifs macroéconomiques listés de façon exhaustive dans les pages du document, qui touchent à la totalité des dépenses de l’ensemble des lignes budgétaires – de l’Etat central jusqu’à la moindre administration communale – la politique budgétaire est désormais placée sous pilotage automatique. Les dispositions contenues dans les milliers de pages des mémorandums détaillent les mesures que le gouvernement s’engage à appliquer et, surtout, fixe un échéancier précis, au mois près. Mais l’essentiel réside peut-être dans le dispositif de surveillance de la mise en œuvre de ces mesures. Tous les trimestres, se déclenche la procédure des « revues », barbarisme servant à traduire le terme anglais review, qui signifie « évaluation ». La Troïka envoie donc ses fameux hommes en noir à Athènes, qui épluchent les comptes de l’ensemble des administrations et organismes publics. Dans un premier temps, ils se déplaçaient eux-mêmes dans les divers locaux ministériels pour fouiner, depuis le gouvernement Syriza ils sont cantonnés à l’hôtel Hilton et sont devenus, dans le parler populaire, le « gouvernement du Hilton ». En réalité, ils ont placé de façon permanente, dans des positions stratégiques de l’appareil d’Etat, des gens de confiance, qui leur fournissent l’information requise à intervalles réguliers. L’une des choses que le premier gouvernement Syriza a découvert quand il a pris ses fonctions, c’est que la Troïka connaît beaucoup mieux que n’importe quel gouvernement grec ce qu’il en est du moindre poste de dépense de la moindre administration publique dans le pays. Ce n’est que si les envoyés de la Troïka estiment que les objectifs assignés sont bien tenus, que la « revue » peut être considérée comme complétée et que l’Eurogroupe donne le feu vert pour le versement de la tranche des prêts qui sont prévus dans l’échéancier du mémorandum.

Si le feu vert n’est pas accordé, pas de versement ! Et pas de versement signifie eo ipso faillite car la Grèce n’est toujours pas en position de financer le remboursement de sa dette en empruntant sur les marchés et se refuse obstinément à prendre l’initiative d’une cessation de paiements, qui, comme le démontre l’expérience historique, est le point de départ indispensable de toute négociation de la dette en faveur du débiteur. A chaque fois, il a fallu donc se plier à la lettre aux exigences des créanciers, qui à l’occasion de chaque procédure d’évaluation ont exigé – et obtenu – l’adoption de mesures d’austérité supplémentaires, rendues « nécessaires » par l’incapacité de tenir des objectifs d’autant plus irréalistes qu’ils se heurtent à chaque fois aux effets récessifs que le cadre austéritaire a engendré. Tel est donc le mécanisme infernal qui s’est mis en place dès le premier mémorandum, et qui n’a connu qu’une brève période de suspension, quand le premier gouvernement Syriza a tenté, entre janvier et juillet 2015, de façon dramatiquement inadéquate et autodestructrice, de résister à la Troïka.

La capitulation de Tsipras et de la majorité de son équipe en juillet 2015 a conduit à la signature d’un troisième mémorandum, qui représente un approfondissement qualitatif dans l’entreprise de destruction de la souveraineté nationale de l’Etat grec. C’est en fait à un véritable démantèlement du cœur même de l’appareil d’Etat auquel on assiste. Relevons-en rapidement les principaux axes : de politique budgétaire autonome, il ne saurait de toute façon en être question puisque, d’entrée de jeu, le mécanisme des mémorandums et des « revues » s’y est substitué. La politique monétaire est depuis longtemps à Francfort, aux mains de la BCE et ses instances « indépendantes ». L’approvisionnement en liquidité fût le bazooka pointé par M. Draghi, et avant lui par M. Trichet, sur tout Etat soupçonné du moindre écart par rapport aux politiques dictées par l’UE – rappelons ici qu’avant le goulot d’étranglement des liquidités appliquée à la Grèce, l’Irlande et Chypre avait déjà fait l’objet de menaces du même type.

Mais ce dernier mémorandum, celui que met en œuvre un gouvernement de « gauche radicale », prévoit d’aller encore plus loin. C’est maintenant le « secrétariat général aux recettes publiques », c’est-à-dire l’équivalent du service du Trésor public chargé de la collecte de l’impôt, qui devient une instance « indépendante », dont le responsable est nommé par le gouvernement seulement après avoir recueilli l’assentiment de la Troïka/Quatuor. Le principe est ici le même que celui qui a présidé à la création de banques centrales « indépendantes », c’est-à-dire non soumises au contrôle du politique et directement reliées à des instances supranationales, en l’occurrence celles qui représentent les intérêts des créanciers, dont elles se chargent en fin de compte d’exécuter les commandements.

Cette agence « indépendante » de collecte de l’impôt se voit accompagnée d’un « conseil fiscal » composé de cinq membres, dont la nomination doit de nouveau être approuvée par la Troïka/Quatuor, qui, au moindre soupçon de déviance par rapport aux objectifs d’excédents budgétaires, peut décider de coupes dans les dépenses publiques automatiquement exécutoires, à savoir sans nécessiter l’approbation du parlement. De surcroît, la totalité des biens de l’Etat grec sont placés sous séquestre afin d’être privatisés. En charge de l’opération se trouve encore un fond « indépendant », chargé de mener des privatisations du patrimoine public à hauteur de 50 milliards, un montant totalement inatteignable même en vendant jusqu’au dernier tapis de ministère. Cet organisme, dont la tête est constituée de personnes de confiance des créanciers, est clairement d’inspiration allemande, modelé sur la fameuse Treuhand chargée de liquider le patrimoine public de l’ancienne RDA. Et les affaires vont déjà bon train, avec la privatisation des aéroports régionaux, du port du Pirée, des terrains de l’ancien aéroport d’Athènes, de segments idylliques de la côte, des compagnies d’électricité et d’eau, et la liste de la braderie est encore fort longue. La Grèce est devenue littéralement un « pays à vendre »[33]. Pour compléter le tout, l’ensemble du système bancaire, dont la recapitalisation avait déjà coûté 40 milliards, entièrement couverts par des emprunts aux frais du contribuable grec, a été bradé à des fonds spéculatifs pour le dixième de ce montant.

Dépossédé de tout contrôle sur sa politique budgétaire et monétaire, l’Etat grec se voit désormais privé de tout levier d’action, y compris ceux qui concernent des attributions régaliennes telles que la collecte de l’impôt. Les institutions représentatives, à commencer par le parlement, sont réduites à un décorum, dépossédées de la capacité de suivre l’exécution d’un budget dont les lignes échappent de toute façon à son contrôle. Cette destruction de la souveraineté étatique s’accompagne de la mise en place d’une variante particulièrement brutale d’« accumulation par dépossession », pour utiliser le concept de David Harvey[34], basée sur le bradage du patrimoine public et le saccage des ressources naturelles et de l’environnement dont bénéficient à la fois des fractions prédatrices de capitaux nationaux et étrangers. Pour le dire de façon abrupte, la Grèce se transforme en néocolonie, la fonction de son gouvernement national, quelle que soit sa couleur, ne différant de celle d’un administrateur colonial, le simulacre de négociations auxquels se livrent les deux parties à l’occasion de cette interminable série de réunions de l’Eurogroupe et de sommets européens ne servant qu’à maquiller superficiellement cet état de fait.

Ce néocolonialisme doit toutefois être compris dans sa spécificité : il ne diffère pas simplement du colonialisme classique, basé sur la conquête militaire et l’occupation territoriale. Il est également distinct du modèle postcolonial de maintien de relations multiformes de dépendance politico-économique entre l’ancienne puissance coloniale et les nations devenues indépendantes, même si les points communs existent, notamment dans l’appropriation prédatrice de ressources diversifiées du pays.

L’asservissement de la Grèce s’inscrit bien sûr, comme l’a montré Eric Toussaint[35], dans la longue histoire d’utilisation de la dette comme « arme de dépossession » des classes populaires et des nations dominées, et cela avant même l’ère capitaliste. La Grèce n’est toutefois pas une colonie de l’Allemagne, même si l’Allemagne est la force hégémonique en Europe et le protagoniste incontesté dans la gestion politique de la crise grecque. Il est par ailleurs difficile de parler d’un « impérialisme européen » au sens d’une entité unifiée dont l’UE serait l’expression politique, même si, nous l’avons suggéré, la structure de l’UE conduit à une polarisation et à une fracturation croissante de l’espace économique et politique sur lequel s’étend son emprise.

Le régime néocolonial doit ici être compris comme « colonialisme interne » à l’ensemble constitué par l’UE, cas avancé d’un régime de subordination issu des contradictions fondamentales qui traversent l’entreprise de « construction européenne », dont la bourgeoisie grecque est pleinement partie prenante. Confrontée à une crise majeure qui, partant de l’économie, s’est généralisée et étendue vers le système politique, celle-ci a préféré, une fois de plus, accepter la destruction partielle de sa base économique et la vassalisation de son Etat national pour contrer efficacement la déstabilisation potentielle portée par la révolte des classes populaires. Le schéma s’approcherait ici davantage de celui de l’intégration subalterne du Sud italien dans l’Etat national constitué sous le Risorgimento, dont Gramsci a démontré les bases structurelles, fruit d’un compromis entre les élites méridionales de propriétaires terriens et la bourgeoisie commerçante et industrielle du nord[36]. C’est ce compromis, effectuée aux dépens de la paysannerie et de la réforme agraire qui aurait permis son émancipation, qui explique pourquoi le Mezzogiorno est voué à reproduire, fût-ce sous des formes modifiées, le « sous-développement », la position subalterne qui est la sienne dans le cadre du nouvel Etat national.

Malgré ces limites, car l’UE n’est précisément pas, à l’instar d’un Etat national, une entité unifiée, expression d’un « peuple européen » (au sens d’un démos, d’un sujet souverain) décidément introuvable, ce parallèle avec le colonialisme interne du Mezzogiorno permet de mieux saisir la signification des représentations racistes qui ont ressurgi avec force à l’occasion de la crise grecque. On a vu en effet ressortir les stéréotypes orientalisants visant à stigmatiser les « cigales » du Sud, paresseuses et corrompues, qui en appellent à la générosité du Nord vertueux pour maintenir leur rente de situation. Ce qu’il faut pourtant souligner c’est que, même s’il réactive un répertoire préexistant de représentations dévalorisantes, ce racisme n’est ni une survivance ni une régression vers un passé que l’on croyait avoir surmonté mais bien le produit des contradictions nouvelles qu’engendre précisément le processus de « construction européenne ». C’est parce que celui-ci se fonde sur la dénégation permanente des écarts polarisants qu’il engendre, et parce qu’il dénie non moins vigoureusement l’examen critique des représentations qui fondent la version dominante de l’« européanité », issues d’une longue histoire de domination coloniale et impérialiste, que ce processus alimente les flambées actuelles de racisme et rend compte de leur labilité[37]. Le racisme européen actuel cible ainsi tant les européens de seconde ou troisième catégorie des périphéries internes (le « Grec paresseux » avoisine ici avec le « Polonais qui vient voler le travail d’autrui » dans une sorte d’unité des contraires) que, avec une violence encore supérieure, l’Autre non-européen, non-blanc et « musulman ».

Pour revenir aux catégories gramsciennes, je ne peux ici que le suggérer, la catégorie de « révolution passive », dont le Risorgimento fournit un cas paradigmatique, me semble adéquate pour analyser les processus menés actuellement sous les auspices du « césarisme bureaucratique » que génère la gestion de la dernière crise capitaliste par les institutions de l’UE[38]. En ce sens, il faudrait comprendre la capitulation de Syriza et sa digestion rapide par le régime néocolonial, dont il constitue actuellement le principal – mais ô combien fragile – pilier politique, comme un cas typique de « transformisme », d’écrémage et de cooptation des groupes dirigeants issus des groupes subalternes dans le dispositif existant de la domination. Rappelons ici que, pour Gramsci, le transformisme servait précisément de substitut à un véritable compromis social, impliquant des concessions aux classes subalternes et leur intégration comme force active dans les dispositifs de la société civile, fût-ce dans un cadre délimité et compatible avec la reproduction de leur position dominée. Il constitue, en d’autres termes, l’indice d’une « domination sans hégémonie », qui désigne bien la « composition organique du pouvoir », pour reprendre le terme de Ranajit Guha[39], qu’exemplifie et condense l’UE.

Conclusion  

Ce que montre le cas de la Grèce, c’est que le régime d’exception mis en place à l’occasion de la crise de surendettement a instauré une nouvelle ligne de fracture, à l’intérieur même de cette aire qui, juste avant la crise, faisait partie de l’ensemble relativement homogène des pays de l’Europe de l’ouest. La violence avec laquelle cette frontière interne, latente lors de la phase intérieure, pendant laquelle la croissance économique a servi à masquer les disparités croissantes, surgit lors de la crise renvoie toutefois à un phénomène qui excède la simple dimension économique.

Frontière interne et frontière externe ont de fait convergé dans un régime néocolonial chargé de gérer aussi bien la thérapie néolibérale de choc infligée à un pays à la dérive qu’un flux de population migrante mettant à l’épreuve le régime de frontière de la « forteresse Europe ». Le « point de vue de la Grèce » permet ainsi de capter dans toute son acuité la vérité de l’« Etat sécuritaire »[40] qui émerge de l’intérieur de l’UE en tant que celle-ci réalise la constitutionnalisation des politiques néolibérales à travers un dispositif soustrait à toute forme de contrôle démocratique. La prolifération à tous les niveaux d’instances échappant aux règles des institutions représentatives, auxquelles sont confiées un nombre grandissant de fonctions étatiques, l’interpénétration de plus en plus étroite entre les sommets bureaucratiques des Etats nationaux, mais, davantage encore, ceux de l’UE et les intérêts des grands groupes capitalistes et financiers[41], ainsi que le recours croissant à des méthodes répressives constituent deux aspects majeurs de cette forme politique, version radicalisée de l’« étatisme autoritaire » dont Nicos Poulantzas avait diagnostiqué la montée dès la fin des années 1970[42].

Les méridionaux de la périphérie interne, européens de seconde zone et Blancs déjà imprégnés d’Orient, sont ainsi appelés non seulement à consentir de vivre sous un régime de dépossession indéfinie de leur souveraineté politique et économique mais, de surcroît, de bien vouloir continuer à jouer les garde-chiourmes de la forteresse pour épargner aux pays du centre le désagréable spectacle de hordes de nécessiteux et de persécutés venant s’échouer sur des rivages de Lampedusa ou de Lesbos.

Si l’on resserre la focale au cas de la Grèce, le constat de son succès s’impose, même si, à moyen terme, son maintien est loin d’être assuré. Ce régime a néanmoins réussi à s’institutionnaliser et à se stabiliser, donc à engendrer une forme de « normalité », ce qui est un succès d’autant plus remarquable que la faillite des politiques économiques mises en œuvre est patente. La clé de ce succès réside dans la capacité dont il a su faire preuve à passer le test de l’arrivée au pouvoir d’une force politique qui se présentait à l’origine comme un adversaire, et qui, par un processus alliant coercition (économique) et persuasion en est devenue un serviteur efficace. Cette expérience, unique dans sa radicalité, de transformisme politique exerce un effet dévastateur et durable sur les capacités de résistance des classes subalternes et obère, pour une période au moins, la possibilité de formation d’une contre-hégémonie des subalternes.

Le deuxième succès de ce régime réside dans le fait qu’il a pu faire remplir son rôle de laboratoire des politiques néolibérales radicalisées dont l’aire d’application, sous des formes certes différenciées, n’est nullement restreinte à la Grèce ou même aux pays de la périphérie de l’UE. En ce sens, il est clair que, pour prendre cet exemple, la politique de « réformes structurelles » exigées par les instances bruxelloises à la France, au premier rang desquelles figure la liquidation du code du travail, est dans le droit fil de ce que les mémorandums ont mis en place dans le sud Européen. A entendre le programme du candidat Fillon par exemple, dont Macron a présenté une version édulcorée en matière économique et sociale, une oreille grecque distingue sans peine la familière musique des Mémorandums, et même une bonne partie des paroles. A une différence près toutefois, qui est de taille : il manque la Troïka au sens strict. Bien sûr, les pactes européens, celui dit « de stabilité et de gouvernance », celui pour l’euro (dit « Euro plus »), ainsi qu’un ensemble de règlementations (Six Pack et Two Pack) ont resserré davantage encore le corset néolibéral et ce pour l’ensemble des pays. Les marges de manœuvre ne sont toutefois, à l’évidence, pas du même ordre selon qu’on se trouve à Athènes, à Paris ou à Amsterdam.

Pour le dire autrement, le régime néocolonial ne peut se généraliser, ni, a fortiori, être transposé en tant que tel dans un pays du « centre » européen. Il reste le signe distinctif du statut de « périphérie interne », dont le « centre » a toutefois besoin s’il veut maintenir ce qui reste de crédibilité à un projet d’« intégration européenne » déjà considérablement malmené par le rejet venant d’en bas, dont le Brexit est l’un des symptômes les plus éloquents. Par ailleurs, ce régime remplit une fonction idéologique de disciplinarisation fort utile pour les classes dominantes. La façon dont la Grèce turbulente a été matée, et dont ses dirigeants supposés rebelles sont devenus de dociles – bien que très peu fiables – serviteurs de l’ordre néocolonial en fait un cas d’école. Si l’on ne veut pas connaître les déboires des Grecs, mieux vaut se tenir à carreau et obéir aux injonctions bruxelloises, qui finiront de toute façon par s’imposer comme l’illustre de façon éclatante la gloire fanée d’Alexis Tsipras.

Là réside sans doute le cœur de la question. Car c’est bien entendu par ce qu’elle a révélé de l’impuissance et des illusions de la gauche dite « radicale » que l’expérience grecque nous intéresse au premier chef. C’est par son incapacité à comprendre les mécanismes extrêmement puissants qui ont façonné ce nouvel espace hiérarchisé, polarisé, radicalement soustrait à toute possibilité de contrôle populaire, que les forces de la gauche qui ont essayé d’impulser des ruptures, même partielles, avec ce régime ont lamentablement échoué. Cette absence de compréhension ne relève toutefois pas d’une simple bévue intellectuelle. Son fondement est politique, il renvoie au refus d’un véritable affrontement avec les forces dominantes, lui-même dérivé de l’intériorisation par la gauche de sa défaite historique. L’aveuglement européiste a joué à cet égard un rôle capital : le ralliement au discours dominant, qui présente l’adhésion au projet de l’UE comme preuve d’« internationalisme » et de défense de « valeurs d’ouverture », a interdit de penser la nécessité de ce que l’on appelle un « plan B », qui comportait la sortie de la zone euro, comme outil indispensable pour résister au chantage de la Troïka.

Telle est donc la leçon amère de la Grèce pour les forces de la transformation sociale et de la lutte anticapitaliste. Si l’on n’est pas disposé à aller jusqu’au bout dans une logique de confrontation et de rupture avec la cage de fer qui s’appelle Union Européenne, on est fatalement conduit vers la capitulation. La vaine recherche d’une troisième possibilité n’a fait que préparer la voie à cette débâcle aux conséquences écrasantes, pour le peuple grec bien sûr mais aussi pour les peuples européens. Aucune réflexion stratégique ne peut sérieusement débuter si d’emblée n’est pas posée la nécessité d’une confrontation avec la structure institutionnelle de l’UE, expression concentrée de la violence des politiques néolibérales et impériales qui condamnent à une vie précaire déshumanisée, quand ce n’est pas à la mort pure et simple, des populations entières.

La destruction de l’UE s’impose ainsi comme l’une des tâches les plus urgentes, les plus radicales, mais aussi les plus compliquées du combat pour l’émancipation de notre temps.

Notes

[1] Ce texte est une version augmentée et actualisée d’une intervention effectuée aux 4èmes Rencontres d’histoires critique, organisées par la revue Cahiers d’Histoire, qui se sont tenues à Gennevilliers le 28 novembre 2015. Il sera repris dans l’ouvrage collectif « Nation(s)/Mondialisation(s): toute une histoire », sous la direction de Marie-Claude L’Huillier et Anne Jollet, L’Harmattan, Collection ‘Histoire, Textes, Sociétés’, à paraître à l’automne 2017. Je remercie Pascale Arnaud pour la transcription de mon propos et Marie-Claude L’Huillier dont l’amicale insistance a permis à ce texte de voir le jour.

[2] Pour une analyse historique de la construction de l’« Europe forteresse » cf. Fran Cetti, « Fortress Europe : The War against Migrants », International Socialism Journal, n° 148, 2015, p. 45-74 disponible sur isj.org.uk/fortress-europe-the-war-against-migrants/.

[3] Chiffres du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR). Cf. Babels [collectif de chercheur-se-s de l’EHESS], De Lesbos à Calais. Comment l’Europe fabrique des camps, Le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2017, p. 8.

[4] Ibid.

[5] Sur cette notion lire Nicholas De Genova « The Crisis of the European Border Regime : towards a Marxist Theory of Borders », International Socialism Journal, n° 150, printemps 2016, p. 31-54 disponible sur isj.org.uk/the-crisis-of-the-european-border-regime-towards-a-marxist-theory-of-borders/ .

[6] Ibid.

[7] Babels, De Lesbos à Calais…, op. cit., p. 15.

[8] Cf. Carine Fouteau, « Le plan européen pour éloigner les demandeurs d’asile », Mediapart, 30/7/2016 mediapart.fr/journal/international/280716/le-plan-europeen-pour-eloigner-les-demandeurs-d-asile?onglet=full Les conclusions du Conseil de l’UE du 23 mai 2016 sont disponibles sur http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-9111-2016-INIT/fr/pdf

[9] On lira à ce propos l’ouvrage du collectif de chercheur-se-s de l’EHESS Babels, La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer, Le passager clandestin, Neuve-en-Champagne, 2017, ainsi que la remarquable compilation des articles de Carine Fouteau rassemblés dans le dossier « La Méditerranée cimetière migratoire » sur le site de Mediapart mediapart.fr/journal/dossier/international/la-mediterranee-cimetiere-migratoire.

[10] Les chiffres et ceux qui suivent pour les années 2014 à 2017 sont eux du Missing Migrant Project de l’International Organization for Migration. Cf. iom.int/news/mediterranean-migrant-arrivals-top-363348-2016-deaths-sea-5079 et missingmigrants.iom.int/ ainsi que ‘Migrant Deaths and Disappearances Worldwide : 2016 Analysis’, Global Migration Data Analysis, Data Briefing Series, n° 8, mars 2017.

[11] Pour une présentation d’ensemble et une discussion des chiffres cf. Tamara Last, Thomas Spijkerboer, « Tracking Deaths in the Mediterranean », in Tara Brian & Frank Laczko (dir.), Fatal Journeys. Tracking Lives Lost in Migration, International Organization for Migration, Genève, 2014, p. 85-108. Voir également le site de Fortress Europe fortresseurope.blogspot.co.uk/.

[12] Cf. themigrantsfiles.com/

[13] Babels, La mort aux frontières de l’Europe…, op. cit., p. 13.

[14] Ibid., p. 18.

[15] Tamara Last, Thomas Spijkerboer, « Tracking Deaths in the Mediterranean », art. cit., p. 88.

[16] Babels, La mort aux frontières de l’Europe… , op. cit., p. 23.

[17] Source: International Organization for Migration iom-nederland.nl/en/406-migrant-arrivals-by-sea-in-italy-top-170-000-in-2014.

[18] Cf. Carine Fouteau, « Morts en Méditerranée : ‘les dirigeants européens n’ont plus d’excuse’ », Mediapart, 22/4/2015 mediapart.fr/journal/international/220415/morts-en-mediterranee-les-dirigeants-europeens-n-ont-plus-d-excuses . Cet article donne également accès à l’intégralité du rapport accablant d’Amnesty International.

[19] Alexandre Pouchard, « Migrants en Méditerranée : après ‘Mare Nostrum’, qu’est-ce que l’opération ‘Triton’ ? », Le Monde, 20/4/2015 lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/04/20/migrants-en-mediterranee-qu-est-ce-que-l-operation-triton_4619129_4355770.html.

[20] Federica Mogherini, « Nous avons sauvé en mer 12 600 personnes avec l’opération Sophia », Entretien avec Cécile Ducourtieux, Le Monde, 16/4/2016 lemonde.fr/europe/article/2016/04/16/federica-mogherini-nous-avons-sauve-en-mer-12-600-personnes-avec-l-operation-sophia_4903554_3214.html

[21] Babels, La mort aux frontières de l’Europe… , op. cit., p. 30.

[22] Le barbelé en question, conçu dans les années 1970 pour sécuriser les installations militaires de l’OTAN en Allemagne, à l’époque cibles d’attentats de la Fraction Armée Rouge, est indestructible et équipé de lames spéciales conçues pour provoquer des lésions léthales à quiconque s’y ferait piéger. Les tribunaux allemands ont interdit sa vente aux particuliers et la société qui le fabrique (Mutanox) a refusé d’en vendre au gouvernement hongrois qui voulait également l’utiliser pour ériger une barrière anti-migrants. Cf. Giorgos Tsiakalos, « La barrière d’Evros et les morts en mer Egée », Efimerida Syntakton, 6/11/2015 efsyn.gr/arthro/o-frahtis-toy-evroy-kai-oi-thanatoi-sto-aigaio.

[23] On trouvera un bilan détaillé de la politique du gouvernement Syriza sur les questions des migrants et du droit d’asile dans cet entretien Mania Barsefski et Thanassis Kourkoulas, « Europe’s Border Guards », Jacobin, 2/5/2016 jacobinmag.com/2016/05/europe-refugees-migrants-greece-turkey-eu-syria/ .

[24] Sur cet accord on lira les rapports accablants d’Amnesty International, A Blueprint for Despair: The EU-Turkey Deal (disponible sur amnesty.org/fr/documents/eur25/5664/2017/en/) et celui du Gisti, Accord UE-Turquie, la grande imposture (disponible sur gisti.org/spip.php?article5454).

[25] Suite à un amendement approuvé par le parlement en mars dernier, le ministre de la politique migratoire, Yannis Mouzalas, a repris en main les instances d’appel auprès desquelles les demandeurs d’asile déposent les recours et dont le refus de considérer la Turquie comme un « pays sûr » a jusqu’à présent bloqué les reconductions massives. Le même ministre a également accordé un rôle décisif dans la procédure d’examen des demandes d’asile à EASO (European Asylum Support Office), une agence de l’UE chargé d’appliquer les directives restrictives en la matière. Par ailleurs, la poursuite du blocage des reconductions en Turquie des demandeurs d’asile est suspendue à la décision imminente de la Cour Européenne des droits de l’homme qui délibère sur un recours déposé par un réfugié syrien d’origine arménienne. Cf. Dimitris Angelidis, « La procédure d’asile est livrée à l’EASO », Efimerida Syntakton, 10/3/2016 efsyn.gr/arthro/i-diadikasia-asyloy-paradidetai-sto-easo ; Dimitris Angelidis, « Deuxième avertissement pour les expulsions de réfugiés », Efimerida Syntakton, 30/5/2017 efsyn.gr/arthro/deytero-kampanaki-gia-tis-apelaseis-prosfygon.

[26] Cf. Dimitris Angelidis, “Stratégie du choc pour les reconduites », Efimerida Syntakton, 9/12/2016 http://www.efsyn.gr/arthro/stratigiki-sok-kai-deos-gia-tis-apelaseis; le texte intégral de la déclaration commune du gouvernement grec et de la Commission Européenne, ainsi que le plan d’application qui l’accompagne, sont disponibles sur europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-4321_en.htm.

[27] Secret Aid Worker, « Greece has exposed the aid community’s failures », The Guardian, 13/6/2016 theguardian.com/global-development-professionals-network/2016/sep/13/secret-aid-worker-greece-has-exposed-the-aid-communitys-failures .

[28] Babels, De Lesbos à Calais…, op. cit., p. 46.

[29] Source FMI : World Economic Outlook Database imf.org/external/pubs/ft/weo/2016/01/weodata/index.aspx

[30] Source Eurostat :

ec.europa.eu/eurostat/statistics_explained/index.php/People_at_risk_of_poverty_or_social_exclusion

[31] Cf. Sofia Lazaretou, « Fuite du capital humain : la tendance actuelle à l’émigration des Grecs durant les années de la crise », Bulletin de la Banque de Grèce, n° 43, 2016, p. 33-57 [en grec] ; Lois Labrianidis, Manolis Pratsinakis, Outward Migration from Greece during the Crisis, Final Report, London School of Economics’ Hellenic Observatory, Londres, 2014.

[32] Sur la question de la dette grecque on se reportera aux indispensables travaux de Commission pour la vérité sur la dette grecque mise en place au printemps 2015 par Zoé Kostantopoulou, alors présidente du parlement grec, et dont les travaux ont été coordonnés par le porte-parole du CADTM Eric Toussaint. Une synthèse est disponible sur le site du CADTM cadtm.org/Synthese-du-rapport-de-la. Le rapport intégral est publié sous forme d’ouvrage : CADTM, La vérité sur la dette grecque, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014.

[33] Cf. le texte éclairant d’Eleni Portaliou « Greece, A Country for Sale », Jacobin 12/9/2016 disponible sur jacobinmag.com/2016/09/greece-tsipras-memorandum-privatization-public-assets/

[34] David Harvey, Le nouvel impérialisme, Les prairies ordinaires, Paris, 2010.

[35] Cf. Eric Toussaint, « Cinq mille ans de dette comme arme de dépossession », article du 3/4/2017 disponible sur blogs.mediapart.fr/cadtm/blog/030417/5000-ans-de-dette-comme-arme-de-depossession

[36] Cf. notamment Antonio Gramsci, “Quelques thèmes de la question méridionale » (1926) disponible sur marxists.org/francais/gramsci/works/1926/10/gramsci_19261000.htm . Gramsci donnera une grande ampleur à ces thèmes dans les Cahiers de prison.

[37] Sur ce thème cf. Céline Cantat, « Narratives and Counter-Narratives of Europe. Constructing and Contesting Europeanity », Cahiers Mémoire et Politique, n° 3, 2015, p. 5-30 popups.ulg.ac.be/2295-0311/index.php?id=138.

[38] Cf. Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « Bureaucratic Caesarism. A Gramscian Outlook on the Crisis of Europe », Historical Materialism, 23.2, 2015, p. 23-51 erensep.org/images/pdf/2015-04-01_keucheyan_durand1.pdf

[39] Ranajit Guha, Dominance without Hegemony. History and Power in Colonial India, Harvard University Press, 1998.

[40] Tony Bunyan, « Just Over the Horizon : the Surveillance Society and the State in the EU », Race & Class, n° 51.3, 2010, p. 1-12.

[41] Les cas de Manuel Barroso, président de la Commission Européenne entre 2004 et 2014, embauché par Goldmann Sachs juste après la fin de son mandat, et de son successeur, Jean-Claude Juncker, impliqué dans des scandales financiers liés au statut de paradis fiscal de son pays, sont emblématiques du rôle joué par les grands groupes directement auprès des instances de l’UE, notamment par le biais des lobbies basés à Bruxelles. Cf. Vicky Cahn, « De si confortables pantoufles bruxelloises », Le Monde diplomatique, septembre 2015 monde-diplomatique.fr/2015/09/CANN/53694 . Voir également les dossiers sur les liens entre instances bruxelloises et grandes multinationales rassemblés par le Corporate Europe Observatory corporateeurope.org/.

[42] Nicos Poulantzas, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, Les prairies ordinaires, Paris, 2012 (1ère édition 1978).

http://www.contretemps.eu/grece-frontiere-europe-forteresse/

Appel à mobilisation pour un traité contraignant sur les multinationales

Appel à Mobilisation 23-27 octobre 2017 : pour un Traité contraignant sur les multinationales et les droits humains 16.06.2017 Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs

2017 SERA UNE ANNÉE DÉCISIVE POUR LE TRAITE CONTRAIGNANT SUR LES MULTINATIONALES ET LES DROITS HUMAINS !

En octobre 2017, à Genève, se tiendra la troisième session de négociations du Groupe de travail intergouvernemental (GTIG) de l’ONU, mandaté pour élaborer un traité contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’Homme.

Des organisations, des mouvements sociaux, des communautés affectées par les opérations des entreprises multinationales, et d’autres personnes luttant pour défendre la justice sociale et environnementale dans le monde entier, se rendront à Genève du 23 au 27 octobre 2017, à l’occasion de la troisième semaine de mobilisation pour l’élaboration d’un traité qui impose aux États et aux entreprises des obligations internationales pour garantir l’accès à la justice des communautés affectées, des groupes et des individus dont les droits ont été violés par des entreprises multinationales.

Les multinationales et leurs représentants d’intérêt ont capté le soutien de nombreux gouvernements en faisant des donations lors des campagnes électorales, en utilisant des moyens légaux ou souvent illégaux telles que différentes formes de corruption et de faveurs, ou en faisant du chantage en promettant de réaliser (ou de retirer) des investissements. D’un côté, les multinationales et leurs soutiens promeuvent des mesures de « Responsabilité sociale des entreprises » ou des plans d’action nationaux inspirés des Principes directeurs de Ruggie, prétendant ainsi se préoccuper des violations systématiques des droits humains perpétrées dans des pays du Nord, mais surtout dans ceux du Sud. De l’autre, un groupe d’États, avec le soutien d’organisations, réseaux et mouvements sociaux du monde entier, travaille à l’élaboration d’un traité qui mette fin à l’impunité des multinationales.

Un traité contraignant des Nations unies représenterait une pierre d’achoppement, que nous, les peuples, pouvons créer pour mettre fin à l’impunité des multinationales. La dérégulation sauvage mondiale qu’a imposée la mondialisation néolibérale depuis 30 ans a laissé les communautés et les peuples sans protection, et réduit leurs droits les plus fondamentaux, parfois presque à néant dans de nombreux endroits. En parallèle, une puissante architecture de l’impunité a été construite pour protéger les activités des investisseurs : accords de libre échange, traités de protection des investissements, et mécanismes de règlement des différends investisseurs-États, entre autres.

Le traité ouvrira une brèche pour :

– défendre les droits des travailleurs dans les « chaînes de valeur mondiales », et ceux de l’énorme flux de migrants et de réfugiés qui constitue le maillon le plus vulnérable de la force de travail mondiale ;

– garantir le droit à la santé et aux médicaments que les brevets et la privatisation des systèmes de sécurité sociale affectent ;

– établir des mécanismes efficaces de protection des vies des militants qui sont menacées par les hommes de main des entreprises, et assurer l’accès à la justice et la protection de ceux qui ont déjà été leurs victimes ;

– contribuer à la défense des conditions de vie et des droits des communautés rurales, autochtones et paysannes, à la défense de l’environnement et même du climat, et sanctionner les entreprises et les États qui ne les respectent pas.

Le respect des droits humains peut harmoniser les règles dans le domaine du commerce international et des investissements en assurant qu’aucun accord international ne menace la pleine réalisation de ces droits. De même, et au vu de l’importance des États dans la protection des droits humains, nous nous battons pour qu’un tel traité puisse contester les mécanismes pervers du capitalisme mondial, tels que les paradis fiscaux, les accords de double taxation et l’évasion fiscale, la concentration et la dérégulation financières, et les dettes – en particulier les dettes illégitimes ! – qui ont épuisé les budgets publics, et empêchent les États d’honorer leur obligation de protéger les droits des personnes. Enfin, lors des négociations sur ce traité, des garanties pourront peut-être également être obtenues pour le droit à l’identité sexuelle et l’égalité de genre contre les discriminations et la violence perpétrées dans les réseaux formés par les multinationales.

SOYEZ PRESENTS POUR RECLAMER LA PRIMAUTE DES DROITS DES PEUPLES SUR LES DROITS DES INVESTISSEURS ET LES PROFITS, ET LA FIN DE L’IMPUNITE DES MULTINATIONALES !

REJOIGNEZ-NOUS À GENEVE OU MOBILISEZ-VOUS DANS VOS VILLES DU 23 AU 27 OCTOBRE 2017,

POUR UNE GRANDE MOBILISATION DES PEUPLES !

Vous trouverez plus d’informations actualisées sur la Semaine de Mobilisation ici :

http://www.stopcorporateimpunity.org/

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Vers un traité contraignant sur les transnationales

Vers un traité contraignant sur les transnationales ?par Maxime Combes

C’est sans doute l’une des négociations internationales les plus importantes de la période : du 24 au 28 octobre 2016, l’ONU a accueilli à Genève une deuxième session de négociations portant sur un éventuel futur Traité international contraignant sur les entreprises transnationales et les droits humains. Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU s’est en effet prononcé en juin 2014 en faveur d’une résolution en ce sens déposée par l’Équateur et l’Afrique du Sud. Adoptée par 20 voix, contre 14 dont la France [1] (et 13 abstentions), cette initiative est bienvenue et justifiée, tant il apparaît urgent de mettre fin à l’impunité dont bénéficient les transnationales et de garantir l’accès à la justice pour les victimes de leurs activités.

Une bataille qui prendra des années

La première session de négociations, qui s’est tenue en juillet 2015, et la réunion du mois d’octobre 2016, ne sont qu’un premier cycle de discussions au cours duquel experts et représentants de la société civile ont l’occasion d’établir un diagnostic devant les représentants des États. Ce n’est qu’en 2017 que ce groupe de travail du Conseil des Droits de l’homme de l’ONU entrera dans le vif du sujet, avec l’examen d’un premier brouillon de Traité rédigé par l’Equateur. Si le Forum économique mondial de Davos ne tremble pas encore, ces négociations divisent fortement : les pays du Sud en soutiennent le principe, avec l’appui des ONG, tandis que les pays de l’OCDE y sont fermement opposés, tout comme les transnationales.

L’enjeu est de taille. Il n’est pas surprenant que l’Equateur soit à la proue de ce processus de négociations. Le scandale Texaco a profondément marqué le pays. La multinationale du pétrole avait en effet délibérément déversé, en pleine jungle et dans des rivières, des millions de tonnes de déchets toxiques liés aux forages et à l’exploitation pétrolière en Amazonie équatorienne entre 1964 et 1990. Condamné par la justice équatorienne pour les activités de sa filiale, qui s’est retirée des sites exploités sans dépolluer, Chevron refuse d’indemniser les victimes et les a même poursuivi en justice pour « extorsion ».

Des transnationales françaises mises à l’index

Emblématique de l’impunité dans laquelle se complaisent les transnationales, le cas Chevron n’est pas isolé. De Bhopal (20 000 morts au moins) au Rana Plaza (1135 morts), nombreux sont les accidents industriels pour lesquels il est difficile d’obtenir une condamnation des transnationales et des réparations pour les victimes. Le sujet ne concerne pas les seuls pays du Sud. Carrefour, Auchan et Camaïeu [2] sont impliqués dans l’affaire du Rana Plaza. Tandis que des sous-traitants de Carrefour, qui reconnaît ne pas procéder à des vérifications sociales jusqu’au bout de ses chaînes d’approvisionnement, sont accusés de recourir au travail esclave en Thaïlande [3].

Mise à l’index chaque année pour ses pratiques d’optimisation fiscale, Total n’est ainsi que relativement peu inquiétée pour les impacts environnementaux de ses activités pétrolières, notamment au Nigéria : il a fallu plus de 13 ans de procédures pour qu’elle soit condamnée pour la catastrophe de l’Erika. Alstom est accusé de corruption au Brésil, et est engagé dans la construction, avec EDF et GDF, de grands barrages en Amazonie qui dévastent des régions entières et bafouent les droits des populations. En Inde, c’est Veolia qui est accusée de profiter de contrats de gestion de l’eau très défavorables pour les populations, tandis que les projets d’Areva sont violemment contestés par les populations locales [4] .

Une impunité voulue par les pouvoirs publics et facilitée par la mondialisation

Cette (relative) impunité n’est pas fortuite. Les accords de l’OMC, et les accords bilatéraux ou régionaux visant à libéraliser le commerce et l’investissement, ont donné aux transnationales – et plus généralement à l’ensemble des entreprises privées – de nombreux droits. Ces politiques ont institué des cadres juridiques qui accordent des protections unilatérales à leurs activités mais qui ne leur imposent aucune obligation. En termes d’impacts sur les populations affectées, ces protections juridiques instituent ce qui est appelé une « architecture de l’impunité » : les transnationales peuvent violer les droits de l’homme et les droits du travail, dévaster l’environnement, sans être, dans la majorité des cas, réellement inquiétées.

Pour attirer des investisseurs internationaux et des bouts d’activités d’entreprises transnationales, de nombreux pays et collectivités territoriales sont prêts à leur accorder un « environnement attractif », y compris en réduisant les mesures de protection du travail ou de l’environnement. La recherche de compétitivité et l’accès aux marchés internationaux sont érigés comme les deux leviers de création de richesse, indépendamment des considérations d’équité et de soutenabilité écologique. Les territoires, les législations et les populations sont ainsi mis en concurrence les uns avec les autres au niveau international.

Les transnationales organisent et dirigent l’économie mondiale

Sous l’emprise de l’autonomie laissée aux marchés internationaux, le pouvoir déclinant des États se confronte au pouvoir grandissant des transnationales qui sont désormais des acteurs majeurs des relations internationales. Bien aidés par l’apparition de nouvelles technologies et par la financiarisation croissante du capitalisme, les transnationales sont devenues des acteurs dominants du droit commercial international et les marchés internationaux deviennent des espaces qui échappent, pour partie, à la juridiction des États. On est passé d’une économie mondiale structurée par les économies nationales à une économie mondiale reposant de plus en plus sur des réseaux de transnationales.

La division internationale du travail a en effet accentué la concentration des échanges entre quelques grandes transnationales. Près de 30% du commerce mondial s’effectue au sein même des transnationales, entre leurs filiales, et les deux tiers du commerce international correspondent à des échanges de biens intermédiaires, et non de produits finis. Acteurs majeurs du commerce international, elles maîtrisent les chaînes mondiales de valeur [5] : selon le rapport de la CNUCED de 2010, 82 000 entreprises transnationales contrôleraient 810 000 filiales. On considère aujourd’hui que sur les cent économies les plus puissantes de la planète, plus de 50 % sont des transnationales [6] , tandis que la maîtrise des importations et exportations est du fait d’une poignée d’entreprises [7]. A peine 737 banques, assurances ou grands groupes industriels contrôlent 80 % de la valorisation boursière des transnationales de la planète [8].

De l’ONU à l’OIT en passant par l’OCDE, primeur aux règles non contraignantes

Devenues les maîtres du jeu, les transnationales évoluent dans un cadre réglementaire international qui leur va comme un gant. Il n’existe pas, au niveau international, d’instrument juridiquement contraignant, pourvu de mécanisme de sanction, pour réguler et contrôler les impacts de leurs activités sur les droits humains et assurer l’accès à la justice pour les victimes. Toutes les expériences en ce sens ont jusqu’ici échoué. Dans les années 1970, sous la triple influence des pays du Sud, devenus numériquement majoritaires, des pays communistes et des milieux syndicaux internationaux, une réflexion sur la « responsabilité sociale » des firmes transnationales émerge progressivement à l’OIT et à l’ONU. Elle débouchera sur la « Déclaration de principes tripartite sur les entreprises transnationales et la politique sociale », adoptée en 1977 au sein de l’OIT, mais elle restera sans suite dans le cadre de l’ONU.

En parallèle, l’OCDE s’est également saisie de la question au début des années 1970. Très perméable aux intérêts des transnationales de par sa composition et son fonctionnement, l’OCDE adopte en 1976 des principes directeurs à l’intention des entreprises transnationales [9]. Un document qui semble bel et bien avoir influencé, et adouci, le contenu de la Déclaration adoptée par l’OIT un an plus tard. Mis à jour à cinq reprises depuis, ce document se limite à établir des recommandations non contraignantes en matière de « responsabilité des entreprises dans la société » (travail, droits de l’homme, environnement, protection des consommateurs, etc).

En 2000, les transnationales ont réussi à faire adopter le Pacte mondial [10] dans le cadre de l’ONU, tuant dans l’oeuf les volontés de remettre à l’ordre du jour l’idée d’un droit international contraignant. Les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme [11], adoptés en 2011, ne sont guère plus contraignants. En se limitant à des principes volontaires et limités, les institutions internationales ont étendu le domaine de la « soft law » au détriment d’un droit juridiquement contraignant. Bien que nombreux, ces dispositifs ne sont pas dotés d’instrument de vérification indépendante et de sanction. La documentation accumulée sur le terrain au fil des ans montre qu’ils ne permettent ni d’assécher les violations des droits humains, du droit du travail et des normes environnementales, ni de les condamner lorsqu’elles sont avérées.

Vers un traité contraignant ?

Beaucoup de commentateurs critiques prétendent qu’un droit international contraignant serait trop complexe. Il semble au contraire que la complexité, bien réelle, de la mise en œuvre d’une juridiction contraignante au niveau international, pourrait être levée avec un peu de détermination. Il faut bien constater que ce sont les pays du Nord, où siègent 85 % des transnationales, qui répugnent le plus à un texte contraignant : États-Unis, Australie et Canada sont aux abonnés absents tandis que l’UE refuse de s’exprimer clairement et a tendance à poser des conditions qui ont pour fonction de bloquer ou retarder le processus de négociation.

C’est tout l’enjeu des prochaines échéances : obtenir que la France et l’UE se joignent à ce processus historique, sans le bloquer et sans en réduire la portée. Le tout dans la perspective d’obtenir enfin un Traité international permettant aux victimes de dommages causés par les transnationales d’avoir accès à la justice devant une cour internationale. Née pour pour désarmer les marchés financiers et les banques, Attac France a bien l’intention d’apporter sa pierre pour désarmer le pouvoir des transnationales [12].

Zone euro: le chômage «caché», un défi pour la BCE

Zone euro: le chômage «caché», un défi pour la BCE

11 mai 2017 Par Romaric Godin qui a rejoint l’équipe de Médiapart

La BCE s’est interrogée sur les raisons de la faible croissance salariale en zone euro. Pour elle, la situation sur le marché de l’emploi est plus préoccupante que ce que les chiffres officiels du chômage peuvent laisser penser, notamment en raison du sous-emploi.

  Le chômage recule en zone euro. En un an, il est passé de 10,2 % de la population active à 9,5 % en avril 2017. Le plus faible niveau depuis 2009. Cette bonne nouvelle n’a cependant pas permis, pour le moment, la mise en place d’une dynamique forte de salaires suffisants pour soutenir l’inflation et, partant, pour redonner aux entreprises une capacité à relancer la demande et donc à investir.

L’absence de croissance des salaires au niveau de la zone euro est une des raisons de la prudence de la BCE sur la future sortie de sa politique monétaire ultra accommodante. Si la Banque centrale resserre sa politique sans dynamique salariale, elle prend le risque de laisser les forces baissières l’emporter sur l’inflation sous-jacente, celle qui dépend des éléments non volatils des prix (énergie et alimentation). D’autant que toute remontée du prix de l’énergie viendra grever alors les salaires réels et les bénéfices des entreprises, obligeant à des ajustements de la demande et faisant renaître le spectre du risque déflationniste. La BCE doit donc comprendre pourquoi la baisse du chômage ne s’est pas accompagnée d’une hausse des salaires.

Cette « énigme » est l’objet d’un chapitre du Bulletin économique de la BCE, paru ce mercredi 10 mai. Les équipes de l’institution de Francfort y répondent en notant qu’en réalité, le chômage de la zone euro est beaucoup plus important que ne le laissent entendre les chiffres d’Eurostat, calculés sur la base de la définition de l’Organisation internationale du travail (OIT). Trois catégories d’individus, en effet, sont exclues de ces données : ceux qui sont « découragés » et ne recherchent pas d’emplois, mais pourraient travailler ; ceux qui recherchent un emploi mais ne sont pas « disponibles » pour travailler et, enfin, ceux qui travaillent à temps partiel et voudraient travailler davantage. Les deux premières catégories sont appelées la « force de travail supplémentaire potentielle » ; la troisième, le « sous-emploi ». Cette dernière catégorie concernerait, selon la BCE, pas moins de 7 millions de personnes en zone euro, soit 3 % de la population en âge de travailler.

Au total, la BCE refait ses calculs. Ce qu’elle appelle la « mollesse du marché du travail » (« labour market slack ») en zone euro concernerait 18 % de la population active étendue à la force de travail supplémentaire potentielle. Un taux qui est donc deux fois plus élevé que le taux de chômage officiel. Certes, cette mesure est incertaine. Beaucoup de personnes sous-employées ne peuvent effectivement pas travailler davantage malgré leur désir et beaucoup de personnes « découragées » ne sont pas prêtes à revenir dans la vie active. Mais il n’en reste pas moins que la BCE, en corrigeant ces éléments, estime que ce « chômage élargi » atteint 15 % de la population active.

Dès lors, la conclusion s’impose : les données officielles d’Eurostat sur le chômage ne permettent pas de rendre compte du vrai niveau de sous-utilisation de la main-d’œuvre dans la zone euro. Elle est beaucoup plus importante qu’on ne le pense et, concluent les équipes de la BCE, « cette sous-utilisation encore élevée continue probablement à contenir la hausse des salaires ». Pour sortir de l’assouplissement quantitatif sans dommage et disposer d’une vraie dynamique d’inflation et de croissance, il faudra donc régler ce problème de chômage élargi.

Certes, la situation s’améliore. Au premier trimestre 2017, on a pu constater une accélération de la croissance des salaires, avec une augmentation annuelle de 1,8 %, des salaires nominaux. Mais même avec cette accélération, le rythme de progression demeure faible historiquement. Avant 2014, la zone euro n’avait en effet connu que très brièvement par deux fois, en 2004 et 2010, une croissance salariale plus faible que ces 1,8 % qui, aujourd’hui, apparaissent si vigoureux.

Du reste, si la consommation des ménages était bien le premier moteur de la croissance de la zone euro au dernier trimestre de 2016, elle connaît une croissance encore modeste, de 1,8 % sur un an. Ce niveau a certes permis d’amener la moitié des 0,4 point de croissance à la zone euro sur ces trois mois, mais il demeure encore modeste et très lié à l’inflation faible qui a conduit à une hausse des revenus réels. En effet, on ne remarque pas d’effets directs de la baisse du chômage sur la consommation puisque la croissance annuelle des dépenses des ménages s’est ralentie entre le premier et le dernier trimestre de l’an passé.

Surtout, cette dynamique salariale est clairement insuffisante pour engager une reprise de l’inflation indépendante de l’évolution des prix de l’énergie. Car la dynamique salariale est une des composantes de la formation des prix. C’est la fameuse « courbe de Phillips » qui établit un lien entre chômage et prix, via les salaires. Cette courbe est régulièrement critiquée, niée et modifiée, mais elle reste l’un des moyens de déterminer les dynamiques inflationnistes. Globalement, on estime que l’inflation est obtenue (en partie) par l’écart entre la hausse des salaires nominaux et la hausse de la productivité du travail. La croissance de la productivité en zone euro est certes très faible (+ 0,5 % en 2017) mais elle suppose, pour satisfaire l’objectif de la BCE, une croissance des salaires supérieure d’au moins 2 points, sans doute davantage compte tenu de la longue inflation faible et des tendances désinflationnistes liées au désendettement.

La vraie question reste celle de l’adaptation des politiques économiques en zone euro. La consolidation budgétaire unilatérale (du reste encouragée par la BCE dans le même bulletin mensuel) exigée par les traités conduit à un environnement déflationniste qui maintient la pression sur les salaires nominaux. Mais la question reste posée de savoir si les réformes du marché du travail promues par la BCE et les institutions européennes ne constituent pas également un élément clé du problème, en l’absence de mesure de soutien à la croissance. Le développement du sous-emploi par celui du temps partiel, la réduction du champ de la négociation collective, la flexibilité qui pèse sur les niveaux de salaire sont autant d’éléments qui favorisent le « chômage élargi » et réduisent la transmission de la baisse du chômage vers les salaires nominaux. Plus que jamais, la zone euro semble donc avoir besoin d’une redéfinition de sa politique économique pour dépasser ses difficultés actuelles. En attendant, la BCE reste seule face à une inflation toujours trop faible.

https://www.mediapart.fr/journal/economie/110517/zone-euro-le-chomage-cache-un-defi-pour-la-bce

Protéger les oliviers contre un gazoduc soutenu par 2 filiales françaises

Des Italiens se battent pour protéger leurs oliviers contre un gazoduc géant soutenu par Vinci et la Société générale par Olivier Petitjean

À l’extrême sud de la péninsule italienne, une bataille fait rage pour protéger des centaines d’oliviers menacés par le chantier du TAP, un gazoduc géant qui doit relier l’Azerbaïdjan à l’Europe occidentale. Un projet de grande ampleur dans lequel sont impliquées plusieurs géants de l’énergie, et qui paraît en contradiction avec les engagements de l’Europe aussi bien en termes de droits humains que de protection du climat. On y retrouve aussi au premier plan deux multinationales françaises : Vinci, chargée du chantier en Grèce et en Albanie, et la Société générale, seule banque impliquée dans le projet.

Il n’y a pas qu’en Amérique du Nord que les gens se rebellent contre la construction d’oléoducs ou de gazoducs géants. Le combat emblématique des Sioux contre le Dakota Access Pipeline (lire notre article), et auparavant celui contre le Keystone XL et des dizaines d’autres, ont leur pendant au Sud de l’Europe, en Grèce, en Albanie et dernièrement en Italie. Fin mars, un bras de fer s’est engagé à l’extrême sud de la péninsule, dans la région des Pouilles, où doit aboutir le gazoduc géant TAP après avoir traversé la mer Adriatique. Des centaines d’Italiens se sont mobilisés pour empêcher le début des travaux et le déracinement de plus de 200 oliviers centenaires à proximité du village de Melendugno. Des affrontements ont eu lieu avec la police. Un tribunal de Rome vient de leur octroyer un répit très provisoire, en ordonnant la suspension du chantier. Sur place, les habitants restent mobilisés et comptent bien continuer à s’opposer aux excavateurs.

Le Trans Adriatic Pipeline (TAP) est la branche occidentale d’un projet plus vaste, le « Corridor gazier sud » visant à acheminer du gaz d’Azerbaïdjan vers l’Europe sur près de 3500 kilomètres. Il doit atteindre les côtes italiennes en passant en dessous de la plage touristique de San Foca, affectant ainsi potentiellement l’autre grande ressource économique de la région avec l’huile d’olive. Au total, pas moins de 10 000 oliviers se trouvent menacés par la construction de la branche italienne du gazoduc et d’un terminal gazier à son point d’arrivée. Riverains et responsables locaux ne sont guère rassurés par les promesses du consortium selon lesquelles ces oliviers seront préservés et replantés dans deux ans, à la fin des travaux, dans le même périmètre. Les élus municipaux et régionaux, depuis toujours opposés au projet, estiment qu’il serait possible de faire arriver directement le gazoduc dans la ville de Brindisi, à quelques dizaines de kilomètres au nord, dans une zone déjà industrialisée. Mais le gouvernement italien a donné au TAP le statut de projet « stratégique », qui lui permet de passer outre leur avis.

Un grand projet inutile à l’échelle continentale

Le TAP et plus largement le Corridor gazier sud font partie de ces énormes infrastructures gazières portées à bout de bras par les institutions européennes malgré leur caractère apparemment contradictoire avec les engagements climatiques de l’Union. Les nouveaux gazoducs et terminaux méthaniers en construction ou en projet à travers tout le vieux continent risquent en effet d’y augmenter la consommation d’hydrocarbures, au lieu de la réduire (lire l’enquête que nous avions consacré à cette question il y a un an). Le seul argument qu’avance la Commission européenne est que ce gaz pourrait, à terme et si les embranchements nécessaires sont construits, remplacer le charbon brûlé dans les centrales électriques des Balkans. Les écologistes estiment quant à eux qu’il serait possible de passer directement aux renouvelables. La viabilité économique même de ces grandes infrastructures est problématique du fait de la baisse tendancielle de la demande de gaz en Europe occidentale. Quant à l’excuse géopolitique mise en avant par les responsables de l’Union, celle de réduire la dépendance européenne envers le gaz russe, elle est de plus en plus mise à mal. Gazprom, la grande firme gazière russe, a en effet déclaré au début de l’année qu’elle envisageait de livrer du gaz à l’Europe via le Corridor sud ! Une autre firme russe, Lukoil, possède des parts dans le principal gisement azéri destiné à servir les marchés européens, Shah Deniz 2.

La Commission européenne a néanmoins choisi de rester sourde aux innombrables alertes sur les violations des droits de l’homme en Azerbaïdjan, dont le régime n’a rien à envier à celui de Vladimir Poutine en matière de répression des opposants. Comment expliquer cet acharnement alors même que le projet TAP semble conçu pour satisfaire avant tout les intérêts des entreprises qui en sont parties prenantes, à commencer par la compagnie nationale de gaz azérie Socar et la major pétrolière britannique BP ? Le consortium en charge du projet, qui regroupe plusieurs géants de l’énergie européen (20% pour BP, 20% pour Socar, 20% pour l’italienne Snam, 19% pour la belge Fluxys, 16% pour l’espagnole Enagas et 5% pour la suisse Axpo) a son siège dans le canton de Zug, en Suisse, réputé pour son opacité et les avantages fiscaux qu’il offre aux multinationales. Parmi les opérateurs de gisements gaziers qui alimenteront le TAP, on retrouve à nouveau des firmes européennes, à commencer par BP, exploitante du gisement de Shah Deniz 2. La française Total s’en est quant à elle retirée il y a trois ans, mais elle est présente avec Engie sur un autre gisement azéri branché sur le Corridor gazier Sud, Absheron.

Une enquête récemment publiée par le journal italienL’Espresso (qui lui a valu des menaces de poursuites du consortium TAP et de l’Azerbaïdjan) revient sur la préhistoire du projet, conçu par Axpo via des filiales en Luxembourg et en Italie, en lien étroit avec des bureaucrates européens. Parmi les protagonistes de cette histoire, on retrouve aussi des hommes d’affaires italiens liés à la mafia, des oligarques russes ou encore des dirigeants azéris cités dans les Panama Papers.

L’implication des entreprises françaises Vinci et Société générale

Les autres grands bénéficiaires des grands projets d’infrastructure comme le TAP sont les entreprises de BTP. Un récent rapport de l’ONG CEE-Bankwatch dresse un tableau édifiant de toutes les firmes du secteur de la construction présentes sur les chantiers du Corridor gazier Sud et de leur passif en termes de corruption et de violations réglementaires. Elles sont plusieurs à s’être partagé le gâteau de ce chantier immense, parmi lesquelles l’italienne Saipem, la turque Botas, mais aussi la française Vinci, via sa filiale Spiecapag, spécialiste des gazoducs et oléoducs. Celle-ci s’est vue octroyer la construction de plusieurs segments du TAP en Grèce et en Albanie, sur une longueur totale de 400 kilomètres.

En Grèce et en Albanie aussi, y compris sur la partie dont est responsable la filiale de Vinci, la construction du gazoduc a entraîné la destruction d’oliveraies, de vergers et de pâturages. Selon les ONG qui se sont rendu sur place, de nombreux habitants se plaignent de ne pas avoir été informés ni suffisamment indemnisés pour la perte de leurs oliviers, parfois très anciens, ou de leurs arbres fruitiers. Selon certains témoignages, même lorsque des propriétaires refusaient de donner leur autorisation, les entreprises en charge du chantier passaient en force. Malheureusement pour les paysans albanais, ils ont encore moins voix au chapitre que leurs homologues italiens. Selon les chiffres fournis par le consortium en charge du TAP lui-même, les 879 kilomètres du gazoduc affecteront au total plus de 19 000 parcelles et 45 000 agriculteurs en Grèce, Albanie et Italie.

Dernier maillon de la chaîne, non moins crucial : la finance. On retrouve ici une autre multinationale française, également impliquée dans le Dakota Access Pipeline : la Société générale, qui est depuis 2013 le conseiller financier exclusif du consortium TAP. C’est la seule banque privée impliquée pour l’instant dans le projet TAP, bien que selon les médias officiels azéris, le Crédit agricole contribue lui aussi au financement du Corridor gazier sud dans son ensemble. Cette fonction de conseil financier donne traditionnellement une position privilégiée dans le financement proprement dit du projet. Un prêt syndiqué de 1 milliard d’euros associant plusieurs banques privées est prévu, mais sa validation semble liée aux prêts que doivent aussi octroyer les deux banques publiques de financement européennes, la Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD). La décision finale de ces dernières, annoncée comme prochaine depuis des mois, se fait attendre. En attendant, les ONG européennes Counter Balance et Banktrack ont averti la Société générale et les autres banques qui seraient tenté de la suivre que le TAP est en contradiction avec leurs engagements en termes d’éthique et de bonnes pratiques.

Olivier Petitjean

http://multinationales.org/Des-Italiens-se-battent-pour-proteger-leurs-oliviers-contre-un-gazoduc-geant

L’indépendance et la responsabilité de la BCE en question

28/3/17 par Martine Orange de Médiapart

Au nom de quoi la banque centrale européenne prend-elle ses décisions et auprès de qui rend-elle des comptes? Un rapport de Transparency International revient sur son indépendance. Si l’ONG reconnaît que la BCE a été essentielle pour éviter la dislocation de la zone euro, elle remet en cause ses méthodes.

Il suffit de voir l’affluence à chaque conférence mensuelle de Mario Draghi pour mesurer l’importance prise par la banque centrale européenne (BCE). Avant la crise financière de 2008, les réunions mensuelles de l’institution monétaire européenne – comme de toutes les banques centrales d’ailleurs – étaient superbement ignorées, sauf par une poignée de spécialistes. La chute de Lehman Brothers, puis la crise de la zone euro ont radicalement changé la donne.

De ces neuf ans de crise, la BCE émerge comme le principal voire l’unique acteur qui a sauvé la zone euro de la désintégration. Tandis que les gouvernements et les responsables européens pataugeaient, elle a fourni les centaines de milliards d’euros qui ont permis d’abord de sauver les banques puis de maintenir un système européen en péril. Mais la médaille a son revers. La BCE est aussi membre de la Troïka qui a imposé les politiques les plus dures aux pays en difficulté. Elle est celle qui pousse aux réformes structurelles dans toute l’Europe. Celle qui n’a cessé de faire un chantage sur la Grèce au point de mener un coup de force financier en 2015 pour pousser le gouvernement de Syriza à accepter l’inacceptable.

Son rôle est tellement associé aux politiques d’austérité imposées dans toute l’Europe que les mouvements de contestation ne s’y trompent pas. Ils manifestent à Francfort, où siège la banque, plutôt qu’à Bruxelles, pour protester contre la Troïka ou contre la dictature de la BCE.

Car tout cela est imposé au nom de quoi, de qui ? Auprès de qui la BCE rend-elle des comptes sur ses choix, qui ont des répercussions sur plus de 500 millions de citoyens européens ? s’interroge l’ONG Transparency International, dans un rapport publié le 28 mars. « La relation entre l’indépendance de la BCE, son mandat, sa responsabilité sont au cœur de ce rapport. Cet arrangement est destiné à assurer une légitimité à une institution qui a été délibérément placée en dehors du champ démocratique. Compte tenu de son indépendance, rendre des comptes pour la BCE consiste plus à répondre à des questions qu’à être soumis à un contrôle démocratique », écrit en préambule Transparency International, qui demande une transformation d’urgence, « si l’euro veut survivre à une prochaine crise ».

Défendu par les monétaristes dans les années 1970 – à l’époque où l’inflation était très forte –, ce concept d’indépendance des banques centrales a été appliqué à partir des années 1980 dans toutes les économies avancées. L’indépendance de la BCE a été gravée en lettres d’or dès sa création, l’Allemagne en faisant une condition impérative à sa participation à l’euro. Son seul mandat est « d’assurer la stabilité des prix ». Cette indépendance est censée lui permettre d’agir en dehors de toute pression politique. La banque centrale européenne a ses propres règles de fonctionnement, son autonomie financière, et ses membres sont irrévocables, sauf faute lourde constatée par la Cour européenne de justice. Au nom de la séparation entre la monnaie et le budget, il lui est interdit de financer les gouvernements.

En théorie, les banques centrales n’ont aucun rôle politique. Une théorie très discutable, insiste le rapport. « Pour parvenir au travers des taux au jour le jour sur le marché monétaire interbancaire à influencer les prix à la consommation, cela doit passer par le marché monétaire, par le marché des capitaux, par le marché du travail et par les marchés des biens et services. En d’autres termes, le mécanisme de transmission de la politique monétaire englobe toute l’économie. » Les politiques des banques centrales ne sont pas pour rien dans la « grande modération » qui a touché tous les salariés occidentaux à partir des années 1990, rappelle Transparency International.

Si la question de l’absence de contrôle démocratique sur les banques centrales avant la crise pouvait déjà être discutée, la pertinence d’un maintien de l’indépendance des institutions est encore plus sujet à caution aujourd’hui. L’ancien secrétaire américain au trésor, Larry Summers, s’est d’ailleurs publiquement prononcé pour en finir avec l’indépendance de la FED, compte tenu des défis économiques actuels : la politique de la banque centrale devrait, selon lui, être arrêtée en accord avec le gouvernement et être soumise au même débat démocratique.

Le rapport de Transparency International rejoint cette interrogation, à partir d’un autre constat : « La question de la légitimité et des limites de l’indépendance de la banque centrale devient beaucoup plus compliquée dans un environnement macro-économique déflationniste, dans lequel atteindre l’objectif de stabilité des prix engage des actions de la banque centrale qui vont bien au-delà du pilotage des taux d’intérêt à court terme sur le marché interbancaire », insiste-t-il, à la vue du bilan hors norme de la BCE depuis le lancement sa politique non conventionnelle (quantitative easing). Celui-ci atteint presque les 4 000 milliards d’euros – contre moins 1 000 milliards avant 2007 –, surchargé par les crédits aux établissements financiers et les rachats de titres de dettes souveraines et des grandes entreprises privées.

Depuis le début de la crise, la BCE est de fait largement sortie de son mandat. Au nom de l’urgence, parfois, comme lorsqu’il a fallu tenir à bout de bras le système bancaire européen fin 2008. Pour pallier l’absence de tout autre mécanisme européen pour soutenir l’économie de l’union, comme dans le cas des LTRO (Long term refinancing operations – crédit à taux très bas consentis directement par la BCE aux banques pour se refinancer) mis en œuvre en 2011.

Quelles qu’aient été ses décisions, la BCE ne peut pas nier qu’elle a eu un rôle très politique, même si elle tente d’en minimiser l’importance. Nombre de ses mesures ont été prises avec des arrière-pensées et des calculs politiques. Ainsi le choix de revenir dès 2012 à une politique monétaire restrictive. « Le bilan de la BCE a commencé à se contracter à nouveau dans la seconde moitié de 2012. Certains observateurs ont critiqué la BCE (.. .) soulignant que la politique monétaire était trop restrictive (..) Pourquoi la BCE n’a-t-elle pas engagé un quantitative easing en 2013-2014 ? La réponse réside probablement dans la politique économique de coordination budgétaire et monétaire (…) La BCE a freiné de peur que le stimulus monétaire n’altère les pressions sur les gouvernements pour implanter les réformes structurelles, consolider leurs budgets et mettre en place les régulations pour l’union bancaire », relève le rapport. Ce freinage monétaire selon plusieurs études a fait replonger la zone euro, à peine remise de 2008, dans la crise et le chômage.

Mais qui a décidé cette politique ? À quel moment la BCE a-t-elle été tenue de s’expliquer de ces choix ? Tout a été arrêté dans le secret des discussions au sein du comité exécutif de la BCE. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, que Mario Draghi a répondu aux questions du parlement européen sur ce choix. Répondu aux questions, pas débattu démocratiquement des orientations de la politique monétaire de la BCE.

Au-delà de tout mandat

Mais c’est surtout au moment de la crise de l’euro que son rôle a été bien au-delà de toutes les limites institutionnelles. Le rapport a établi une liste impressionnante de ses interventions. Elles ont été incessantes et décisives. C’est Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, qui intime l’ordre au gouvernement irlandais de ne pas mettre à contribution les détenteurs d’obligations pour renflouer les banques irlandaises en perdition, laissant toute la charge aux contribuables irlandais, puis qui menace en 2011 le ministre des finances irlandais de couper les  financements d’urgence pour assurer la liquidité des banques (ELA pour Emergency liquidity assistance) si l’Irlande n’accepte pas le plan de sauvetage établi par la Troïka.

C’est toujours Jean-Claude Trichet qui écrit secrètement aux gouvernements espagnol et italien pour leur imposer une liste de réformes structurelles, en contrepartie du soutien de la BCE pour enrayer la spéculation sur leurs dettes. La BCE et la commission européenne jugeant le gouvernement de Silvio Berlusconi trop rétif à leurs exigences, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy organisèrent son éviction lors du sommet de Cannes en novembre 2011 pour le remplacer par l’ancien commissaire européen Mario Monti, écrit le rapport, rappelant cet épisode européen peu glorieux.

L’arrivée de Mario Draghi comme successeur de Jean-Claude Trichet à la présidence de la BCE a changé profondément la politique et l’attitude de la banque centrale. Ce qui prouve bien que la politique monétaire n’est pas qu’une affaire de technique, et qu’il y a aussi des hommes, avec leurs convictions, leurs choix politiques. Mais là encore les changements se sont faits sans débat en dehors de l’enceinte de l’institution monétaire. Auprès de qui Mario Draghi a-t-il eu à s’expliquer, si ce n’est auprès du puissant gouverneur de la Bundesbank, Jens Weidmann, et du ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, adeptes d’une stricte orthodoxie monétaire ?Mais s’il y a eu un pays à l’égard duquel la politique de la BCE n’a guère changé durant toutes ces années, c’est bien la Grèce. Le rapport de Transparency International reprend toutes les décisions depuis 2009. Il y en a plus de trois pages. Tout au long de cette période, la banque centrale a été un acteur décisif de la crise grecque, notamment au travers de son soutien des banques grecques. Transparency International revient longuement sur l’épisode de février 2015, préambule à la crise de l’été, lorsque la BCE a décidé de couper son soutien aux banques grecques et de rationner y compris les financements d’urgence (ELA). Un coup d’État financier, totalement illégal, qui allait mener à la capitulation du gouvernement de Syriza en juillet, souligne Transparency International.

L’ONG alerte : « La possibilité que le scénario mis en œuvre en Grèce en 2015 se répète est réel. Non seulement les banques dépendent toujours des procédures ELA, mais le volume de ces prêts a recommencé à augmenter depuis juin 2016. Cela intervient dans un contexte où un nouveau bras de fer a été engagé entre le gouvernement grec et ses créanciers autour de la deuxième revue du troisième programme d’ajustement. » Avant d’insister sur la nécessité de sortir les procédures de financement d’urgence des décisions discrétionnaires pour les inscrire dans un cadre légal et prévisible.

« Nous reconnaissons que la BCE a peu de choix dans l’architecture institutionnelle actuelle de la zone euro, qui autorise des politiques élus à fuir leurs responsabilités, forçant ainsi des technocrates non élus à faire “le sale boulot” à leur place », note Transparency International. Afin d’éviter les coups de force secrets, le pouvoir discrétionnaire, l’ONG préconise que les communications de la BCE aux gouvernements nationaux statuant sur les mesures exigées en contrepartie de son soutien monétaire soient cosignées par le président de l’Eurogroupe et par le parlement européen et que ces communications soient publiques. De même, elle recommande que les mesures qui vont au-delà du mandat normal de la BCE fassent l’objet d’un accord avec l’Eurogroupe et le parlement européen, afin de leur donner un fondement politique légal. Enfin, ajoute-t-elle, « la BCE ne devrait plus avoir un rôle substantiel dans la Troïka et ne devrait plus avoir un rôle formel dans la négociation et la surveillance des conditions exigées en contrepartie des fonds versés dans le cadre des plans de sauvetage », insiste Transparency International.Cette nécessité de transparence s’impose aussi pour la BCE dans ses missions de surveillance et de contrôle des banques, selon l’ONG. Car là aussi, les décisions prises par la banque centrale n’ont pas toujours été d’une grande clarté. Transparency International reconnaît que pour des raisons de protection du système bancaire, la discrétion peut être de mise. Néanmoins, l’opacité dans laquelle se déroulent, par exemple, les discussions sur le sauvetage et la recapitalisation de la banque italienne Monte dei Paschi lui paraît plus que discutable. « La situation en Italie montre clairement que le financier, le monétaire et le politique ne peuvent, en pratique, être séparés les uns des autres. (…) Dans les situations critiques, les décisions technocratiques deviennent invariablement politiques et conduisent la BCE à des négociations politiques qui n’ont rien à voir avec la notion de supervision indépendante. (.. .) Il existe seulement deux remèdes à cette situation : un plus grand contrôle démocratique – donc moins d’indépendance – ou, mais ce n’est peut-être pas le plus souhaitable, des processus de décision et de communication plus transparents », conclut le rapport.

La transparence s’impose aussi pour les dirigeants de la BCE. Les décisions de politique monétaire sont d’une telle importance pour le monde financier que celui-ci est prêt à tout mettre en œuvre pour être initiés avant tout le monde, influencer les choix. En la matière, la BCE n’a guère été vigilante. Ce n’est qu’après le faux pas de Benoît Cœuré – qui avait révélé lors d’un colloque financier des mesures de la BCE qui allaient être annoncées quelques heures plus tard – que l’institution monétaire a commencé à établir un code de conduite pour ses membres.

Comme toutes les autres autorités, la BCE n’est pas à l’abri de captures par des intérêts privés, insiste Transparency International. Celle-ci devrait établir, selon l’ONG, comme le font nombre d’autres institutions, un registre public qui mentionne les lobbies qui interviennent auprès d’elle, les colloques et les réunions auxquelles elle participe. Mais ce sont les allers et retours (revolving door) entre le privé et le public des membres de la banque centrale qui l’inquiètent. Officiellement, tous les membres importants de l’institution monétaire sont issus des banques centrales et des administrations nationales de la zone euro. Mais en quittant la BCE, beaucoup vont terminer leur carrière dans le privé.

Ces pantouflages sont désormais soumis au comité d’éthique de la BCE. Mais la composition de ce comité pose problème qui rassemble d’anciens membres de la BCE sous la présidence de Jean-Claude Trichet en tant qu’ancien président de la BCE, ce qui, selon Transparency International, « peut limiter l’impartialité et l’indépendance de ce comité ». « Si l’ancien président de la commission européenne, José Manuel Barroso avait siégé au comité éthique de la Commission, il aurait difficilement pu prendre position sur son nouvel emploi comme président non exécutif de Goldman Sachs international », relève le rapport pour souligner les dangers de l’entre-soi.

La BCE semble de fait donner une grande latitude à ses anciens membres. Le rapport établit une  surprenante liste de pantouflage de membres éminents de la banque centrale. Tommaso Padoa-Schioppa, membre du comité exécutif, est devenu tout de suite après son départ, président européen du groupe Promontory Financial. Six mois après son départ, Otmar Issing est devenu conseiller international de Goldman Sachs. José Manuel Gonzalez Paramo a tout de suite été nommé au conseil de la banque espagnole BBVA comme responsable de la régulation et des affaires publiques. Lorenzo Bini Smaghi est devenu président de la Société générale. Jörg Asmussen a été nommé administrateur de l’assureur Generali et directeur de l’activité de conseils financiers chez Lazard. Manifestement, si la BCE revendique son indépendance, ce n’est pas vraiment auprès du pouvoir financier.

Que célébrons-nous à Rome ?

Ce texte est de Miguel Urbán, co-fondateur de Podemos et député européen pour la gauche plurielle au sein du Groupe confédéral de la Gauche Unitaire Européenne-Gauche Verte Nordique (GUE/NGL).
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Acte fondateur de l’Union européenne, ce samedi 25 mars est célébré l’anniversaire du Traité de Rome. Nous pourrions dire que soixante ans après sa fondation, l’Union européenne est devenue la plus grosse fabrique à euroscepticisme : en pratiquant des politiques qui conduisent les majorités sociales à la paupérisation, conduisent à l’extension de la xénophobie institutionnelle, à l’apogée de l’extrême-droite et à la perpétuation du désastre humanitaire à nos frontières. Et ce qui est sûr, jusqu’au Brexit, c’est qu’aucune des conséquences en termes de droits sociaux ou de drames humanitaires n’ont impressionné l’inébranlable armature de l’UE. Contrairement à ce que l’on pouvait penser, la crise qui nous occupe depuis ces huit dernières années, loin de fragiliser les politiques néolibérales, a supposé leur renforcement. C’est une consécration et une justification pour les politiques d’austérité, les mécanismes de gouvernance économique et les plans d’ajustement structurel, le discours de la nécessité d’une Europe-forteresse ou les nouvelles négociations sur les traités de libre-échange comme le CETA ou le TTI

Cependant nous ne pouvons dire que la crise est récente, plutôt devrions-nous dire qu’elle vient de loin et qu’elle trouve son origine dans l’extension à l’échelle continentale de la révolution conservatrice et du thatcherisme : un processus qui a favorisé la mutation néolibérale de l’UE à travers le traité de Maastricht et qui est la base du sabotage de notre conception du projet européen. En effet, le troisième article du Traité de fonctionnement de l’Union européenne prévoit comme objectif de faciliter la connexion économique, sociale et territoriale, ainsi que la solidarité entre les États membres. Pourtant, les politiques effectives de l’UE sont allés dans le sens inverse : une union monétaire défectueuse dès le départ, laquelle a contribué à polariser l’Europe entre un Sud endetté et un Nord créancier, et des politiques d’austérité et de démantèlement de l’État social qui ont réduit les droits des classes populaires. Car, comme nous l’avons rappelé à de nombreuses reprises, les « politiques d’austérité » ne sont jamais en réalité qu’un plan prévu pour contrôler les agissements des États membres, tant dans les domaines économiques et du travail que dans un domaine purement social, dans la Santé ou l’Éducation.

Le pragmatisme nous démontre que l’UE de la démocratie, de la paix, de l’égalité et des droits humains n’existe pas, nous démontre que pas même sa création n’a été envisagée au cours de ce projet. Au contraire, nous ne pouvons oublier que la cage d’acier juridico-politique de l’UE implique la constitutionnalisation du capitalisme et que ceci n’est pas une contingence plus ou moins accidentelle mais bien le cœur même du projet néolibéral dont il est ici question. Depuis la fondation même du « projet européen », la prédominance du marché dérégulé et ses principales conditions monétaires et budgétaires demeurent hors d’atteinte pour toute volonté démocratique.

De sorte que la génération des inégalités et de la pauvreté par le biais des politiques d’austérité est devenue l’objectif principal et la preuve la plus concrète de cette séquestration de la démocratie et des institutions de la part des élites, comme le dénonce le rapport d’Oxfam (en français, ici). C’est dans ce contexte d’accroissement des inégalités que la pauvreté est conçue comme l’ennemie, mais en réalité l’objectif n’est pas tant d’en finir avec elle que d’en finir avec les pauvres. Nous sommes passés de la prise en compte de la pauvreté depuis l’extension de l’État social à la stigmatisation de celle-ci par un État policier qui criminalise les personnes les plus pauvres. Devant l’impossibilité de solutionner l’insécurité dérivant des politiques d’ajustement et d’austérité, de la précarisation du marché du travail et de la diminution des droits individuels et des prestations sociales, on stigmatise à présent des phénomènes migratoires et la pauvreté plus généralement.

Dans ce sens, la propre gestion de la crises des réfugié-e-s avec la fermeture des frontières est la conséquence directe de l’ordre qu’imposent les politiques d’austérité qui, au-delà des coupes budgétaires et des privatisations, sont, comme l’affirme l’économiste Isidro López, « l’imposition » à 80% de la population européenne d’un imaginaire de fer de la disette. Un « il n’y en aura pas pour tout le monde » généralisé qui rend possible les mécanismes d’exclusion, canalise le mal-être social et polarise la politique par son échelon le plus fragile (les migrant-e-s, l’étrangeté ou simplement « l’altérité »), disculpant ainsi les élites politiques et économiques qui sont les véritables responsables de la spoliation.

Il est symptomatique que les seules personnes à revendiquer les vertus de l’UE de façon rituelle tel que nous le verrons ce samedi à Rome soient membres d’une classe politique discréditée, qui paraît n’avoir ni culture ni valeurs. Plus ces élites en décadence célèbrent l’UE, plus elles la disqualifient aux yeux même de gens qui n’ont jamais montré la moindre sympathie envers l’anti européisme conservateur, nationaliste, voire xénophobe. À l’occasion de la campagne référendaire du Brexit, la canalisation d’un vote anti-establishment par l’extrême -droite eurosceptique fut un bon exemple de comment la polarisation politique peut s’exprimer de façon contradictoire dans une révolte anti-establishment combinant un nationalisme excluant, une démagogie anti-immigration et une lassitude face aux inégalités sociales.

Au motif du soixantième anniversaire du Traité de Rome, la Commission européenne a présenté son Livre Blanc sur le futur de l’Europe. La rhétorique vide et grandiloquente des documents et des déclarations communautaires malgré la situation critique que traverse l’Union européenne demeure présente dans le Livre Blanc. Il ne s’agit pas uniquement de rhétorique dans ce cas, mais d’un mélange entre aveuglement et autisme où la seule issue à la crise de l’UE serait une combinaison de cinq hypothèses sur son futur que présente le Livre Blanc : dans un cas on parle à la fois de moins et de plus d’Europe; un autre se caractérise par un intense déséquilibre dans les relations au pouvoir, au bénéfice des oligarchies et des pays les plus compétitifs, avec des institutions qui perdent en légitimité démocratique et sont privées de ressources pour accomplir des politiques redistributives. Face à cette crise, l’unique pari de cette UE est la militarisation, avec la création d’un Fonds Européen de la Défense, qui ne profiterait qu’aux entreprises du secteur de l’armement et à leurs groupes d’influences à Bruxelles.

Quand l’austérité devient l’unique option politico-économique d’institutions coupées de la préservation de l’intérêt général, cette UE devient un problème pour les majorités sociales et la construction d’une Europe différente s’annonce comme l’unique réponse succédant à cette dérive que nous vivons. De cette façon, un changement de cap ne doit pas seulement être un désir, une possibilité, c’est avant tout une urgence. Un plan alternatif qui exige pour l’Europe un ensemble de mesures qui permettent non seulement d’enterrer « l’austérité » mais également d’aborder la régulation bancaire, l’harmonisation fiscale et sociale progressive, le non remboursement des dettes illégitimes qui ne sont qu’un instrument disciplinaire à l’encontre des peuples du sud ou la nécessité d’un plan d’investissement européen qui rende caduque le Pacte de Stabilité et de Croissance.  Ces mesures, qu’elles soient envisagées depuis l’échelle nationale, à l’échelle supra-nationale, voire à une échelle pan-européenne, percuteront inéluctablement l’architecture actuelle de l’UE, à laquelle il ne reste pas d’autres solutions que celle de désobéir. 

Désobéir, c’est construire une proposition politique à l’échelle européenne qui combatte la construction actuelle de l’UE et récupère ses racines démocratiques dans un antifascisme partisan, dans la solidarité, la paix et la justice sociale. Un projet européen duquel on n’expulse ni n’exclut personne, un projet que personne ne voudrait quitter. Voici la tâche qui, aujourd’hui plus que jamais, devient indispensable à accomplir.

Tribune parue [en espagnol] dans Contexto, le 24 mars 2017.

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