En octobre 2009, dans un contexte de crise économique mondiale, furent révélés des taux d’endettement et de déficit public de la Grèce bien plus élevés que ceux présentés officiellement jusqu’alors. Cette situation fut immédiatement suivie d’une réaction de méfiance de la part des marchés financiers qui fixèrent les taux d’intérêts vis-à-vis de la Grèce à un niveau extrêmement élevé, sous l’argument de l’insoutenabilité de ses finances publiques, et donc de son incapacité à rembourser ses emprunts. Par conséquent, le gouvernement grec fit appel à la Commission européenne et au FMI en vue de demander une aide financière. Ce fut le déclencheur, dès 2010, d’un important programme d’austérité (contenu dans les Memoranda of Understanding) élaboré par la Troïka et imposé à la Grèce comme condition à l’octroi de prêts. L’objectif officiel était de rendre l’état des finances de la Grèce conforme aux normes budgétaires de l’Europe en vue de garantir ses capacités à rembourser sa dette et de restaurer la « confiance des marchés » afin qu’ils permettent un retour à un taux d’intérêt « normal » pour la Grèce.
À ce sujet, il faut questionner la naissance, dans ce contexte, de la Troïka, alors que le Parlement européen, dans une résolution datant de 2014 [1], rapporte son inexistence juridique ainsi que celle de l’Eurogroupe (un groupe informel rassemblant les Ministres des finances de la zone euro). De fait, le Parlement rappelle l’importance du rôle qu’a joué l’Eurogroupe, malgré une absence de légitimité démocratique, dans les négociations et dans la prise de décisions finales relatives aux conditionnalités de l’assistance financière, adoptées sur la base des recommandations de la Troïka : selon le Parlement, ce groupe « assume donc la responsabilité politique des programmes ». D’ailleurs, la Commission n’a signé les Memoranda qu’au nom des Ministres des finances qui composent cet Eurogroupe. Le Parlement explique par ailleurs que la Troïka forme une entité « ad hoc » ne pouvant se fonder sur aucune base juridique européenne, ce qui le mène à déclarer que la responsabilité politique des activités de la Troïka revient in fine aux Ministres des finances de la zone euro, et donc à leurs gouvernements.
Une analyse lexicométrique des textes des trois Memoranda élaborés respectivement en 2010, 2012 et 2015, qui comportaient les conditions politiques, législatives, économiques, fiscales, budgétaires et sociales aux prêts financiers accordés à la Grèce, a donc été nécessaire aux fins de cette recherche. L’analyse lexicométrique est une analyse quantitative de textes, opérée grâce à un logiciel, qui permet d’étudier les spécificités et tendances lexicales et langagières d’un ou de plusieurs discours. Cette méthodologie a ainsi permis de répondre à la question suivante : comment expliquer le choix des réformes structurelles contenues dans les Memoranda au-delà de leur dimension purement économique ? La réponse était en effet à trouver dans le système idéologique néolibéral prédominant dans les institutions qui ont décidé des politiques à imposer à la Grèce. L’objectif était donc de déceler les rapports de pouvoir qui régissaient l’application de ces réformes en Grèce, et qui expliquent que les objectifs économiques portés par les Memoranda ne formaient pas l’objectif ultime mais constituaient plutôt des instruments permettant l’exportation du modèle socio-économique néolibéral au sein de la société grecque.
L’analyse qui suit a donc été basée sur une étude statistique des textes des trois Memoranda dans leur version anglaise et a permis d’en tirer des indices de la prédominance de la doctrine néolibérale dans les réformes qu’ils prônent.
La neutralisation de la puissance publique : un État grec sous programme
Discipliner et réduire l’incertitude des comportements de l’État grec en interférant dans ses choix
Alors que le mot will (en anglais) apparaît être la forme la plus fréquente au sein des trois textes (1371 apparitions), l’analyse de son environnement lexical immédiat, à savoir les mots qui le précèdent ou le suivent directement, montre qu’au niveau des mots qui le précèdent directement, le mot authorities y apparaît 124 fois, le mot government, 122 fois, et le mot Greece, 47 fois. Par ailleurs, les termes 2015, 2016, by, apply, continue ou encore program figurent parmi ceux qui apparaissent le plus fréquemment dans son réseau lexical, c’est-à-dire les mots qui apparaissent régulièrement dans son environnement lexical plus large, non-immédiat. Ces données laissent penser que l’État grec, détenteur de l’action publique, voit ses décisions politiques dictées à travers ce mot « will », dont l’analyse lexicale montre qu’il s’accompagne de verbes déterminant la direction à suivre ainsi que d’indicateurs temporels qui dictent les délais précis de l’application des mesures. Cette programmation élaborée au niveau européen permet de discipliner et de réduire l’incertitude des comportements de l’État grec en interférant dans ses choix tout en contrôlant ses ressources et leur utilisation (budget, fiscalité, dépenses, entreprises). En effet, l’adjectif public se retrouve en quatrième position d’apparition dans les textes (421 apparitions) : l’analyse de son réseau lexical démontre qu’il se rapporte particulièrement au secteur public, à l’administration publique, aux finances publiques, à l’emploi public, aux entreprises publiques. Les principaux noms communs et les verbes qui accompagnent le mot public démontrent les préférences de la Troïka à leur sujet : ils évoquent la modernisation, la réforme, l’investissement, le management, la réduction. L’objectif est de rétablir l’équilibre des finances publiques grâce à une réduction des dépenses qui sont considérées comme excessives (« overspending ») : cette réduction permet la dépossession de l’État social, c’est-à-dire de la prérogative publique qui vise à intervenir dans la société en vue de diminuer les inégalités. On retrouve ces tendances dans cet extrait :
- « Le gouvernement devra identifier toutes ces mesures d’ici juin 2012 et les adopter dans ses budgets de 2013 et de 2014 afin d’atteindre les objectifs. Etant donné que les possibilités de réduction horizontale des dépenses ou d’augmentation d’impôts sont épuisées (…), ces économies devront venir de réformes structurelles des dépenses. » (MoU2012)
On note que, paradoxalement, certaines mesures budgétaires précises élaborées par la Troïka et concrètement mises en œuvre par le gouvernement grec sont parfois qualifiées d’« automatiques », tout comme les objectifs qu’elles visent sont parfois évoqués comme s’ils étaient issus de mécanismes automatiques. Par exemple, dans l’accord de 2012 :
- « L’objectif du solde primaire pour 2012 était fixé à -1,0% du PIB. L’objectif était défini d’une façon qui nécessite un effort budgétaire similaire à celui d’avant, tout en laissant les stabilisateurs automatiques opérer. (…) Afin d’atteindre l’objectif budgétaire révisé pour 2012, le gouvernement s’est engagé à réduire les dépenses de 1,5% du PIB. (…) De plus, le gouvernement met en place un mécanisme de récupération automatique (à savoir une remise qui sera facturée aux entreprises pharmaceutiques sur une base trimestrielle) qui garantira que les dépenses pharmaceutiques ambulatoires pour 2012-2015 n’excéderont pas l’enveloppe budgétaire annuelle disponible. » (MoU2012)
Ce faisant, les décideurs laissent penser qu’ils fondent leurs choix sur des préceptes rationnels et naturels de l’économie réelle, incarnés dans l’idée de l’automaticité.
C’est sur la base de cette opposition entre l’arbitraire et l’objectivité que les Memoranda enjoignent également de réduire la main de l’État sur l’économie. Ils rejettent en théorie toute forme d’intervention étatique dans les domaines économique et social au profit de mécanismes de marché qui seraient neutres et rationnels ; pourtant, chacune des réformes composant ces accords ne peut être mise en œuvre que par la main du gouvernement.
L’adoption, la modification ou la suppression de lois ou de mesures législatives dans le système grec sont prépondérantes dans les conditionnalités
La nature des domaines dans lesquels est exigée une réduction de l’intervention publique appuie l’idée que, en réalité, l’opinion de la Troïka vis-à-vis du principe de l’intervention étatique dépend en fait de l’enjeu. S’il s’agit de redistribution des richesses et d’égalisation des conditions socio-économiques, l’action étatique est contrôlée, sous l’argument du nécessaire équilibre budgétaire et du caractère néfaste de politiques qui seraient « arbitraires ». S’il s’agit de mesures qui permettent d’instituer la norme de la concurrence entre les individus ou entre les pays, alors l’action gouvernementale est indispensable. C’est ce que la Troïka prône quand elle affirme ceci : « Nous examinerons en permanence les effets de ces mesures sur le marché du travail et sur les coûts unitaires du travail (…) afin d’assurer la flexibilité des salaires et l’augmentation de l’emploi. Si à la fin de l’année 2012, les effets sur le marché du travail restent difficiles à atteindre, nous envisagerons des interventions plus directes. » (MoU2012)
La Troïka interfère donc non seulement dans les politiques grecques en matière budgétaire, fiscale, économique et sociale mais également dans le système législatif et constitutionnel de la Grèce, afin d’y insérer des normes indispensables au système que l’on veut exporter dans la société grecque. Sur ce point, il apparaît que les mots law et legislation apparaissent en 14e et 29e position dans les textes. On observe également que la fréquence d’apparition du mot law au fil des textes augmente de manière constante dès la fin du Memorandum de 2010 jusqu’à la fin du Memorandum de 2015. La même tendance est à observer pour la famille de mots qui sont issus de la racine legislati-. On découvre ainsi que l’adoption, la modification ou la suppression de lois ou de mesures législatives dans le système grec sont prépondérantes dans les conditionnalités. En 2012, il est décidé ceci :
- « Nous sommes déterminés à contrôler plus étroitement toutes les dépenses de l’administration publique et à empêcher l’accumulation d’arriérés. Cela nécessitera d’améliorer chaque étape de notre processus de dépenses : procédures de budgétisation, contrôles des dépenses vis-à-vis des engagements, rapports financiers, surveillances budgétaires. Afin d’améliorer les budgétisations à moyen et court terme, nous (…) adopterons les lois et règlement d’ici octobre 2012 (…). À la fin du mois d’avril 2012, le gouvernement introduira dans la structure légale grecque une disposition garantissant la priorité accordée aux paiements du service de la dette. Cette disposition sera introduite dans la Constitution grecque dès que possible. » (MoU2012)
Ces observations témoignent d’une stratégie de contrôle politique bien précise : les futurs choix étatiques sont ainsi limités à long terme grâce à l’insertion, dans le droit national grec, de règles qui resteront a priori en vigueur après que les programmes de prêts auront pris fin. Ce processus de restriction politique est renforcé par des échéances (« à la fin du mois d’avril 2012 », « d’ici octobre 2012 »…) attachées à presque toutes les réformes, ainsi que par les rapports que la Grèce doit fournir pour prouver leur bonne mise en œuvre (« les autorités fournissent à la Commission et à la BCE des rapports de conformité sur le respect des conditionnalités (…) »).
La même tendance se trouve dans le réseau lexical de la famille de mots issus de la racine sustain-, dont les membres apparaissent 750 fois dans les trois textes. Au sein de ce réseau, les mots long-term, return et restore cadenassent les politiques concernant les finances, la dette et la croissance, et ce à travers l’injonction de la durabilité, de la stabilité et de l’équilibre.
À ce sujet, la debt est renvoyée à la responsabilité de l’État grec : sur 273 apparitions, ce mot est précédé à 72 reprises des adjectifs government, greek, public ou sovereign. De plus, les mots sustainability (soutenabilité/durabilité) et ceiling (plafond) apparaissent régulièrement dans son environnement ; la nécessité d’un contrôle et d’un plafonnement du taux d’endettement public en vue de sa soutenabilité apparait ici comme logique et incontestable.
La crédibilité vis-à-vis des marchés constitue donc un critère essentiel pour considérer une politique publique comme légitime
Par ailleurs, la préoccupation vis-à-vis du « sentiment » des marchés illustre la dépendance financière de l’État grec vis-à-vis du jugement de ces marchés : les marchés jouent en effet un rôle important dans l’évolution de la situation économique grecque selon le « sentiment » que le contexte politique ou budgétaire leur inspire. Par exemple, le lendemain de l’annonce de la tenue des élections anticipées par le Premier ministre grec, en décembre 2014, et alors que Syriza était en tête de tous les sondages, les marchés faisaient grimper les taux d’intérêts sur les obligations grecques, et la Bourse d’Athènes chuta de 13% (et de 9% après les premières déclarations de Tsipras suivant son élection). À quelques jours du référendum grec de 2015, plusieurs Bourses européennes chutaient également. La crédibilité vis-à-vis des marchés constitue donc un critère essentiel pour considérer une politique publique comme valide ou légitime. En 2010, la Troïka décidait ceci :
- « La crise mondiale de 2008-2009 a révélé les vulnérabilités de la Grèce. En conséquence, le sentiment des marchés vis-à-vis de la Grèce s’est fortement dégradé au début de l’année 2010. La récession économique a eu de lourdes conséquences sur les finances publiques. Des dépenses excessives et une forte baisse des recettes publiques ont porté le déficit des administrations publiques à environ 13,6% du PIB en 2009. La dette publique a atteint 115% du PIB à la fin de l’année 2009. De plus, l’ampleur de la détérioration de la situation budgétaire a été révélée relativement tard à cause de sérieuses déficiences des systèmes comptable et statistique de la Grèce. Cette mise en œuvre tardive des mesures correctives a surpris les marchés, qui se sont préoccupés de la soutenabilité des finances publiques. Les principales agences de notation ont déclassé la dette publique. (…) La priorité immédiate est de contenir les besoins de financement du gouvernement et de rassurer les marchés sur la détermination des autorités à tout mettre en œuvre pour assurer la soutenabilité des finances publiques à moyen et long terme. (…) Il ne fait aucun doute qu’une mise en œuvre disciplinée du programme garantirait la soutenabilité de la dette extérieure et souveraine et contribuerait à restaurer la crédibilité de la Grèce vis-à-vis des investisseurs étrangers, ainsi qu’à aider le pays à avoir à nouveau accès aux marchés internationaux de capitaux. » (MoU2010)
On observe également, dans les Memoranda, une utilisation massive de seuils et d’indicateurs numériques. En effet, % et percent sont respectivement la 3e et la 8e forme à apparaître le plus fréquemment au sein des trois textes. L’environnement de % renvoie principalement au domaine fiscal, ce qui appuie l’idée que cette mobilisation importante d’indicateurs numériques devient un instrument, dans le système néolibéral, de contrôle de l’action de l’État, en particulier ses prérogatives fiscales et budgétaires. Les mesures austéritaires que l’on retrouve dans les Memoranda s’en trouvent, en apparence, dépolitisées et formulées de manière extrêmement technique : elles semblent former des solutions rationnelles et pragmatiques vis-à-vis des diagnostics posés pour la Grèce, tels des remèdes médicaux vis-à-vis d’un diagnostic scientifique, et non de préférences idéologiques et subjectives. Ces indicateurs chiffrés permettent ainsi la délimitation des actions de l’État (prévision de futures conséquences chiffrées et/ou injonction de réformes chiffrées à mener).
La privatisation : contre l’intérêt général, pour la compétitivité
Ajoutons que des finances et un taux d’endettement public qualifiés d’insoutenables peuvent mener à des privatisations de biens publics en même temps qu’au contrôle des dépenses publiques, les deux ayant pour but de rétablir l’équilibre et de rembourser la dette. Ici, la fréquence d’apparition des mots issus de la racine privati- illustre une augmentation régulière de leur utilisation dès le Memorandum de 2012, et jusqu’à la fin du Memorandum de 2015. En l’occurrence, les Memoranda enjoignent l’État grec de privatiser, de manière « irréversible », les secteurs de l’eau, de l’électricité et du gaz, le secteur minier, certains ports, chemins de fer, autoroutes et aéroports, le secteur touristique et des télécommunications, certains biens immobiliers, ou encore, la poste. Le secteur privé est considéré comme la solution efficace par nature :
- « Les privatisations peuvent contribuer à rendre l’économie plus efficace et à réduire la dette publique. Alors que le processus de privatisations avait été stoppé au début de l’année, le gouvernement s’est désormais engagé à lancer un programme ambitieux de privatisations et d’explorer toutes les possibilités afin de réduire l’enveloppe de financement, grâce à une trajectoire fiscale alternative ou des recettes plus importantes de privatisations. » (MoU2015)
Les privatisations contribuent non seulement à la suppression de l’autorité de l’État grec sur une part croissante des entreprises et des services, mais aussi à l’extension de la norme de la performance compétitive jusque dans les biens d’intérêt général, dès lors qu’ils sont placés sur le marché. Par ailleurs, la privatisation n’est pas toujours présentée comme nécessaire si ces biens publics sont libéralisés de sorte d’être soumis à une logique concurrentielle et rentable.
Si les Memoranda plafonnent précisément les dépenses budgétaires grecques,ce seuil ne concerne pas les dépenses de recapitalisation des banques privées
Prenons l’exemple du secteur de l’énergie grecque : on observe une évolution entre le Memorandum de 2010, qui appelle d’abord à sa libéralisation – et qui n’évoque que très peu l’idée de la privatisation (5 fois sur l’ensemble du texte) :
- « Améliorer le climat des affaires et renforcer les marchés concurrentiels. (…) Les industries du réseau seront progressivement libéralisées, en particulier dans le secteur de l’énergie et des transports (…) » (MoU2010)
Et le Memorandum de 2015, qui décide définitivement de la privatisation de certaines entreprises énergétiques à moins que l’État grec ne propose une alternative qui engendrerait les mêmes résultats en termes de logique compétitive :
- « Les marchés grecs de l’énergie ont besoin de vastes réformes afin de les rendre conformes aux politiques et à la législation européennes, de les rendre modernes et compétitifs, de réduire les monopoles et les inefficacités, de promouvoir l’innovation (…). D’ici octobre 2015, les autorités prendront des mesures irréversibles en vue de privatiser l’entreprise de transport d’électricité, ADMIE, à moins qu’un schéma alternatif ne soit fourni avec des résultats équivalents en termes de concurrence et de perspectives d’investissement (…). » (MoU2015)
De plus, le Memorandum de 2015 décide que les recettes engendrées par les privatisations seront destinées au remboursement du dernier prêt du Mécanisme européen de stabilité (un dispositif européen qui accorde des prêts à l’Etat grec), tandis que la moitié de ce prêt sera destiné à la recapitalisation des banques, un quart au remboursement de la dette, et un quart à l’investissement. Si les Memoranda plafonnent précisément les dépenses budgétaires grecques, ils précisent toutefois que ce seuil ne concerne pas les dépenses de recapitalisation des banques privées :
- « Les dépenses primaires de l’administration centrale (…) excluent tous les paiements en espèces relatifs à la restructuration bancaire, lorsqu’ils sont effectués dans le cadre du programme de la stratégie de restructuration du secteur bancaire. Les coûts qui peuvent être exclus du solde budgétaire incluent les prêts à des institutions financières et les placements dans les fonds des institutions financières (…). » (MoU2010)
Les Memoranda veillent ainsi au bien-être financier d’institutions privées grâce à leur recapitalisation, commencée dès 2009. On observe ici la priorité accordée à la protection d’institutions privées sous couvert de l’argument de la stabilité financière. Tout comme l’injonction de réduire les dépenses publiques et de vendre les biens publics afin d’en transférer les ressources vers le secteur privé, ces mesures font pencher la balance en défaveur du bien-être collectif et en faveur de propriétaires de capital privé. De fait, parmi les objectifs figurent ceci :
- « Nous visons à accomplir un transfert fondamental des actifs publics vers le secteur privé. Transférer des actifs des secteurs clés de l’économie (tels que les ports, les aéroports, les autoroutes, l’énergie et l’immobilier) vers des utilisations plus productives à travers des privatisations et des concessions (…). » (MoU2012)
- « Il est nécessaire de préparer et de mettre en œuvre un ambitieux agenda de réformes structurelles afin de renforcer la compétitivité externe, d’accélérer la réaffectation des ressources du secteur non-marchand vers le secteur marchand (…). Des réductions de dépenses équivalent à 7% du PIB seront mises en œuvre. (…) Ces réductions et le déblocage conséquent de ressources pour le secteur privé devraient également contribuer à restaurer la compétitivité. » (MoU2010)
La réforme du marché du travail : une main d’œuvre grecque précarisée
Ensuite, la recherche de compétitivité des entreprises mais aussi des individus s’impose en vue de relancer la croissance. Cela se traduit dans une politique visant à flexibiliser le marché du travail et à réduire les coûts de production (salariaux ou non). Selon le texte de 2012, cette compétitivité :
- « ne se matérialisera que si la réforme du marché du travail s’accompagne d’une action visant à promouvoir la compétitivité sur le marché des biens et des services afin de permettre de répercuter la réduction des coûts du travail sur les prix à la consommation. » (MoU 2012)
À ce sujet, le mot competitiveness (76 apparitions dans les textes) est précédé 21 fois des verbes boost, enhance, improve, promote, recover, restore/ing. De plus, son réseau lexical dépeint une nécessité (need) urgente (accelerate, quickly) de restaurer une compétitivité perdue (gap, weak) des entreprises nationales (external) et des travailleurs (employment, labour), et ce, à travers une politique de désinflation compétitive (price, deflation, policies). Quant au mot competitive, une partie de son environnement lexical renvoie plus particulièrement au processus de privatisation (privatisation et privatised), ce qui appuie l’idée de privatisations comme moyen de renforcer toujours plus la compétitivité des entreprises.
En ce qui concerne la politique de la réduction des salaires, on observe que le travail (labour, 155 apparitions) renvoie la plupart du temps à son marché, à son coût ou à sa réserve. En effet, le travail étant désormais considéré comme un bien marchand comme un autre, son « coût » (les salaires) est ajusté en fonction de son niveau d’offre et de demande. D’ailleurs, les mots référant à la réduction (reduc-) trouvent dans leur environnement les mots costs, pensions, employment, wage(s) et expenditure (coûts, pensions, emploi, salaire(s) et dépenses). De plus, l’analyse de l’environnement des mots issus de la racine flexib- montre que les mots more, facilitate, impediments ainsi que wage et price y sont parmi les plus fréquents. Cette politique se concrétise ainsi :
- « Le gouvernement a légiféré une réduction des salaires minimums. Les seuils salariaux dans la Convention Collective Générale Nationale (NGCA) ont été réduit de 22%, ou même de 32% pour les moins de 25 ans. Ceci est important car le niveau des salaires minimums et des autres salaires réglementés par la NGCA est devenu plus contraignant alors que le salaire moyen décline. Par conséquent, la réduction du salaire minimum crée une marge supplémentaire pour qu’un ajustement à la baisse des salaires soit décidé par les employeurs et les employés dans chaque entreprise ou secteur. (…) Les mesures décidées par le gouvernement reposent sur deux piliers : un ajustement des niveaux de salaire et une révision du système de négociation collective (…). Une action anticipée est justifiée au vu des rigidités dans les systèmes de fixation des salaires, qui ont empêché l’ajustement des salaires du secteur privé et ont contribué à une forte augmentation du chômage, en particulier chez les travailleurs peu qualifiés et les jeunes. (…) La flexibilité à la baisse des salaires aide les entreprises viables à réduire leurs coûts de production, créant ainsi un gain potentiel des parts de marché extérieur, favorisant les investissements et accélérant le changement indispensable de la structure de l’économie. La mission a noté, cependant, que les réformes des marchés du travail et des produits nécessitent d’être menées en parallèle afin d’éviter que les réductions de salaires ne résultent en une augmentation des marges de profits, ce qui serait socialement préjudiciable. » (MoU2012)
En réalité, la réduction de 24% des « coûts salariaux » opérée entre 2009 et 2014 n’a pas été répercutée sur les prix à l’exportation, alors que c’est l’objectif officiel de cette réduction salariale ; en revanche, les bénéfices à l’exportation ont augmenté [2]. Le dernier extrait montre que la discipline salariale s’accompagne d’une certaine culpabilisation des travailleurs, avec l’idée de la « préférence collective pour le chômage » selon laquelle le chômage serait dû à des salaires trop élevés ou trop rigides, et que par conséquent, le seul moyen de sauver ou créer des emplois serait d’accepter une réduction des salaires. En 2012, la Troïka affirmait ainsi que
« des réformes supplémentaires du marché du travail sont nécessaires pour permettre aux salaires et aux heures de s’ajuster plus rapidement et en fonction des besoins des entreprises et de l’activité économique au sens large, contribuant ainsi à sauver des emplois et à créer de nouvelles opportunités d’emplois. » (MoU2012)
En ce qui concerne les « coûts du travail non-salariaux », leur diminution passe par la baisse de contributions sociales des entreprises ; et afin de compenser cette perte budgétaire, les textes enjoignent de réduire davantage les dépenses sociales « non-essentielles » (sans préciser quelles dépenses sont visées) :
- « Des réductions des coûts du travail non-salariaux contribueront également à rendre l’économie plus compétitive. Au cours des prochains trimestres, les taux des cotisations sociales devraient être réduits de 5%. Compte tenu des besoins d’assainissement budgétaire, cela devra se faire de manière neutre pour le budget, via une réduction parallèle des avantages sociaux non-essentiels. » (MoU2012)
Dans le même temps, les travailleurs grecs font face à une individualisation de leurs droits, de leurs rémunérations et des contrats de travail, non seulement sur la base de leur situation économique individuelle mais également en fonction du degré de leur performance individuelle et de responsabilité au travail. Une tendance à la responsabilisation des travailleurs se met ainsi en place :
- « Les autorités, d’ici octobre 2015, légiféreront des réformes supplémentaires qui prendront effet à partir du 1er janvier 2016 : améliorations spécifiques en termes de conception et de paramètres afin d’établir un lien plus étroit entre les cotisations et les allocations (…). Le gouvernement adoptera d’ici mars 2016 une série supplémentaire de régimes de soutien à l’emploi pour 150 000 personnes (…) avec des mesures individualisées du marché du travail actif pour les participants (…). D’ici octobre 2015, les autorités réformeront la grille salariale unifiée, qui sera mise en œuvre dès le 1er janvier 2016 (…) avec une application complète dans le secteur public, y compris en décompressant la répartition des salaires sur tous les salaires en fonction de la compétence, de la performance, de la responsabilité et de la position du personnel. (…) La réforme basera le recrutement des cadres sur le mérite et la compétence (…) ; les autorités (…), d’ici novembre 2015, légiféreront le nouveau cadre d’évaluation des performances de tous les employés, afin de construire une culture orientée vers les résultats. » (MoU2015)
Cette institution de la concurrence sociale, c’est-à-dire entre les individus, résulte de l’application du critère de la performativité vis-à-vis des individus. C’est à partir de cette conception que sont élaborées certaines politiques publiques pour la Grèce, notamment dans le domaine de l’éducation et des formations : elles sont pensées comme des investissements dans la rentabilité potentielle des travailleurs, eux-mêmes désormais considérés comme « capitaux humains » :
- « La stratégie de croissance, qui pourrait notamment viser à créer un environnement des affaires plus attractif, à améliorer le système éducatif aussi bien que la formation du capital humain grâce à la formation et l’enseignement professionnels, au développement de la recherche et du développement, et à l’innovation. » (MoU2015)
Par ailleurs, la réduction des salaires a été rendue possible grâce, notamment, à l’affaiblissement des institutions de négociations collectives et de protection sociale. Les extraits suivants tirés des Memoranda montrent que ces mécanismes sont mis en œuvre en Grèce à travers diverses mesures législatives de déconstruction du droit du travail grec : procédures de licenciement facilitées, emplois partiels ou temporaires favorisés, négociations des salaires décentralisées, tranche de salaires au-dessous du salaire minimum légal instituée, ou encore, salaires globalement réduits ou gelés. De plus, et particulièrement dans les Memoranda de 2010 et de 2012, la comparaison avec des concurrents voisins de la Grèce est souvent utilisée afin de préconiser des réformes d’ajustement à la baisse (« alignement ») :
- « Premièrement, le gouvernement lancera un pacte social avec les partenaires sociaux afin de parvenir à un consensus sur la décentralisation des négociations salariales (afin de permettre, au niveau local, de déroger aux accords d’augmentation des salaires au niveau sectoriel), l’introduction de salaires en dessous du seuil de salaire minimum pour les jeunes et les chômeurs de longue durée, la révision d’aspects importants des règles et des coûts de licenciement, et la révision des réglementations du travail à temps partiel et temporaire. (…) Le gouvernement modifie la législation sur la protection de l’emploi afin d’étendre la période probatoire pour les nouveaux emplois à un an, de réduire le niveau général des indemnités de licenciement (…), de relever le seuil minimal d’activation des règles en matière de licenciement collectif, en particulier pour les grandes entreprises, et de faciliter une plus grande utilisation de contrats temporaires et travail à temps partiel. » (MoU2010)
« L’ensemble des mesures en matière de marché du travail qui seront mises en œuvre comprend :
- Des mesures structurelles visant à uniformiser les règles du jeu en matière de négociations collectives (…) : la durée des contrats collectifs et révisions des ‘conséquences’ des contrats collectifs (…) ; la suppression de la ‘titularisation’ de tous les contrats existants dans toutes les entreprises (…) ; le gel de ‘l’échéance’ garantie par la loi et/ou les accords collectifs (référant à toutes les augmentations automatiques des salaires en fonction du temps) (…) ; l’élimination du recours unilatéral à l’arbitrage, et l’autorisation des demandes d’arbitrage uniquement si les deux parties y consentent (…)
- Adaptation des niveaux de salaire (…) : Nous légiférerons : (i) un réalignement immédiat du niveau de salaire minimum déterminé par la Convention Collective Générale Nationale de 22 % à tous les niveaux (…) ; ii) son gel jusqu’à la fin de la période du programme ; et (iii) une nouvelle baisse de 10 % pour les jeunes, qui s’appliquera généralement sans conditions restrictives (pour les moins de 25 ans). Ces mesures permettront de réduire l’écart entre le niveau du salaire minimum et celui des pairs (Portugal, Europe centrale et du Sud-est). (…) De concert avec les partenaires sociaux, nous préparerons d’ici fin juillet 2012 un calendrier clair pour la révision de la Convention Collective Générale Nationale. Cela alignera le cadre de salaire minimum de la Grèce sur celui des pays de comparaison et lui permettra de remplir sa fonction de base consistant à assurer un filet de sécurité uniforme pour tous les employés.
- Travail de suivi. Nous examinerons en permanence les effets de ces mesures sur le marché du travail et sur les coûts unitaires de main-d’œuvre et, le cas échéant, (…) adopterons des mesures correctives supplémentaires pour faciliter la négociation collective, afin de garantir la flexibilité des salaires et la création d’emplois. Si, à la fin de l’année 2012, les effets sur le marché du travail restent difficiles à atteindre, nous envisagerons des interventions plus directes. » (MoU2012)
L’imposition de l’universel : quand l’idéologique prend la forme du logique
Quand l’idéologique prend la forme du logique
Dans certains extraits, on observe l’utilisation des expressions « dialogue social », « forger le consensus », et « partenaires sociaux ». Ainsi, le « dialogue constructif entre les partenaires sociaux », selon les termes du texte de 2015, remplace le véritable débat politique, neutralisant le conflit démocratique et social au sein de la communauté européenne. La philosophie individualiste de l’idéologie néolibérale a pour conséquence l’impossibilité de considérer l’institutionnalisation du conflit social et le compromis qui en découle. En effet, en 2012, il est décidé qu’en cas d’échec du dialogue social, le gouvernement grec utiliserait tout de même le système législatif national en vue de l’ajustement des salaires et des coûts de production :
- « Si le dialogue social en cours ne permet pas d’identifier des solutions concrètes, alors, pour atteindre l’objectif, le gouvernement prendra des mesures législatives dans l’intérêt public urgent afin de permettre aux coûts salariaux et non-salariaux de s’ajuster en fonction des besoins ». (MoU2012)
L’objectif de compétitivité ne tolèrerait donc pas d’opposition : tout le monde devrait convenir de son caractère primordial et supérieur. Dans une telle optique, le fait que certains s’opposent encore à cet objectif s’expliquerait par leur méconnaissance de cette supériorité : il y aurait donc lieu de la leur imposer. On retrouve cette idée de l’incontestabilité des politiques décidées par le Troïka dans cette formulation de 2010 : « Il y avait une compréhension similaire (…) du nombre limité d’options de politiques disponibles ». Plus précisément, « d’importantes réductions des pensions et des salaires publics sont inévitables. »
Par conséquent, les décisions économiques sont formulées, dans les Memoranda, en termes techniques, occultant ainsi leur nature idéologique : cette dépolitisation des décisions se justifierait par le rejet de l’arbitraire et est présenté, dans le discours néolibéral, comme une mise en œuvre de solutions objectives et universelles, voire mathématiques – les très nombreux graphiques et indicateurs chiffrés que l’on retrouve dans les Memoranda illustrent ce fait.
- « Les autorités entendent moderniser et renforcer significativement l’administration grecque (…) en dépolitisant l’administration grecque. (…) La réforme basera le recrutement de cadres sur le mérite et la compétence, en dissociant la mise en œuvre technique de la décision politique (…), en vue de permettre une dépolitisation et une meilleure mémoire institutionnelle. » (MoU2015)
On retrouve également cette stratégie dans le discours de la Troïka lorsqu’elle affirme :
- « les conditionnalités politiques structurelles pour la Grèce reposent sur une analyse fondée sur des preuves. L’analyse comparative des politiques structurelles, basée sur des méthodologies développées par le comité de politique économique européen, révèle que la Grèce est moins performante (…). » (MoU2010)
Enfin, on peut déceler, dans les trois Memoranda, une appropriation d’une partie du vocabulaire contestataire de la politique néolibérale imposée à la Grèce – contestation qui cible particulièrement ses effets sociaux désastreux : l’objectif est d’absorber les idées qui critiquent les décisions de la Troïka, ce qui rend le caractère idéologique de ces décisions encore plus difficile à distinguer. Aussi, lorsque la Troïka aborde la lutte contre l’évasion fiscale, elle précise son utilité comme permettant une meilleure acceptation sociale du programme : cette mesure laisserait en effet penser à un juste partage des efforts et à une certaine justice sociale, ce qui permettrait d’apaiser les contestations :
- « Ce n’est pas seulement à cause de la nécessité d’augmenter les recettes et de réduire le déficit budgétaire (…). C’est aussi important pour l’acceptabilité sociale du programme d’ajustement, car la réduction de l’évasion fiscale permettra un partage plus équitable de l’effort d’ajustement. » (MoU2012)
Les réformes pour les programmes sociaux grecs ne sont accompagnées d’aucune donnée chiffrée ni d’aucune date d’échéance
On notera ici que, contrairement à toutes les autres réformes fiscales, budgétaires, économiques ou législatives, les réformes préconisées par la Troïka pour les programmes sociaux grecs ne sont accompagnées d’aucune donnée chiffrée ni d’aucune date d’échéance. Ceci illustre bien les priorités politiques de la Troïka. Qui plus est, les déficiences grecques en matière de politiques sociales mènent la Troïka à conclure, paradoxalement, que c’est un secteur qui doit réduire ses dépenses et faire des économies, tout en assurant la justice sociale :
- « Etant donné le mauvais ciblage des programmes sociaux, il y a une possibilité de générer des économies supplémentaires dans ce domaine, tout en protégeant de manière plus efficace les plus vulnérables. Jusqu’ici, les politiques sociales en Grèce semblent manquer d’une stratégie claire en matière de ciblage des parties de la société qui ont vraiment besoin de l’aide publique. (…) L’examen de l’OCDE, en cours de préparation, devrait mettre en évidence les domaines dans lesquels il y a des possibilités de réaliser des gains d’efficacité importants et de générer des économies, tout en améliorant l’équité sociale des politiques respectives. » (MoU2012)
Ici, alors que le véritable objectif des mesures tirées de cet extrait est de réduire les budgets des programmes sociaux, la Troïka y a attaché la finalité de l’équité sociale afin de légitimer cette réduction. Pourtant, cette finalité est incompatible avec l’objectif principal, puisque celui-ci vise clairement l’affaiblissement des ressources qui auraient justement permis plus d’équité sociale, en tendant à la réduction des inégalités socio-économiques des diverses classes sociales grecques.