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Problème technique La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Problème technique

Les démocraties dont on n’use plus depuis longtemps deviennent ridicules. C’est dans l’air du temps. Les “gouvernants”, à l’instar de la marionnette Tsakalotos au ministère des Finances, évoquent cet énième “accord technique” entre eux et la Troïka. Il ne s’agit pas d’un accord car c’est un dictat, et il n’y a rien de technique car c’est de la politique, ou plus exactement de la métapolitique. On habille les termes comme on déshabille leur sens.

Dans Athènes, ceux qui manifestent. Mai 2018

Et lorsqu’il n’y a guère d’autre langage et encore moins de logos, de raison à opposer face à l’hybris, voilà que Boutaris, le pauvre maire de Thessalonique et très largement “open socaty”, il se fait tabasser par la foule dans sa ville même. Désaccord… technique !

Dans Athènes, rue Hermès, il y a ceux qui manifestent pour dénoncer “le scandale de la viande, lié à la souffrance animale”. Et à Thessalonique le 19 mai, lors de la commémoration du génocide des Grecs du Pont Euxin (en Mer Noire) par la Turquie des années 1915 à 1923 (plus de 350.000 victimes), Yannis Boutaris, le maire dont la présence avait été jugée scandaleuse par les nombreux descendants des Pontiques à cause de certaines positions du maire considérées comme pro-turques chez les Pontiques, il a été frappé par une foule déchainée.

La situation sur le terrain grec appauvri alors dégénère et c’est alors comme un bien triste avertissement on dirait, ainsi lancé aux politiciens dont d’abord ceux de la bande à Tsipras. Les démocraties dont on n’use plus depuis longtemps deviennent même dangereuses.

Pays aux apparences pourtant paisibles, à ses concerts bien du moment, ville d’Athena aux ruines contemporaines, où on y expose les photographies d’antan. Pays ainsi splendide, aux belles matinées, lorsque par exemple celles et ceux du service de la voirie ne chôment pas, sous le curieux regard des animaux adespotes et finalement authentiques maîtres des lieux.

Ruines contemporaines. Athènes, mai 2018
Concerts du moment. Athènes, mai 2018
Sous le regard des adspotes. Athènes, mai 2018
En attendant… Athènes, mai 2018
Les eaux territoriales du tourisme de masse débordent déjà pour un mois de mai, entre les voiliers au départ des marinas de la capitale et surtout les très nombreux Airbnbiens et si fiers de l’être. Sinon, bien au cœur vidé du pays réel, les autoroutes, d’ailleurs parfois récentes sont alors désertes, la terre est en friche et les cafés… plutôt remplis !

Au pays mordu, ses messages sont ainsi de plus en plus mordants. Au bout de huit années de dite “crise grecque” le pays se transforme rapidement d’après une programmation riche en mutations et pourtant si pauvre en harmonie et en sagesse, toute proportion gardée, à l’image de notre si bas monde, lequel se représente alors même Pallas Athéna, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans, des artistes et des maîtres d’école, de manière fort caricaturale.

C’est ainsi un univers fort en contrastes qui est formé, dont même nos touristes finissent parfois par en saisir les dynamiques, entre autres, demeures d’il y a un siècle à Athènes, aux côtés de commerces chinois. “Athènes, ville des Arts et de l’espoir” peut-on alors lire sur un mur près de l’Acropole. Pas si certain !

Voiliers en Attique. Mai 2018
Voiliers en Attique. Mai 2018
Messages mordants. Athènes, mai 2018
Pallas Athéna. Athènes, mai 2018.
Contrastes. Athènes, mai 2018
“Athènes, ville des Arts et de l’espoir” Athènes, mai 2018

Puis, aux dernières nouvelles… si peu contrastées finalement, le “gouvernement Tsipras” se prépare à dorer la pilule de cette énième diminution des montants des retraites décidée il faut préciser en toute… technicité avec l’aimable participation de la Troïka. D’où toute… cette utopie instable quant à la date probable des futures élections législatives, entre l’automne prochain et l’année 2019, au moment le supposé mandat démocratique des Tsiprosaures irait à son terme et le pays avec.

Ces décisions de toute sorte sont ainsi adoptées actuellement et d’ailleurs en accéléré depuis que Tsipras et son cirque de SYRIZA/ANEL règnent alors en rois bouffons au pouvoir des marionnettes. Sans la moindre consultation démocratique, au détriment du pays, des droits, des règles en matière d’environnement, les gouvernants alors salissent et détruisent tout, laissant derrière eux l’odeur si nauséabonde de l’hybris.

Leur dernière décision en date, si peu présente à travers la presse, tient de ce terrible décret du ministrion de l’Énergie, ayant provoqué déjà l’indignation chez habitants et aux collectivités locales à Agrafa, région montagneuse dont l’autonomie et l’autogestion furent même respectées sous les Ottomans, c’est pour dire.

Le décret, impose sans la moindre consultation la construction de deux immenses parcs d’éoliennes, et un scandale d’après le Mouvement des citoyens pour la protection de l’environnement de la région Evritania/Agrafa. Faisant suite à plusieurs ajournements et rejets, le ministère de l’Environnement et de l’énergie, a finalement accordé la licence d’installation pour deux projets éoliens géants dans cette région d’Agrafa, ces décisions ont été signées par le ministre par simple ordonnance adressée au… Gestionnaire des Énergies, un certain Alexopoulos.

Montagnes de Thessalie. Mai 2018
Thessalie profonde. Mai 2018
Thessalie profonde. Trikala, mai 2018
Thessalie. Ville de Trikala, mai 2018.

Ceux du Mouvement des citoyens pour la protection de l’environnement de la région Evritania/Agrafa rappellent d’abord, que pour ce qui est du grand ensemble montagneux du Pinde, son cœur se situe très exactement à Agrafa. Ainsi, une économie viable et surtout intelligente dans la région, n’est alors possible qu’en mettant l’accent entre autres, sur le tourisme alternatif, sur l’agriculture et sur certaines autres activités traditionnelles.

“Seule une telle option viable peut redonner vie et ainsi espoir aux réalités humaines de la région, pour la maintenir même dans la mesure du possible au sein d’une économie nationale ayant enfin du sens.” Pauvre pays, dévasté durant la décennie 1940 entre l’Occupation et la Guerre Civile, Grèce des montagnes alors vidée de plus de 700.000 habitants et dont le coup de grâce se concrétise sous les escrocs politiques actuels.

Ces derniers, largement téléguidés (et très probablement… concrètement et correctement remerciés) par les constructeurs des éoliennes, éventuellement Allemands ; marionnettes politiques grecques faisant alors de leur… mieux. Deux grandes installations éoliennes doivent être construites aux sommets vierges de la région d’Agrafa et cela à une altitude d’ailleurs inhabituelle en Grèce comme dans le reste monde, se situant entre 1600 et 2000 mètres. L’Hybris et la démesure… qui atteignent des sommets jusque-là inimaginables.

Le tout, dans une zone très protégée et classée Natura… aux conséquences désastreuses alors incalculables, (“Quotidien des Rédacteurs” du 16 mai 2018).

Sur le pont central. Trikala, mai 2018
Vendeur de billets de loterie. Trikala, mai 2018
Souvenir du bus automatisé. Trikala, mai 2018

Pendant ce temps, à Athènes, on exhibe encore les tissus devant les dernières boutiques du genre encore ouvertes entre la rue Éole et la rue Hermès. Notre Hermès bien à nous chez Greek Crisis, fort de ses neuf mois préfèrera ainsi souvent dormir, presque autant que notre Mimi et ses quatorze ans de vie féline. Au village thessalien, Hercule, l’autre chat presque adespote, vient de retrouver mon cousin Kostas, tout juste rentrée d’Allemagne. Il n’y retournera plus, les enfants doivent se débrouiller seuls, ils n’ont guère le choix pense-t-il. Des trois enfants Kostas, deux vivent en Allemagne et le troisième près de Londres depuis la crise. C’est ainsi, en se promenant dans le village, on constate que près de la moitié des habitations sont alors fermées.

D’autres se débrouillent alors comme ils le peuvent, dans la région, certains proposent à la vente du miel trafiqué et acheté au département voisin, tout prétexte est bon pour faire vendre, la parentèle, les supposées amitiés, les devoirs largement familiaux. Survivre, c’est autant faire feu de tout bois… familial au risque même d’aggraver encore davantage certains liens. Travail… famille, patrie !

Survivalisme et clientélisme toujours, l’administration régionale s’apprête à embaucher pour quelques mois seulement, près de mille employés payés moins de 400€ par mois, histoire de faire tomber les chiffres du chômage. Ces gens… travailleurs nouveaux, seront envoyés de manière désordonnée et au-delà des supposées compétences aux différents services… lesquels n’ont même pas les chaises et les bureaux nécessaires pour les installer à ne rien faire. Revenus en sorte… d’existence !

Dans Athènes, marchands de tissu. Mai 2018
Hermès de Greek Crisis. Athènes, mai 2018
Mimi de Greek Crisis. Athènes, mai 2018

Haute actualité, drapeaux exotiques et alors réclames pour ce petit vin grec à boire si possible et seulement… en cas de grand besoin. Les démocraties dont on n’use plus depuis longtemps deviennent ridicules. C’est dans l’air du temps. Pour faire court, rappelons ici ce que le poète Yorgos Séféris avait écrit dans son journal à la date du 1er septembre 1940:

“Pour un homme de l’esprit, lorsqu’il ne peut pas dire la vérité, il devrait peut-être se résoudre au silence”. En exil durant l’Occupation des années 1940, le poète rêvait des paysages d’Attique, pendant que depuis l’Égypte ou l’Afrique du Sud constatait déjà… la mort de la civilisation européenne, occidentale. Nous y sommes toujours et pour tout dire… de manière aggravée car mondialisée.

Séféris, vivait alors avec l’exil au cœur de lui, voyageant souvent, regardant autour de lui et en lui : “J’ai maintenu ma vie, j’ai maintenu ma vie en voyageant – Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie – Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre. – J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence”.

D’après une bien belle et alors juste analyse, “la terre grecque lui tend ses deux mains pour lui dire ses chimères, lui en exil au cœur de la lumière. Il apparaît dans la poésie grecque comme un solstice d’été et dans son souffle passe la douleur et la grandeur de la résurrection de l’histoire de la Grèce, antique et contemporaine”.

Drapeaux exotiques. Athènes, mai 2018
Petit vin. Athènes, mai 2018
En Attique, mai 2018

Pluie brève et fine sur Athènes dimanche soir, nos touristes n’apprécient pas vraiment il faut dire. Le pauvre maire de Thessalonique a quitté l’hôpital, dimanche soir, fort heureusement rien de bien grave tandis que deux hommes sont en état d’arrestation en rapport avec l’agression. Dans la presse, tout le monde condamne cet acte, dans la rue… c’est alors plus délicat.

Votre blog Greek Crisis, aux difficultés survivalistes que vous connaissez et qui refont alors surface en ce moment, se maintenant alors coûte que coûte, autant à travers sa phase actuelle, où d’ailleurs un problème réellement technique rend sa rédaction encore plus délicate et surtout deux fois plus demandeuse en termes de temps. J’espère le résoudre… et me résoudre à cette technicité avant la fin du mois de mai.

Les démocraties dont on n’use plus depuis longtemps deviennent ainsi ridicules. C’est dans l’air du temps, sous le regard… de notre Hermès, dit parfois le Trismégiste !

Notre Hermès, dit parfois le Trismégiste !. Athènes, mai 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Grèce trois ans après l’espoir

Oiseaux migrants et fonds vautours : la Grèce trois ans après l’espoir

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Crise(s) : la Grèce à l’été 2015 sera passée en quelques jours de la «crise de la dette» à la «crise des réfugiés» sans que le marchandage auquel ce passage a donné lieu («programme d’aide» contre transformation du pays en camp de rétention ou zone d’attente à ciel ouvert, appui politique et financier apporté dans le même temps au régime dictatorial de Recep Tayyip Erdoğan) ne fasse ciller grand-monde [1].

Pour certains, la «crise des réfugiés» aura été l’occasion de faire oublier la «crise grecque», une crise chassant l’autre. Pour d’autres, le principal point commun entre ces deux événements aura été le gaspillage de fonds communautaires par l’administration hellénique [2].

Dans les deux cas, la réponse apportée par les institutions européennes révèle un usage pour le moins vicié des termes d’aide, de sauvetage, de solidarité. «Programme d’assistance» entraînant le démantèlement d’une économie, la mise en vente des actifs d’un pays, la précarisation massive de sa jeunesse et de ses classes populaires, le placement sous tutelle de son gouvernement ; «fonds d’aide» destinés à des réfugiés par ailleurs condamnés à croupir indéfiniment dans un État en faillite, à mourir en mer ou à être remis entre les mains de régimes tortionnaires ou esclavagistes [3].

Crise grecque, crise des réfugiés comme si, aussi, la partie menaçait le tout, la périphérie le centre et comme si les Grecs et les exilés (les premiers s’étant introduits dans l’Union en maquillant leurs comptes, les seconds y ayant pénétré sans titres) étaient comme tels fauteurs de trouble, porteurs de crise.

Mais de quelle(s) crise(s) parle-t-on? Si crise il y a, ne s’agit-il pas de celle du processus politique de construction européenne? La «crise des réfugiés» n’est-elle pas crise des politiques de migration et d’asile et, à travers elles, d’une certaine conception de l’État de droit? La crise grecque ne s’inscrit-elle pas par ailleurs dans le fil de la crise financière mondiale qui a éclaté en 2008? Mêmes outils et mêmes montages financiers, mêmes incitations à l’endettement des ménages, des entreprises et des États, causes aux effets semblables [4]. Une des études les plus pénétrantes consacrées à la fabrication de la «crise grecque» dans l’opinion pointe la façon dont la presse est passée en quelques semaines «d’une critique des spéculateurs à une critique des citoyens grecs» [5].

Tout se passe comme si les dirigeants européens (gouvernements, Commission, Eurogroupe, Banque centrale) avaient décidé de repousser la crise vers la périphérie géographique de l’Union et de répondre par plus de désunion et de divisions aux fractures existantes. Les expressions de «crise grecque» et de «crise des réfugiés» font apparaître comme un feuilleton périphérique ce qui est plus structurellement crise de l’Europe et crise de la finance : crise d’une Europe dont les institutions, les modes de décision [6] et les objectifs n’ont cessé, depuis le tournant de la rigueur du début des années 80 puis l’abrogation du Glass-Steagall Act et la fusion des banques de dépôt et d’investissement (1993), de se caler sur les institutions, les modes de décision et les intérêts du système financier international ; émergence conjointe d’une gouvernance cynique, tablant sur l’indifférence, la division, le repli, réduisant la politique au management [7] et ne parvenant à maintenir un statu quo fragile que par la force, comme l’atteste de nouveau depuis octobre le traitement policier et carcéral réservé aux élus catalans.

Contrairement à ce qui s’est produit aux États-Unis, la réponse politique à la crise financière a pris en Europe un accent étonnamment moral, plaçant au centre du débat les notions de devoir, de faute, de réparation, de responsabilité, de culpabilité ; à une époque de généralisation du recours aux mécanismes d’optimisation fiscale, d’opacité croissante des opérations financières, de multiplication des produits dérivés toxiques [8] et de corruption structurelle des élites, il est remarquable que des notions de cet ordre aient été engagées à propos d’opérations bancaires — comme si le système financier et politique s’efforçait de se refaire une moralité sur le dos des peuples. L’explication de ce phénomène peut également être recherchée dans l’histoire allemande. La position actuelle d’une Grèce à la souveraineté limitée n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celle de l’Allemagne mise sous tutelle par les gouvernements alliés et soumise à la politique dite de «rééducation». «Par cette expression dépréciative, les citoyens de la République fédérale (…), fondée en 1949 sur les ruines du nazisme, vilipendaient les efforts de dénazification imposés par les Alliés», rappelait un article récent du Monde [9] consacré au philosophe Jürgen Habermas, qui se définissait lui-même comme un «enfant de la rééducation». Les «enfants de la rééducation» que sont Wolfgang Schäuble et Angela Merkel se sont apparemment estimés en droit d’exiger que des mesures de redressement particulièrement cruelles soient prises à l’encontre d’un pays tiers, comme si la rationalité économique était là surdéterminée ou supplantée par une tout autre logique, celle de la punition et de la faute [10].

Le parallèle ne vaut que dans la mesure où il permet d’avancer une explication, psychologique et culturelle, à l’intransigeance de la position allemande [11], qui aura déterminé toutes les autres sur l’échiquier européen. Le parallélisme ne va pas au-delà. Les «fautes» de la Grèce ne sont en rien comparables à celles de l’Allemagne de la Seconde guerre. Ajoutons, comme le rappelait Éric Toussaint dès octobre 2014, qu’il était illusoire, en termes de stratégie politique, de penser qu’une conférence sur la dette grecque pût être organisée sur le modèle de la conférence de 1953 qui entraîna aux premiers temps de la guerre froide la décision d’annuler la dette de l’Allemagne [12].

Reste que l’on sera passé, au nom de la bonne gestion et de l’assainissement des finances publiques, d’une question bancaire à une question morale ; c’est cette dimension (entre «morale de l’épargne» et «éthique du travail») qui a alimenté le racisme particulier de la «crise grecque», lui a aussi donné ses accents d’indignation sincère (à l’épicerie du coin, à table, où chacun se déclarait offensé par la paresse des Grecs, leur «refus de payer leur part» : Nord vertueux et économe contre Sud dépensier, fourmis contre cigales, citoyens européens de plein droit contre «cochons» improductifs de la périphérie, etc.). Le sort de la Grèce s’est joué là : dans l’irrésolution ou la sidération initiales des dirigeants politiques, leur décision de transformer une dette privée en dette publique, dans la facilité avec laquelle les médias dominants ont ensuite relayé une lecture nationale et culturelle de l’événement au détriment d’une analyse systémique.

Ce qui est certain, c’est qu’à partir de 2015 les antagonismes de l’Union éclatent au grand jour ; l’UE apparaît chaque mois davantage comme un champ de rapports de domination et de forces, de coercition, de dépendance et d’humiliation entre pouvoir central et nations ou régions subalternes. Sans doute est-ce sous cet angle, d’abord, qu’il y a crise, dans un sens quasi-lacanien : la crise est ce moment où le semblant (unité de façade de l’Europe, déclarations de principes) ne tient plus et où le réel éclate au grand jour (mise en place par la BCE d’un chantage à l’accès à la liquidité, non-reconnaissance des scrutins, abandon criminel des réfugiés fuyant la guerre, création d’une Europe de 3e zone destinée à faire tampon entre les frontières officielles de l’UE et ses frontières réelles [13]). Le success story du gouvernement Tsipras apparaît aujourd’hui comme une énième tentative de recouvrir ce réel d’un semblant qui ne trompe plus, comme un étrange ballet de patinage artistique sur un lac dont la glace se fendille de part en part.

«Excellentes relations» entretenues entre les institutions européennes et le gouvernement hellénique, «sortie de crise» et «sortie des mémorandums», «retour sur les marchés», «efforts du peuple grec» salués par le secrétaire général de l’OCDE, «amélioration de la situation budgétaire du pays observée à la faveur de la reprise de son économie», «ensemble de réformes ambitieux» [14]… En Grèce, l’actualité est depuis plusieurs mois ponctuée par les annonces optimistes des officiels européens et du gouvernement. Si ces communiqués ont un effet certain sur les opinions publiques européennes, leur impact est bien moindre sur place, dans les quartiers populaires et les camps de réfugiés — sur celles et ceux pour qui ces politiques ne correspondent pas à des chiffres ou des déclarations mais à des données d’expérience et des problèmes d’économie ou de survie quotidiennes. Chacun sait par ailleurs que la ritournelle d’une «sortie des mémorandums» masque le fait que le gouvernement SYRIZA-ANEL a engagé la mise sous tutelle du pays jusqu’en 2060 et que la dette, après l’application de trois plans d’austérité successifs, se monte toujours à près de 180% du PIB national.

Politique-fiction. Il s’agit désormais beaucoup moins de répondre au surendettement abyssal du pays que de profiter des opportunités que ce surendettement génère en termes d’accès à la main-d’œuvre [15] et d’acquisitions à bons prix (infrastructures industrielles ou touristiques, parcs, entreprises [16]). Il s’agit dans le même temps de produire une fiction dont le seul but est d’escamoter le réel.

Les réalités dissimulées sont celles du sacrifice et de l’exploitation des classes populaires, d’une grande partie de la jeunesse, des exilés, et de l’appropriation des actifs grecs par de grands conglomérats ou des fonds vautours [17], à la faveur notamment de la politique de restructuration des banques nationales et de mise sur le marché des créances douteuses. Cette dernière opération fait bien apparaître les aboutissants du marché de la dette ; en entrant en possession de paquets de créances douteuses (les «emprunts rouges»), les dirigeants de ces fonds visent la livre de chair de l’économie réelle derrière l’abstraction et l’opacité apparentes des opérations financières ; l’objectif est de s’approprier des terrains, des immeubles, des maisons, des infrastructures et des routes. Dans le droit fil des privatisations entamées dès la capitulation de 2015 [18], la «crise grecque» et sa gestion continuent d’apparaitre comme une gigantesque opération, à l’échelle d’un pays entier, de transferts de biens, publics d’abord, mais aussi privés (résidences principales). L’intérêt de ces dettes est précisément qu’elles ne peuvent être remboursées et qu’elles devraient permettre à ces fonds vautours de faire main basse sur une partie de la fortune mobilière et immobilière nationale qui, dans ce pays à fort capital touristique, constitue souvent une véritable rente. C’est compter sans la résistance indigène : lutte menée par les collectifs s’opposant aux saisies, à Thessalonique ou Athènes, et dont les créanciers exigent du gouvernement grec la répression sans failles [19] ; combat de longue haleine des habitants de Chalcidique contre l’entreprise d’extraction Eldorado Gold, qui dépend d’un des plus grands fonds d’investissements au monde, la société BlackRock ; apparition de groupes activistes aux actions éminemment symboliques (contre, par exemple, les registres du fonds de privatisation des actifs publics, TAIPED).

Le «non» grec du 7 juillet 2015 apparaît rétrospectivement comme un geste éminemment éthique ; un geste qui, plutôt que de peser et de mesurer précisément le contexte et les risques, s’en affranchit pour affirmer un principe supérieur. Les raisons de ce refus apparaissent même peut-être plus clairement aujourd’hui ; au point où nous en étions arrivés, ce qui était en jeu était rien de moins que la possibilité de changer les choses, de cesser d’aller de concession en concession, chaque concession ouvrant la porte à la suivante et la rendant possible, définissant le terrain ou le rapport de forces sur lequel la concession suivante serait immédiatement engagée, dans un recul sans fin, à tous les niveaux de la vie sociale. Cette situation est précisément décrite à l’échelle d’une entreprise de textile par l’auteur de théâtre Stefano Massini dans la pièce 7 minutes, comité d’usine [20] : arrive un moment où l’on comprend (confusément, intuitivement) que chaque concession n’a pour objet que d’ouvrir le champ à la prochaine, qu’il n’y a pas de négociations ; le glissement conduisant à défaire l’un après l’autre tous les droits (sociaux, économiques, humains) ne connaît pas de terme.

Le jeu ne s’arrête pas à 2015 ni à la «sortie des mémorandums» annoncée aujourd’hui. Le jeu bien sûr ne s’arrête pas non plus à la Grèce. J’avais dans un texte publié il y a deux ans essayé de montrer que la capitulation de juillet 2015 agissait de manière rétroactive, pernicieuse mais malheureusement efficace sur la mémoire même de l’événement qui venait d’avoir lieu. Do not walk outside this area ; le chantage contre la Grèce, la répression contre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes [21] ont pour objectif de mettre le possible hors-la-loi ; de démontrer, comme il est écrit sur l’aile des avions, qu’il est interdit de marcher au-delà de cette zone définie par les institutions de marché ; de prouver qu’il n’est pas d’autres institutions possibles que cet assemblage complexe de centres de décision politiques et financiers, européens et internationaux qui, en Grèce, dès la fin de la première phase du gouvernement Tsipras, se sont significativement autoproclamés «les Institutions» comme s’il ne pouvait y en avoir d’autres, comme s’il n’y en avait pas d’autres — ni dans le réel, ni dans le possible.

Le chantage financier auquel le peuple grec a été soumis du mois de janvier au mois de juillet 2015 n’apparaît rétrospectivement comme rien d’autre qu’une attaque massive contre le possible. Cette attaque se poursuit, aujourd’hui, partout où le possible réapparaît, s’affirme, conteste les procédures, les façons de produire, de penser, de faire et de vivre dominantes — au nom de la justice et de l’hospitalité mais aussi, trait d’une époque et d’une civilisation en bout de course, de la préservation de la nature et de l’espèce ; chacun a conscience de vivre désormais dans un monde sapant systématiquement les bases de sa propre reproduction. Comme quelques fictions nous le font entrevoir [22], la fuite en avant adoptée en guise de réponse par les tenants du statu quo n’a pas d’autre horizon que celui d’une société violente et inégalitaire, fragmentée en blocs sociaux étanches et dont les frontières (géographiques et sociales) seront (sont déjà) gardées par la violence des armes. La situation dessinée par la relégation de la Grèce et la violence faite aux migrants et aux voix dissidentes est celle d’une gestion de crise continue où les garanties et le droit peuvent être à tout moment balayés ; paysage morcelé où des formes de vie protégées coexistent (parfois sur le même trottoir, dans la même rue, le même périmètre urbain) avec des situations d’arbitraire et de violence nue. Cette «coexistence» est le trait de notre époque et ce que les intellectuels, outsiders, amateurs et perturbateurs de l’ordre établi [23] doivent s’attacher à formuler et à décrire.

La question de la dissidence est aussi celle de la création artistique, de la production de récits, de fictions et de symboles, l’époque n’étant pas seulement marquée par une confrontation des corps (émeutes, affrontements) et une confrontation d’arguments mais aussi, plus profondément, par une confrontation d’imaginaires. «La culture, énonce un graffiti photographié récemment dans le XVIIIe arrondissement de Paris, est le lieu où le pouvoir trouve toujours des complices.» Cet énoncé recoupe l’assertion de Wilfred Owen rappelée par Edward Saïd dans l’introduction à Des intellectuels et du Pouvoir : «les scribes devant la terre entière récriminent / et face à l’Etat, font allégeance.» [24] Dans la Grèce des mémorandums, les sources de financement du travail artistique sont passées en quelques années de la sphère publique aux fondations privées créés par de grandes entreprises multinationales de marine marchande ou des personnalités emblématiques de l’industrie d’avant-crise [25]. Dans ce contexte, aucune réflexion sur l’art et la pensée critique ne peut faire l’économie d’une analyse des ressources et d’une recherche de modes de financement alternatifs, démocratiques et garants d’indépendance — d’une économie de la société, radicalement distincte du modèle étatique comme de celui de l’économie de marché. Cette recherche passe aussi par une forme de précarité ou d’austérité non pas subie mais assumée et orientée selon nos désirs : une autre précarité, une autre austérité qui, au lieu de nous jeter dans les filets du travail inutile et servile, contribue à enrichir réflexion et imaginaire, à tisser des liens, des façons de vivre, de penser et de faire société éloignées du modèle consumériste. Dans un contexte post-démocratique où la langue du pouvoir est, de plus en plus, celle d’un cynisme cru, la fonction des artistes ne peut être que d’œuvrer parmi d’autres à la construction d’un autre imaginaire — d’un autre imaginaire commun, d’un imaginaire du commun, imaginaire qui n’est peut-être qu’un autre nom du possible — tension vers le futur ayant pourtant déjà une actualité et une effectivité propres.

Dans cette Europe «d’après l’espoir» et à la recherche du possible qu’évoque dans un article récent Christos Giovanopoulos [26], l’espoir est plus que jamais porté par les structures de solidarité, les collectifs locaux en réseaux, les zones à défendre ; un appel récent engageant les cinéastes à se rendre à Notre-Dame-des-Landes et à «filmer et défendre ce territoire qui bat et se bat», ce «lieu réel qui lutte pour construire des imaginaires», est à cet égard éclairant. Le théâtre peut et doit s’inscrire dans ce mouvement parti d’initiatives concrètes (dans les domaines de l’éducation, de l’alimentation, de la santé, de la culture) et d’un refus des formes verticales de délégation politique traditionnelles qui ont en Grèce démontré leur inanité. Il n’est pas certain que l’art ait en l’occurrence, contrairement aux crédos avant-gardistes d’autrefois, la moindre prééminence ; peut-être ses contours apparaissent-ils mieux lorsqu’il se positionne comme une sorte de chambre d’écho ou d’enregistrement de l’intelligence collective à l’œuvre partout où des êtres humains résistent.

Fait-on la démonstration qu’aucun autre réel n’est possible en détruisant systématiquement toutes les alternatives? La violence et la destruction ont-elles valeur de preuve? Face à cette violence et cette gouvernance de non droit, le pessimisme est-il forcément de mise? La conviction qui anime les collectifs de résistance ne peut-elle sortir paradoxalement renforcée du constat que ce système politico-financier gangrené par la corruption se trouve aujourd’hui le dos au mur et n’a plus d’autres alternatives que celles du mensonge et de la force brute?

Il est intéressant de se souvenir aujourd’hui, comme nous y invitait l’intellectuel serbe Vojin Dimitrijević au printemps 1991 [27], du pessimisme qui animait la plupart des critiques du socialisme réel avant l’effondrement du mur. Tous ces textes, écrit l’auteur en substance, étaient imprégnés d’un certain pessimisme, presque de la conviction que le système était éternel et indestructible. «Lorsqu’il y avait dans les utopies littéraires un happy end, c’était toujours pour voir les héros s’enfuir dans une oasis mystérieuse et cachée (…). Mais on n’assistait jamais à la faillite de ce système. Dans les études de politologie, les choses n’en allaient pas autrement. (…) Cette faillite était rarement envisagée comme la conséquence de facteurs intérieurs et surtout pas comme la débâcle d’un système victime de sa propre incapacité, de son inefficacité et de son abandon.»

Dans leur aveuglement et leur arrogance, les tenants du néo-libéralisme ont peut-être tendance à oublier ou à omettre que l’origine de leur pouvoir sans partage vient de l’effondrement, comme un château de cartes, d’un système qui paraissait, quelques mois encore avant son effondrement, aussi éternel et aussi indestructible que le leur. À nous d’imaginer les voies que pourrait prendre l’effondrement de l’édifice néo-libéral à partir de notre expérience, de nos besoins et de nos luttes : le néo-libéralisme est dans les faits battu en brèche et contesté à la racine partout où la société s’organise, partout où des êtres humains s’attachent à préserver le futur et la vie.

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[1] À l’exception notable de Stathis Kouvelakis dont le texte La Grèce, la frontière, l’Europe, un des plus complets et des plus éclairants de la période, relève notamment l’importance du terme de périphérie dans l’articulation entre crise grecque et crise des réfugiés et la nécessité de penser ces deux événements simultanément.

[2] C’est en particulier un des chevaux de bataille du journal Libération.

[3] Lire à ce sujet Comment l’Europe finance et légitime des régimes autoritaires pour barrer la route aux migrants et le rapport Expanding the Fortress : la politique d’externalisation des frontières de l’UE publié le 14 mai 2018.

[4] Crédits à la consommation et prêts immobiliers, création d’une bulle de la construction aux États-Unis, en Espagne comme, sous des modes différents, en Grèce, explosion des créances non-recouvrables, déstabilisation des banques à l’origine de cette politique de généralisation du crédit (auprès des classes moyennes mais aussi, comme dans le cas de la crise des subprimes, des plus pauvres).

[5] La crise grecque : un scandale manqué, par Jeremy Morales, Yves Gendron, Henri Guenin-Paracini.

[6] Opacité des prises de décision au sein de l’Eurogroupe, lobbying des grands groupes multinationaux auprès des membres de la Commission.

[7] La crise grecque : un scandale manqué, ibid., p. 13.

[8] L’exemple de la Deutsche Bank, institution bancaire la plus exposée au monde à ces avoirs potentiellement explosifs, est à cet égard particulièrement frappant.

[9] Article de Nicolas Weill du 23 février 2018.

[10] Avec des résultats proprement aberrants d’un point de vue économique.

[11] En particulier sur le chapitre de la restructuration de la dette grecque.

[12] Lire à ce sujet Pourquoi Alexis Tsipras a enterré la suspension du paiement et l’audit de la dette bien avant les élections de 2015, par Éric Toussaint, Stathis Kouvelakis, Benjamin Lemoine (3 octobre 2016), et l’entretien avec Éric Toussaint réalisé en 2014 par Tassos Tsakiroglou (journaliste au quotidien grec Le Journal des Rédacteurs), reproduit dans cet article.

[13] La Grèce, la frontière, l’Europe.

[14] «La Grèce respire», titrent Les Échos dès le 25 septembre 2017 ; «les finances grecques sont en bien meilleur état», déclare le ministre des Finances estonien, dont le pays assure alors la présidence tournante de l’UE, tandis que Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires économiques, évoque avec une émotion feinte «la reconnaissance des terribles efforts et des sacrifices réalisés par les Grecs pour redresser leurs finances publiques». Remarquons que le terme de «réformisme» (efforts réformistes) est dans nombre de ces communiqués synonyme de casse sociale.

[15] Jeunesse formée dans les universités grecques et employée, notamment, dans le Nord de l’Europe, massivement précarisée et employée au rabais en Grèce.

[16] Lire à ce sujet cet article de N. Kadritzke et cet article de M. Orange.

[17] À propos de ces fonds, lire notamment : « Les « fonds vautours » prospèrent sur la misère en spéculant sur l’endettement des particuliers, par Éric Toussaint (11 décembre 2017) ; Appauvris par les memoranda, les Grecs vont perdre tous leurs biens, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis (30 avril 2018). À propos de l’explosion des créances douteuses dans la Grèce des mémorandums, lire : L’ombre menaçante du FMI sur la Grèce (mai 2018).

[18] Citons parmi d’autres exemples celui des aéroports grecs cédés à l’entreprise allemande Fraport ou le cas d’OTE, premier opérateur national de téléphonie, aujourd’hui géré par Deutsche Telekom.

[19] Par des opérations policières dans l’enceinte des tribunaux mais surtout par la dématérialisation des audiences désormais appelées à se tenir sur Internet.

[20] L’Arche Editeur (2018) pour la traduction française.

[21] Lire à ce sujet : Notre-Dame-des-Landes, place aux utopies concrètes par Luc Gwiazdzinski et Olivier Frérot (Libération, 19 avril 2018).

[22] The Handmaid’s Tale, série inspirée du beau roman dystopique de Margaret Atwood, La Servante écarlate.

[23] Selon les termes d’Edward Saïd dans son recueil d’essais Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996.

[24] Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996, p. 15.

[25] Cf. à ce sujet Fleurs de ruines.

[26] La Grèce après l’espoir : en attendant le possible, réflexions sur le mouvement des solidarités locales, Christos Giovanopoulos, Vacarme, numéro 83.

[27] Lettre Internationale, «C’est l’autre le coupable», printemps 1991.

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L’ombre menaçante du FMI sur la Grèce

À l’occasion des Rendez-vous de printemps FMI-Banque mondiale 2018

7 mai par CADTM

Hommage au pharmacien Christoulas, suicidé politique à Syntagma. Avril 2012 – Photo MLCK.

Grèce : Bien que le Fonds monétaire international (FMI) ne soit pas entré officiellement dans le troisième mémorandum, il y a pesé de tout son poids à travers ses experts qui siègent dans les équipes d’évaluations, en imposant nouvelles baisses de retraite et de salaires et nouvelles réductions du droit du travail, en pleine communion avec le Mécanisme européen de stabilité (MES).

Une bonne politique fiscale selon le FMI suppose de faire contribuer davantage les plus faibles revenus afin de soulager les plus riches

En témoigne le commentaire de Poul Thomsen, directeur danois de la zone Europe au FMI, interrogé sur l’avenir de la Grèce après la fin du 3e programme, lors des Rendez-vous de printemps du FMI et de la Banque mondiale d’avril 2018 à Washington. « Nous n’avons pas d’objectifs précis et nous ne jouerons aucun rôle pour dire « Faites ceci ou cela », mais l’important pour le FMI est que la politique menée par la Grèce soit suffisamment compatible avec la croissance. Le redressement spectaculaire du pays a été atteint grâce à l’augmentation des impôts, mais au détriment de la croissance. Il importe donc d’élargir significativement la base d’imposition ».

« Élargissement de la base d’imposition » est un euphémisme en IMFese, l’étrange langue parlée entre eux par les experts du FMI, pour réclamer la baisse du seuil minimum d’imposition, dès fin 2018, soit une année avant la date prévue [1] par l’une des multi-lois votées par le parlement grec depuis 2015, celle de juillet 2016.

Une bonne politique fiscale selon le FMI suppose donc de faire contribuer davantage les plus faibles revenus afin de soulager les plus riches, trop sollicités fiscalement pour vouloir investir, dixit Poul Thomsen.

C’est au prix de politiques antisociales mortifères que la Grèce a réussi à afficher un excédent primaire de 4% pour 2017

Dans un pays où une personne sur deux vit désormais en danger de pauvreté, avec un seuil de pauvreté descendu à 376 € par mois [2], les remèdes du FMI vont contribuer à accentuer encore l’étau des impôts sur les foyers pauvres. Pourtant les dettes des contribuables augmentent chaque mois de plus d’un milliard, ainsi que le nombre de contribuables en incapacité d’honorer leurs impôts. C’est au prix de politiques antisociales mortifères que la Grèce a réussi à afficher un excédent primaire de 4% pour 2017 [3]. C’est dire combien la pression fiscale s’exerce violemment et injustement puisque, selon les déclarations du gouvernement, et comme le montrent les chiffres, les objectifs sont largement atteints, pour la troisième année consécutive.

En 2008 les créances douteuses n’étaient que de 5,5% du total des créances privées, pour exploser à partir des memoranda à 45,9% de l’ensemble des créances en 2016

Parallèlement, le FMI souligne l’importance de résoudre le problème des crédits en suspension de paiement depuis au moins 3 mois (NPL) des banques grecques, qui s’élèvent à 46,7 % de leurs actifs, en estimant que c’est le principal obstacle à la reprise du financement de la production « et à l’effacement des dernières conséquences de la crise ». Le FMI presse donc depuis le début pour accélérer les mises aux enchères, censées lutter contre la fameuse « culture du non-paiement » supposée caractériser les Grecs. Or en 2008 les créances douteuses n’étaient que de 5,5% du total des créances privées, passant à 7% en 2009 pour exploser à partir des memoranda à 45,9% de l’ensemble des créances en 2016, neuf fois plus que la moyenne de l’UE (5,1%) [4].

La guerre déclarée aux « mauvais payeurs », qui « gardent un revenu mais ne donnent pas la priorité au remboursement de leurs emprunts ou au paiement de leurs impôts », est le cheval de bataille du ministre de l’économie Tsakalotos pour justifier la mise aux enchères des résidences principales, des surfaces agricoles et des outils de production de petites entreprises, désormais chose courante au bénéfice de l’Agence autonome des recettes publiques. Cette Agence sous influence des créanciers, qui remplace le service des Impôts et le service des douanes, gère désormais les budgets des ministères. Elle procède aussi à la saisie des comptes en banque et à la mise aux enchères des biens de contribuables endettés, pour des dettes même peu importantes envers l’administration. Mais ce ne sont pas les gros fraudeurs qui sont visés, ce sont des centaines de milliers ou des millions de petits contribuables qui sont la cible de ces mesures [5] .

La docilité du gouvernement grec est garantie, sous peine de voir activer le ’sécateur’ (koftis), voté en juillet 2016

Commentant la situation grecque, Poul Thomsen a laissé en suspens la question de l’entrée ou non du FMI dans le 3e mémorandum qui arrive à sa fin en août 2018. Selon lui, le FMI doit intervenir suffisamment à temps pour bénéficier d’une évaluation (la quatrième doit démarrer en mai) qui conditionnera le versement de sa contribution. Cela lui permettrait d’augmenter la pression sur le gouvernement grec pour l’application des nouvelles mesures d’austérité, juste avant la fin officielle du troisième programme. La docilité du gouvernement grec est garantie, sous peine de voir activer le ’sécateur’ (koftis), voté en juillet 2016. Ce sécateur permet d’imposer de nouvelles mesures d’austérité sans passer par une décision ministérielle ou un vote préalable du parlement grec, en cas de non-respect de l’objectif d’un excédent primaire (hors service de la dette) de 3,5% en 2018 et après – et donc indépendamment de la composition du gouvernement [6]. La tutelle sur la Grèce n’est pas près de se relâcher.

Notes

[1Kathimerini, samedi 21/04/2017

[2Le seuil de pauvreté est indexé sur le salaire minimum qui a été réduit de 751 € en 2009 à 586 € en 2011. Il a donc été rabaissé de 598 € par mois en 2010 à 376 €, rendant un peu moins dramatiques les statistiques sur la néo-pauvreté des Grecs. Voir en grec

[6« La pleine mise en œuvre des dispositions pertinentes du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, notamment en rendant opérationnel le conseil budgétaire avant la finalisation du protocole d’accord et en introduisant des réductions quasi automatiques des dépenses en cas de dérapages par rapport à des objectifs ambitieux d’excédents primaires, après avoir sollicité l’avis du conseil budgétaire et sous réserve de l’accord préalable des institutions. »
Extrait du IIIe Memorandum of Understanding (MoU) paru dans L’Humanité du 16/07/2015, « Yanis Varoufakis met en lumière les appétits des liquidateurs de la Grèce ».

Grèce Colonie de la dette

La Grèce sous tutelle jusqu’au remboursement des prêts

11 mai par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis


Tag sur l’immeuble de l’Académie D’Athènes. CC MLCK

La fin annoncée du 3e mémorandum signé par Tsipras en août 2015 ne doit pas faire illusion : les conversations entre l’Eurogroupe et le Ministre des Finances grec Tsakalotos portent sur l’aménagement de la nécessaire « tutelle » législative et budgétaire qui va être imposée pendant des années à la Grèce par ses créanciers, dans le but d’effectuer les « réformes » non encore accomplies après le 28 août 2018, date prévue officiellement pour la fin du troisième programme « d’aide ».

 

L’Eurogroupe de janvier 2018 a précisé à nouveau la liste des 88 prérequis encore en suspens, à régler pour le bouclage de la 4e évaluation, qui doit avoir lieu au plus tard en juin 2018, pour la délivrance de la dernière tranche de 11,7 milliards d’euros, quatrième et dernier versement du programme. Selon le Ministre Tsakalotos « il n’y aura pas de nouvelles mesures [1] », seules les « promesses » non réalisées sont concernées : le cadastre, les privatisations – en particulier dans le domaine de l’énergie – la « réforme » de la fonction publique et l’attribution des permis des maisons de jeu électronique et de casinos sont en première ligne, la baisse du seuil minimum d’imposition. À noter que le programme électoral de Syriza énoncé à Thessalonique en septembre 2014 [2] prévoyait la restauration du seuil de non-imposition à 12 000 €/an. Le seuil de non-imposition a été fixé après de multiples négociations à 8.600 pour une personne seule, à 9000 euros annuels pour un couple avec deux enfants à charge. La situation va se dégrader car, sous la pression de la Troïka, le gouvernement s’est engagé en juin 2017 à rabaisser ce seuil à 5.700 euros et 6130 euros respectivement à partir du 01/01/2019 [3]. Et encore, la réalisation des mises aux enchères par internet, l’application de la TVA à 24% dans toutes les îles dès juillet 2018 (dont celles où sont confinés un grand nombre de réfugiés), la modification des critères de calcul de l’impôt ENFIA sur les bâtiments [4]

Sur les 86 milliards prévus du 3e accord de prêt d’aout 2015, la Grèce n’a reçu que 58,6 milliards € ; il est prévu que les 27,4 milliards restants seront attribués après mai 2018, une fois leur utilisation précisée. Précisons que la majeure partie de la somme est repartie immédiatement vers les créanciers sous la forme de remboursement de la dette, tandis que 45,4 milliards d’Euros, résultant de ces différents accords de prêt ont été injectés depuis 2010 dans la recapitalisation des banques privées [5] . Pour recevoir le reste, le pays doit donc matérialiser une série de réformes avant le mois d’août 2018. D’après le Mécanisme Européen de Stabilité s’exprimant au nom des institutions, cette dernière tranche du prêt devra permettre principalement de régler les dettes du pays en suspens.

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« L’espoir arrive » – Stand électoral Syriza au soir des élections de janvier 2015. cc mlck.

Comme Dijsselbloem le déclarait en janvier 2018 au Financial Time, « le Premier Ministre Tsipras et le ministre Tsakalotos ont entièrement changé le ton des rapports avec les partenaires communautaires. Tout est désormais beaucoup plus facile, c’est une situation tout à fait différente » [6] . CQFD.

L’ombre menaçante du FMI

Trois ans après la signature du 3e mémorandum, le FMI ne tranche toujours pas sur sa possible contribution financière à celui-ci. Une participation souhaitée par les créanciers européens, l’Allemagne en tête, mais appréhendée par le gouvernement Tsipras depuis le début. En effet, le FMI sans participer n’en continue pas moins en tant que créancier (des précédents plans « d’aide ») à exiger de nouvelles coupes dans les retraites et les salaires, au nom du service de la dette externe. Surtout, le FMI considère la dette grecque comme insoutenable et en réclame un aménagement par les créanciers européens. Mais ceux-ci, menés par l’Allemagne, sont opposés à une réduction de leurs créances sur la Grèce. Le FMI a toujours refusé la réduction de ses propres créances en prétextant que ses membres des Pays en développement ne comprendraient pas qu’un tel traitement de faveur soit accordé à la Grèce.

Le FMI aurait dû se prononcer fin janvier 2018 pour une seule et unique évaluation d’un programme (Memorandum of Economic and Financial Policies, MEFP) signé en juillet 2017 avec la Grèce [7] , qui prévoyait l’éventualité d’un versement de 1,6 milliard d’Euros, sous condition entre autres que les créanciers européens prennent des décisions essentielles pour la viabilité de la dette grecque. La Grèce, ne souhaitant pas que le FMI s’implique dans le programme par ce versement, a fait appel au marché en émettant des obligations pour faire face à ses problèmes de liquidité, en utilisant ce « retour sur les marchés » comme outil de propagande.

Bien qu’elles soient régulièrement annoncées comme « imminentes d’ici quelques semaines » depuis août 2015, les discussions entre les créanciers sur un réaménagement de la dette grecque ne sont pas toujours pas au programme dans l’immédiat.

En tant que créancier des deux premiers memoranda, le FMI siège au sein de la troïka devenue quartet En tant que créancier des deux premiers memoranda, le FMI siège au sein de la troïka devenue « quartet » [8] et son poids pèse lourd sur certains des prérequis exigés par les créanciers dans le cadre du 3e mémorandum. Ainsi, on reconnait la marque du FMI sur des mesures « débloquées » par la loi mammouth votée en procédure d’urgence en janvier 2018, comme la mise aux enchères des résidences principales par voie électronique, la réduction du droit de grève à travers une modification des procédures à respecter pour pouvoir faire grève, la révision à la baisse des droits aux allocations familiales pour les familles nombreuses (à partir de trois enfants). Mais aussi l’impunité pour les membres du TAIPED [9] et du super-fonds de privatisation [10] : la multi-loi de janvier 2018 prévoit que les experts profitent aussi désormais de l’asile juridique, y compris quand le résultat d’une privatisation a porté gravement tort au secteur public grec. C’est la réponse au scandale qui a mené devant les tribunaux grecs six membres du TAIPED [11] , malgré les protestations de la Troïka.

La dictature fiscale instaurée par le troisième mémorandum

Les mesures d’austérité du troisième mémorandum ont fait augmenter les dettes d’impôts de 20 milliards d’euros en créant 500.000 endettés fiscaux supplémentaires entre 2015 et 2017. Des dettes qui s’élevaient à 40 % du PNB fin 2014. Pourtant Tsipras avançant les chiffres officiels annonçait en janvier 2017 que les objectifs fiscaux avaient été atteints pour les deux années précédentes. C’est la démonstration que les objectifs fiscaux fixés par l’État grec sont bien supérieurs à ses besoins budgétaires mais surtout, qu’ils dépassent largement la capacité de paiement des contribuables grecs [12].

Résultat, pendant le seul mois de février 2018, 2,5 milliards d’euros supplémentaires se sont ajoutés aux dettes d’impôts non honorées. L’Agence Autonome des Recettes Publiques se prépare à procéder à des saisies, tandis que les mises aux enchères par internet pour dettes envers l’État seront mises en route, à partir du 27 avril 2018, en particulier pour contenter les créanciers qui en ont fait un prérequis sine qua non [13].

En août 2017, l’ensemble des dettes d’impôts impayés s’élevaient à 95,65 milliards d’euros, dont 5,48 milliards pour la seule année 2017, pour un total de 3,8 millions de contribuables endettés. Parmi eux, 2,4 millions de contribuables endettés, personnes physiques ou morales, sont incapables de payer aux impôts une somme inférieure à 500 euros, représentant un total de 340 millions d’euros. [14]

Ce sont donc 1,4 millions de contribuables qui sont exposés à des mesures de rétorsion de l’Agence Autonome des Recettes publiques [15] . (Rappelons que lors du recensement de 2011, la Grèce comptait 11 millions d’habitants.)

Dans le détail :
- 11,7% du total des contribuables doivent moins de 10 euros chacun pour un total de 1 million d’€ (505.202 personnes physiques et morales)
- 398.004 doivent moins de 50 euros, pour un total de 11,5 millions d’euros
- 34,5% du total des contribuables (1.485.693) doivent de 50 à 500 euros, pour un total de 327,8 millions d’euros [16].

Avec la même multi-loi de janvier 2018, le numéro fiscal (AFiMi) personnel qui conditionne toutes les opérations commerciales et nombre de procédures administratives pourra être supprimé par l’Agence Autonome des Recettes publiques. Par ailleurs elle pourra attribuer un numéro fiscal à quiconque, personne physique ou morale, pourvu qu’elle dispose de quelques éléments clé, ce qui lui permettra de verbaliser ou d’agir en représailles de supposées infractions, y compris en réclamant à une nouvelle personne morale les arriérés dus par un des membres de son Conseil d’administration si celui-ci est un contribuable qui s’est endetté dans les cinq dernières années, pour une hauteur minimale de 15 000 euros, dans le cadre de la lutte contre l’évasion et l’échappement fiscal [17] .

La Grèce s’était engagée à appliquer une baisse du seuil minimum d’imposition prévue après 2020. En effet le FMI et le reste des Institutions invoquent la nécessité de produire un excédent budgétaire de 3,5% du PIB dès 2019. Le gouverneur de l’Autorité Autonome des Recettes Publiques, contrôlée par les Institutions européennes et qui remplace le Trésor en Grèce a annoncé en mars 2018 que la baisse du minimum d’imposition interviendrait plus tôt que prévu, sous peine de voir activer le « sécateur » (koftis), voté par la multi-loi de mai 2016. Ce sécateur permet d’imposer de nouvelles mesures d’austérité sans passer par une décision ministérielle ou un vote préalable du parlement grec, en cas de non-respect de l’objectif d’un excédent primaire (hors service de la dette) de 3,5% en 2018 et après – et donc indépendamment de la composition du gouvernement [18].

Comme le journaliste économique Romaric Godin le faisait remarquer au moment de son adoption, « Pour éviter d’avoir recours à ce mécanisme-sécateur, le gouvernement grec devra de toutes façons poursuivre la baisse de ses dépenses. Toute richesse grecque sera donc ponctionnée tant qu’il faudra rembourser la dette [19]. »

Sur la politique fiscale, le FMI continue donc à peser de tout son poids, en plein accord avec le MES, comme en témoigne le commentaire du responsable de la zone Europe au FMI, Poul Thomsen, interrogé sur l’avenir de la Grèce après la fin du 3e programme. « Nous n’avons pas d’objectifs précis et nous ne jouerons aucun rôle pour dire »Faites ceci ou cela« , mais l’important pour le FMI est que la politique menée soit bien compatible avec la reprise. Le redressement spectaculaire de la Grèce a été atteint grâce à l’augmentation des impôts, mais au détriment du développement. Il importe donc d’élargir significativement la base d’imposition [20]. »

Une bonne politique fiscale selon le FMI suppose de baisser le seuil de non-imposition pour faire contribuer davantage les plus faibles revenus et soulager les plus riches, trop sollicités fiscalement pour vouloir investir.

De nouvelles baisses de retraite de 20% à venir avant 2019

Dans le cadre du 3e mémorandum, de nouvelles baisses des retraites et la modification du système des cotisations de retraite ont été imposées par la loi Katrougalos en 2016, mais par la suite le gouvernement grec a été obligé de corriger partiellement certains points qui accentuent particulièrement la pauvreté. Ainsi il a été institué en 2017 une indemnité sociale pour les plus pauvres, et on a ouvert aux sans-abris et aux migrants la possibilité de s’inscrire en demandeurs d’emploi. Pour le dire autrement, les gens qui auront perdu leur résidence principale pourront néanmoins s’enregistrer comme demandeurs d’emploi : une des mesures « sociales » du gouvernement Tsipras.

Les modifications dans les pensions de retraite amenés par la loi Katrougalos s’appliquent pour 2,7 millions de retraités avec de nouvelles baisses allant jusqu’à 40% [21].
D’après l’OCDE, entre 2010 et 2016 les Grecs avaient déjà subi une perte de 36% de leurs revenus ; celle-ci va encore être accentuée par les nouvelles baisses de retraite. Les plus faibles revenus sont particulièrement affectés par la hausse des taxes et des impôts et la suppression progressive des indemnités destinées à compenser la précarité (EKAS, etc…) [22]

Parmi les plus touchés par les baisses de retraite du troisième mémorandum, les veuves dont les pensions de réversion ont pu baisser de 47,4%, puisque la pension initiale du défunt a baissé significativement après la Loi Katrougalos. Il n’y aura aucune allocation de réversion pour les nouveaux retraités. Les pensions de réversion aux enfants mineurs ou aux étudiants de moins de 24 ans sont désormais conditionnées par des critères très serrés, pour l’obtention d’une petite retraite inférieure à 300 euros délivrée par la caisse agricole OGA.

Les grandes modifications votées en 2016 et en 2017 ne seront appliquées et visibles dans les relevés de pension qu’à partir de décembre 2018. Pour les nouveaux retraités, qui toucheront moins que ceux ayant posé leur dossier en 2017, les baisses de retraites seront limitées à 20% puisque leur retraite démarre de plus bas. Les futurs pensionnés arrivant à l’âge de la retraite à partir de janvier 2019 verront les nouvelles baisses s’appliquer immédiatement [23].

Enfin, l’indemnité EKAS qui constituait un complément pour les pensions les plus faibles est en voie de suppression progressive [24], au cœur des économies qui permettent de dégager un « excédent primaire » par la réduction des dépenses publiques.

Résultat, début 2018, un Grec sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté fixé depuis 2015 à 376 €. Plus d’un million de retraités survivent avec moins de 360 € mensuels. Rappelons que le seuil de pauvreté en Grèce a été abaissé à plusieurs reprises par Eurostat [25] : en 2010 on risquait la pauvreté avec moins de 598 € par mois, alors que ce seuil rabaissé de 37% élimine statistiquement toute une tranche de nouveaux pauvres, dont les retraités [26].

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« Pablo Picasso : La croissance en Grèce – (Détail) » – Dessin satyrique de Yannis Kalaïtzis.

La reprise économique, un leurre de plus en plus lointain

Alors que l’on nous parle pour la Grèce de « bout du tunnel » de « reprise économique après des années d’effort », l’économiste Costas Lapavitsas propose une toute autre analyse de la situation grecque :
« La réduction de la consommation publique explique le brutal excédent primaire poursuivi par M. Tsakalotos … La stagnation de la consommation privée est due au chômage, aux bas salaires et aux lourdes taxes. ../.. En particulier, la consommation alimentaire diminue constamment. Le pire c’est que même la consommation des pâtes a baissé de 10%. »

« Le gouvernement Syriza en mai 2017 s’est à nouveau engagé sur le principe d’une austérité particulièrement cruelle, s’engageant à diminuer encore les retraites et à imposer de nouvelles taxes dans le but d’obtenir des excédents primaires annuels supérieurs à 3,5% du PIB annuellement jusqu’en 2022. Et ensuite ils se sont engagés à assurer des excédents annuels de 2% jusqu’en 2060 ! [27] »

« La hausse de l’impôt et la forte augmentation des cotisations d’assurance affectent l’attrait pour l’investissement. Dans le même temps, la réduction continue des prêts bancaires et les taux d’intérêt élevés ont restreint l’accès au crédit. Le système bancaire grec est totalement incapable de financer le retour aux investissements. Comment pourrait-il en être autrement lorsque 45% des actifs bancaires sont constitués de crédits en défaut de paiement ? En y ajoutant la dette publique et l’absence continue de crédit commercial, il n’y a aucun mystère sur la faiblesse de l’investissement qui en 2017 n’a été que de 25 milliards. Il convient de noter que les investissements antérieurs à la crise étaient d’environ 60 milliards par an. [Costas Lapavitsas, Le temps d’attente pour le gouvernement est terminé – 14/03/2018] »

Et la fin du 3e programme ne changera pas la donne, bien au contraire :
« En août 2018, lorsque le troisième programme de renflouement prendra fin, la Grèce devra emprunter sur les marchés des sommes substantielles. Rien que pour financer l’essentiel en 2019, le pays aura besoin de plus de 12 milliards d’euros. Aussi le gouvernement prévoit-il d’accumuler un »oreiller » de plus de 15 milliards d’euros sous forme de garantie pour les prêteurs étrangers.

C’est extraordinaire pour un pays qui manque cruellement d’investissements – conserver près de 10% de son PIB d’argent mort en stock. Même ainsi, les prêteurs internationaux devront être rassurés sur le fait que l’austérité sera maintenue et la Grèce aura besoin, le cas échéant, du soutien implicite ou explicite des créanciers de l’UE, ce qui implique bien entendu un prolongement de la mise sous tutelle de la Grèce, comme sur les autres pays endettés de l’UE. La Grèce restera effectivement dans un statut néocolonial. [28]« 

Les memoranda : des programmes réussis

La constante application des créanciers à imposer des mesures qui semblent systématiquement produire des effets contraires aux buts affichés pose la question : quels étaient à l’origine les objectifs des « plans d’aide » qui se sont succédés depuis 2010 ?

Les travaux de la Commission Vérité sur la dette publique grecque [29] ont démontré notamment que le premier mémorandum avait eu pour but de financer l’État grec en faillite à cause de la recapitalisation des banques grecques, suite à la crise des subprimes, ce qui a permis que les banques étrangères, françaises et allemandes principalement, se dégagent alors qu’elles avaient prêté abondamment de l’argent sur le marché bancaire grec [30]

Les plans suivants ont servi à recapitaliser de nouveau les banques grecques et à continuer de dégager les créanciers privés, remplacés par les États de l’UE et les institutions européennes, financées par l’argent des contribuables européens.

Mais tout l’intérêt de l’affaire n’était-il pas dans la destruction du droit du travail, le démantèlement des services publics par la réduction des dépenses publiques, leur privatisation, la mise à l’encan des biens du pays en commençant par les ressources minières des sous-sols souterrains et sous-marins, les ressources énergétiques, tous les services de transports publics, la santé, l’eau … mais aussi les aéroports, marinas et des portions de bandes côtières, et maintenant la vente des biens privés de la population, habitations et terrains agricoles ou à construire, imposés par les memoranda ?

L’écrasement systématique des catégories les plus faibles de la population (pauvres, malades, personnes âgées ou dépendantes) par leur réduction progressive à la misère, à travers la baisse ou la suppression des pensions de retraite, la dégradation de l’accès à la santé et aux programmes d’aide aux personnes « handicapées » soumettent les populations à ce qui ressemble à une « guerre de basse intensité » telle que décrite par Jules Falquet [31] dans son livre Pax Neoliberalia [32], plus qu’à une « mauvaise gestion » par un État souffrant de « mauvaise gouvernance ».

Les scandales impliquant les hommes politiques au pouvoir à tous les niveaux, comme le scandale Novartis, et leurs va-et-vient entre les institutions publiques nationales et européennes et les grandes institutions financières privées ne laissent guère planer d’ambiguïté. La docilité des gouvernements envers les grands groupes financiers au détriment des intérêts vitaux des populations mais aussi de l’indépendance souveraine de leur propre pays montre combien les programmes mis en place par l’Union européenne à travers le MES, la BCE et le FMI n’ont qu’un seul but. Il s’agit d’en finir avec l’état social et de fermer le chapitre « bons salaires/bonnes retraites/bonne fin de vie confortable » qui fait de l’Europe un endroit « peu concurrentiel ». C’est d’ailleurs ce qu’a exprimé Schäuble devant Varoufakis [33].

En Grèce, l’austérité imposée au prétexte de la dette publique est menée aux extrêmes. L’hémorragie démographique qui s’ensuit contribue à régler les problèmes démographiques de l’Europe du Nord, avant que celle-ci se voie à son tour imposer des mesures renforcées d’austérité.

Dans la Grèce néolibérale mémorandaire, l’entreprise minière Eldorado Gold se contente d’un rendement d’extraction de l’or très faible car après avoir éventré des collines et des forêts classées en zone Natura 2000, sur 700 m de diamètre, 200 m de profondeur, en procédant à un mode inédit d’exploitation au cyanure aux conséquences encore inconnues sur l’environnement, rien d’autre ne compte pour l’entreprise canadienne que sa valeur boursière. Gagner un procès devant la Cour Constitutionnelle grecque fait remonter immédiatement le cours de l’action de la maison-mère [34] . Peu importe finalement qu’il y ait de l’or à la clé et à quel prix. Peu importe que le bassin hydrologique d’une région entière soit dévasté, ainsi que tout son système écologique.

C’est le système dette qui a justifié cette évolution en Grèce, en transformant ce pays en colonie de la dette.

C’est le système dette qui, après avoir agenouillé les pays du Sud pour siphonner leurs richesses, s’étend à travers l’Europe, multipliant les friches industrielles, outil principal de l’oligarchie pour instituer un ordre néolibéral à coup d’état d’urgence et de guerre de basse intensité, au nom desquels les constitutions mêmes sont modifiées, rejetant dans une histoire lointaine les conquêtes des peuples.

Merci à Anouk Renaud et à Éric Toussaint pour leur relecture attentive

Notes

[4ENFIA ou « taxe consolidée sur la propriété immobilière ». En fait, la Grèce dispose d’une quarantaine de taxes et de timbres sur la construction, les loyers, l’héritage, le transfert ou la légalisation des constructions sans permis, mais aucune taxe n’imposait jusqu’en août 2011 les ménages modestes sur leurs biens. Par l’établissement définitif de la taxe ENFIA passé dans la loi grecque en janvier 2014, le gouvernement espère des revenus supplémentaires de 3,5 milliards d’€, contre 500 millions € auparavant. Source en grec

[8Les créanciers de la Grèce sont la BCE, la Commission Européenne, le FMI et le MES, qui est intervenu en aout 2015 à l’occasion du 3e mémorandum, transformant la Troïka (Commission, BCE et FMI) des deux premiers memoranda en « quartet ».

[9TAIPED, en anglais Hellenic Republic Asset Development Fund, le Fond de privatisation des biens publics grecs, créé en 2011. Voir Sucer la Grèce jusqu’à la moelle sur le site du CADTM

[10Créé en août 2015 par le 3e Mémorandum.

[18« La pleine mise en œuvre des dispositions pertinentes du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, notamment en rendant opérationnel le conseil budgétaire avant la finalisation du protocole d’accord et en introduisant des réductions quasi automatiques des dépenses en cas de dérapages par rapport à des objectifs ambitieux d’excédents primaires, après avoir sollicité l’avis du conseil budgétaire et sous réserve de l’accord préalable des institutions. »
Extrait du IIIe Memorandum of Understanding (MoU) paru dans L’Humanité du 16/07/2015, « Yanis Varoufakis met en lumière les appétits des liquidateurs de la Grèce ».

[20Kathimerini, Samedi 21/04/2017

[25Le seuil de pauvreté, indexé sur le salaire minimum qui a été réduit de 751 € en 2009 à 586 € en 2011, a été rabaissé, rendant un peu moins dramatiques les statistiques sur la néo-pauvreté des Grecs. Voir en grec

[26Le danger de pauvreté parmi les plus de 65 ans était de 28,4% de la population en 2004, de 23,6% en 2011. Depuis, il n’a cessé de baisser, en 2012 à 17,2%, en 2013 à 15,1%, en 2014 à 14,9% et en 2015 à 13,7%.

[31Maîtresse de conférences en sociologie HDR, Université Paris 7- Denis Diderot.

[32Pax Neoliberalia, Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence, Éditions Racine de iXe, 2016

[33« Mais Schäuble n’était pas intéressé et passe au sujet qui est au cœur de toute sa stratégie et de ses motivations profondes : « Sa théorie suivant laquelle le modèle social européen « trop généreux » était intenable et bon à jeter aux orties. Comparant le coût du maintien des États-providences avec ce qu’il se passe en Inde ou en Chine, où il n’y a aucune protection sociale, il estimait que l’Europe perdait en compétitivité et était vouée à stagner si on ne sabrait pas massivement dans les prestations sociales. Sous-entendu, il fallait bien commencer quelque part, et ce quelque part pouvait être la Grèce. » in Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015

 

Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

Documentariste, essayiste et traductrice du grec moderne, permanente au CADTM.

Source http://www.cadtm.org/La-Grece-sous-tutelle-jusqu-au

L’homme fardeau La rubrique de Panagiotis Grigouriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

L’homme fardeau

Incroyable poids, paraît-il de ce monde. Sous l’Acropole très exactement, qui en a vu bien d’autres… poids bien entendu, les touristes et les badauds s’attardent un bref moment devant cet homme incarnant étant donné les circonstances de son gagne-pain, l’entière symbolique du fardeau de la Terre qui est surtout le nôtre. Entre-temps, l’homme… fardeau, tel Atlas le Titan condamné par Zeus à porter pour l’éternité la voûte céleste sur ses épaules a déserté les lieux, car la pluie est alors de retour à Athènes, un retour “bien bref comme d’habitude”, nous dit-on. Mois de mai !

Manifestants et touristes. Athènes, le 1er mai 2018

Dans presque cette même vie des symboles, les syndicats, toujours dispersés et pour tout dire pratiquement disparus du champ de l’utilité publique, ont fait défiler les leurs autour de la place de la “Constitution”, tout juste le temps de cette belle matinée muséale du 1er mai pendant que l’agglomération athénienne s’était déjà déplacée coûte que coûte sur les rivages de l’Attique. Sous le pavé, la plage.

Nos touristes, photographiant tout de même les manifestants avec boulimie, drapeaux rouges et visages cependant serrés. Revue des… deux mondes. Le tout, après avoir si certainement croqué à la Grèce éternelle, au nouveau musée de l’Acropole et pour finir, aux mets supposons plus authentiques que jamais.

Et devant le “Parlement”, les cars des unités des MAT, les CRS du pays de Zeus, occupèrent les lieux pour empêcher de la sorte toute velléité populaire à l’encontre… des très chers élus, maintenant que le mystère de la politique semble totalement élucidé, dès l’arrivée au pouvoir en 2015 des Syrizistes et si fières de l’être.

Cependant, ceux et celles qui n’ont guère chômé en ce 1er mai, n’auront fait que traverser les lieux comme les artères de la ville pour se rendre à leur travail, désormais payé en règle rependue et générale près de 500€ par mois pour un temps finalement trop plein. Femmes et hommes alors cheminant la tête surtout baissée, le traditionnel café froid dans la main. Poids encore et surtout du monde.

Manifestants. Athènes, 1er mai 2018
Le traditionnel café froid dans la main. Athènes, le 1er mai 2018
Manifestants. Athènes, le 1er mai 2018

Et pendant que ceux de la… République populaire des Airbnbiens s’adonne aux emballements de la ville d’Athéna… d’ailleurs présentée comme étant “le nouveau Berlin”, Alexis Tsipras, illustre locataire de l’hybris comme de l’absurde, s’est envolé pour l’île de Lesbos, en visite officielle jeudi dernier 3 mai, le tout, après avoir dépêché sur Mytilène, capitale de l’île, plus de dix compagnies de CRS hellènes, l’escrocrise est ainsi un plat… qui mange décidément son chapeau.

Les habitants et les commerçants de l’île avaient aussitôt décrété Mytilène ville-morte, et en effet, pratiquement pas un seul commerce n’a ouvert ses portes pendant la visite du cynique Alexis. Des heurts ont même opposé forces de l’ordre et manifestants, ces derniers exprimant leurs désarroi devant la mutation forcée et violente que leur île connait, sous le double effet de l’austérité comme de celui des flux migratoires incontrôlés.

Cette… autre vie réelle grecque, indique alors que la Tsipoparade gouvernementale ne se déplace plus sans une protection policière importante par les temps qui courent décidément si vite. Et depuis les micros des radios, certains journalistes ont voulu rappeler que parmi les promesses électorales de l’imparable Alexis de 2014, y figurait également la suppression pure et simple des unités de CRS “pour n’agir qu’à travers le cadre d’une police de proximité”, histoires toujours simples, racontées à chaque fois avec force et conviction, aux peuples trompés, et pour tout dire ainsi mourants.

Mytilène, le 2 mai, Presse grecque
Mytilène ville morte, le 2 mai, Presse grecque
Mytilène, le 2 mai, Presse grecque

Ainsi, à travers une émission touchante sur le Deuxième Programme de la radio publique grecque ERT, dimanche 6 mai, dont l’invité fut le spécialiste du chant Rebétiko et plus amplement de la musique populaire grecque, Panagiótis Kounádis, il a été rappelé que “finalement certains peuples et cultures peuvent parfois disparaitre complètement… du fardeau de ce monde, suite notamment à une attaque généralisée, une guerre alors totale, dont une guerre totale culturelle”.

Le journaliste, un peu gêné, il a aussitôt compris ce que Panagiótis Kounádis voulait alors exprimer, le peuple grec pourrait ainsi ne pas faire exception à cette règle, d’ailleurs, “dans un monde où les mots concurrence et profit ont depuis longtemps remplacé les termes bonté et paix, dans un monde enfin, où seulement six bandes de salopards alors gouvernent au destin des mortels, d’où la généralisation des ‘gouvernants’ marionnettes et de surcroît incultes, contrairement par exemple au temps des dirigeants comme Charles de Gaulle, lequel au moins comprenait le monde, ainsi que ses interlocuteurs”, (Panagiótis Kounádis, le 6 mai, ERT).

Je me souviens, au sujet de mon ami Panagiótis Kounádis, j’écrivais au lointain Printemps 2014: “On commence alors à voir si possible plus loin que notre nez en crise. Mercredi soir, c’est dans une salle de la mairie d’Athènes qu’à l’initiative de Panagiótis Kounádis (musicologue) et de Fondas Ládis (écrivain et poète), que le nouveau SFEM (Association des amis de la musique grecque), reprend enfin le chemin du légendaire SFEM des années 1960, de Míkis Theodorakis, de Mános Hadjidákis et des autres.”

Visiteurs. Cap Sounion, mai 2018
Visiteurs et animal adespote. Athènes, mai 2018
Travailleurs et travailleuses du 1er mai. Athènes, 2018

En 2018, Panagiótis Kounádis rappelle déjà avec nostalgie que les grands noms de la musique grecque ont été essentiellement ceux du premier SFEM, espoirs d’alors que la dictature des Colonels a alors brisés net. “Le régime des Colonels a surtout occasionné des dégâts culturels énormes, finalement plus que politiques dans un sens. Toute l’énormité de la chanson de mauvais goût et de piètre existence actuelle nous parvient alors de cette période. Ce fut la fin de la musique populaire de qualité et en même temps massivement adoptée par les Grecs.”

“Ce n’est plus le cas, c’est la sous-culture, celle que les médias vont sans cesse promouvoir que les Grecs suivent et chantent sans cesse. Pourtant, tout n’est pas perdu. De nombreux jeunes suivent avec sérieux et conviction le cursus que nos lycées musicaux leur proposent encore. Dans la mesure où ils ne sont pas écrasés par les petits boulots payés 20€ par jour, ils peuvent, et ils sauront encore sauvegarder notre culture du chant populaire, sinon…”

Le chant populaire, c’est aussi ces petits orchestres, un bouzouki, une guitare et deux voix qui se reproduisent sur les terrasses des tavernes, et ce n’est pas tout à fait qu’un phénomène touristique. Le gagne-pain a conduit de bien nombreux musiciens à se reproduire dans les bistrots à défaut d’autres possibilités, à part cela… “Athènes, c’est le nouveau Berlin”, pauvres villes !

Musique populaire et taverne. Athènes, mai 2018
Athènes… nouveau Berlin
Animal adespote. Athènes, mai 2018

Dieu merci, la musique populaire est encore vivante, et les pluies des dernières heures ont causé des dégâts à Athènes et en Thessalie. Après-tout, les Grecs ne sont plus de la dernière pluie paraît-il. Les Chinois non plus, et c’est peut-être pour cette raison que le bien officiel “Bureau d’information pour les ressortissants Chinois”, vient d’ouvrir ses portes récemment au centre-ville.

Incroyable poids, paraît-il de ce monde. Sous l’Acropole très exactement, qui en a vu bien d’autres… poids bien entendu, nos touristes et les badauds, Chinois compris, s’attardent un bref moment devant cet homme incarnant étant donné les circonstances de son gagne-pain, l’entière symbolique du fardeau de la Terre qui est surtout le nôtre. Un peu plus loin, dans un quartier périphérique, certains Grecs accrochent sur un mur d’un trottoir étroit sacs et chaussures destinés à être aussitôt récupérés par les encore plus pauvres. Ailleurs, les francophones du… Temple de l’hybris, iront prétendre qu’un certain avenir… alors brûlant leur appartient, poids du monde !

Bureau d’information pour ressortissants Chinois. Athènes, mai 2018
Sac… offert. Athènes, mai 2018
Sac… offert. Athènes, mai 2018
Avenir… brûlant. Athènes, mai 2018

Pluies passagères au beau pays des plages et des ruines de toute sorte. D’après une récente étude du de l’universitaire Sávvas Robolis, avec l’introduction des réductions à venir pour 2019-2020 concernant les retraites que SYRIZA a signé entre 2015 et 2016, la pension mensuelle moyenne, qui est actuellement à 722€, tombera à 480€, et si en plus l’abaissement du seuil d’imposition mesure également adoptée, est alors appliquée en 2020, la pension nette moyenne, celle des retraités en Grèce sera de 450 euros.

C’est dans cet esprit, que le professeur Robolis estime qu’il sera alors très difficile de survivre pour cette catégorie de la population, surtout gardant à l’esprit que, selon les données officielles, déjà 48% de la population grecque, soit 5,1 millions de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire, 382 euros par mois. Et sur ce 48%, il y a 1,5 million de personnes qui vivent dans une extrême pauvreté, soit moins de 182 euros par mois, Sávvas Robolis, mars 2018.

L’horizon depuis les plages pour les uns, nos cormorans, nos animaux adespotes qui nous observent derrière nos fils de fer barbelés et autres clôtures civilisationnelles, le poids du monde en réalité pour tous et surtout pour la majorité écrasante et écrasée.

Nos animaux adespotes. Athènes, mai 2018
Nos oiseaux marins. Attique, mai 2018
Nos plages. Attique, mai 2018

Les manifestants de ce 1er mai plus dispersés que jamais sont rentrés chez eux, Entre-temps, l’homme… fardeau, tel Atlas le Titan condamné par Zeus à porter pour l’éternité la voûte céleste sur ses épaules a déserté aussi les lieux de l’Acropole, car la pluie est alors de retour à Athènes.

Un retour “bien bref comme d’habitude”, nous dit-on. Mois de mai !

Animaux adespotes. Athènes, mai 2018
* Photo de couverture: L’homme… fardeau. Athènes, mai 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

La mesure du déclin grec

La mesure du déclin grec par Costas Lapavitsas 

Les perspectives économiques de la Grèce sont devenues bien meilleures après dix années de pertes, a annoncé Wall Street dans un vaste article le 24 avril. Il y a, enfin, une attente de croissance pour le pays. C’est parce qu’une série d’hommes d’affaires grecs optimistes, jeunes et vieux, a dit au journal réputé que les choses évoluent et que les conditions s’améliorent.

Vous vous demandez, sont-ils en train de lire les articles eux-mêmes? Pourquoi y a-t-il un diagramme dans l’article qui dit exactement le contraire. Et c’est beaucoup plus précis que les impressions de certains entrepreneurs de leur lieu de travail.

Le graphique compare l’économie de la Thaïlande (en bleu), de l’Argentine (en jaune), des États-Unis (en gris) et de la Grèce (en rouge). Les quatre pays ont connu des crises historiques profondes: la Thaïlande après 1996, l’Argentine après 1998, les États-Unis après 1929 et la Grèce après 2007. Il semble que le cours de chaque pays après le début de la crise, et en particulier sa profondeur ( combien le PIB a diminué) et combien de temps il a gardé.

Que nous montre la comparaison historique?

La crise la plus profonde a été celle des États-Unis, la fameuse crise de l’entre-deux-guerres, lorsque le PIB américain a chuté de plus de 35%. Notez que la reprise a commencé après environ 36 mois lorsque les États-Unis ont abandonné la règle d’or et ont sous-estimé le dollar. Après six autres années, ils ont réussi à compenser les pertes.

La crise la plus superficielle de la Thaïlande à la fin des années 90 a été causée par le déficit du compte courant et la contraction des flux de capitaux qui ont dévalué la monnaie. La contraction a été d’environ 15%, la reprise a commencé après un an et demi, et dans trois ans et demi, le pays a reconstitué les pertes.

Le suivant était la crise argentine. Tu te souviens d’elle? Ce pays où les mémorandums des premières années de notre propre crise disaient qu’il était détruit parce qu’il avait fait cesser les paiements et laissé sa monnaie sous-estimée? Le pays dont l’exemple devrait être évité avec tous les sacrifices en appliquant fidèlement les mémorandums dans l’euro? Le rétrécissement était d’environ 28% à son pire point.

Mais attention un peu mieux. Au cours des 36 premiers mois depuis le déclenchement de la crise, la ligne jaune se rapproche constamment de moins 10%. Pendant ce temps, l’Argentine appliquait fidèlement le programme judicieux du FMI et son économie était en constante détérioration. À 36 mois, il a cessé de payer et dévalué la monnaie. La crise s’est intensifiée et a atteint son point le plus dur après environ un an. Mais alors il a commencé à se développer rapidement et dans les trois prochaines années, le pays avait couvert toutes les pertes. C’était la « destruction » de l’Argentine.

Grèce

Nous allons maintenant en Grèce, le pays qui a juré et mis en œuvre de façon discrète le programme des prêteurs et le FMI. Le pays où les possesseurs et les possesseurs n’ont pas trouvé le courage de faire une action indépendante.

Le rétrécissement était d’environ 28% et il a fallu plus de cinq ans pour y arriver, c’est-à-dire en 2013. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que les cinq prochaines années n’ont pas amorcé une reprise substantielle. L’économie grecque est caractérisée par une stagnation complète. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que la crise grecque est la pire de toutes.

Il est vrai que l’économie ne rétrécit plus et que certains secteurs, notamment ceux liés au tourisme et aux exportations, connaissent de meilleures conditions. Mais les impressions de certains entrepreneurs ont peu d’importance dans l’ensemble. La reprise de 2017 n’était que de 1,4% et est difficile à voir à l’œil nu.

Aucune donnée macroéconomique ne montre qu’il peut y avoir une accélération substantielle de la croissance à partir de maintenant, même si le gouvernement grec le dit. Ni l’investissement, ni la consommation, ni l’emploi, ni les exportations qui n’ont absolument aucune capacité à se développer massivement et à embrouiller l’ensemble de l’économie.

Le pays est dans un bourbier historique. Il ne pourra pas compenser la perte de PIB pour de nombreuses années à venir. C’est le véritable honneur d’accepter le programme des prêteurs et de rester à l’euro à tout prix.

C’est une catastrophe sociale car, bien sûr, les pertes de PIB se traduisent par une génération perdue de personnes et une désorganisation du tissu productif. C’est aussi une catastrophe nationale parce que la vraie force des pays repose sur leur force économique. Quiconque se demande comment le ratio PIB grec / turc a maintenant atteint 1 à 4,5, regardons le graphique.

Enfin, il s’agit de la banqueroute historique de l’élite grecque, une couche sociale lâche et exilée qui ne s’intéresse qu’à ses propres intérêts et n’a aucune vision pour le pays. Une couche qui a pris soin de transférer le coût de la crise au monde du travail et aux petites et moyennes strates. Dans cette élite correspond également le système politique grec complètement échoué.

Wally Strait Gernal a démontré par inadvertance l’ampleur du déclin historique qui menace notre pays.

Appauvris par les memoranda, les Grecs vont perdre tous leurs biens

Les emprunts non performants, la situation du parc immobilier en Grèce et les saisies des résidences principales

30 avril par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis CADTM 


Grèce : protestations citoyennes contre les enchères électriques de résidences principales. CC DenPlirono

 

L’étau se resserre sur les Grecs. Appauvris par les mesures d’austérité imposés par trois memoranda, ils doivent désormais se battre pour conserver leurs maisons, menacées par les emprunts hypothécaires non performants. Contractés avant la crise et les 25% de réduction du PIB, souvent dans des termes léonins, ces emprunts ne peuvent plus être honorés après des pertes d’emploi ou des baisses des revenus dépassant les 40%.

 

La situation du parc immobilier en Grèce

En Grèce, pendant de nombreuses décennies après la seconde guerre mondiale, l’achat d’un bien immobilier constituait pour la plupart des ménages la seule manière à long terme de faire des économies susceptibles d’échapper à l’inflation. La plus grande part de la richesse des Grecs a longtemps été placée dans l’immobilier et en particulier dans leur résidence principale, qui constituait traditionnellement un moyen d’assurer leurs vieux jours, en l’absence de prestations d’un État social inexistant même avant la crise. D’après différentes études, en 2002 le patrimoine des foyers grecs étaient constitués à 81,8% de biens immobiliers, à 17% de dépôts et seulement à 1,2% d’actions. Les Grecs sont propriétaires de leur habitation à 80,1%, le deuxième taux le plus élevé, après l’Espagne, de l’ancienne Union européenne des « 15 ». Dans les régions agricoles ce pourcentage atteint même les 97% contre 73,5% dans les zones urbaines [1].

Le recensement d’Elstat de 2011 [2] annonçait 6.4 millions de logements privés pour un total de 3.66 millions de foyers, et ainsi 2.5 millions de logements vacants. En comparaison, le recensement de 2001 faisait apparaître 5,4 millions d’habitations privées, dont 1,4 millions d’habitations vides [3].

Cette augmentation importante du parc des logements en 10 ans explique et reflète le boom des emprunts hypothécaires suite à l’annonce début 2005 par l’État grec que la TVA s’appliquerait à partir du 1er janvier 2006 sur tous les chantiers du bâtiment, jusque-là épargnés. C’est le moment où de nombreux foyers ont contracté des emprunts immobiliers pour construire précipitamment, avant l’application de la TVA sur le bâtiment, jusque-là exempté [4]. Déjà l’entrée dans la zone euro avait entraîné une importante hausse du coût de la vie et de nombreuses familles recouraient aux emprunts à la consommation ou à des jongleries avec leurs cartes bancaires, multipliant les virements d’une carte à l’autre pour alimenter successivement plusieurs comptes bancaires. La plupart de ces dettes de cartes bancaires se sont transformées en nouveaux prêts de consommation à des taux de 6 à 8 %, après « arrangements » dans la période 2012-2014.

C’est aussi le moment où les grandes banques étrangères (avec en premier la Société Générale et la Deutsche Bank) ont déversé sur le marché bancaire grec leur surplus de liquidités, permettant aux banques grecques dont Eurobank de distribuer des emprunts hypothécaires et à la consommation, à un taux que les marchés français et allemand ne permettaient plus. Ceci sans aucune régulation par l’État grec. Les bases étaient jetées pour la crise qui s’en est suivie, qui est d’abord une crise de l’endettement privé, comme l’a bien montré la Commission pour la vérité sur la dette grecque [5].

Des recapitalisations importantes et une réorganisation du marché bancaire grec ont abouti à sa concentration au bénéfice de quatre banques principales, Alpha Bank, Ethniki (Banque Nationale de Grèce), Peiraios (Banque du Pirée) qui avait racheté en 2013 les trois banques chypriotes en faillite et la partie assainie de la Banque agricole Agrotiki, et détient donc les hypothèques des terrains agricoles, et Eurobank. Ces quatre banques ont par ailleurs développé des activités dans l’immobilier à travers des filiales spécialisées.

En 2010, à l’annonce du premier mémorandum, la Grèce entière avait regardé avec incrédulité Yiorgos Papandréou, alors premier ministre, expliquer devant les caméras que le gouvernement, après avoir appelé le FMI à la rescousse, s’efforcerait à ce que soit maintenu au moins un salaire ou un revenu dans chaque famille dans les difficiles années à venir. La Grèce venait de traverser une décennie glorieuse avec l’entrée dans l’euro et les jeux olympiques de 2004 ; cette « prédiction » sonnait particulièrement faux, et tout le monde s’était regardé en s’interrogeant sur la santé mentale ou du moins sur les motifs de l’étrange prédiction – inquiétante – du premier ministre de l’époque. Or les memoranda qui se sont succédés depuis 2010 ont provoqué des baisses de revenus ou même des pertes totales pour de nombreux foyers quand le chômage s’est installé – avec des pertes de revenus qui ont dépassé les 40%. Pour une famille moyenne, même si l’on garde un emploi, il fallait désormais revoir les dépenses mensuelles, et nombre de gens ont été obligés d’opérer un choix entre manger à leur faim, nourrir leurs enfants et rembourser leurs emprunts dont les taux étaient d’ailleurs relativement élevés : de 7 à 13%.

En outre, de nouveaux impôts ont été instaurés, comme l’impôt sur les constructions (ENFIA) ou les impôts de solidarité qui frappent aussi les retraités pauvres et les employés. Aussi au bout de sept années de crises et de memoranda, les familles ont eu de plus en plus de mal à rembourser leur emprunt, contracté avant les pertes.

Après des années de crise financière et de récession, les banques grecques sont lestées de 103 milliards d’euros de créances douteuses, soit environ 60% du produit intérieur brut du pays [6]. Dans la perspective des crash tests bancaires imposés par la BCE lors du premier trimestre 2018 et confrontées à des créances douteuses qui atteignait 46,7 % de leurs actifs [7] au troisième trimestre 2017, les banques grecques ont trouvé à s’en débarrasser coûte que coûte en les revendant à des fonds d’investissements financiers spécialisés.

Les fonds vautours s’emparent des prêts hypothécaires grecs non performants

Les quatre banques grecques ont négocié la vente à prix cassé de leurs créances douteuses ou crédits non performants (Non Performing Loans NPL) à des fonds d’investissement étrangers. Ces Non Performing Loans sont constitués principalement d’emprunts à la consommation, de cartes bancaires et de prêts à des petites ou très petites entreprises qui ne sont plus honorés par les débiteurs en cessation de paiement depuis plus de trois mois – pour la Grèce, souvent depuis plus longtemps.

– Eurobank a vendu en septembre 2017 ses créances toxiques d’une valeur de 1,5 milliards d’euros, à un fonds suédois spécialisé, Intrum Justitia AB (Intrum). Le prix de rachat (45 millions d’euros) a représenté environ 3% du capital dû à Eurobank.

– La Banque du Pirée va échanger contre 2 milliards des créances douteuses d’une valeur de 2,5 milliards d’euros. Plus précisément, elle va vendre des créances NPL d’une valeur de 2,3 milliards pour 400 millions d’euros, et recevoir 1,6 milliards pour 700 emprunts NPL contractés par 120 entreprises.

– La Banque Nationale Ethniki annonce par l’intermédiaire de Morgan Stanley qui la conseille qu’elle s’apprête à céder ses créances NPL, d’une valeur initiale de 2 milliards, atteignant 5,2 milliards avec les intérêts pour 1 milliard d’euros. Ces créances concernent 200 000 emprunteurs, pour des prêts à la consommation (1,1 milliard), des cartes de crédit (500 millions) et des prêts aux petites entreprises (environ 400 millions d’euros). À noter que dans le cas d’Ethniki, la majorité des cessations de paiement remontent à environ 7 ans pour des dettes d’un montant moyen estimé à 10 000 d’euros. La banque précise que la vente des créances douteuses a été précédée par une proposition de règlement faites aux clients dans le cadre du code de déontologie, généralement faites par téléphone, et ne concerne pas « ceux qui ont répondu aux offres d’arrangement ».

– À son tour, Alpha Bank a annoncé fin janvier 2018 la vente pour 1 milliard d’€ de ses prêts non performants NPL d’une valeur de 3,7 milliards (2 milliards plus les intérêts) [8].

Ces cessions risquent d’exclure définitivement tout espoir d’arrangement de leurs dettes hypothécaires pour les ménages en rupture de paiement, qui gardent jusqu’à fin 2018 le faible espoir d’un recours juridique offert par la loi Katseli-Stathakis.


Les enchères électroniques pour dettes, une exigence des créanciers

Les saisies par les banques sur les biens mobiliers et immobiliers des particuliers se sont concrétisées après l’organisation des enchères sur internet. La tenue des enchères avait été jusque-là empêchée par des protestations citoyennes, occupations d’Études notariales, etc., que le procédé des enchères en ligne est supposé contourner.

Pour se convaincre de l’« efficacité » de l’État grec, les créanciers demandent pas moins de 7000 enchères électroniques d’ici la fin août 2018, soit environ 1000 enchères par mois, à doubler pour les trois mois suivants pour atteindre un total requis de 13 000 adjudications à la fin de l’année [9].

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                                   protestation contre la mise aux enchères par l’administration
Un vaste mouvement de protestations citoyennes, qui s’étend sur toute la Grèce depuis plus d’un an, s’oppose physiquement à la tenue des enchères, en coopération avec la majorité des associations de notaires, concernés par les dégâts sociaux impliqués, qui ont contribué à bloquer les adjudications en refusant d’y procéder jusqu’à la fin de l’année 2017. En face, les banques et une minorité de notaires opportunistes pressés de procéder à des enchères s’alignent derrière le gouvernement, qui cède aux pressions des créanciers avec force propagande contre les opposants et en promouvant l’ouverture des enchères qui vont menacer les biens des couches les plus appauvries de la société grecque. Les luttes pour le logement en Grèce ont à peine commencé.


Les résidences principales tombent entre les griffes de l’Agence Autonome des Recettes Publiques

Pire, trois ans après l’élection de janvier 2015 qui a porté Tsipras et Syriza au pouvoir sur un programme de sortie de l’austérité et des memoranda, seule possibilité pour la Grèce de retrouver sa souveraineté, la loi mammouth votée début janvier 2018 prévoit la saisie et la mise aux enchères des biens privés envers l’administration pour dettes supérieures à 501 €. À noter que tant le FMI que le gouverneur de la BCE, Mario Draghi lui-même, font des saisies en ligne une condition sine qua non pour la 4e évaluation qui conditionne le 4e et dernier versement. La même loi prévoit que les protestations contre les mises aux enchères qui en ont empêché jusque-là la « bonne tenue » seront pénalisées par des peines d’emprisonnement ferme de 3 à 6 mois.

Si les résidences principales des gens les plus modestes étaient jusque-là protégées de l’appétit des banques par un arsenal législatif (loi Katseli revue, durcie mais étendue jusque fin 2018 par la loi Stathakis [10]), les nouvelles mises aux enchères prévues au bénéfice de l’Autorité Autonome des Ressources publiques, qui a remplacé le service des impôts et des douanes, ne sont soumises à aucune restriction. Ainsi dès février 2018, des résidences principales ont été mises aux enchères sur une plate-forme digitale, concernant indistinctement riches fraudeurs ou petits entrepreneurs ruinés qui ne peuvent plus payer les cotisations, petits propriétaires retraités pauvres ou chômeurs qui ne peuvent plus faire face à leurs taxes.

En effet, le nombre des contribuables qui ne peuvent plus faire face à la pression fiscale augmente de manière proportionnelle à la progression du taux de pauvreté, résultant des réformes imposées par les créanciers depuis 2010.

Petit à petit, même le paiement de factures domestiques est devenu difficile. En effet la hausse des impôts et le démantèlement des services publics comme l’électricité, l’eau courante et le gaz, et la surtaxation cumulée (TVA sur la somme finale qui contient déjà 15% de taxe…) ont abouti à des hausses exponentielles des factures. Résultat, il n’est pas rare que des factures d’électricité ou d’eau s’élève à 700 ou 1000 euros, causant un déséquilibre durable sur un budget familial serré. 30% des clients de DEI [11] l’entreprise encore publique d’électricité sont en rupture de paiement et les coupures d’accès à l’électricité se multiplient.


Les Grecs, otages fiscaux des créanciers et du gouvernement

En un mois entre septembre et octobre 2017, les contribuables débiteurs d’une échéance non honorée auprès de l’administration des impôts grecs avaient augmenté de 9,6%, ce qui démontre l’épuisement du système fiscal grec.

En octobre 2017 plus de deux tiers de l’ensemble des 6.100.000 contribuables ayant déposé une déclaration d’impôts avaient des dettes envers les impôts. En effet, les impôts non payés s’élèvent à 10,87 milliards d’euros pour la seule année 2017, avec une nouvelle ardoise de 1,27 milliard d’euros pour le mois de décembre [12]. Au total, près d’un million de cas de saisies sur les dépôts bancaires et sur les propriétés immobilières ont touché les contribuables grecs en 2017. D’après les éléments donnés par l’Agence des Recettes, l’ensemble des saisies a atteint 991.392 fin octobre 2017 contre 971.508 en septembre de la même année. Cette augmentation de 19.884 saisies en un mois signifie que l’Agence des Recettes a fait plus de 500 nouvelles saisies par jour [13].

Le gouvernement prétend que seuls les « mauvais payeurs » seront concernés par ces mises aux enchères, mais fin 2017, Euclide Tsakalotos, le ministre des finances et principal négociateur avec les créanciers, expliquait que « nombre de ménages s’ils ont vu leurs revenus baisser, en conservent un néanmoins mais choisissent de ne pas donner la priorité au remboursement de leur prêts bancaires ou au paiement de leurs impôts ». Ce discours justifie les mesures dictées par les créanciers au nom de « la lutte contre la culture du non-paiement », censée caractériser particulièrement les Grecs [14]. Or les créances douteuses n’étaient que de 5,5% du total des créances privées en 2008, passant à 7% en 2009 pour exploser à partir des memoranda à 45,9% de l’ensemble des créances en 2016, neuf fois plus que la moyenne de l’UE (5,1%). [15]

Tout l’esprit des memoranda tient en ces mots : pour justifier les mises aux enchères des habitations principales par l’État grec, il suffisait d’élargir la notion de mauvais payeur systématique à de plus larges couches de la population, de même que la baisse du seuil de pauvreté, indexé sur le salaire minimum réduit de 751 € en 2009 à 586 € en 2011, a rendu un peu moins dramatiques les statistiques sur la néo-pauvreté des Grecs. Et de même que la dette publique a justifié la mise à l’encan des biens et services publics grecs, les dettes privées justifient désormais les saisies des biens privés.
Ainsi 2,3 millions de contribuables (sur un total de 11 millions d’habitants en Grèce) avec des dettes s’élevant jusqu’à 2000 euros risquent de perdre leur bien immobilier parce que la chute de leur niveau de vie les précipite dans l’incapacité de payer.

Pour les mois de janvier et février 2018, l’Agence Autonome des Recettes du Public a enregistré un nouveau record d’impôts non payés de 2,6 milliards supplémentaires pour ces seuls deux mois, faisant explosant la dette totale des contribuables à 101,6 milliards d’€, dont 87,6 milliards possiblement recouvrables (c’est-à-dire correspondant à un endettement depuis moins de dix ans).

Les vrais mauvais payeurs et champions de l’évasion fiscale révélés par la liste Falciani (dite « Lagarde ») continuent, eux, à dormir d’un sommeil que rien ne vient troubler. Dans les commentaires de Poul Thomsen, responsable du secteur Europe pour le FMI lors de sa session de printemps en avril 2018, on voit se profiler au nom d’une « meilleure répartition fiscale au bénéfice des investissements », une nouvelle baisse du seuil de non-imposition, qui va soumettre de nouvelles tranches des classes moyenne et populaire [16] à la toute-puissance de l’Agence Autonome des Recettes du Public, transformée en shérif des créanciers.

Merci à Anouk Renaud et Éric Toussaint pour leur relecture attentive.

Notes

[4Cette loi N.3427/2005 a été signée par les ministres Alogoskoufis (Économie et Finances), Sioufas (Développement), Voulgarakis (Intérieur), Panayiotopoulos (Travail et Solidarité Sociale) et Papaligouras (Justice)[[https://www.taxheaven.gr/laws/law/index/law/11

[10La loi Katseli de 2010 prévoyait une protection des résidences principales face aux requêtes de saisie des banques pour impayés, en accordant un recours judiciaire pouvant aboutir à une tonte de la dette et à un règlement pour le remboursement du reste dû. La loi Stathakis de 2015 a confirmé cette loi en en raccourcissant le délai d’examen en justice et en étendant sa protection aux dettes envers les impôts, les caisses d’assurance, les collectivités locales et les organismes privés (banques). Elle établit aussi un seuil bancaire en dessous duquel il n’est pas possible de saisir un compte particulier et un « seuil minimum de survie » (entre 537 et 682 € pour un adulte célibataire, entre 1347 et 1720 € pour un couple avec deux enfants, etc). http://www.daneioliptes.com/web/10-αλλαγες-στο-νομο-κατσελη/

[12Ergasianet Φορο-εξάντληση : Στα 10,87 δισ. ευρώ οι απλήρωτοι φόροι το 2017 25-01-2018

[14Les Grecs dont une expression favorite est : « Je ne veux rien lui devoir » – qui explique aussi la générosité ostensible de l’hospitalité grecque.

Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

Documentariste, essayiste et traductrice du grec moderne, permanente au CADTM.

Source http://www.cadtm.org/Appauvris-par-les-memoranda-les

Patrie flottante La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Patrie flottante

Journées ensoleillées, estivales. Premières baignades de la saison. Décidément, le bonheur ultime aura la mort dure en ce pays. Les touristes, venus disons pour l’Acropole et le soleil, rencontrent parfois ces Grecs qui leur expliquent comment et combien il est urgent que… Jésus de Nazareth puisse alors sauver leur patrie. Qu’en est-il finalement entre le pays visitable et le pays réel ? Symboles déjà du Sud, “là où les doigts de l’homme avec cette maladresse qui ne mentent jamais, osèrent jadis modeler la matière”, comme l’écrivait, mais il y a déjà un moment le poète Odysséas Elytis.

Symboles… du Sud. Athènes, avril 2018

Certains medias rappellent alors en cette journée, le 27 avril 1941, moment précis où l’armée allemande était entrée dans Athènes. “Ce dimanche matin du 27 avril 1941, Athènes s’est réveillé brusquement. Toute la nuit, la ville a été secouée par des explosions de nombreux dépôts de munitions, ils ne devraient pas tomber entre les mains des Allemands. Enfermés chez eux, les Athéniens attendaient avec angoisse et anxiété l’arrivée des envahisseurs. Entre mauvais pressentiment et grande émotion, les fenêtres fermées, les athéniens suivaient la situation en écoutant leur radio encore libre.”

“Dans sa tentative à donner du courage aux Athéniens endeuillées, le speakeur de la station radio avec sa voix nasale bien distinctive, Konstantinos Stavrópoulos, diffusait alors les dernières phrases libres encore perçues depuis son poste: Ici Athènes et sa radio encore libre, pas pour bien longtemps… Grecs ! Les envahisseurs Allemands sont aux extrémités d’Athènes. Frères ! Gardez bien l’esprit du front au plus profond de votre âme. L’envahisseur pénètre dans notre ville désertée, aux fenêtres fermées avec toutes les précautions. Grecs ! Haut les cœurs !”

Pays paisible, adespote du “Parlement”. Athènes, avril 2018

Pays paisible. Devant sa vitrine. Athènes, avril 2018

Mémoire et alors symboles du Sud, lesquels… parfois nous surveillent il faut dire bien d’en haut ou de loin. Du pays paisible au pays pesant il n’y aurait visiblement qu’un bien maigre pas. “La capitale grecque mérite mieux qu’un quart d’heure sur l’Acropole et quelques clichés sur ses embouteillages. Pour qui sait flâner, elle cache des recoins insoupçonnés. Cité rebelle, branchée, balnéaire, nous sommes partis (re)découvrir Athènes…”, écrit le quotidien “Libération” dans un beau texte touristique, et cependant de semi-propagande.

Athènes, la supposée belle du jour, dissimule pourtant mal sa dystopie ambiante façon entre-deux-guerres. D’ailleurs, sans trop deviner de ce que ces nouvelles guerres en cours sont-elles ou seront-elles faites concrètement. En attendant, c’est parfois une certaine mémoire historique qui nous est rappelée, comme par exemple ces derniers jours en plein centre-ville, le génocide du peuple Arménien, perpétué par la Turquie entre 1915 et 1916, ayant débuté très précisément le 24 avril 1915.

Dystopie ambiante. Athènes, avril 2018

Arméniens et mémoire du génocide. Athènes, avril 2018

Arméniens et mémoire du génocide. Athènes, avril 2018

Boycott des produits turcs. Athènes, avril 2018

Les Arméniens de Grèce rappellent alors que ce génocide a fait près 1,5 million de victimes dans la population arménienne de l’empire turc, ainsi que plus de 250 000 dans la minorité assyro-chaldéenne des provinces orientales et 350 000 chez les Pontiques, orthodoxes hellénophones de la province du Pont. Ce n’est pas… rien. Ainsi, la piètre géopolitique actuelle des réelles ou supposées grandes Puissances dans cette même région du monde un siècle après, n’aura presque plus à rougir, comparée aux tristes faits et gestes du passé d’il y a un siècle.

La Turquie d’Erdogan multiplie actes de guerre et provocations envers les peuples et les pays voisins, et depuis Athènes… on baigne très exactement dans cette géopolitique alors… de proximité. Non loin de la place de la Constitution où les comités des Arméniens ont installé leurs stands, c’est sur la place de l’Académie toute proche, que les comités des Kurdes ont installé les leurs, histoire de rappeler toute la gravité de l’invasion de la l’Armée turque à Afrin. Dans Athènes depuis peu, on y découvre également ces autocollants, incitant les Grecs comme les touristes à boycotter les produits turcs. Culture… de guerre ? Sauf que dans la vraie vie, les humains aspirent parfois, et fort heureusement, à la paix… comme autant à leur bout de soleil. Ainsi, les beaux quartiers de la Riviera d’Athènes sont depuis 2016 la destination de choix pour de très nombreux citoyens turcs, modernes, aisés et souvent Stambouliotes. Ils s’y installent avec leurs familles pour être visiblement plus que bien accueillis par les Grecs. La piètre géopolitique n’est sans doute pas la seule issue pour ce monde… de la proximité humaine. Espérons-le en tout cas.

Touriste à Athènes. Avril 2018

Touristes sur l’Acropole. Athènes, avril 2018

Touristes à Athènes. Avril 2018

Sauf que la proximité, voire la promiscuité, n’est pas forcément ni toujours bon signe… Sous la pression de la récente nouvelle augmentation des flux migratoires depuis la Turquie, la situation devient alors insupportable et cela pour tous. Mytilène, capitale de l’île de Lesbos de 27.000 habitants, explose actuellement sous la pression d’une population d’ailleurs autant asphyxiée de 10.000 migrants.

Durant près de cinq jours, certains migrants, Afghans pour l’essentiel, avaient occupé la place centrale sur le port de Mytilène revendiquant entre autres le droit d’asile, tout comme la possibilité de pouvoir circuler librement à travers le pays.

Rajoutant au chaos ambiant, la police, c’est à dire le gouvernement et ses ordres, n’a pas voulu faire évacuer la place et la situation s’est envenimée dans la nuit de dimanche à lundi derniers, lorsque des habitants excédés, et aussi des Aubedoriens, ont littéralement attaqué les occupants de la place. La police alors s’est interposée entre les deux… réalités bien âpres, une police il faut dire plutôt bienveillante vis-à-vis des assaillants.

Nuit du 23 avril à Mytilène (presse grecque)

“C’est une nuit que nous ne devons plus revivre”, rapporte en effet la presse locale, quotidien “Embrós” de Lesbos, le 24 avril 2018. Finalement, les migrants ont été évacués et même interpellés par les forces de l’ordre, et le calme est revenu après pratiquement toute une nuit chaotique, où, ce n’est que par chance que nous n’avons eu à déplorer aucune victime.

La presse autorisée, s’est souvent contentée de rapporter les faits sous le seul angle d’une action initiée par de groupes fascisants, certes provocante et dangereuse. L’épineuse vérité cultivée depuis le terrain grec, c’est que la population grecque ne peut plus supporter la présence accrue et incontrôlée de tant de migrants, livrés il faut dire en partie à eux mêmes avec tout ce qu’une telle évidence peut signifier. C’est alors ainsi que les Aubedoriens peuvent et pourront encore… agir, même si dans leur immense majorité les Grecs ne se sentent pas proches des idées prônées par l’ancien groupuscule mué en parti politiqué parlementaire depuis seulement le moment troïkan de la Grèce.

Cela étant dit, le repli identitaire grec est plus qu’évident, pour la plus grande majorité des Grecs, le sentiment patriotique défensif domine désormais les mentalités, et c’est justifié. Leur pays concret et leur existence se perdent ainsi d’en haut comme d’en bas, leur avis n’est jamais sollicité, les dites réformes, l’austérité, la Troïka initiatrice des lois, le référendum bafoué, la surimposition, la destruction des lois sociales existantes, puis en même temps les flux migratoires incontrôlés, et les biens publics bradés… entre autres, c’est sans doute trop.

Manifestants, Athènes, semaine du 22 avril (presse grecque)

Affiche, Marxisme et 50 ans depuis mai ’68. Athènes, avril 2018

Affiche de gauche. Athènes, avril 2018

Accessoirement, et en dépit des affiches parfois heureuses du centre-ville, la gauche grecque et d’ailleurs sous toutes ses formes, elle est bien morte, ceci bien exactement depuis l’avènement de la “gouvernance” SYRIZA. “Le système est pourri, sauf que nous, nous le sommes bien davantage”, peut-on ainsi lire sur un mur d’Athènes en ce moment.

Dernier acte en date, le démantèlement et la mise en vente de la Compagnie Publique d’Électricité (DEI), déjà certaines unités de production de lignite au nord du pays, les mieux rentables seront prochainement vendues d’après la dernière loi que ceux de SYRIZA/ANEL ont fait adopté cette semaine au sein du “Parlement”.

Les électriciens, tout comme les retraités et ceux du personnel hospitalier ont certes manifesté place de la Constitution le même jour cette semaine, mouvements cependant et alors grèves ne sauvant même plus l’honneur à vrai dire. L’avis très actuel du journaliste et dessinateur de presse Státhis Stavrópoulos (issu d’ailleurs des rangs de la gauche) est sans appel:

“Tsipras n’a pas laissé un seul crime que ses prédécesseurs avaient pu commettre, sans le poursuivre, et même le parfaire. Continuateur dans cette même voie, il massacre les retraites, il disloque le travail, il brade la Grèce, il en rajoute dans la vassalisation du pays, il crucifie la Constitution, il pousse la jeunesse à quitter le pays pour l’étranger.”

“Le système est pourri…” Athènes, avril 2018

Illusions. Athènes, avril 2018

Réalités. “J’achète immobilier cash”. Athènes, avril 2018

“Et nul besoin que d’être fou pour ainsi nous rendre tous malades. Il suffit comme pour Tsipras, que d’être dévergondé, amoraliste, cynique et menteur. Et comme en plus il incarne cette parfaite marionnette des Puissants, la mayonnaise alors elle prend bien, et aujourd’hui il nous dira alors qu’il s’agit du Socialisme plus l’électricité d’où la vente de DEI”.

“Tsipras a ainsi offert aux Puissants, Grecs comme Occidentaux, le meurtre de la Gauche. Même dans leurs rêves les Puissants, ici comme en Occident, ils n’auraient imaginé qu’un simple valet nommé Tsipras leur aurait offert la tête coupée du pays sur un plateau, telle Salomé réclamant la tête de Jean-Baptiste. Le tout, contre des miettes pour le peuple grec et autant, contre trente pièces d’argent pour cette clique qui se prétend alors de gauche.”

“Je ne sais plus quel cerveau doit avoir un type comme Tsipras, lorsqu’il croit qu’il est possible de laver le mensonge par le sang. Et même ceux qui quittent en ce moment le navire Tsipras ne sont guère meilleurs que lui, ils sont même pires. Sans Tsipras, ils seront jetés dans le ravin, mais c’est autant dans ce même ravin qu’ils vont être jetés en restant à ses côtés” Státhis Stavrópoulos, le 26/04/2018. Très beau pays à ses inimitables… animaux adespotes. Nos nombreux touristes, parfois en airbnbistes convaincus ne liront certainement pas Státhis, comme ils ne remarqueront que rarement, cette expression du malheur bien profond qui se lit pourtant sur les visages des travailleurs du pays, vieux d’ailleurs, comme autant chez les plus jeunes. D’après Eurostat de cette semaine, 21% de la population en Grèce n’arrive pas à faire face aux besoins essentiels, et de toute l’Union Européenne, c’est seulement la Bulgarie et son peuple qui sont encore plus paupérisés que les Grecs, presse grecque de la semaine du 22 avril 2018.

Petit et vieux commerçant. Athènes, avril 2018

Travailleurs. Athènes, avril 2018

Touristes. En Attique, avril 2018

Animal adespote. Athènes, avril 2018

C’est déjà le prélude de l’été et ainsi celui des premières baignades. Dans les parcs ceux qui aiment s’occupent des animaux adespotes, non loin de certaines églises où les cultes et les usages anciens ont été récupérés pour les besoins de la seule modernisation chrétienne d’il y a près de mille ans. Coquilles culturelles ainsi vidées en leur temps, autant que de nombreuses idéologies et même théologies héritées des Lumières comme des deux siècles précédents et précurseurs en ce moment.

Plus terre-à-terre, les Grecs savent désormais que le temps des droites et des gauches ne sera plus, en tout cas plus comme avant, les sondages tournent alors à vide, même si le non-avenir par la dystopie promue comme… prometteuse passe et passera encore par le pseudo-système parlementaire. Celui en Grèce que les Syrizistes ont ainsi achevé, avec le dernier espoir via les urnes, referendum compris.

“Patrie flottante”, pays qui navigue, c’est aussi le titre du roman du journaliste Dimitris Papachrístos. Patrie alors flottante qui voyage avec le capitaine Barbagiannis Sitaras, originaire de l’ile de Chios. Un petit café au centre d’Athènes, juste en dessous du Parlement faisant office de passerelle pour son capitaine lequel voyage sans cesse les yeux fermés devant le spectacle du monde entier. Il a vécu la mort de son enfant aux États-Unis, et ensuite à Athènes, le suicide de sa femme. Pour le reste, il vit exclusivement à travers ses propres mots et il observe les faits autour de lui sous une allure bien interminable. Sans se laisser décevoir de tout ce qui arrive, tout comme de tout ce qui n’arrive alors pas.

C’est pour le roman la période de 2012, au moment où une partie de la ville avait été brûlée, alors manifestations, incendies, lacrymogènes, puis ce slogan tant braillé par la foule: “Que ce bordel de Parlement soit brûlé”. À partir de ce temps actuel, la patrie flottante navigue autant à travers l’histoire, ayant comme mât la mémoire, résistant aux vagues et au temps, et aussi devant toute forme de pouvoir. “Un roman qui défend la patrie, pour qu’elle ne s’enfonce pas dans ses propres eux usées, un texte qui défend alors l’homme, pour qu’il ne perde pas son identité en devenant simple numéro”, peut-on lire à travers les nombreuses présentations du livre sur Internet. Temps grecs très actuels.

“Patrie flottante”. Athènes, avril 2018

Prélude de l’été. En Attique, avril 2018

Usages anciens récupérés. Église byzantine à Athènes, avril 2018

Animaux adespotes nourris. Athènes, avril 2018

Journées ensoleillées, on dirait estivales. Premières baignades de la saison, les touristes venus disons pour l’Acropole et le soleil rencontrant parfois ces Grecs qui leur expliquent comment et combien il est urgent que… Jésus de Nazareth puisse peut-être sauver leur flottante patrie !

Les faits politiciens et même l’actualité étant du poison à mithridatiser jusqu’au plus profond de l’humanité restante en nous, nous sommes bien nombreux par exemple à ne plus vouloir accréditer la mascarade des élections futures et de toute sorte. Et il y a comme enfin de l’authentique sérieux, voire grave dans l’air du temps qui est le nôtre. Nos préoccupations s’élèvent ainsi parfois au-dessus de la mêlée, peut-être parce que la bassesse des supposés politiciens est sans précédant, dictature des Colonels comprise, si l’on croit ce que les Grecs pensent de plus en plus haut et fort.

Il fallait en arriver bien là… où nous ne sommes plus, pour qu’enfin, une pièce de théâtre puisse être entièrement consacré à l’œuvre du philosophe Dimitris Liantinis, preuve s’il en fallait, d’une certaine mutation dans les mentalités. Notons que Dimitris Liantinis était ce philosophe grec né en 1942 et disparu volontairement en juin 1998 en se retirant dans une grotte où l’on a retrouvé son squelette en 2005.

L’Académie d’Athènes l’avait couronné pour son livre sur Dionýsios Solomos, le grand poète de l’hymne national grec. Liantinis donc, ce penseur ayant évoqué le rapport dialectique entre les Grecs et Thanatos, la mort, et qui avait également analysé le discours poétique de Georges Séféris, (Prix Nobel de Littérature en 1963).

L’œuvre de Dimitris Liantinis au théâtre. Athènes, avril 2018

Beau pays… flottant et navigable ! Attique, avril 2018

Beau pays… navigable, “là où les doigts de l’homme avec cette maladresse qui ne mentent jamais, osèrent jadis modeler la matière”.

Les touristes, venus disons pour l’Acropole et le soleil, rencontrent parfois ces animaux adespotes, typiquement grecs. Patrie flottante !

Animal adespote. Athènes, avril 2018

* Photo de couverture: Jésus de Nazareth… et la Grèce. Athènes, avril 20

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Le salut du peuple La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Le salut du peuple

Il était une fois, comme bien souvent dans les contes, un Docteur Folamour, sa suffisante doxa et deux autres dirigeants… suiveurs. À cette époque on ne pouvait trouver attitude plus bilieuse sur la terre. Les prétextes, les leurs, ils ont été trouvés, tordus, voire au besoin fabriqués. Leurs missiles, à défaut de véritable mission, ils ont été pour l’essentiel interceptés et détruits avant de toucher le sol. Pauvres gens, piètres dirigeants. Voilà en résumé la vision grecque (non officielle) des événements qui ont frappé la Syrie il y a quelques jours. Et Athènes… c’est en quelque sorte l’Orient !

“Le salut du peuple est la loi suprême”. Athènes, avril 2018

En cette époque où comme bien souvent dans les contes, les… têtes d’âne semblent encore ordonner, on peut lire sur certaines parures de la ville d’Athéna, cette vieille maxime latine “Salus populi suprema lex est(o)”, formule généralement attribuée à Cicéron, et qui peut être traduite par “Le salut du peuple est la loi suprême”, devise également de l’État du Missouri.

Dans les cafés bien grecs, on se moque ainsi largement et volontiers de l’intervention tripartite occidentale contre la Syrie, et même la presse mainstream, en rajoute. “Eh bien voilà; ce n’est pas sans importance que d’autres pays, dont essentiellement l’Italie et l’Allemagne n’ont pas souhaité suivre… l’oncle d’Amérique, à l’exception normale de la Grande Bretagne… et cependant, à l’exception paradoxale de la France. C’est triste…”, fait remarquer Th., mon ami journaliste.

Dans nos chapelles et dans nos églises on célèbre toujours la Résurrection un peu fanée il faut admettre plus d’une semaine après Pâques, façon de parler comme manière de croire si possible, à l’hyperbole bien de notre temps, comme à celle de toujours. Hyperbole en grec, c’est cette une figure de style et autant manière de dire, consistant à exagérer l’expression d’une idée ou d’une réalité. Et pourtant l’espoir y réside toujours on dirait.

On célèbre la Résurrection. Athènes, avril 2018
La… Résurrection. Athènes, avril 2018
L’intervention contre la Syrie. “Quotidien des Rédacteurs”, avril 2018

Il fait beau et chaud en ce moment, et la Grèce est largement couverte de cette fine poussière d’Afrique, c’est aussi de saison. Sous ce soleil maladif, nos habituels badauds scrutent ainsi parfois les journaux, rien que par lassitude, la presse de la semaine a également et largement évoqué la disparition de Yórgos Baltadoros, enfant de la Thessalie montagneuse. Il était le pilote du Mirage 2000-5 de chasse grec qui s’est abîmé en mer Égée près de l’île de Skyros, après avoir participé à une opération d’interception de chasseurs turcs.

Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, le calendrier crisique grec s’enfonce de plus en plus dans sa géopolitique… finale. Telle avait été, il faut bien dire sa programmation dès le départ, sauf que durant les premières années de la crise, années en somme cruciales… et crucifiées par les charlatans de la Gauche SYRIZA, le peuple croyait que tout aurait pu se résumer en une affaire de luttes sociales. Plus maintenant.

Le pays (se) meurt ainsi dans la beauté, le chaos, la criminalité qui explose, autant qu’à travers cet ultime boom sélectif dans l’immobilier. Les étrangers d’abord, certains Grecs ensuite, ils investissent dans l’hôtellerie de luxe, ou sinon, dans la transformation des quatre murs athéniens… en Grande Muraille airbnb. Est-ce bien la mutation transitoire de la décennie ? Difficile à dire pour l’instant.

Et nos touristes défilent entre les ruines antiques et les ruinés contemporains… en comparant parfois les prix. Et rien que pour attirer l’œil, les images du passé, dont par exemple celles présentant la restauration traditionnelle rapide à la grecque dans toute sa splendeur, sont placées en avant-scène sur les façades des établissements.

On scrute les journaux. Athènes, avril 2018
La disparition de Yórgos Baltadoros. Presse grecque avril 2018
Image de jadis sur une façade. Athènes, avril 2018
Athènes et ses masques. Avril 2018

Le touriste, tout comme le Grec d’ailleurs, admirera ces faits authentiques de jadis, supposés alors générateurs de notre présent, belles images certes, mais seulement belles images. Car rien que les expressions des visages des travailleurs de cet autre temps sur ces posters grandeur nature, trahissent alors toute la distance qui nous sépare à jamais de cette période, lorsque même un certain Alexis Tsipras n’était pas encore né. Bella Grecia !

Il faut alors dire que dans la vrai vie, l’authentique d’aujourd’hui c’est plutôt ce 14% de la population grecque qui ne se soigne plus du tout, ce pourcentage dépasse alors 36%, lorsqu’il s’agit des classes les plus paupérisés (quotidien “Kathimeriní” du 16 avril 2018).

“Le prétendu accès au système de Santé, surtout pour ceux qui n’en bénéficient plus (30% de la population), reste lettre morte du fait de la non-gratuité d’un bon nombre d’actes ou thérapie, note le journal. Les Grecs n’ont pas les moyens, donc ils ne se soignent pas, et pour commencer, ils ne se rendent pas chez leur médecin.” Le salut du peuple… aurait pu être la loi suprême !

Dans le même ordre d’idées, les dépenses dans les supermarchés ne décollent vraiment pas, et seulement 3,8% des Grecs déclarent dépenser plus de 100€ à chaque fois qu’ils y font leurs courses, ils étaient pourtant plus de 6% à dépenser plus de 100€ il y a seulement une année (quotidien “Kathimeriní” du 16 avril 2018).

Le pays ne se relèvera pas que par son seul tourisme, dans les rues d’Athènes les sans-abri dorment dans les espaces verts, on y vend de plus en plus de leurs billets de loterie à la sortie du métro, tandis que les enseignes de type traiteur, inaugurent alors succursale après succursale. Splendides apparences, joyeux contrastes, où il y a certainement aussi… à manger et à boire.

Heureusement que nos animaux adespotes (sans maître), nous observent alors sans trop nous comprendre dans cet inique quotidien qui est le nôtre, cela, entre deux de leurs siestes si bien méritées.

Athènes, avril 2018
Nos animaux adespotes. Athènes, avril 2018
Un sans-abri. Athènes, avril 2018
Nouveaux traiteurs. Athènes, avril 2018
Billets de loterie. Athènes, avril 2018

Le peuple lui par contre, il ne dort pas. Il reste certes anesthésié par la para-normalité qui le gouverne, mais il ne dort pas. Mon ami Th., lequel vient de retrouver du travail dans un media inévitablement électronique pour 500€ par mois et pour un temps plus que plein, estime que par les temps qui courent, notre Occident n’a plus rien à générer de très constructif sur cette planète, ou sinon, que de la mise à mort et de la prédation.

“Notre époque se trouve plongée dans une étrange démence, et c’est cette même démence qui ordonne à la destruction de la Syrie et peut-être aussi, à la présumée préparation de la prochaine grande guerre contre la Russie, puissance il faut dire alors beaucoup plus logique, raisonnée et raisonnable que les méta-politiques qui gouvernent notre Occident en perte complet de sens”

Difficile d’en rajouter. Et à travers cette Grèce fort actuelle, cette perte de sens n’est pas sans rappeler d’autres moments dans l’histoire du pays: “Je suis revenu au centre d’Athènes à pied en compagnie de Theotokas. Nous évoquions en marchant la situation actuelle de la littérature et toutes nos conclusions elles ont été manifestement bien sombres. Tout reste suspendu au point mort, personne n’a la moindre idée de ce qui se passera alors demain. Theotokas, pourtant optimiste de tempérament, commence à douter de tout. J’évoque le problème qui se posera de manière implacable à tout un chacun parmi ceux qui écrivent, comment est-il alors possible que d’avancer au beau milieu de l’ouragan actuel. Il a rajouté: D’ici peu, nous nous demanderons si tout ce que nous avons pu écrire a encore un sens.”

Athènes, avril 2018
Athènes, avril 2018
L’hybris. Athènes, avril 2018

Le narrateur c’est le poète et diplomate Yórgos Séféris, Prix Nobel de littérature en 1963, Yorgos Theotokas, son ami, avait été un romancier issu du cadre du siècle précédant, et ce texte est un extrait du journal de Séféris, daté très exactement du 25 février 1940.

Ainsi, toujours à Athènes, le sacrifice du retraité pharmacien Dimitris Christoúlas lequel s’est suicidé en avril 2012 pour dénoncer le gouvernement Quisling d’alors (et finalement d’aujourd’hui), est toujours commémoré par les meilleurs des anonymes, pendant que dans les quartiers huppés de la Riviera d’Attique, les sans soucis se baigneront à souhait dans les eaux à 23 degrés du lac de Vouliagméni.

Mais tout n’est pas perdu. Fort heureusement, il nous est encore possible de voyager par exemple entre Paris, Constantinople et Bagdad… une promenade inévitablement musicale, voilà ce que l’homme sait encore faire en bien mieux que la guerre et la prédation.

Mémoire de Dimitris Christoúlas. Athènes, avril 2018
Lac de Vouliagméni. Athènes sud, avril 2018
Voyage musical. Athènes, avril 2018

Lors des tirs des missiles tirés contre la Syrie, Mimi et Hermès de Greek Crisis dormaient alors comme à leur habitude. Et quant à nous, ce n’est que par la suite des émissions inhabituellement matinales des radions que nous nous sommes réveillées en plein événementiel. Mais après-tout, les affaires des humains appartiennent définitivement à un certain au-delà, si l’on réfléchie bien.

Nos humains d’Athènes, le plus souvent jeunes aux vidages graves, certains d’être eux en tout cas, ils ont depuis manifesté cette semaine contre cette intervention en Syrie, laquelle espérons-le en tout cas ne préfigurera point le prochain “grand règlement”. Les manifestants, très déterminés il faut dire, ils ont même tenté à déboulonner la statue du Président Truman, sans succès ! Les forces de l’ordre (sous la “gouvernance” SYRIZA), ont aussitôt abordé nos jeunes manifestants issus des rangs du PC grec et de la gauche extrême avec toute la violence… nécessaire.

Mimi et Hermès de Greek Crisis. Athènes, avril 2018
Manifestants à Athènes. Avril 2018 (presse grecque)
Contre… la statue du Président Truman. Athènes, avril 2018 (presse grecque)

Le salut du peuple est la loi suprême, façon de parler ! Il était une fois, comme bien souvent dans les contes, un Docteur Folamour et toute sa funeste doxa, puis, deux autres dirigeants… suiveurs. Haute actualité.

Sinon, comme le remarquait notre poète Yórgos Séféris en son temps: “Toute la simplicité de la vie grecque: Deux rougets, des verdures bouillies, le tout servi sur une petite table entourée de chats”, (“Journal”, vendredi 9 août 1940). Bella Grecia !

Animal adespote. Athènes, avril 2018
* Photo de couverture: Vitrine. Athènes, avril 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

France : on privatise… même pas à la demande de la troïka

Privatisations: une rente perpétuelle et sans risque pour le privé

Par martine orange Médiapart

C’est un programme de privatisation calqué sur celui imposé par la Troïka à l’Europe du Sud que prépare l’exécutif. Aéroports régionaux, ports, barrages… les actifs stratégiques, les monopoles naturels, les biens communs sont appelés à être dilapidés. Sous couvert de modernité, le gouvernement rétablit la rente perpétuelle pour le privé..

Le gouvernement français n’a même pas besoin des équipes de la Troïka. Il a décidé de mener ses fameuses réformes structurelles, en suivant à la lettre le programme de privatisations imposé dans toute l’Europe du Sud au moment de la crise de l’euro. Il va beaucoup plus loin que la cession de participations dans des entreprises industrielles ou de service (Engie, France Télécom). Toutes les sociétés qui sont considérées dans le domaine régalien de l’État, toutes les infrastructures essentielles, constituant des monopoles naturels, sont désignées pour être vendues. Ce sont les actifs qui intéressent le plus le capital privé : ils forment des passages obligés et sont sans risque. En un mot, le gouvernement prépare le grand bradage du patrimoine national, en confiant tout ce qui peut constituer une rente au privé.

À aucun moment dans sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron n’avait soufflé mot d’un tel projet, pas plus qu’il n’avait évoqué la réforme de la SNCF ou la privatisation de la RATP. Pour justifier une telle dilapidation des biens nationaux, le gouvernement, comme à son habitude, avance la nécessité de changer, de bouger avec son temps. L’argent tiré de ces privatisations devant servir à alimenter un fonds d’investissement public pour aider les sociétés de la « start-up nation ». Mais derrière cet affichage high-tech, il s’agit bien d’un vrai programme d’austérité volontaire, d’un asséchement des recettes publiques, d’une privation d’actifs essentiels.

À chaque début de plan d’aide, les équipes de la Troïka n’ont pas manqué d’exiger la vente des loteries nationales. Pour ces tenants acharnés du néolibéralisme, l’État n’a pas à conserver des entreprises juteuses, qui disposent souvent d’un monopole sur les jeux et apportent des recettes aux finances publiques. En Espagne, comme en Grèce, ils ont donc recommandé de vendre au plus vite ces sociétés de jeux.

Le gouvernement de Zapatero a renoncé en 2011, au dernier moment, à privatiser sa loterie nationale, jugeant l’opération trop préjudiciable aux intérêts publics : elle l’aurait privé de recettes, mais aurait aussi accentué les risques de corruption et de blanchiment sur un secteur toujours à la merci des mafias. Le gouvernement de Rajoy n’est pas revenu sur cette décision. Le gouvernement grec, lui, a dû s’incliner. Dès 2013, il a bradé la société qui avait le monopole des jeux de hasard en Grèce pour la laisser aux mains d’un milliardaire.

Pour sa première grande privatisation, le gouvernement français a naturellement choisi la Française des jeux. Une idée qui tient à cœur à Emmanuel Macron qui, lorsqu’il était ministre de l’économie, militait pour sa privatisation rapide. Mais son projet s’était heurté au refus du ministre du budget, Christian Eckert. Celui-ci ne voyait aucun intérêt pour l’État à se priver de rentrées d’argent assurées, ainsi que d’un contrôle et d’une capacité d’intervention sur ce secteur très vulnérable.

 © ADP © ADP

Les grincheux étant partis, les bonnes idées peuvent être reprises. Il y a quinze jours, le ministre des finances, par l’entremise du JDD, a donc annoncé la privatisation à venir de la société qui a le monopole des jeux de loto en France. Principal actionnaire de la société de jeux, avec 72 % du capital (le reste appartient pour l’instant aux salariés et aux distributeurs de loterie), il se propose d’en vendre une grande partie, pour ne garder que 25 à 30 %, choisissant ainsi de se priver d’une bonne centaine de millions d’euros de dividendes par an. Il est prévu que les taxes perçues sur les jeux – trois milliards par an environ à ce jour – doivent compenser ce manque à gagner. Quant à la surveillance du secteur, la réglementation existante est censée suffire.

 

En prévision de cette opération, la présidente de la Française des jeux, l’ex-socialiste Stéphane Pallez, a publié ses derniers résultats, en se félicitant de leur progression: une progression du montant des mises de 17% en 3 ans, un résultat net de 181 millions d’euros, en hausse de 2,8 % sur un an. Dans son grand plan de «transformation et de croissance», la Française des jeux se donne pour objectif de conquérir un million de clients supplémentaires d’ici à 2020. Il paraît que l’Etat met tout en œuvre pour lutter contre  l’addiction aux jeux

La deuxième privatisation annoncée, celle d’Aéroports de Paris (ADP), n’est pas plus surprenante. Là aussi, le gouvernement français marche dans les pas de la Troïka. À chaque fois, celle-ci a exigé que les gouvernements de l’Europe du Sud en difficulté cèdent ces infrastructures essentielles.

En 2012, Vinci a ainsi obtenu la concession des dix aéroports portugais sur cinquante ans, pour un peu plus de 3 milliards d’euros. La Grèce s’est vu imposer à son tour la privatisation de ses quatorze aéroports régionaux. Après avoir tenté de résister, le gouvernement d’Alexis Tsipras a fini par s’incliner face aux injonctions de la Troïka. Un consortium allemand, emmené par le groupe Fraport, a obtenu la concession des quatorze aéroports sur quarante ans pour 1,2 milliard d’euros. Une partie de cette somme a été avancée par la Banque européenne d’investissement, le reste est financé à crédit. Et le groupement est exempté de toute taxe locale et foncière. Il lui a fallu aussi céder ses ports, désormais aux mains des Chinois, ses autoroutes, ses réseaux de transport d’énergie.L’Espagne, une fois de plus, fait un peu de résistance. Sous la pression des créanciers, le gouvernement de Zapatero avait envisagé de privatiser la société publique qui gère les 46 aéroports du pays, l’AENA. Mais il avait dû renoncer à ce projet face à l’hostilité de l’opinion publique. Fin 2017, le gouvernement de droite a repris le projet, mais en précisant qu’il ne s’agissait que d’une privatisation partielle. Il entend conserver 51 % du capital de la société qui doit être introduite en Bourse.

La France en est déjà à l’étape suivante. Transformée en société anonyme en 2005, ADP a été introduite en Bourse l’année suivante et l’État n’en détient déjà plus que 50,6 %. Contre quelque 8 milliards d’euros, le gouvernement est prêt à céder l’ensemble de sa participation dans le cadre d’une concession exorbitante de tout droit commun, allant de 70 à 90 ans !

Le cadeau ne s’arrête pas là. Contrairement à ce qui a été fait en Grande-Bretagne, où le régulateur avait imposé lors de la privatisation des aéroports londoniens une scission entre Heathrow et les deux autres aéroports de la capitale afin de maintenir une concurrence, l’heureux gagnant aura la main à la fois sur l’ensemble du troisième aéroport du monde, Roissy-Charles-de-Gaulle, et sur Orly.

De plus, le bénéficiaire va hériter d’un contrat de concession rédigé par l’administration du ministère des transports, bâti sur le même modèle que les concessions autoroutières : l’augmentation du trafic et des tarifs, les investissements à réaliser, l’évolution des effectifs, la rémunération annuelle du capital. Les mécanismes d’indexation sont conçus de telle sorte que les tarifs, comme l’a dénoncé à plusieurs reprises la Cour des comptes pour les autoroutes, ne peuvent jamais baisser. En dix ans, les tarifs de redevances de Roissy et d’Orly ont augmenté de 49,5 %, alors que l’inflation n’a progressé que de 13,9 % et que le trafic passager a augmenté de 29 %.

Pas besoin d’être grand devin pour comprendre quelle sera la pente suivie par les tarifs dans les années qui viennent. On reparlera alors des difficultés économiques d’Air France, premier client d’ADP, et des nécessaires plans de réduction d’emplois pour l’aider à faire face.

Tout est à vendre

En outre, ADP bénéficiera des redevances des activités commerciales liées aux aéroports (boutiques, centres commerciaux). Celles-ci représentent désormais 83 % de son résultat opérationnel courant, mais ne sont jamais prises en compte dans le calcul des charges d’exploitation et des péages demandés aux compagnies aériennes qui, contrairement aux autres aéroports dans le monde, ont aussi assumé les charges de sécurité. Pour faire bonne mesure, le gouvernement s’apprête également à rétrocéder une partie des immenses emprises foncières (des milliers d’hectares) acquises au fil des années, à la suite d’expropriations imposées par l’État au nom de l’intérêt général et qui sont désormais la propriété d’Aéroports de Paris.

Le nom de l’heureux gagnant est déjà sur toutes les lèvres. Sans surprise, Vinci, qui a engagé la même tactique de grignotage du capital qu’il avait adoptée en 2005 pour la privatisation de autoroutes du Sud – il détient déjà 8 % d’ADP – devrait l’emporter. Il faut bien savoir récompenser les soutiens des premières heures : Xavier Huillard, PDG de Vinci, était au premier rang lors de la réunion Confluences à Lyon, à l’automne 2016, quand Emmanuel Macron se préparait à lancer sa campagne. Il faut aussi dédommager l’aventure avortée de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Officiellement, l’État doit au moins 200 millions d’euros à Vinci pour la rupture de la concession, bien que le groupe n’ait rien perdu dans cette affaire. Car en même temps que la concession de NDDL, où il a engagé très peu de frais, il avait obtenu, justement pour faire face aux travaux du nouvel aéroport, la concession de l’aéroport de Nantes, qui lui rapporte plusieurs dizaines de millions d’euros par an.

Le port du Havre. © Dr Le port du Havre. © Dr

Mais la grande braderie ne va pas s’arrêter là. Interrogé dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur Alstom, Martin Vial, président de l’Agence des participations de l’État (APE), a indiqué qu’une grande révision du portefeuille des participations de l’État avait été menée et qu’à l’avenir l’État se devait d’être plus sélectif.

Dans cette grande révision, ce n’est pas seulement le groupe ADP qui doit être cédé, mais toutes les grandes infrastructures stratégiques de la France. Poursuivant dans la foulée de la privatisation des aéroports de Nice et Lyon, ainsi que de la désastreuse vente de l’aéroport de Toulouse menée par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, le gouvernement entend liquider les ports de Marseille, Fos, Le Havre, Dunkerque, Rouen, Saint-Nazaire et La Rochelle, comme les aéroports de Bordeaux, Mulhouse, Strasbourg et Montpellier.  La liste n’est pas exhaustive. Car tout est à vendre.

«L’Etat se prépare à vendre 25 des 81 participations qu’il détient», s’alarme le député LR Olivier Marleix, président de la commission d’enquête parlementaire sur Alstom, inquiet de ce désarmement économique en préparation.. Il faut aussi ajouter les barrages et sans doute, à terme, une partie du réseau ferroviaire pour les lignes destinées uniquement au fret, comme le gouvernement en caresse le projet.

Qu’est-ce qui peut justifier un tel bradage du patrimoine, des biens communs de la nation ? Cette politique ne peut qu’aboutir non seulement à assécher les finances publiques de toute rentrée financière supplémentaire en dehors de l’impôt, mais à priver l’État de tout levier de contrôle, de tout moyen sur des pans entiers du territoire, sur les actifs les plus économiquement indispensables, qui bénéficient d’un monopole naturel.

Dans ses explications devant les parlementaires, le directeur général de l’APE justifie l’évolution du portefeuille des actifs de l’État au nom des changements industriels, des ruptures technologiques, de la fameuse disruption provoquée par le numérique. Mais il existe des choses qui ne changent pas, justement dans ces périodes de bouleversement. Et ce sont justement les infrastructures jugées essentielles au nom de la sécurité de l’État et de la préservation du contrôle économique du territoire. Les États-Unis, censés être le modèle néolibéral par excellence, en sont si conscients qu’en 2007, le gouvernement américain a décidé d’élargir ses dispositifs de sécurité et de contrôle, qui lui donnent un droit de veto sur toutes les opérations, aux infrastructures jugées stratégiques ou d’importance vitale. D’ailleurs, les grands aéroports et les grands ports américains sont tous sous contrôle public.

Les notions mêmes d’actifs stratégiques et de souveraineté semblent être étrangères aux différents directeurs de l’APE, auditionnés par la commission d’enquête parlementaire (lire ici, ici ou ). La souveraineté ? Cela leur paraît un concept désuet, dans ces temps de mondialisation et de financiarisation. De toute façon, à les entendre, l’État a tous les « leviers en main » : il y a des régulateurs.

Compte tenu des expériences passées, il y a tout à craindre. L’exemple des autoroutes est là pour le rappeler. Contre l’avis des parlementaires qui souhaitaient la reprise en main étatique des autoroutes, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, a imposé au contraire leur prolongation en leur concoctant de tels contrats qu’il n’a jamais voulu les rendre publics malgré le jugement du tribunal administratif.

La politique du gouvernement, censée être éclairée et de bon sens, va même à l’encontre de ses références économiques, à commencer par leur maître à tous, Adam Smith. Dans La Richesse des nations, celui-ci préconisait que les routes et les canaux appartiennent à l’État car ces voies de transport, infrastructures indispensables, ne pouvaient pas être soumises à la concurrence. Depuis, des centaines de travaux d’économistes ont cherché à cerner ce qu’étaient des monopoles naturels, des infrastructures indispensables. Une écrasante majorité d’entre eux aboutit à la même conclusion : il ne peut y avoir de concurrence dans de telles situations. Laisser de tels actifs aux mains du privé revient à lui accorder une rente indue, qui appauvrit l’ensemble des agents économiques.

Or c’est précisément ce que projette le gouvernement. Il décide de mettre aux mains du privé des moyens essentiels au pays, à commencer par Aéroports de Paris, des monopoles naturels comme les ports. Et compte tenu des conditions de concession qu’il prévoit – 40, 50, 90 ans –, c’est une rente perpétuelle et sans risque, puisqu’elle n’est constituée que par des passages obligés, qui est offerte au capital privé. Le gouvernement prenant tous les risques, en décidant de soutenir des activités à risque, les « start-uppers ». Le monde à l’envers.

Sous couvert de modernité, la présidence d’Emmanuel Macron « s’inscrit dans un temps de restauration », relève l’économiste Jean-Michel Servet, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève. « En 1825 fut adoptée la loi dite du “milliard des émigrés”, une rente de 3 % payée par l’État, pour indemniser les émigrés “spoliés” par la confiscation et la vente de leurs biens fonciers trente ans plus tôt sous la Révolution », poursuit-il. Et c’est bien de cela qu’il s’agit derrière tous ces programmes de privatisation : indemniser le capital privé, qui s’estime « spolié » depuis des années des biens communs qui lui avaient échappé, et qui désormais réclame la reconstitution de sa rente.

Source https://www.mediapart.fr/journal/france/190418/privatisations-une-rente-perpetuelle-et-sans-risque-pour-le-prive

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