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En 2018, les inégalités et la pauvreté ont fortement augmenté en France

Par Romaric Godin

Selon l’Insee, l’indice de Gini qui mesure les inégalités devrait avoir connu en 2018 une progression inédite depuis 2011, tandis que le taux de pauvreté progresserait également. C’est le fruit direct de la politique économique et budgétaire du gouvernement.

 

C’était le 23 août 2019. Avant la réunion en grande pompe du G7 de Biarritz, Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée 34 dirigeants de multinationales pour qu’elles s’engagent « à la réduction des inégalités ». Toute la novlangue néolibérale est mobilisée pour l’occasion : il faut une « coalition des entreprises » pour une « croissance inclusive » et chacun y va de son engagement, la main sur le cœur. Le lendemain, sur la côte basque, le chef de l’État assure dans son intervention sur TF1 que les sept dirigeants réunis à l’Hôtel du Palais vont « prendre des mesures concrètes » pour lutter contre les inégalités. Le thème sera pourtant absent du maigre communiqué final. Symbole d’un gouvernement schizophrène qui aggrave ce qu’il entend réparer.

Emmanuel Macron et Édouard Philippe le 8 mai 2019. © Reuters Emmanuel Macron et Édouard Philippe le 8 mai 2019. © Reuters

Deux mois plus tard, les promesses des grandes entreprises ont été oubliées, mais leurs dirigeants, eux, ont encaissé les fruits de la politique du gouvernement. Et les premières estimations de cette politique ne laissent aucun doute : sous l’effet des choix économiques d’Emmanuel Macron et Édouard Philippe, les inégalités se sont creusées dans le pays et la pauvreté a progressé. L’Insee a publié ce 16 octobre une évaluation préliminaire du coefficient de Gini pour l’année 2018, année au cours de laquelle des mesures de défiscalisation du capital et de ses revenus ont été prises en priorité, dès le 1er janvier. Ce coefficient indique le niveau de dispersion des revenus : plus il est proche de 1, plus les inégalités sont grandes, plus il se rapproche de 0, plus elles sont faibles.

En 2018, l’Insee s’attend à une progression de 0,005 point de cet indice à 0,294. En soi, ce chiffre n’est guère parlant. Mais cela ferait de 2018 l’année au cours de laquelle cet indice, et donc les inégalités, a le plus augmenté depuis 2010. Grâce à son matelas social et à son système de redistribution, la France avait en effet réussi à effacer la forte hausse des inégalités observées pendant la crise où l’indice était monté de 2009 à 2011, de 0,290 à 0,306. En 2013, l’indice était retombé à 0,288, soit un niveau inférieur à celui de 2006. Il était depuis stabilisé autour de ce niveau. Mais c’en est désormais terminé. Si l’évaluation de l’Insee se confirme, l’indice de Gini sera, en 2018, supérieur à celui de 2009. Sauf qu’en 2009, la France avait connu une contraction du PIB de 2,8 % alors qu’en 2018, elle a connu une croissance de 1,2 %. Voilà donc pour la « croissance inclusive ».

Une telle ampleur de la hausse annuelle de l’indice de Gini et donc des inégalités ne s’est rencontrée que deux fois depuis 1996, soit depuis vingt-trois ans : en 1998, au moment de la « bulle Internet » et en 2010 en conséquence de la grande crise financière. Mais cette fois, c’est une construction politique consciente. L’Insee n’en fait pas mystère : la hausse de l’indice de Gini trouve son origine dans la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU), la fameuse « flat tax » qui limite à 30 % la fiscalité sur les revenus du capital. Et ce, par deux mécanismes.

Le premier est connu et évident : le PFU a réduit les prélèvements fiscaux sur ces revenus qui concernent les plus fortunés puisque ce sont eux qui étaient auparavant taxés avec des taux plus élevés. Ceci a compté pour 0,001 point d’indice. Mais surtout, en incitant au versement de dividendes pour des raisons fiscales, ce PFU a creusé encore davantage les inégalités. Les versements de dividende ont en effet fortement augmenté, concentrant la distribution avant redistribution sur les plus riches et faisant bondir l’indice de Gini de 0,004 point. Et comme la redistribution n’a plus joué, les inégalités issues de ces revenus du capital sont restées.

Évolution de la croissance de l'EBE des entreprises et de celle des dividendes versées. © Insee, note de conjoncture de juin 2019. Évolution de la croissance de l’EBE des entreprises et de celle des dividendes versées. © Insee, note de conjoncture de juin 2019.

Le PFU est donc une machine formidable à inégalités, comme nous le soulignions dès fin juin dans cet article : il concentre la richesse sur les revenus mobiliers et bloque toute redistribution. Il favorise le versement de dividendes disproportionnés au regard de la rentabilité des entreprises. Le gouvernement se vante de son succès en indiquant que le niveau de versement des dividendes lui permet de récupérer les recettes perdues par la limitation du taux. Mais comme, par ailleurs, le gouvernement ne pratique plus de politiques redistributives significatives, ce « succès » n’est pas utile à la lutte contre les inégalités.

Il ne l’est pas davantage pour le prétendu objet de ce PFU : l’investissement productif. Au reste, on ne le rappellera jamais assez, le secteur privé français ne manque pas de moyens d’investir : l’épargne des ménages est abondante et atteint un niveau record (15 %), tandis que l’épargne des entreprises est surabondante (le taux d’autofinancement des entreprises atteint 100 % de l’investissement) et la politique monétaire permet de disposer d’un accès bon marché et abondant aux crédits.

Bref, le PFU n’était pas une urgence sur le plan économique. Et ce n’est donc pas étonnant que même le très bienveillant comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital n’ait pu trouver d’éléments économiques concrets favorables à cette réforme et demande, ainsi, de la « patience »… Débarrassé de cette rationalité, il n’est donc plus que ce qu’il produit : un mécanisme de contre-redistribution visant à favoriser les classes aisées de la société.

Il est d’ailleurs important de noter que cette première estimation ne prend pas en compte, « pour des contraintes de disponibilité de données », les effets de la suppression de l’ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune et sa transformation en simple impôt sur la fortune immobilière (IFI). Or, ces effets s’annoncent encore immense : une étude de 2019 citée par l’institut statistique a jugé qu’elle devrait creuser de 0,002 point l’indice de Gini, ce qui porterait la hausse annuelle à 0,007 point à 0,296, un niveau jamais atteint si on exclut la période 2010-2012 touchée par la crise et l’austérité des années 2010 et 2011. Bref, l’effet négatif sur les inégalités est sans doute beaucoup plus grave que ce que l’on peut aujourd’hui juger. L’estimation complète de l’indice de Gini pour 2018 sera publiée en septembre 2020.

Un changement en 2019 et 2020 ?

Reste évidemment une question : la situation va-t-elle changer avec les mesures fiscales 2019 et 2020, notamment la fin de la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages et la baisse de l’impôt sur le revenu pour les contribuables soumis aux deux premières ? Une évaluation de l’Institut des politiques publiques (IPP) publiée le 18 octobre a permis de mettre en évidence un « rééquilibrage » des mesures vers les « classes moyennes », entendues au sens large. Selon l’IPP, ce seraient alors, sur la période 2018-2020, la partie de la population comprise entre les 25 % les plus pauvres et les 25 % les plus riches qui seraient les grands gagnants des mesures fiscales de ces trois années avec des gains de revenus disponibles autour de 3 %, tandis que les 1 % les plus riches, eux, verraient ces gains s’établir à 2 %.

Impact des mesures budgétaires de 2018 à 2020. © IPP Impact des mesures budgétaires de 2018 à 2020. © IPP

Mais cela amène une première remarque : cette politique de rééquilibrage n’est pas le fruit de la « politique du gouvernement », mais d’une crise sociale que ce gouvernement cherche à éteindre sans revenir sur ses réformes passées.

Au reste, il faut alors prendre garde : l’effet signalé par l’Insee d’un changement de comportement induit par des versements accrus de dividendes liés au PFU pourrait perdurer et augmenter d’autant les gains pour les plus riches. Ces derniers, par ailleurs, cesseront de payer l’ISF sur le patrimoine mobilier et donc réalisent de facto ce gain chaque année, même si ce gain n’est pas enregistré comme tel dans les statistiques.

Par ailleurs, comme l’a noté l’économiste de l’OFCE Pierre Madec, en euros, les gains moyens montrent encore des écarts considérables : 4 462 euros en moyenne pour les 1 % les plus riches contre 800 à 1 300 euros pour les classes moyennes. À noter enfin qu’en fin de quinquennat interviendra la suppression de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus riches.

Enfin et surtout, les grands perdants, sans aucune contradiction possible, de ces mesures sont les personnes figurant dans le premier décile, autrement dit les 10 % les plus pauvres en termes de revenus. Pour eux, les gains sont faibles et parfois même nuls ou négatifs. Ce sont eux qui participent le plus au financement des baisses d’impôts pour les classes moyennes. Soit par la pression exercée sur la dépense sociale : contemporanéité du calcul des allocations logement (1,4 milliard d’euros d’économies en 2020), la réforme de l’assurance-chômage (800 millions d’euros), la désindexation des allocations sociales… Dès lors, le verdict devrait inévitablement conduire de nouveau à un creusement des inégalités, particulièrement entre les deux extrêmes de l’échelle sociale.

Effet du budget 2018-2020 sur les ménages par déciles en euros. © IPP/ Pierre Madec (OFCE) Effet du budget 2018-2020 sur les ménages par déciles en euros. © IPP/ Pierre Madec (OFCE)

L’Insee a en effet également donné son estimation du taux de pauvreté pour 2018 et il est inquiétant puisqu’il aurait augmenté de 0,6 point à 14,7 %. Ce serait le taux le plus élevé depuis les années 1970 ! Ce taux traduit la partie de la population vivant sous le seuil de 60 % du revenu médian, autrement dit du revenu qui divise la population en deux parties égales.

Il faut cependant immédiatement relativiser cette hausse qui prend en compte la baisse des allocations logements dans le logement social mais pas la baisse des loyers qui l’a accompagnée. Le taux de pauvreté étant en effet calculé sur le revenu médian, une baisse de dépense n’est pas prise en compte alors que l’est la baisse des allocations. Notons cependant que ce calcul n’est pas incohérent : les loyers peuvent être à nouveau relevés, mais l’allocation, elle, est perdue.

Corrigé de cet élément statistique, le taux de pauvreté se situe à 14,3 %, soit une hausse de 0,2 point. Cela se traduirait cependant par une troisième année consécutive de hausse avec un taux de pauvreté qui serait le plus élevé depuis 2011 et qui n’a été dépassé qu’à deux reprises depuis vingt-trois ans : en 1996 et en 2011. Bref, malgré la correction, c’est un mauvais chiffre qui laisse 9,1 millions de personnes en France en situation officielle de pauvreté…

Là encore, on voit combien le discours du gouvernement sur les hausses de certains minima sociaux n’était que de façade. Pour la masse des plus pauvres, la situation ne s’améliore pas. D’une part parce que les transferts sociaux demeurent sous pression et, d’autre part parce que les salaires des plus fragiles progressent moins vite que les autres. L’Insee explique ainsi cette progression du taux de pauvreté par « l’augmentation du niveau de vie médian », notamment en raison de « salaires relativement dynamiques ». Mais si cette augmentation laisse davantage de personnes sous la barre des 60 % de ce niveau médian, c’est que, précisément, les revenus des plus pauvres ne progressent pas aussi vite que ceux des autres. Cela signifie donc que les hausses de revenu sont concentrées en haut de l’échelle sociale.

C’est la conséquence directe de la précarisation et de la libéralisation du marché du travail dont la raison réelle est bien de favoriser la formation « correcte » du prix. Autrement dit, la pression pour modérer les salaires les plus modestes pour les travaux les moins productifs est naturellement plus forte que sur les autres. On voit ici l’effet direct des « réformes structurelles » tant vantées par le gouvernement et d’autres… Il faut, à cela, ajouter le fait que le versement disproportionné des dividendes en 2018 en raison du PFU a conduit à cette hausse relative.

Dès lors, il est difficile de définir autrement que comme une politique clairement de classe la politique d’Emmanuel Macron. Son rééquilibrage en faveur des classes moyennes pour faire accepter par ces dernières ses réformes structurelles, du marché du travail aux retraites en passant par les privatisations et l’assurance-chômage. Mais il semble déjà possible de dire que ce quinquennat restera comme celui d’un grand changement : le renversement, sans crise économique majeure, de la dynamique des inégalités en France. Une première.

Il n’y a là rien d’étonnant : le néolibéralisme qu’Emmanuel Macron met en œuvre dans le pays avec ses certitudes économiques liées au « ruissellement » est une machine idéologique à créer des inégalités et de la pauvreté. Il favorise ouvertement sous couvert d’une illusoire « efficacité économique » les classes les plus aisées au détriment des plus fragiles. Ce phénomène s’est déjà réalisé en Suède, un des modèles de l’actuel pouvoir, où l’indice de Gini est passé entre 1990 et 2017 de 0,21 à 0,28.

Jusqu’ici, la France avait résisté en voyant ses inégalités contenues. Emmanuel Macron a fait le choix d’en finir avec cette capacité de l’économie française. Il favorise les détenteurs de capitaux mobiliers, mais il prend ainsi un risque politique considérable dans un pays qui est très peu tolérant avec le creusement des inégalités. En cela, à un moment délicat où la croissance française stagne à un niveau bas et où celle du monde s’affaisse, il joue plus que jamais avec le feu. En tout cas, une chose est certaine, il existe une raison suprême pour laquelle Emmanuel Macron n’a jamais pu se débarrasser de son qualificatif de président des riches : c’est que cette locution résume parfaitement sa politique.

Source https://www.mediapart.fr/journal/france/161019/en-2018-les-inegalites-et-la-pauvrete-ont-fortement-augmente-en-france?onglet=full

L’île de Samos des milliers d’exilés

Sur l’île de Samos, une poudrière pour des milliers d’exilés confinés à l’entrée de l’UE Par Elisa Perrigueur

Avec 6 000 migrants pour 650 places, le camp grec de Samos est une poudrière ravagée par un incendie à la mi-octobre. Alors que la Grèce redevient la première porte d’entrée dans l’UE, autorités comme réfugiés alertent sur la catastrophe en cours. Reportage sur cette île, symptôme de la crise européenne de l’accueil.

 

Samos (Grèce), correspondance.– La ligne d’horizon se fond dans le ciel d’encre de Samos. L’île grecque des confins de l’Europe est isolée dans la nuit d’automne. Sur le flanc de la montagne qui surplombe la ville côtière de Vathy, des lumières blanches et orange illuminent un amas de blocs blancs d’où s’élèvent des voix. Elles résonnent loin dans les hauteurs de cyprès et d’oliviers, où s’égarent des centaines de tentes. Ces voix sont celles d’Afghans et de Syriens en majorité, d’Irakiens, de Camerounais, de Congolais, de Ghanéens… Pour moitié d’entre eux, ce sont des femmes et des enfants. Un monde au-dehors qui peine à s’endormir malgré l’heure tardive.

À deux kilomètres des côtes turques, l'île de Samos (Grèce) est rejointe en Zodiac par les exilés. © Dessin Elisa Perrigueur À deux kilomètres des côtes turques, l’île de Samos (Grèce) est rejointe en Zodiac par les exilés. © Dessin Elisa Perrigueur

Ils sont 6 000 à se serrer dans les conteneurs prévus pour 648 personnes, et la « jungle » alentour, dit-on ici. Ce camp est devenu une ville dans la ville. On y compte presque autant de migrants que d’habitants. « Samos est un petit paradis avec ce point cauchemardesque au milieu », résume Mohammed, Afghan qui foule ces pentes depuis un an. Les exilés sont arrivés illégalement au fil des mois en Zodiac, depuis la Turquie, à deux kilomètres. Surpeuplé, Vathy continue de se remplir de nouveaux venus débarqués avec des rêves d’Europe, peu à peu gagnés par la désillusion.

À l’origine lieu de transit, le camp fut transformé en 2016 en « hotspot », l’un des cinq centres d’identification des îles Égéennes gérés par l’État grec et l’UE. Les migrants, invisibles sur le reste de l’île de Samos, sont désormais tous bloqués là le temps de leur demande d’asile, faute de places d’hébergement sur le continent grec, où le dispositif est débordé par 73 000 requêtes. Ils attendent leur premier entretien, parfois calé en 2022, coincés sur ce bout de terre de 35 000 habitants.

Naveed Majedi, Afghan de 27 ans rencontré à Vathy. © Elisa Perrigueur Naveed Majedi, Afghan de 27 ans rencontré à Vathy. © Elisa Perrigueur

Naveed Majedi, un Afghan de 27 ans, physique menu et yeux verts, évoque la sensation d’être enlisé dans un « piège » depuis sept mois qu’il s’est enregistré ici. « On est bloqués au milieu de l’eau. Je ne peux pas repartir en Afghanistan, avec les retours volontaires [proposés par l’Organisation internationale pour les migrations de l’ONU – ndlr], c’est trop dangereux pour ma vie », déplore l’ancien traducteur pour la Force internationale d’assistance à la sécurité à Kaboul.

Le camp implose, les « habitations » se négocient au noir. Naveed a payé sa tente 150 euros à un autre migrant en partance. Il peste contre « ces tranchées de déchets, ces toilettes peu nombreuses et immondes. La nourriture mauvaise et insuffisante ». Le jeune homme prend des photos en rafale, les partage avec ses proches pour montrer sa condition « inhumaine », dit-il. De même que l’organisation Médecins sans frontières (MSF) alerte : « On compte aujourd’hui le plus grand nombre de personnes dans le camp depuis 2016. La situation se détériore très vite. Le lieu est dangereux pour la santé physique et mentale. »

Il n’existe qu’une échappatoire : un transfert pour Athènes en ferry avec un relogement à la clef, conditionné à l’obtention d’une « carte ouverte » (en fonction des disponibilités, de la nationalité, etc.). Depuis l’arrivée en juillet d’un premier ministre de droite, Kyriakos Mitsotakis, celles-ci sont octroyées en petit nombre.

Se rêvant dans le prochain bateau, Naveed scrute avec obsession les rumeurs de transferts sur Facebook. « Il y a des nationalités prioritaires, comme les Syriens », croit-il. Les tensions entre communautés marquent le camp, qui s’est naturellement divisé par pays d’origine. « Il y a constamment des rixes, surtout entre des Afghans et des Syriens, admet Naveed. Les Africains souvent ne s’en mêlent pas. Nous, les Afghans, sommes mal perçus à cause de certains qui sont agressifs, on nous met dans le même sac. » Querelles politiques à propos du conflit syrien, embrouilles dans les files d’attente de repas, promiscuité trop intense… Nul ne sait précisément ce qui entraîne les flambées de colère. La dernière, sanglante, a traumatisé Samos.

Le camp était une poudrière, alertaient ces derniers mois les acteurs de l’île dans l’indifférence. Le 14 octobre, Vathy a explosé. Dans la soirée, deux jeunes exilés ont été poignardés dans le centre-ville, vengeance d’une précédente rixe entre Syriens et Afghans au motif inconnu. En représailles, un incendie volontaire a ravagé 700 « habitations » du camp. L’état d’urgence a été déclaré. Les écoles alentour ont fermé. Des centaines de migrants ont déserté le camp.

L’Afghan Abdul Fatah, 43 ans, sa femme de 34 ans et leurs sept enfants ont quitté « par peur » leur conteneur pour dormir sur la promenade du front de mer. Les manifestations de migrants se sont multipliées devant les bureaux de l’asile. Des policiers sont arrivés en renfort et de nouvelles évacuations de migrants vers Athènes ont été programmées.

Dans l’attente de ces transferts qui ne viennent pas, les migrants s’échappent quand ils le peuvent du camp infernal. Le jour, ils errent entre les maisons pâles du petit centre-ville, déambulent sur la baie, patientent dans les squares publics.

« Nous ne sommes pas acceptés par tous. Un jour, j’ai voulu commander à dîner dans une taverne. La femme m’a répondu que je pouvais seulement prendre à emporter », relate Naveed, assis sur une place où trône le noble Lion de Samos. Un homme du camp à l’air triste sirote à côté une canette de bière. Une famille de réfugiés sort d’un supermarché les bras chargés : ils viennent de dépenser les 90 euros mensuels donnés par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans l’échoppe où se mêlent les langues grecque, dari, arabe et français.

D’autres migrants entament une longue marche vers les hauteurs de l’île. Ils se rendent à l’autre point de convergence des réfugiés : l’hôpital de Samos. Situé entre les villas silencieuses, l’établissement est pris d’assaut. Chaque jour entre 100 et 150 demandeurs s’y pressent espérant rencontrer un docteur, de ceux qui peuvent rédiger un rapport aidant à l’octroi d’un statut de « vulnérabilité » permettant d’obtenir plus facilement une « carte ouverte ».

Samuel et Alice, un couple de Ghanéens ont mis des semaines à obtenir un rendez-vous avec le gynécologue de l'hôpital. © Elisa Perrigueur Samuel et Alice, un couple de Ghanéens ont mis des semaines à obtenir un rendez-vous avec le gynécologue de l’hôpital. © Elisa Perrigueur

La « vulnérabilité » est théoriquement octroyée aux femmes enceintes, aux personnes atteintes de maladies graves, de problèmes psychiques. Le panel est flou, il y a des failles. Tous le savent, rappelle le Dr Fabio Giardina, le responsable des médecins. Certains exilés désespérés tentent de simuler des pathologies pour partir. « Un jour, on a transféré plusieurs personnes pour des cas de tuberculose ; les jours suivants, d’autres sont venues ici, nombreuses, en prétextant des symptômes, relate le médecin stoïque. On a également eu beaucoup de cas de simulations d’épilepsie. C’est très fatigant pour les médecins, stressés, qui perdent du temps et de l’argent pour traiter au détriment des vrais malades. Avec la nouvelle loi en préparation, plus sévère, ce système pourrait changer. »

En neuf mois, l’établissement de 123 lits a comptabilisé quelque 12 000 consultations ambulatoires pour les réfugiés. Les pathologies graves constatées : quelques cas de tuberculose et de VIH. L’unique psychiatre est parti de l’hôpital il y a quelques mois. Depuis un an et demi, deux postes de pédiatres sont vacants. « Le camp est une bombe à retardement, lâche le Dr Fabio Giardina. Si la population continue d’augmenter, on franchira la ligne rouge. »

Dans le couloir où résonnent les plaintes, Samuel Kwabena Opoku, Ghanéen de 42 ans, est venu pour sa femme Alice enceinte de huit mois. Ils ont mis longtemps à obtenir ce rendez-vous, qui doit être pris avec le médecin du camp. « Nous, les Noirs, passons toujours au dernier plan, accuse-t-il. Une policière m’a lancé un jour : vous, les Africains [souvent venus de l’ouest du continent – ndlr], vous êtes des migrants économiques, vous n’avez rien à faire là. » Ils sont les plus nombreux parmi les déboutés.

Le maire : « L’Europe doit nous aider »

Samuel, lui, raconte être « menacé de mort au Ghana. Je devais reprendre la place de mon père, chef de tribu important. Pour cela, je devais sacrifier le premier de mes fils, eu avec mon autre femme. J’ai refusé ce crime rituel ». Son avocate française a déposé pour le couple une requête d’urgence, acceptée, devant la Cour européenne des droits de l’homme. Arrivés à Samos en août, Samuel et Alice ont vu le gynécologue, débordé, en octobre pour la première fois. L’hôpital a enregistré 213 naissances sur l’île en 2019, dont 88 parmi la population migrante.

Des ONG internationales suisses, françaises, allemandes sillonnent l’institution, aident aux traductions, mais ne sont qu’une quinzaine sur l’île. « Nous sommes déconnectées des autorités locales qui communiquent peu et sommes sans arrêt contrôlées, déplore Domitille Nicolet, de l’association Avocats sans frontières. Une situation que nous voulons dénoncer mais peu de médias s’intéressent à ce qui se passe ici. »

Une partie de la « jungle » du camp de Vathy, non accessible aux journalistes ni aux ONG. © Elisa Perrigueur Une partie de la « jungle » du camp de Vathy, non accessible aux journalistes ni aux ONG. © Elisa Perrigueur

Chryssa Solomonidou, habitante de l’île depuis 1986 qui donne des cours de grec aux exilés, est en lien avec ces groupes humanitaires souvent arrivés ces dernières années. « Les migrants et ONG ont rajeuni la ville, les 15-35 ans étaient partis à cause de la crise », relate-t-elle. Se tenant droite dans son chemisier colorée au comptoir d’un bar cossu, elle remarque des policiers anti-émeute attablés devant leurs cafés frappés. Eux aussi sont les nouveaux visages de cette ville « où tout le monde se connaissait », souligne Chryssa Solomonidou. En grand nombre, ils remplissent tous les hôtels aux façades en travaux après une saison estivale.

« J’ai le cœur toujours serré devant cette situation de misère où ces gens vivent dehors et nous dans nos maisons. C’est devenu ici le premier sujet de conversation », angoisse Chryssa. Cette maman a assisté, désemparée, à la rapide montée des ressentiments, de l’apparition de deux univers étrangers qui se croisent sans se parler. « Il y a des rumeurs sur les agressions, les maladies, etc. Une commerçante vendait des tee-shirts en promotion pour 20 euros. À trois hommes noirs qui sont arrivés, elle a menti : “Désolée, on ferme.” Elle ne voulait pas qu’ils les essayent par peur des microbes », se souvient Chryssa.

Il y a aussi eu cette professeure, ajoute-t-elle, « poursuivie en justice par des parents d’élèves » parce qu’elle voulait faire venir des migrants dans sa classe, ce que ces derniers refusaient. L’enseignante s’est retrouvée au tribunal pour avoir appelé les enfants à ignorer « la xénophobie » de leurs aînés. « Ce n’est pas aux migrants qu’il faut en vouloir, mais aux autorités, à l’Europe, qui nous a oubliés », déplore Chryssa.

« L’UE doit nous aider, nous devons rouvrir les frontières [européennes – ndlr] comme en 2015 et répartir les réfugiés », prône Giorgos Stantzos, le nouveau maire de Vathy (sans étiquette). Mais le gouvernement de Mitsotakis prépare une nouvelle loi sur l’immigration et a annoncé des mesures plus sévères que son prédécesseur de gauche Syriza, qui devaient être présentées au parlement ce jeudi 31 octobre, comme le durcissement des lois sur l’asile et le renvoi de 10 000 migrants en Turquie.

Des centaines de migrants ont embarqué sur un ferry le 21 octobre, direction Athènes. © Elisa Perrigueur Des centaines de migrants ont embarqué sur un ferry le 21 octobre, direction Athènes. © Elisa Perrigueur

Les termes de l’accord controversé signé en mars 2016 entre Ankara et l’UE ne s’appliquent pas dans les faits. Alors que les arrivées en Grèce se poursuivent, la Turquie affirme que seuls 3 des 6 milliards d’euros dus par l’Europe en échange de la limitation des départs illégaux de ses côtes auraient été versés. Le président turc Erdogan a de nouveau menacé au cours d’un discours le 24 octobre « d’envoyer 3,6 millions de migrants en Europe » si celle-ci essayait « de présenter [son] opération [offensive contre les Kurdes en Syrie – ndlr] comme une invasion ».

À Samos, où les avions militaires turcs fendent régulièrement le ciel, ce chantage résonne plus qu’ailleurs. « Le moment est très critique. Le problème, ce n’est pas l’arrivée des familles qui sont réfugiées et n’ont pas le choix, mais les hommes seuls. Il n’y a pas de problèmes avec les habitants mais entre eux », estime la municipalité. Celle-ci « n’intervient pas dans le camp, nous ne logeons pas les réfugiés même après les incendies, ce n’est pas notre job ».

L’édile Giorgos Stantzos multiplie les déclarations sur Samos, trop éclipsée médiatiquement, selon les locaux, par la médiatisation, légitime, de l’île de Lesbos et de son camp bondé, avec 13 000 migrants. Au cours d’un rassemblement appelé le 21 octobre, Giorgos Stantzos a pris la parole avec les popes sur le parvis de la mairie de Samos. « Nous sommes trop d’êtres humains ici […], notre santé publique est en danger », a-t-il martelé sous les applaudissements de quelques milliers d’habitants.

La municipalité attend toujours la « solution d’urgence » proposée par l’État grec et l’UE. Bientôt, un nouveau camp devrait naître, loin des villes et des regards. Un mastodonte de 300 conteneurs, d’une capacité de 1 000 à 1 500 places, cernés de grillages de l’OTAN, avec « toutes les facilités à l’intérieur : médecins, supermarchés, électricité, etc. », décrypte une source gouvernementale. Les conteneurs doivent être livrés mi-novembre et le camp devrait être effectif à la fin de l’année. « Et le gouvernement nous a assuré qu’il organiserait des transferts de migrants vers le continent toutes les semaines d’ici la fin novembre pour désengorger Samos », précise le maire Giorgos Stantzos.

Sur les quais du port, le soir du 21 octobre, près de 700 Afghans, Syriens, Camerounais, Irakiens… ont souri dans le noir à l’arrivée du ferry de l’État aux lumières aveuglantes. Après s’y être engouffrés sans regret, ils ont fait escale au port du Pirée et voulu rejoindre des hébergements réquisitionnés aux quatre coins du continent. Quelque 380 passagers de ce convoi ont été conduits en bus dans le nord de la Grèce. Eux qui espéraient tant de cette nouvelle étape ont dû faire demi-tour sous les huées de villageois grecs : « Fermez les frontières », « Chassez les clandestins ».

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/311019/sur-l-ile-de-samos-une-poudriere-pour-des-milliers-d-exiles-confines-l-entree-de-l-ue?onglet=full

L’actuel camp de conteneurs de Vathy, entouré de barbelés, n’est accessible qu’avec l’autorisation du gouvernement, et il est donc uniquement possible de se rendre dans la « jungle » de tentes alentour.

Dès le 10 octobre, nous avons formulé des demandes d’interviews avec le secrétaire de la politique migratoire, Giorgos Koumoutsakos (ou un représentant de son cabinet), la responsable du « hotspot » de Samos et/ou un représentant de l’EASO, bureau européen de l’asile. Le 15 octobre, nous avons reçu une réponse négative, après les « graves incidents » de la veille. Nous avons réitéré cette demande les 20 et 23 octobre, au cours de notre reportage à Samos. Avec un nouveau refus des autorités grecques à la clef, qui évoquent une « situation trop tendue » sur les îles.

Nous ne pouvons pas payer et nous ne paierons pas !

Interview de Jerome Roos par George Souvlis


(CC – wikimedia)

La crise de la dette dans la zone euro, commencée il y a dix ans, a donné un aperçu frappant non seulement de l’Union européenne elle-même, mais aussi des mécanismes de gestion néolibérale des crises. La Grèce n’était que l’exemple le plus extrême d’un État de la zone euro incapable de refinancer sa dette publique et soumis à des « sauvetages » financiers uniquement destinés à protéger les intérêts de ses créanciers. L’austérité imposée par les institutions européennes a conduit en 2015 à l’élection d’un gouvernement de la gauche radicale qui promettait un changement de cap, mais qui a rapidement cédé face à une immense pression institutionnelle et financière.

Si Syriza s’est finalement retrouvée les mains liées, quels autres mécanismes aurait-elle pu mettre en jeu ? Historiquement, les gouvernements qui se trouvaient dans une situation similaire ont pu recourir au défaut de paiement, acceptant de se retrouver en difficulté pendant une courte période afin d’être en mesure de se décharger du fardeau de la dette qui paralysait leur population et leur économie. Pourtant, comme l’explique Jerome Roos dans son récent livre Why Not Default ? The Political Economy of Sovereign Debt, un tel recours au défaut de paiement est en réalité devenu de plus en plus difficile avec l’extension du pouvoir de la finance à travers l’ensemble de nos sociétés.

Dans cet entretien avec George Souvlis, Jerome revient sur la crise grecque mais aussi sur d’autres exemples historiques – le Mexique et l’Argentine. Il explique comment les dogmes entourant la dette se sont renforcés au cours des dernières décennies, évoque la guerre de classes inhérente aux plans « d’ajustement structurel » promus par des institutions comme le FMI, et les raisons pour lesquelles les élites sont de moins en moins embarrassées par le fait de fouler aux pieds les processus démocratiques.

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George Souvlis : Le livre est basé sur un projet de recherche doctorale sur lequel tu as travaillé pendant plusieurs années. Pourquoi as-tu décidé d’écrire sur la dette souveraine ?

Jerome Roos : J’ai eu l’idée de ce livre lorsque je marchais pour rentrer chez moi après la manifestation annuelle du Premier mai à Buenos Aires en 2010. J’avais passé un certain temps là-bas à essayer d’en apprendre davantage sur les puissants mouvements sociaux qui avaient émergé à la suite de la crise provoquée par le fardeau de la dette de l’Argentine dans la décennie précédente. En revenant de la Plaza de Mayo, où un groupe actif de manifestant·e·s piqueteros avait affronté la police anti-émeute, je suis passé devant un magasin au coin d’une rue et j’y ai vu un extrait de journal télévisé. Dans cette fraction de seconde, je n’ai vu que des images de foules massives et de cocktails Molotov explosant sur fond d’édifices majestueux et de palmiers.

J’ai d’abord pensé que des émeutes avaient éclaté dans le centre de Buenos Aires, mais lorsque je me suis approché de l’écran, j’ai réalisé que les images venaient d’ailleurs en réalité : des rues d’Athènes. C’était le début de la résistance populaire massive aux conditions draconiennes du premier plan de sauvetage financier de l’UE et du FMI, et la crise de la dette grecque commençait tout juste à devenir un sujet de conversation majeur dans les médias internationaux. C’est alors que j’ai réalisé qu’il y avait de grandes chances que la Grèce devienne « la prochaine Argentine », et j’ai décidé de commencer à travailler sur un projet de thèse de recherche comparant les trajectoires des deux pays. La question principale à laquelle j’ai cherché à répondre était de savoir pourquoi l’Argentine a fait défaut sur le paiement de ses dettes, et ce que la Grèce pouvait apprendre de cette expérience. Plus tard, j’ai intégré dans ce projet la crise mexicaine des années 1980, parce que le Mexique – contrairement à l’Argentine – a consciencieusement remboursé ses dettes malgré la crise.

En fouillant dans la littérature et en m’impliquant dans les mobilisations contre l’austérité dans le Sud de l’Europe, je me suis vite rendu compte qu’il y avait en fait une histoire beaucoup plus importante à raconter ici : celle des œillères idéologiques de l’économie néoclassique, des conséquences du remboursement des dettes en termes de transfert de richesses, des conflits de classes au cœur de la gestion néolibérale des crises, de l’histoire de l’impérialisme, du rôle des institutions internationales et du pouvoir grandissant de la finance. Bref, j’étais en quelque sorte tombé sur un sujet apparemment obscur et quelque peu technique – l’économie politique de la dette souveraine – qui a en fait ouvert la voie à une critique beaucoup plus large des tensions croissantes entre capitalisme et démocratie dans un monde hautement financiarisé.

La question clé qui motive tes recherches est de savoir pourquoi tant de pays lourdement endettés continuent de payer leur dette extérieure, même lorsqu’ils sont confrontés à de graves difficultés budgétaires. Quelles conclusions en as-tu tirées ?

Il y a un paradoxe fondamental au cœur du système financier international que les économistes ont du mal à reconnaître depuis des décennies. Ce paradoxe s’articule autour du fait que, depuis les années 1970, les niveaux de la dette souveraine ont massivement augmenté, l’encours total de la dette publique ayant explosé en atteignant le chiffre record de 60 000 milliards de dollars en 2016, soit plus de 80 % du PIB mondial. Dans le même temps, nous avons connu la crise financière la plus grave et la récession économique la plus longue depuis les années 1930. Et pourtant, pour une raison que les économistes mainstream n’ont jusque-là pas su expliquer de manière adéquate, les défauts de paiement sont devenus un phénomène de plus en plus rare au cours de ces années. En fait, dans la décennie qui a suivi 2008, la part totale de la dette publique en défaut de paiement est tombée à un niveau historiquement bas.

Nous arrivons donc ici à une question très importante : pourquoi les gouvernements des pays très endettés, en particulier ceux des pays périphériques, ont-ils presque tous tenu à rembourser leurs énormes dettes extérieures à la suite de la crise financière mondiale ? Pourquoi n’ont-ils pas simplement fait défaut sur leurs obligations extérieures et transféré les coûts de la crise aux prêteurs privés à l’étranger, comme c’était régulièrement le cas avant la Seconde Guerre mondiale ?

Je suggère que la réponse a quelque chose à voir avec l’augmentation considérable du pouvoir structurel de la finance au cours des dernières décennies. Je fais remonter les origines de ce pouvoir croissant à trois développements clés. Le premier est la concentration et la centralisation croissantes des marchés du crédit international, qui ont conduit à une situation dans laquelle l’activité de prêt souverain est de plus en plus dominée par un cercle toujours plus restreint de banques systémiques et d’investisseurs institutionnels des riches pays créanciers. Le deuxième développement, résultant du premier, est l’interventionnisme financier des principaux États créanciers et du Fonds monétaire international, qui déboursent désormais régulièrement des prêts de sauvetage financier de tailles considérables soumis à des conditionnalités politiques strictes, afin d’empêcher les pays de manquer à leurs obligations et de protéger ainsi leurs propres institutions financières surexposées aux pertes. Troisièmement, il y a une dépendance croissante de la plupart des États périphériques à l’égard du crédit international, qui a rendu les pays emprunteurs de plus en plus vulnérables à une fermeture du robinet du financement extérieur.

Prises ensemble, j’essaie de montrer comment ces évolutions interdépendantes ont progressivement renforcé la main des élites financières et des technocrates acquis à l’orthodoxie budgétaire dans les pays débiteurs, dont les intérêts matériels et les convictions idéologiques sont fortement alignés sur ceux des prêteurs étrangers. Tout cela se fait aux dépens des acteurs politiques de gauche des pays débiteurs, qui conservent une certaine loyauté envers les travailleurs et travailleuses de leurs pays, ou qui privilégient simplement une réponse politique plus hétérodoxe, comme une suspension temporaire des paiements. Au fil du temps, ce changement dans les rapports de forces nationaux et internationaux a graduellement entraîné l’internalisation de la discipline budgétaire dans les appareils d’État des pays débiteurs, par la formation de ce que David Harvey appelle la « connexion État-finance » (state-finance nexus). Le respect des obligations devient alors la règle, le défaut l’exception.

Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est d’identifier les mécanismes exacts par lesquels ces dynamiques de pouvoir fonctionnent dans la pratique, et les conditions précises dans lesquelles elles ont un impact – ou non. Dans le même temps, j’étais également très intéressé à savoir dans quelles circonstances un pays lourdement endetté pourrait encore être en mesure de défier ses créanciers étrangers et de faire défaut sur sa dette extérieure malgré le contexte que je viens d’exposer. Cela m’a amené à développer un intérêt marqué pour les mobilisations populaires, les manifestations contre l’austérité et la résistance à l’endettement en général, des thématiques qui sont devenues importantes dans les cas argentin et grec en particulier. Évidemment, l’économie néoclassique n’a pas eu grand-chose à dire à ce sujet, c’est pourquoi une approche critique par l’économie politique s’imposait.


Tout au long de ton étude, tu fais une comparaison entre la Grande Dépression des années 1930 et la crise financière de 2008. Quelles sont les principales différences entre les deux conjonctures, en termes de structure du système capitaliste ? Vois-tu des similitudes dans la façon dont les élites politiques ont cherché à y faire face ?

Il y a eu d’importantes similitudes entre les deux crises. Une chose qui me vient immédiatement à l’esprit est l’insistance désastreuse à mener des politiques d’austérité déflationnistes dans l’Allemagne de Weimar dans le cadre du Traité de Versailles. Il est clair que l’Europe a très peu appris de cette expérience et qu’elle a alimenté la montée du parti néonazi Aube Dorée en Grèce par une insistance similairement désastreuse à appliquer une austérité punitive. Plus récemment, bien sûr, il y a eu aussi une tendance au protectionnisme commercial, surtout de la part de l’administration Trump, dont on peut dire qu’elle ressemble dans une certaine mesure aux politiques du « chacun pour soi » des années 1930.

En ce qui concerne la question de la dette internationale, cependant, il existe une différence très importante dans la façon dont ont été gérées ces deux crises. Au cours des années 1930, la grande majorité des États emprunteurs d’Amérique latine et d’Europe ont suspendu les paiements de leurs obligations étrangères envers les détenteurs de titres étatsuniens. Leurs gouvernements ont simplement déclaré un moratoire unilatéral sur la dette et ont cessé de payer. Lors de la crise la plus récente, en revanche, il y a eu une insistance largement partagée sur la continuation du service de la dette, et jusqu’à présent il n’y a pas eu de décision unilatérale de suspension de paiement importante ou prolongée.

C’est assez troublant, car des recherches ont montré que la réponse politique dominante à la crise des années 1930 était en fait une bonne chose pour plusieurs des pays les plus endettés : alors que les suspensions de paiement ont exclu les pays en défaut des marchés internationaux des capitaux, l’argent qu’ils ont économisé dans le processus leur a permis de récupérer beaucoup plus rapidement que s’ils avaient continué de payer. Les défauts massifs ont également porté un coup déterminant au pouvoir de Wall Street, qui, au cours des décennies précédentes, avait de plus en plus poursuivi des buts impérialistes en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Il est donc clair que l’issue de la crise de la dette internationale des années 1930 contraste très nettement avec l’issue des crises de la dette contemporaine. Depuis le Mexique en 1982, la gestion internationale de la crise s’articule de plus en plus autour du décaissement de prêts de sauvetage massifs du FMI et d’une insistance quasi universelle sur le remboursement intégral, et dans les délais, de la dette. Les dettes peuvent parfois être restructurées, mais seulement à l’initiative des créanciers eux-mêmes. Le type de suspension unilatérale de paiement qui caractérisait les crises des années 1930 a été pratiquement éliminé. On attend maintenant des gouvernements emprunteurs qu’ils se comportent comme des « débiteurs responsables » et qu’ils ne cherchent jamais à engager une suspension de paiement, même partielle ou temporaire.

David Harvey exprime bien cela lorsqu’il écrit que « le cas du Mexique a démontré une différence clé entre la pratique libérale et néolibérale : dans le premier cas, les prêteurs assument les pertes qui découlent de mauvaises décisions d’investissement, tandis que dans le second, les emprunteurs sont forcés par les pouvoirs étatiques et internationaux à prendre en charge le coût du remboursement des dettes, quelles qu’en soient les conséquences sur les moyens de subsistance et le bien-être des populations locales ».


En effet, l’un des arguments qui revient dans ton livre est l’idée que le capitalisme, et plus précisément le néolibéralisme, est incompatible avec la démocratie. Pourrais-tu préciser ce que tu entends par là ?

Il ne fait aucun doute que l’approche néolibérale de la gestion des crises a eu de profondes répercussions sur la démocratie dans les pays débiteurs. Lorsque les créanciers internationaux deviennent si puissants qu’ils peuvent exclure a priori certaines réponses politiques, et une fois qu’il est fermement établi que les gouvernements emprunteurs essaieront toujours – et devraient toujours essayer – de presser leurs sociétés jusqu’à la dernière goutte de sang afin de rembourser, nous devons nous demander dans quelle mesure ces États très endettés peuvent encore être considérés comme des acteurs souverains à part entière.

Si l’on observe le cas de la Grèce, nous devons très clairement répondre à cette question par la négative : la décision du gouvernement de Syriza d’ignorer simplement le résultat du référendum anti-austérité de 2015 ne saurait en aucun cas être considérée comme une décision souveraine ou démocratique. Ce que je trouve personnellement particulièrement fascinant, c’est à quel point cette observation semble être devenue incontestée dans les cercles des classes dominantes au cours de la dernière décennie. Il a toujours été très clair, pour tous les acteurs concernés, que la démocratie grecque devrait se mettre en retrait afin de satisfaire la priorité absolue du remboursement de la dette. Comme le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble l’a dit franchement avant les élections de 2012, les Grecs « peuvent voter comme ils l’entendent, mais quel que soit le résultat des élections, il ne changera rien à la situation réelle dans le pays ».

Je pense que l’un des problèmes de cette approche ouvertement antidémocratique est qu’elle a réussi, dans une certaine mesure, à atténuer notre indignation face à cet état de choses. C’est comme si nos suzerains technocrates et leurs larbins néolibéraux dans les universités et les médias ne ressentaient même plus le besoin de s’en excuser. On tient simplement pour acquis que l’ascendant de la finance internationale avalerait la démocratie – et que nous ne pouvons vraiment rien y faire. Au plus fort de la crise de la zone euro, le Financial Times a même publié un article d’opinion dans lequel il célébrait amèrement le fait que « les marchés financiers agissent comme un supra-gouvernement mondial » – ce qui est censé être une bonne chose car cela permet à ces marchés d’imposer une discipline bien nécessaire à des emprunteurs irresponsables comme la Grèce.

Cette dynamique évoque inévitablement le souvenir de l’impérialisme du 19e siècle, où les États créanciers envoyaient régulièrement des canonnières et abrogeaient la souveraineté nationale pour obliger les débiteurs délinquants à rembourser. Cependant, certains des changements structurels plus profonds de l’économie capitaliste mondiale qui ont conduit à ces développements sont sans doute encore plus troublants. De mon point de vue, la crise de la démocratie aujourd’hui va beaucoup plus loin qu’une simple atteinte à la souveraineté nationale par des organisations supranationales et des puissances économiques mondiales – ce qui est en tout cas une critique assez superficielle qui pourrait tout aussi bien être faite par des antimondialistes de droite nationaliste.


À quels types de changements structurels fais-tu référence ici ?

L’un des problèmes plus profonds, à mon sens, est que le processus de financiarisation a permis à la finance de pénétrer toujours plus profondément dans la vie sociale et politique. Indépendamment de toute préoccupation concernant la souveraineté nationale, cette évolution a progressivement réduit la résilience collective de la société aux chocs économiques extérieurs et nous a tous rendus de plus en plus dépendants de la circulation continue du crédit – et donc de la stabilité des marchés financiers – pour notre propre subsistance. Pensez, par exemple, aux placements de retraite de nombreuses personnes de la classe ouvrière et de la classe moyenne sur le marché boursier, ou à l’épargne que nous pouvons avoir sur nos comptes bancaires. Ces placements et cette épargne seraient directement menacés en cas de défaut de paiement sur la dette souveraine. La finance nous a bel et bien pris en otage.

Il en résulte que les gouvernements débiteurs, mais aussi de nombreux électeurs et électrices, sont devenus de plus en plus conservateurs et prudents dans leurs rapports avec cette entité mystérieuse que nous appelons « les marchés ». On pourrait comparer cela à une version politique du syndrome de Stockholm : les décideurs et décideuses politiques d’aujourd’hui, même celles et ceux de gauche, sont de plus en plus attentifs à éviter le type de politiques qui pourraient être perçues comme hostiles aux investisseurs ; ils et elles commencent à nommer des technocrates à des postes clés dans les ministères des Finances, et commencent à rendre les décisions politiques systématiquement imperméables aux pressions populaires – tout cela étant justifié par la crainte vaguement formulée que « céder au peuple » puisse « perturber les marchés » et ainsi provoquer une hausse des coûts de l’emprunt, avec des conséquences négatives pour la capacité du gouvernement à garder une crédibilité devant ses électeurs.

Bien sûr, certaines de ces craintes sont très probablement fantasmées ou exagérées, et les gouvernements ont parfois beaucoup plus de marge de manœuvre qu’ils ne le pensent ou qu’ils ne le prétendent. Pourtant, il n’y en a pas moins une véritable force matérielle derrière le virage antidémocratique pris dans les pays capitalistes avancés. Tout particulièrement, la financiarisation a sapé le contrôle de la société sur la création et la circulation du crédit – c’est-à-dire de la monnaie. Cela signifie qu’en temps de crise, en particulier, la puissance combinée des marchés financiers et des créanciers institutionnels – sous la forme d’une menace collective de ne plus accorder de crédit international – sera souvent assez forte pour contraindre à rentrer dans le rang même les plus réfractaires des emprunteurs lorsque ceux-ci sont dépendants du crédit. L’expérience tragique du premier gouvernement Syriza en est un bon exemple.


L’un des arguments que tu avances pour expliquer pourquoi les États continuent de rembourser les créanciers est que les représentants du gouvernement craignent que le défaut de paiement ne nuise aux détenteurs de capitaux au niveau national. Peux-tu nous dire comment cet argument général est illustré dans les cas particuliers du Mexique, de l’Argentine et de la Grèce, que tu as examinés dans ton étude ?

Absolument – c’est un point essentiel. J’ai déjà fait allusion à certains des risques auxquels les travailleurs et travailleuses font face en cas de défaut de paiement : ils et elles peuvent y perdre leurs économies de toute une vie, ou bien perdre leur emploi et avoir de plus en plus de mal à accéder aux biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base. Mais les travailleurs et travailleuses seront aussi les premiers à pâtir des mesures d’austérité mises en œuvre pour payer la dette, ainsi que des réductions des salaires et des pensions, de la suppression des allocations publiques, de la privatisation des actifs de l’État – c’est-à-dire tout ce à quoi les gouvernements débiteurs doivent s’engager lorsqu’ils signent un programme du FMI. Si les citoyen·ne·s ordinaires considéraient cette deuxième option comme plus coûteuse que la première, ils et elles pourraient en arriver à privilégier la suspension de paiement plutôt que le remboursement continu.

La situation est très différente pour les classes les plus aisées, qui ont tendance à être beaucoup plus exposées à la dette de leurs propres gouvernements. Les investisseurs locaux peuvent détenir des obligations d’État, par exemple, ou des actions d’entreprises financières qui en détiennent. En règle générale, les capitalistes nationaux ont tendance à dépendre de la stabilité financière pour pouvoir continuer à accéder au crédit et à l’investissement. L’ensemble du système commercial international repose sur l’octroi constant de crédits à l’exportation et à l’importation à court terme, ce qui rend les capitalistes tant industriels que marchands très réticents à perturber l’ordre financier dominant. En règle générale, on constate donc que les élites politiques et économiques des pays débiteurs ont tendance à s’opposer farouchement au défaut de paiement et feront tout ce qui est en leur pouvoir pour l’éviter.

Cela peut paraître évident, mais c’est un constat important, souvent ignoré par les économistes néoclassiques, qui ne reconnaissent pas ce conflit de classes fondamental au cœur de la question du remboursement de la dette souveraine. Pour eux, un pays rembourse simplement parce que c’est dans le meilleur intérêt du pays dans son ensemble. En réalité, les pays fortement endettés ne sont nullement des acteurs unifiés : ils ont tendance à être divisés à l’intérieur du pays et déchirés par de profonds conflits de classes quant à savoir qui doit assumer le fardeau de l’ajustement à la crise. Dans les luttes sociales et politiques qui en résulteront, les élites nationales mobiliseront toutes leurs forces pour tenter d’empêcher le pays de sombrer dans la faillite. Nous l’avons vu très clairement dans le cas de la Grèce, avec la campagne agressive et alarmiste de l’oligarchie propriétaire des médias contre le vote du « Non » lors du référendum anti-austérité de juillet 2015.

Tandis que les responsables européens font régulièrement des reproches à leurs homologues grecs pour leur manque supposé de fiabilité et leur réticence à mettre en œuvre des réformes clés du marché, la vérité est que les partis de l’establishment grec – et leurs riches compères capitalistes auxquels ils étaient associés – ont toujours fermement insisté pour rembourser la dette et n’ont jamais menacé de suspendre unilatéralement les paiements. Cela reflète une tendance plus large que j’ai observée dans les cas du Mexique et de l’Argentine également. Dans ces deux pays, les élites nationales ont aussi activement collaboré avec les créanciers internationaux pour imposer des mesures d’austérité draconiennes à leurs propres classes travailleuses afin de libérer des ressources pour le service de la dette extérieure.

Nous pouvons donc conclure que l’issue des crises contemporaines de la dette, favorable aux créanciers, n’est jamais simplement imposée depuis l’étranger. Les capitalistes nationaux, les technocrates financiers et les politiciens de l’establishment des pays débiteurs jouent tous un rôle crucial de passerelle vers la finance internationale, agissant essentiellement comme contremaîtres sur le terrain.


Tu soutiens que l’approche néolibérale de la gestion des crises de la dette, qui prédomine depuis la crise mexicaine de 1982, a eu des résultats catastrophiques pour le niveau de vie des classes subalternes. Dans quel sens cette approche a-t-elle spécifiquement touché les pauvres ?

Oui, de toute évidence les conséquences sociales de tout cela ont été horribles. Au Mexique et dans une grande partie de l’Amérique latine, on se souvient encore des années 1980 comme de la década perdida, ou « la décennie perdue », durant laquelle des millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Des études ultérieures des programmes d’ajustement structurel du FMI dans la région ont révélé un biais constant en faveur de la classe capitaliste : la part du revenu du travail a diminué sur le continent, tant en termes absolus que relatifs. À la fin de la décennie, même l’économiste en chef de la Banque mondiale a été contraint de reconnaître que « l’essentiel du fardeau a été porté par les salarié·e·s des pays débiteurs ». Le directeur de l’UNICEF a estimé qu’il n’était « guère exagéré de dire que les riches avaient obtenu les prêts tandis que les pauvres avaient hérité des dettes ».

Pourtant, ces mêmes programmes d’ajustement désastreux du FMI ont par la suite été réimposés à d’innombrables pays en développement dans les années 1990 et ont servi de base à la réponse institutionnelle à la crise de la dette de la zone euro des années 2010. Bien sûr, le FMI a affirmé à maintes reprises qu’il avait changé sa façon de faire depuis les années 1980, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Même les évaluateurs internes du FMI ont été extrêmement critiques à l’égard du rôle du FMI dans la gestion de la crise de la dette grecque, concluant que « le fardeau de l’ajustement n’était pas réparti de manière égale dans la société », que « l’appropriation du programme était limitée » et que « les risques étaient explicitement identifiés ».

De toute évidence, si vous répétez ce genre de réaction politique désastreuse encore et encore, pendant quatre décennies d’affilée, dans des dizaines et des dizaines de pays, les populations commenceront à se demander à raison s’il y a vraiment une méthode quelconque justifiant cette folie. Pour la plupart des observateurs raisonnables, il devrait maintenant être très clair que, si les programmes d’ajustement du FMI ont servi à quelque chose, cela a bien été de protéger systématiquement des coûts de l’ajustement tant les créanciers privés que les élites fortunées des pays débiteurs. Il y a une politique de classe sans fard au cœur des interventions du FMI, qui est devenue presque indéniable à la suite des crises récurrentes de la dette dans les années 1980, 1990 et 2010.


Pour revenir spécifiquement sur le cas grec : penses-tu que la victoire des créanciers était inévitable ?

Pas nécessairement. Je pense que des alternatives restent possibles, même dans le cadre très restrictif de la zone euro. Mais pour défier le pouvoir structurel des créanciers internationaux dans un contexte de mondialisation des marchés financiers et de dépendance généralisée à l’égard du crédit, il faut faire preuve d’une immense ingéniosité, d’une grande préparation et d’une détermination inébranlable – toujours combinées à une forte pression populaire par le bas. Malheureusement, ce sont précisément ces qualités qui faisaient défaut au sein du gouvernement Syriza en 2015.

Ce qui m’a le plus frappé dans l’expérience de courte durée de Syriza contre l’austérité, c’est l’incapacité apparente, non seulement de la direction du parti, mais aussi de certains de ses membres les plus affirmés de « l’opposition interne », à présenter une stratégie crédible pour neutraliser les principales armes de l’adversaire, à savoir le contrôle par ce dernier de l’offre internationale de crédit et son assistance visant à fournir en liquidités le système bancaire grec. Il a toujours été assez évident qu’en cas de non-conformité, les créanciers et la Banque centrale européenne fermeraient simplement les robinets et saigneraient à blanc le gouvernement grec. Pour contrer cela, il aurait fallu exercer un certain contrôle sur le crédit intérieur et la circulation monétaire. En l’absence d’une monnaie nationale et d’une banque centrale indépendante, la seule façon de prendre ce type de contrôle aurait été de mettre en place un système de paiement parallèle.

C’est précisément ce que le ministre des Finances Yanis Varoufakis a proposé au plus fort de la crise, après la victoire retentissante du camp anti-austérité lors du référendum de juillet, mais sa proposition a été rejetée par le Premier ministre Tsipras et les plus puissants dirigeants du parti. Bien que je n’aie jamais vraiment été un admirateur de son style fanfaronnant, je tiens à souligner que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis était extrêmement intéressante en théorie. Cela démontre qu’il a été l’une des rares personnalités au sein du gouvernement à être conscient de l’asymétrie structurelle de pouvoir entre la Grèce et ses créanciers, soulignant la nécessité de réduire la dépendance du pays à l’égard du crédit et des liquidités afin d’échapper à la stratégie brutale de l’asphyxie des créanciers.

Dans le même temps, cependant, j’ai de sérieux doutes quant à la faisabilité pratique de la proposition de Varoufakis compte tenu de sa complexité technique et de la mauvaise préparation de Syriza à une telle éventualité. Nous devons garder à l’esprit que les ministres de Syriza n’avaient même pas un contrôle efficace sur la bureaucratie d’État à ce stade. Le parti était divisé en interne, et ni ses dirigeants ni l’opposition interne de la Plateforme de gauche n’avaient une compréhension très claire des forces auxquelles ils étaient confrontés. Quant à Varoufakis, c’est une chose d’avoir une idée brillante, mais c’en est une autre d’avoir la capacité politique de la réaliser – dans un délai très limité et dans des conditions de contrainte extrême.

Quoi qu’il en soit, à mes yeux, la principale conclusion est que l’issue de la crise grecque n’a jamais été simplement gravée dans le marbre. Je crois qu’il y avait des alternatives sur la table et que les choses auraient pu se passer différemment, mais qu’il aurait fallu beaucoup plus de préparation et d’efficacité politique de la part du gouvernement Syriza, et beaucoup plus d’ouverture à la participation populaire et à la mobilisation sociale.

Lorsque la population a finalement été impliquée dans le processus politique par le biais du référendum anti-austérité, l’énergie populaire a rapidement débordé la capacité qu’aurait pu avoir le gouvernement à la réguler ou à la contenir. Pour moi, les manifestations de masse et le résultat marquant du référendum démontrent que le peuple grec a été la véritable force radicale et créative dans cette affaire ; il était prêt à pousser la confrontation avec les créanciers européens bien plus loin que son Premier ministre qui, lui, frémissait. Je crois qu’il était possible de tirer parti de cette énergie populaire et de radicaliser l’opposition aux demandes des créanciers.


Est-ce que le Grexit constituait une solution alternative ?

Le Grexit a toujours été une issue possible et l’intransigeance des créanciers l’a rendue plus probable. Mais de façon réaliste, un Grexit contrôlé aurait exigé des arrangements encore plus complexes que la proposition de système de paiement parallèle de Varoufakis, et je ne vois encore aucune preuve que de tels préparatifs aient atteint un point qui aurait permis de mettre en œuvre cette option de façon responsable, d’une manière qui aurait permis au gouvernement Syriza de survivre aux retombées qui en auraient découlé.

De toute évidence, on a beaucoup parlé d’un plan B au plus fort de la crise, mais il y a eu une sous-estimation lamentable de l’immense complexité de la situation et de l’énorme bouleversement social et économique que le Grexit aurait causé à court terme. Tout cela a été combiné avec ce qui semblait être une hypothèse plutôt naïve selon laquelle la finance internationale cesserait d’une manière ou d’une autre d’exercer sa force oppressive sur l’autonomie fiscale et monétaire de la Grèce une fois celle-ci hors de la zone euro, comme si le Grexit équivalait à la réalisation de la souveraineté complète et à la fin de la poigne de fer de la finance mondiale.

Néanmoins, même s’il ne faudrait pas idéaliser cela comme une panacée ou une voie facile, je crois qu’on peut encore défendre raisonnablement l’idée selon laquelle même un Grexit désordonné et extrêmement turbulent aurait été, à moyen et long terme, préférable à l’éternel esclavage pour dette souveraine dans lequel la Grèce se trouve toujours enchaîné aujourd’hui. La capitulation de Tsipras a effectivement soumis la population à un état permanent de servitude pour dette. En fin de compte, il n’y avait pas de bonnes options – mais l’adoption par Tsipras du mantra néolibéral selon lequel « il n’y a pas d’alternative » (There is no alternative) était le pire résultat possible.

Dans le livre, j’accorde relativement peu d’attention aux propositions des différentes factions de la gauche grecque. J’étais plus intéressé à identifier les évolutions des rapports de forces qui rendent ces politiques alternatives de plus en plus difficiles – mais pas impossibles – à réaliser dans la pratique. À cet égard, il est absolument crucial de se rappeler que le principal responsable de l’issue de la crise n’est pas la gauche grecque, mais les créanciers européens et la finance internationale en général. La gauche internationale devrait assumer sa responsabilité partielle dans l’issue de cette crise de par son incapacité à résister de manière adéquate à ces puissances créancières dans nos propres pays. Oui, la direction de Syriza a sans doute déçu ses électeurs, mais la véritable leçon à retenir ici est que le reste d’entre nous avons déçu la Grèce en manquant à nos responsabilités.

Faut-il s’étonner qu’un parti de gauche parvenu sans expérience au gouvernement, prenant ses fonctions dans un petit pays périphérique sans ressources financières, avec une économie en cours d’implosion et un système bancaire extrêmement faible, ait été écrasé par la puissance combinée de l’Union européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international ? Je pense qu’il est assez évident que les chances n’ont jamais été du côté de la Grèce. La véritable tragédie ici est que personne en Europe n’est vraiment venu en aide à la Grèce en ce moment crucial. Il n’y a pas eu de manifestations de masse à Berlin, Francfort, Paris ou Bruxelles. Les autres gouvernements des États débiteurs de l’UE ont pu facilement poignarder leurs homologues grecs dans le dos sans se heurter à une opposition significative dans leurs propres pays. La presse anglo-américaine a rapidement commencé à apprécier les facéties de Varoufakis, mais c’est à peu près tout.

Donc, à mon avis, la défaite de la gauche grecque a été une défaite pour la gauche européenne dans son ensemble. Notre échec a été collectif. Nous devons tirer les leçons de cette expérience ensemble et faire beaucoup mieux la prochaine fois. Plus important encore, nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire diviser si facilement. Nous avons besoin de ce à quoi le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara appelait déjà dans le contexte de la crise de la dette africaine des années 1980 : un front uni contre la dette. Ce n’est que lorsque les classes travailleuses des pays débiteurs commenceront à s’unir aux classes travailleuses des pays créanciers que nous pourrons commencer à envisager des changements significatifs. Comme l’a dit Sankara, un tel front uni « est le seul moyen d’affirmer que le refus de rembourser n’est pas une démarche agressive de notre part, mais une démarche fraternelle pour dire la vérité ».


Traduit de l’anglais par Nathan Legrand

Source http://www.cadtm.org/Nous-ne-pouvons-pas-payer-et-nous-ne-paierons-pas

Source originale en anglais : : Jacobin

Auteur.e Jerome Roos est économiste politique à la London School of Economics et rédacteur en chef de ROAR Magazine.

Auteur.e George Souvlis est doctorant en histoire à l’Institut universitaire européen de Florence et contributeur indépendant pour différentes revues progressistes dont Salvage, Jacobin, ROAR Magazine et Lefteast.

Commande groupée VioMe dernière semaine

Rappel : la date limite pour commander les produits VioMe approche (2 novembre)

Solidarité concrète avec les travailleurs de l’usine VIOME occupée et autogérée
à Thessalonique en Grèce

Après que leur usine ait été mise en faillite et abandonnée par les employeurs, les salariés depuis maintenant 6 ans l’ont reprise en coopérative ouvrière.

Ils fabriquent des produits d’entretien ménager écologiques qu’ils distribuent de manière militante. Ils sont menacés d’expulsion par la justice grecque. Ils en appellent à la solidarité internationale.

(Voir l’appel des Viome) https://www.grece-austerite.ovh/appel-des-viome/ et notre tract pour d’information Viome

Depuis 2016 afin de les soutenir, le collectif de Grenoble organise chaque année une commande groupée de leurs produits. Pour celle de 2019 vous trouverez :

– le catalogue et les prix (TTC)  : Catalogue et tarif VIOME 2019

– le bon de commande avec tous les renseignements utiles : Bon-de-commande-Viome-2019

Attention : la date limite de réception des commandes est fixée

au samedi 2 novembre 2019.

Le bon de commande et le chèque à l’ordre d’Attac 38 doivent être déposés ou envoyés à l’adresse suivante :
Attac Isère – Maison des associations – boîte n° 86, 6 rue Berthe de Boissieux 38000 GRENOBLE

La soirée du 22 octobre au club avec la projection du film Leoforio en présence de Shu Aiello a été l’occasion d’évoquer la viabilité d’une gestion en coopérative . Le collectif a présenté ses actions en soutien aux VioMe .

Contribuons par nos achats à soutenir cette lutte exemplaire !

21 novembre une soirée SOS MEDITERRANEE à Grenoble

Le collectif citoyen de Grenoble 

soutenu par Attac 38 et le CADTM

et SOS MEDITERRANEE

 

 

 

vous invitent à la projection – débat du film

10 jours en mer

La véritable histoire de l’Aquarius

en soutien à

SOS MEDITERRANEE

Jeudi 21 novembre – 20h00

 Maison des associations 6 rue Berthe de Boissieux – Grenoble

en présence de membres de SOS MEDITERRANEE

Ce documentaire retrace ce qu’il s’est passé à bord du navire humanitaire affrété par SOS MEDITERRANEE France quand il s’est retrouvé au cœur de l’une des plus graves tempêtes que l’Europe ait eues à affronter, en juin 2018.

SOS MEDITERRANEE est une association indépendante de tout parti politique et de toute confession, qui se fonde sur le respect de l’homme et de sa dignité, quelle que soit sa nationalité, son origine, son appartenance sociale, religieuse, politique ou ethnique.

SOS MEDITERRANEE a vocation à porter assistance à toute personne en détresse sur mer se trouvant dans le périmètre de son action, sans aucune discrimination. Les personnes concernées sont des hommes, femmes ou enfants, migrants ou réfugiés, se retrouvant en danger de mort lors de la traversée de la Méditerranée.

SOS MEDITERRANEE est financée par des dons privés et des subventions publiques. Les fonds collectés sont alloués à la location du bateau, aux frais quotidiens d’entretien et de sauvetage.

Entrée libre.

 

Pour nous aider à diffuser l’information SOS MEDITERRANEE 2019-11-21

Soirée organisée dans le cadre du festival des solidarités : le programme complet festisol2019-depliant

 

 

France : Plan d’urgence pour sauver l’hôpital public 

Lettre à Emmanuel Macron : Pour un « Plan d’urgence pour sauver l’hôpital public »

 par Collectif

Des drames se produisent, touchant toutes les catégories professionnelles de l’hôpital mais également les patients. Ces pertes de chance liées au manque de moyens sont inacceptables. On ne peut plus, vous ne pouvez plus attendre de nouveaux drames pour mettre en œuvre un plan d’urgence pour sauver l’hôpital public.

M. le Président de la République Française
Palais de l’Elysée
55 rue du Faubourg -Saint-Honoré
75008 Paris

Paris, le 26 septembre 2019

Monsieur le Président,

Le Grand débat que vous avez organisé a réclamé « plus de service public ». Il a mis au premier rang la Santé et l’Hôpital public.

Pourtant la situation sur le terrain est devenue réellement intenable : les difficultés d’accès aux soins s’accroissent, la qualité et la sécurité des soins se dégradent et nous observons l’épuisement et l’inquiétude des personnels hospitaliers.
Ces difficultés, les usagers de l’hôpital public les constatent tous les jours et en parlent dans les courriers qu’ils adressent aux directions hospitalières.

Des drames se produisent, touchant toutes les catégories professionnelles de l’hôpital mais également les patients. Ces pertes de chance liées au manque de moyens sont inacceptables. On ne peut plus, vous ne pouvez plus attendre de nouveaux drames pour mettre en œuvre un plan d’urgence pour sauver l’hôpital public.

Nous, usagers de la santé et citoyens, soutenons la demande des personnels hospitaliers d’un financement supplémentaire, nécessaire pour :

  • assurer l’ouverture de lits afin que les malades puissent être hospitalisés quand c’est nécessaire et qu’ils ne passent plus des heures voire des jours à attendre couchés sur des brancards ;
  • embaucher le personnel nécessaire dans tous les services pour assurer l’accueil, la sécurité, la qualité et la continuité des soins ;
  • revaloriser les salaires des personnels hospitaliers sachant que nous sommes en 26e position sur les 35 pays de l’OCDE pour le salaire des infirmières.

L’hôpital public a besoin de réformes mais aussi et surtout de moyens pour assurer ses missions dans des conditions acceptables pour les patients et pour les soignants.

Croyez, Monsieur le Président de la République, à notre meilleure considération.

Marie CITRINI, représentante des usagers, APHP
Thomas SANNIE, représentant des usagers, APHP

Personnalités ayant signé cette lettre à la demande du Collectif inter-hôpitaux et du Collectif inter-urgences, rassemblant médecins, personnels paramédicaux et usagers :

  • Christophe ANDRE psychiatre et auteur,
  • Pierre ARDITI comédien,
  • Yvan ATTAL comédien
  • Sébastien BALIBAR, physicien membre de l’Académie des sciences,
  • Christian BAUDELOT professeur de sociologie,
  • Jean BENGUIGUI, comédien
  • Tahar BENJELLOUN écrivain,
  • Alain BERTHOZ professeur au Collège de France
  • Dominique BLANC, comédienne,
  • Richard BOHRINGER comédien
  • Romane BOHRINGER comédienne,
  • Valérie BONNETON, comédienne,
  • Jean-Philippe BOTTON président de Médecin du monde,
  • Rony BRAUMAN ancien président de Médecins sans frontières,
  • Julia CAGE, professeur d’économie,
  • Alain CAILLE professeur émérite de sociologie,
  • Stéphane CARISTAN, ancien athlète de haut niveau,
  • Philippe CAUBERE comédien auteur
  • Patrick CHENE journaliste,
  • Jérôme COMMANDEUR, comédien,
  • Daniel COSTANTINI ex-entraîneur de l’équipe nationale de handball,
  • Thomas COUTROT économiste,
  • Jérôme CREEL économiste,
  • Pierre DELION, professeur émérite de pédo-psychiatrie,
  • Marie DESPLECHIN écrivaine,
  • Brigitte DORMONT professeur d’économie de la santé,
  • Didier FASSIN professeur au collège de France,
  • Cynthia FLEURY professeur de philosophie,
  • Florence FORESTI comédienne,
  • Jean GADREY professeur honoraire d’économie ,
  • Charlotte GAINSBOURG comédienne et chanteuse,
  • Anouk GRINBERG comédienne,
  • Robert GUEDIGUIAN cinéaste,
  • Claire HEDON, présidente ATD Quart Monde,
  • François HERAN professeur au Collège de France,
  • Eric HEYER professeur d’économie,
  • Emmanuel HIRSCH professeur d’éthique médicale,
  • Georges-François HIRSCH, ancien directeur de l’Opéra national,
  • Delphine HORVILLEUR Rabin,
  • Agnès JAOUI comédienne,
  • Hélène JOLIOT-LANGEVIN, physicienne
  • Axel KAHN, ancien président d’université,
  • Sandrine KIBERLAIN,
  • Bernard LAHIRE professeur de sociologie,
  • Philippe LANCON,
  • Thierry LANG professeur de santé publique
  • Guillaume LECOINTRE professeur du muséum d’histoire naturel
  • Céline LEFEVE philosophe, directeur de la chaire « Philosophie à l’hôpital »
  • Vincent LINDON, comédien,
  • Jean-Louis LIVI comédien, producteur de cinéma,
  • LOMEPAL, chanteur,
  • Clara LUCIANI, chanteuse,
  • Claire MARIN professeur de philosophie,
  • Dominique MEDA, professeur de sociologie,
  • Gilbert MONTAGNE chanteur auteur-compositeur,
  • Gérard MORDILLAT, écrivain,
  • François MOREL comédien,
  • Gérard NOIREL, historien
  • Albert OGIEN, directeur de recherche CNRS en sociologie
  • Corine PELLUCHON professeur de philosophie,
  • Thomas PIKETTY économiste
  • Mazarine PINGEOT écrivaine,
  • Dominique PLIHON, professeur émérite d’économie
  • Denis PODALYDES comédien,
  • Pierre SALAMA, professeur émérite d’économie
  • Malik SALEMKOUR président de la ligue des droits de l’homme
  • Véronique SANSON chanteuse,
  • Fabienne SERVAN-SCHREIBER productrice de film
  • Alexis SPIRE politiste, directeur de recherche au CNRS,
  • Antoine SPIRE journaliste
  • Henri STERDYNIAK économiste,
  • Alain SUPIOT professeur émérite au Collège de France
  • Bertrand TAVERNIER réalisateur,
  • Philippe TORRETON comédien,
  • Philippe VILAIN, écrivain,
  • Michel VINAVER écrivain de théâtre,
  • Florence WEBER professeur de sociologie
  • Jacques WEBER acteur et réalisateur,
  • Frédéric WORMS philosophe

SIGNATURE sur le site CHANGE.ORG « Il faut un plan d’urgence pour sauver l’hôpital public

Crises sociales, crises démocratiques, crise du néolibéralisme

Crises sociales, crises démocratiques, crise du néolibéralisme Par Romaric Godin

Le monde se hérisse de tensions sociales avec un point commun : le rejet des inégalités et de la perte de contrôle démocratique. Le moteur de la contestation pourrait bien être la perte de pertinence du néolibéralisme face aux défis du moment. En cherchant la fuite en avant, il aggrave sa propre crise et ouvre la porte à l’affrontement. 

Les militaires dans les rues de Santiago du Chili, la place Urquinaona de Barcelone en flammes, des barricades qui hérissent les rues de Beyrouth… Pendant que la France politique et médiatique se passionne pour un voile, le monde semble s’embraser. Car ces scènes d’émeutes violentes qui ont marqué les derniers jours ne sont pas isolées. Elles viennent après des scènes similaires en Équateur, en Haïti (où le soulèvement populaire se poursuit), en Irak, en Égypte, en Indonésie, à Hong Kong, en Colombie… Sans compter les mouvements moins récents au Zimbabwe, au Nicaragua, en Roumanie et en Serbie durant l’hiver dernier ou, bien sûr, le mouvement des gilets jaunes en France.

Évidemment, il est possible de ne voir dans tous ces événements que des mouvements locaux répondant à des cas précis : la pauvreté endémique en Haïti, la persistance du militarisme de la droite chilienne, la dollarisation partielle ou totale des économies équatorienne et libanaise, le refus de l’Espagne de reconnaître l’existence d’une « question catalane » ou encore l’aspiration démocratique de Hong Kong. Toutes ces explications sont justes. Mais sont-elles suffisantes ? Les mouvements sociaux ou démocratiques locaux ont toujours existé, mais qu’on le veuille ou non, la particularité du moment est bien qu’ils surgissent au même moment. Immanquablement, cet aspect contemporain des révoltes sur les cinq continents amène à penser qu’il existe bien un lien entre elles.

Le néolibéralisme veut vivre et aggrave sa propre crise

Ce lien pourrait bien se trouver dans la grande crise dans laquelle le monde est entré en 2007-2008. Au-delà de ce qu’en retiennent la plupart des observateurs, le « grand krach » qui a suivi la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, cette crise est bien plus profonde et elle s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Car ce n’est pas une simple crise financière ou économique, c’est la crise d’un mode de gestion du capitalisme, le néolibéralisme, qui se fonde sur la mise au service du capital de l’État, la financiarisation de l’économie et la marchandisation de la société.

Comme celle des années 1930 ou 1970, la crise actuelle remet en cause profondément le fonctionnement contemporain du capitalisme. Ces crises sont souvent longues et accompagnées de périodes de troubles. Comme l’a montré l’historien Adam Tooze dans Le Déluge (Les Belles Lettres, 2015), la crise de 1929 n’est pas le début d’une perturbation du capitalisme, laquelle a commencé pendant la Première Guerre mondiale et n’a réellement trouvé son issue qu’après cette Grande Guerre. Quant au néolibéralisme, il ne s’est imposé que dans les années 1990, vingt ans après le début de la crise de l’ancien paradigme.

Aujourd’hui encore, la crise est longue et s’approfondit à mesure que le néolibéralisme se débat pour ne pas mourir. Or en voulant survivre, il pousse le monde dans l’abîme. Car, certes, le néolibéralisme a survécu au choc de 2008 et il a même pu revenir après 2010 pour proposer comme solutions au monde l’austérité budgétaire et les « réformes structurelles » visant à détruire les protections des travailleurs et des plus fragiles. Mais en cherchant à rester dominant, le néolibéralisme a encore approfondi sa propre crise.

Le premier salut de ce système économique mondial a été en effet une fuite en avant dans la croissance menée principalement par un régime chinois soucieux de continuer à alimenter la demande occidentale, dont vit son système économique. Et cette fuite en avant s’est traduite par une surproduction industrielle inouïe qui n’est pas pour rien dans la dégradation brutale de la situation climatique actuelle. Quelques chiffres le prouveront aisément. La Chine produit en deux ans plus d’acier que le Royaume-Uni, qui fut longtemps le premier producteur mondial, en 150 ans et plus de ciment que les États-Unis au cours de tout le XXe siècle. Cette stratégie a échoué. Elle a conduit à un ajustement de l’économie chinoise qui a frappé directement ses fournisseurs émergents, du Brésil à l’Argentine en passant par l’Équateur et le Venezuela. Tous ont vu disparaître la manne des matières premières et ont dû ajuster leurs politiques.

L’autre moteur de la sauvegarde du néolibéralisme a été la politique monétaire conçue comme un moyen d’éviter toute relance budgétaire dans les pays occidentaux, mais qui, en réalité, n’est parvenue à sauver que le secteur financier et les grands groupes multinationaux. Ce plan de sauvetage du néolibéralisme a profondément échoué. La croissance mondiale n’a pas redécollé et la productivité est au plus bas malgré la « révolution technologique ». Le secteur privé investit trop peu et souvent mal. Depuis quelques mois, l’économie mondiale est entrée dans une phase de nouveau ralentissement.

Dans ces conditions, l’application continuelle des réformes néolibérales pour sauvegarder les marges des entreprises et les revenus des plus riches a eu également un effet aggravant. On l’a vu : les profits sont mal ou peu investis, la productivité ne cesse de ralentir et la richesse à partager est donc moins abondante. Mais puisque, pour réagir à ce ralentissement, on donne encore la priorité aux riches et aux entreprises, donc à ceux qui investissent mal ou peu, alors les inégalités se creusent encore plus. Dans cette logique, dès qu’un ajustement doit avoir lieu, on réclame aux plus modestes une part d’effort plus importante : par une taxe proportionnelle comme celle sur les appels Whatsapp au Liban, par la fin des subventions pour les carburants en Équateur ou en Haïti ou encore par la hausse du prix des transports publics au Chili. Toutes ces mesures touchent de plein fouet les besoins des populations pour travailler et générer des revenus.

Quand bien même le différentiel de croissance rapprocherait les économies émergentes de celles de pays dits plus avancés et ainsi réduirait les inégalités au niveau mondial, dans tous les pays, les inégalités nationales se creusent plus que jamais. C’était le constat que faisait l’économiste Branko Milanović dans Inégalités Mondiales (2016, traduit par La Découverte en 2018) qui y voyait un retour de la question des classes sociales. C’est donc bien à un retour de la lutte de classes que l’on assiste au niveau mondial.

Longtemps, on a pensé que la critique du néolibéralisme était un « privilège de riches », réservée aux pays les plus avancés qui ne connaissaient pas les bienfaits de ce système. D’une certaine façon, la hausse des inégalités était le prix à payer pour le développement. Et il fallait l’accepter au nom de ces populations que l’on sortait de la misère. Mais ce discours ne peut plus fonctionner désormais et c’est la nouveauté de la situation actuelle. La contestation atteint les pays émergents. Le coup d’envoi avait été donné dès 2013 au Brésil, juste après le retournement du marché des matières premières, avec un mouvement social inédit contre les mesures de Dilma Rousseff prévoyant une hausse du prix des transports publics. Désormais, la vague s’intensifie et touche des pays qui, comme le Chili, ont longtemps été présentés par les institutions internationales comme des exemples de réussite et de stabilité.

Dans ces pays émergents, le ressort du néolibéralisme s’est aussi brisé. Son besoin de croissance et de concurrence le mène dans l’impasse : alors que la croissance est moins forte, la réalité des inégalités apparaît tandis que les hausses passées du niveau de vie font perdre de la compétitivité dans un contexte de ralentissement du commerce mondial. Le mirage d’un rattrapage des niveaux de vie avec les pays les plus avancés, la grande promesse néolibérale, disparaît avec les mesures déjà citées. Aucune solution n’est proposée à ces populations autre qu’une nouvelle paupérisation.

Le retour de la question sociale

Mais le néolibéralisme n’en a que faire. Enfermé dans sa logique de croissance extractiviste et comptable, il s’accroche à ses fantômes : la « théorie du ruissellement », la courbe de Laffer ou encore le « théorème de Coase » voulant que les questions de justice distributive doivent être séparées de la réalité économique. Il le fait grâce à un autre de ses traits saillants : « l’encadrement » de la démocratie. « L’économique » ne saurait relever du choix démocratique, il doit donc être préservé des « affects » de la foule ou, pour reprendre le mot devenu célèbre d’Emmanuel Macron, de ses « passions tristes ». Mais cet enfermement est de moins en moins possible alors que les inégalités se creusent et que la crise climatique s’exacerbe. Après cinq décennies de démocratie encadrée, les populations réclament que l’on prenne en compte leurs urgences et non plus celles des « marchés » ou des « investisseurs ».

La crise actuelle du néolibéralisme a donc trois faces : une crise écologique, une crise sociale et une crise démocratique. Le système économique actuel est incapable de répondre à ce qui devient trois exigences profondes. Face à l’urgence écologique, il propose de répondre par les marchés et la répression fiscale de la consommation des plus faibles. Face à l’urgence sociale et démocratique, la réponse est l’indifférence. Car en réalité, répondre à ces demandes supposerait un changement profond de paradigme économique.

Investir pour le climat supposerait ainsi de réorienter entièrement les investissements et de ne plus fonder l’économie uniquement sur une croissance tirée par les bulles immobilières et financières. Cela supposerait donc une remise à plat complète du système de création monétaire, ce qui est en germe dans le Green New Deal proposé aux États-Unis et qui effraie tant les économistes néolibéraux. Car, dès lors, la transition climatique ne se fera plus contre les classes sociales fragilisées mais avec elles. En assurant une redistribution massive des ressources au détriment des plus riches, on donnera ainsi aux classes les plus modestes les moyens de vivre mieux sans détruire la planète. Enfin, une association plus étroite des populations aux décisions permettrait de contrôler que ces dernières ne se font pas pour l’avantage des plus riches et du capital, mais bien de l’intérêt commun. Or, c’est précisément ce que le néolibéralisme a toujours rejeté : cette capacité de la démocratie à « changer la donne » économique. Précisément ce dont le monde a besoin aujourd’hui.

Autrement dit : ces trois urgences et ces trois exigences sont profondément liées. Reposer la question sociale, c’est nécessairement aujourd’hui poser une question démocratique et écologique. Mais comme ce changement est profondément rejeté par le néolibéralisme et les États qui sont acquis à sa logique, il ne reste alors que la rue pour exprimer son besoin. C’est ce qui est sur le point de se cristalliser aujourd’hui. Selon les régions, les priorités peuvent être différentes, mais c’est bien un même système qui est remis en cause, ce néolibéralisme global. Au reste, tous les mouvements connaissent une évolution où la question démocratique et sociale se retrouve, parfois avec des préoccupations écologiques conscientes. Partout, donc, la contestation est profonde et touche au système économique, social et politique.

Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux samedi 19 octobre, on voit des policiers espagnols frappant les manifestants indépendantistes catalans dans les rues de Barcelone. Sur le mur, un graffiti en catalan se détache : « aço és llutta de classe », « ceci est une lutte de classe ». Derrière la question nationale catalane s’est toujours placée la revendication d’une société plus juste et redistributive. Lorsque frappe la répression, cette réalité reprend le dessus. La volonté de reprendre le contrôle démocratique en Catalogne traduit aussi des priorités sociales et écologiques (un des condamnés par la justice espagnol, Raül Romeva, a été un élu écologiste avant de rejoindre le mouvement indépendantiste).

En France, le mouvement des gilets jaunes ne s’est pas arrêté à une simple « jacquerie fiscale » et la fin de la hausse de la taxe carbone n’a pas mis fin au mouvement. Ce dernier a remis en cause la pratique démocratique du pays et la politique anti-redistributive du gouvernement et le mouvement a même rejoint les mouvements écologistes, comme l’a montré l’occupation d’Italie 2 début octobre. Les angoisses de « fin du mois » et de « fin du monde » commencent à converger. En Équateur, la situation est assez comparable : la lutte contre la fin des subventions à l’essence a permis de mettre en avant l’ampleur des inégalités touchant les populations autochtones, lesquelles sont depuis des années en révolte contre la logique extractiviste de gouvernements à la recherche de dollars.

Au Liban, où sept personnes détiennent l’équivalent d’un quart du PIB, le rejet du plan de « réformes » prévoyant taxes pour les plus pauvres et privatisations s’est aussi accompagné d’un rejet du gouvernement qui, pourtant, regroupe l’essentiel des partis du pays. Ce lien entre mouvement social et démocratisation est également évident au Chili. À Hong Kong, la contestation démocratique contre un régime chinois qui cherche à tout prix à cacher la crise de son modèle économique a pris un tournant social évident.

Cette crise n’est qu’un début. Rien ne permet d’espérer que cette crise néolibérale se règle rapidement, bien au contraire. Aux pressions sociales vont s’ajouter les catastrophes climatiques à répétition, comme celles qu’ont connues les Caraïbes depuis quelques années, qui ne feront que dégrader les conditions sociales. Surtout, les États semblent incapables de trouver d’autres solutions que celles issues du bréviaire néolibéral. Certes, en Équateur ou au Liban, les manifestants ont obtenu satisfaction avec le retrait des projets contestés. Au Liban, une mesure redistributive, une taxe sur les bénéfices bancaires a même été accordée. Mais ces victoires sont fragiles et, comme on l’a vu, elles n’épuisent ni les problèmes sous-jacents, ni les revendications démocratiques.

Confronté à ce conflit permanent et à la contestation de son efficacité, le néolibéralisme pourrait alors se durcir et se réfugier derrière la « violence légitime » de l’État pour survivre. Comme Emmanuel Macron en France qui justifie toutes les violences policières, Pedro Sánchez en Espagne, qui n’a visité que des policiers blessés à Barcelone ce 21 octobre ou Sebastián Piñera, le président chilien invité du G7 de Biarritz en septembre, qui a fait ses annonces sous le regard de militaires comme jadis Augusto Pinochet… Ce dernier a ouvertement déclaré : « Nous sommes en guerre », à propos des manifestants. La guerre sociale devient donc mondiale et elle implique le néolibéralisme et ses défenseurs contre ses opposants.

Devant la violence de cette guerre et l’incapacité des gouvernants à dépasser le néolibéralisme, on assisterait alors à une convergence du néolibéralisme, autrement dit de la défense étatique des intérêts du capital, avec les mouvements néofascistes et nationalistes, comme cela est le cas depuis longtemps déjà dans les anciens pays de l’Est ou, plus récemment, dans les pays anglophones, mais aussi désormais en Inde et en Chine. Le besoin de stabilité dont le capital a si impérieusement besoin ne pourrait alors être acquis que par une « militarisation » de la société qui accompagnerait sa marchandisation. Le néolibéralisme a prouvé qu’il n’était pas incompatible avec cette évolution : son laboratoire a été… le Chili de Pinochet, un pays alors verrouillé pour les libertés, mais fort ouvert aux capitaux étrangers. Ce retour de l’histoire pourrait être un présage sinistre qui appelle désormais à une réflexion urgente sur la construction d’une alternative sociale, écologique et démocratique.

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/211019/crises-sociales-crises-democratiques-crise-du-neoliberalisme?onglet=full

 

Moria à Lesbos Nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas

2 articles celui de Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux pour la mandature 2018-2020 et de Cécile de Kervasdoué journaliste

15/10/19  POINT DE VUE. Je reviens de Moria…

Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, revient du camp de migrants de Moria (Grèce). « L’avenir des droits de l’homme se joue à Moria, à quelques kilomètres des côtes turques qui baignent dans la lumière dorée du soleil d’automne. Et nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas ! » alerte-t-elle.

Je reviens de Moria. Moria, sur l’île grecque de Lesbos. À 15 km des côtes turques. Une terre de l’Union européenne. Une île où notre droit commun européen s’applique. Celui de l’Union et celui de la Convention européenne des droits de l’homme.

Moria, 14 000 personnes livrées à elles-mêmes dans un camp prévu pour 3 000. 1 000 enfants sans aucun parent. On les appelle les « mineurs isolés ». Des montagnes de poubelles et une foule de gens agglutinés, certains à l’extérieur, devant des grillages, d’autres à l’intérieur de l’enceinte.

Ils attendent d’hypothétiques entretiens qui marqueront le début de leur procédure d’asile. Des entretiens qu’ils attendront pendant des semaines, des mois, parfois même jusqu’à deux ans. 14 000 personnes nourries aléatoirement par l’armée. Avec des files d’attente en moyenne de 3 à 4 heures chaque jour. 14 000 personnes. Douze policiers, trois médecins. Quelques volontaires débordés. Et des avocats bénévoles qui tentent, dans ce chaos, de réinsérer le droit. Le droit… Qui a disparu. Le droit qui a abandonné ces femmes, hommes et enfants.

Lesbos, chez moi, chez vous, chez nous…

Dans une section du camp, une centaine de mineurs isolés. Ils ont entre 8 et 17 ans. Ils ont été rassemblés dans une section « B ». On nous dit que cette section n’est pas surveillée la nuit, faute de budget pour ouvrir un poste de garde. Agressions, violences, viols, parfois même suicides… La nuit, les enfants ont peur. Alors, ils ne dorment pas la nuit pour rester en alerte. Ils dorment le jour.

Il fait chaud à Moria. Pas autant que le mois dernier où la température atteignait 40 degrés. On attend désormais la pluie qui va transformer la zone en marécage boueux. Et le froid. Où sont les droits de l’homme lorsqu’on ne traite plus nos semblables comme des êtres humains ?

À Moria, j’ai constaté la faillite de l’Europe. La faillite de notre système juridique. L’abandon par les autres États membres de l’État grec, débordé face à une situation hors de contrôle. Oui, à Moria – comme ailleurs – les droits de l’homme sont devenus subsidiaires.

En Grèce comme ailleurs, des ministres nous expliquent que leur priorité est la sécurité de leurs concitoyens. Quand j’entends le slogan de certains de nos hommes politiques européens : « La sécurité est la première des libertés », je pense à ces enfants de Moria, sacrifiés sur l’autel de peurs irrationnelles. Privés de leurs droits fondamentaux. Ils ont quitté l’enfer et arrivent dans le néant. Le néant juridique, la fin de l’humanisme, la mort de la fraternité.

L’avenir des droits de l’homme se joue à Moria, à quelques kilomètres des côtes turques qui baignent dans la lumière dorée du soleil d’automne. Et nous ne pourrons pas dire qu’on ne savait pas !

Le Conseil national des barreaux soutient European Lawyers in Lesbos qui mobilise des avocats bénévoles pour accompagner les réfugiés. Nous allons intensifier notre effort, face à une urgence qui est tout à la fois humanitaire, sanitaire et juridique. Mais nous allons aussi interpeller nos dirigeants français et européens.

Le président de la République a souhaité un grand débat national sur l’immigration. Je proposais qu’il commence à Moria. Pour que nous osions regarder au-delà de nos quartiers, de nos peurs et de nos égoïsmes.

Ce qui se passe à Lesbos se passe chez moi, chez vous, chez nous. C’est à Lesbos que l’Europe peut mourir. Mais renaître aussi, si collectivement nous le voulons. »

Source https://redon.maville.com/actu/actudet_-point-de-vue.-je-reviens-de-moria…_54135-3872719_actu.Htm


14/10/19 Insalubrité, manque de nourriture, violences : le calvaire des enfants du camp de réfugiés de Lesbos par Cécile de Kervasdoué

Après un afflux de réfugiés cet été sur les îles grecques, 14 000 personnes se trouvent à Lesbos (Grèce) dans le camp de Moria, prévu pour 3 100 maximum. Tout autour, un bidonville de tentes, détritus et boue ne cesse de grossir. Une jungle où vivent près de 6 000 enfants dont plus de 1 000 mineurs non accompagnés.

Dans la jungle du camps de Moria des enfants s’entassent avec des adultes dans des tentes minuscules sur un terrain en pente parsemé d’oliviers. © AFP / Angelos Tzortzinis

Des enfants partout, qui crient, pleurent et jouent au bord de la route, dans les poubelles, la boue, avec l’odeur des eaux usées qui débordent. La plupart ont moins de 12 ans. Nombreux sont les nourrissons qui survivent et naissent aussi, parfois, dans ce dédale de tentes, installées à la va-vite dans les champs d’oliviers en pente qui bordent l’ancien terrain militaire de Moria, sur l’île grecque de Lesbos.

Contrairement à 2015, où l’afflux de réfugiés se comptait par milliers chaque jour, les arrivées se comptent actuellement en centaines par jour. 10 000 depuis le début de l’été, soit trois fois plus que l’année dernière. À Moria, ce sont, pour l’essentiel, des femmes et des enfants, de plus en plus jeunes et de plus en plus nombreux. Ils restent plusieurs mois, parfois plus d’une année à survivre dans ces conditions indignes.

Aujourd’hui, officiellement, près de 6 000 enfants sont bloqués dans ce camp. Parmi eux, on compte plus d’un millier de mineurs non accompagnés. La plupart de ces enfants en provenance d’Afghanistan ont moins de 15 ans. Ils ont souvent été séparés de leurs parents à la frontière avec l’Iran et vivent sans aucune protection, dormant dans des tentes collectives avec des adultes qu’ils ne connaissent pas. À même le sol, aussi parfois. Ils sont la proie de tous les trafics, de toutes les maltraitances.

Le froid, la pluie, et les files d’attente interminables

Alice*,  jeune afghane de 12 ans est arrivée il y a deux mois :

« La vie à Moria, c’est faire la queue toute la journée avec nos mères. La queue pour les toilettes pendant au moins 2 heures. Dès 5 heures du matin pour un peu de nourriture, la queue pour des couvertures avant l’arrivée de l’hiver, la queue pour l’administration, pour avoir une tente et surtout pour voir un docteur. Parfois ça dure toute la journée et on doit revenir le lendemain… »

La vie dans cette jungle a de quoi traumatiser un enfant. Des tentes de deux places où s’entasse une famille de six personnes avec parfois avec d’autres adultes encore. Le froid, la nuit, pour ceux qui dorment à même le sol sans couverture. La pluie, qui trempe tout et qui fait sortir des serpents s’infiltrant dans les tentes. Le manque de nourriture. Les sanitaires bouchés et sales où les toilettes sont aussi des douches ; il y en a un seul pour 100 personnes. Et surtout, le manque de sécurité.

« Il y a des bagarres entre les communautés syriennes et afghanes. Les hommes boivent et deviennent violents. L’autre jour, ils ont voulu rentrer dans notre tente mais heureusement mon père les a sortis. Je n’ose même imaginer comment ça se passe pour tous les enfants ici qui n’ont pas leurs parents avec eux et qui traînent », raconte Parwana, une jeune afghane de 15 ans.

Trop de monde, pas assez d’investissements publics. Les associations humanitaires prennent donc le relais pour accueillir les réfugiés. Ainsi, pour éviter l’expulsion de la jungle, une ONG hollandaise Movement on the Ground a loué les champs d’oliviers autour du camp de Moria et tente d’organiser des logements sous des tentes plus solides et plus grandes. L’ONG Oxfam conseille les réfugiés dans leur langue d’origine (63% du camp est occupé par les Afghans, 22% par des Syriens) sur le droit d’asile européen.

Désordres psychiques

Le besoin de médecin est le besoin le plus cruel, à Moria. Médecin sans Frontières a donc installé un dispensaire pédiatrique spécialisé dans la santé mentale des enfants. Car il y a les maladies dues aux mauvaises conditions d’hygiène et de logement mais surtout il y a les traumatismes causés ou ravivés par ce camp. De plus en plus d’enfants arrivent au dispensaire de MSF en pleine régression et avec des désordres psychiques liés à leur condition de vie. Plus longtemps ils restent à Moria, plus sévères sont leurs dysfonctionnements.

Dans la file d’attente du dispensaire, un réfugié afghan témoigne :

Je ne sais plus quoi faire. Ma fille fait des crises d’hystérie. Ses jambes ne fonctionnent plus, elle ne peut plus marcher !

À 8 ans, certains enfants du camp de Moria remettent des couches, ne parlent plus, ne jouent plus et évitent de regarder les autres. Il y a ceux qui refusent d’ouvrir les yeux le matin et restent dans un coin de la tente toute la journée. À Moria, il n’y a pas d’endroit pour jouer, pas d’école. Beaucoup de parents culpabilisent et se désespèrent. Pour les médecins et psychologues de MSF, il y a l’impression permanente de ne jamais pouvoir faire assez.

Angela Metaldi est pédopsychologue pour MSF :

« Chaque jour, des parents désespérés nous amènent des enfants de moins de 10 ans qui s’arrachent les cheveux, se frappent, se jettent la tête contre les murs, se scarifient. Ce sont des enfants qui ne veulent plus vivre, qui n’ont plus d’espoir. Il faut les sortir d’ici. Tout de suite. »

Les plus mal lotis sont encore les mineurs non accompagnés. Pour eux, une ONG grecque, Metadrasi, tente de les protéger mais avec trop peu de moyens. Cinq tuteurs et éducateurs spécialisés protègent 40 enfants chacun. Soient 200 enfants pris en charge sur les 1 060 que compte officiellement le camp.

« C’est absurde, nous sommes obligés de choisir les enfants que nous allons protéger. Souvent ce sont les plus vulnérables, les filles ou les enfants déjà victimes de trafic sexuel, les moins de 15 ans et aussi ceux qui ont de la famille en Europe, afin d’obtenir la réunification familiale. Mais on est loin du compte. Beaucoup d’enfants sont abandonnés dans ce camp de l’enfer », explique Sevi Saridaki, tutrice et éducatrice spécialisée au sein de l’ONG Metadrasi.

De nombreux enfants non accompagnés attendent de rejoindre leur famille ailleurs en Europe mais la plupart des États membres font barrage via des procédures de plus en plus complexes. C’est le cas de la France, où les documents ne suffisent plus pour attester d’un lien de famille : il faut également des tests ADN, sur décision d’un tribunal. Résultat, de nombreux enfants sont coincés des mois dans des camps où ils sont en danger en permanence.

Mahathi 15 ans, jeune afghan non accompagné, depuis 9 mois à Moria, ne cache pas son amertume :

« C’est horrible ici, je suis toujours sale, j’ai toujours faim et surtout j’ai peur. Les adultes boivent et deviennent violents. La nuit il y a des bagarres, de la drogue alors beaucoup de jeunes garçons essayent de se cacher dans les coins. On m’avait dit l’Europe c’est la justice et l’humanité mais je ne vois pas ça à Moria. »

Source  https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/a-lesbos-des-milliers-denfants-pris-au-piege-de-la-politique-migratoire-europeenne

Grèce : 2015 une dystopie politique

2015, une dystopie politique : ce que « l’expérience grecque » nous apprend de la nature et du futur de la politique par Alexis Cuxier


(CC – Flickr – Global Justice Now)

Ce texte constitue une contribution au colloque international organisé par l’Ecole Nationale d’Architecture de Saint-Etienne en lien avec la revue d’architecture « Après la révolution », sur le thème des pratiques politiques et de leurs rapports à l’architecture, qui a eu lieu les 4 et 5 octobre 2019 à l’école Polytechnique d’Athènes. Il s’agit d’un témoignage, suivi d’une analyse, visant initialement à expliquer d’une manière simple aux étudiant.e.s présent.e.s à ce colloque ce qui s’est passé en Grèce en 2015, et à partir de là à leur donner un aperçu de ce qu’est la politique d’un point de vue marxiste ; ainsi qu’à mettre en discussion quelques-unes des propositions qui auraient permis d’éviter cette catastrophe politique et de mettre en œuvre une politique démocratique et au service des classes populaires. Je remercie Xavier Wrona, Manuel Bello-Marcano et Marianna Kontos, pour leur invitation et l’occasion qu’ils et elles m’ont donné de revenir sur cette séquence et d’essayer d’expliquer de la manière la plus simple possible cette expérience politique, dont la critique demeure cruciale pour penser de futures victoires, et des mouvements révolutionnaires à venir, en Grèce, en Europe, et ailleurs.

Introduction

Je vais parler de l’année politique 2015 en Grèce, lors de laquelle le parti de gauche radicale Syriza est arrivé en tête des élections, porté par l’espoir et la promesse d’en finir avec l’austérité et les mémorandums ; puis a formé un gouvernement avec un parti de droite souverainiste et a négocié avec l’Union européenne un premier accord, le 20 février, qui revenait à accepter la légitimité des mémorandums ; puis a organisé un référendum au sujet d’un nouvelle proposition de mémorandum, qui a vu le NON l’emporter et une nouvelle vague d’espoir se lever, pour finalement signer aussitôt un troisième mémorandum plus néfaste encore que celui que le NON populaire avait rejeté ; et enfin organiser de nouvelles élections et être réélu avec un discours du moindre mal : il ne serait désormais plus possible de faire mieux que de ratifier et gérer le traitement de choc de baisse des salaires, des pensions et des dépenses publiques prescrits par les institutions européennes. C’est une « dystopie » au sens non pas d’un récit cauchemardesque imaginaire mais d’une dystopie réalisée – du contraire de ce que le philosophe marxiste Erik Olin Wright a appelé des utopies réelles projetant des possibilités révolutionnaires à partir d’expérimentations autogestionnaires concrètes : c’est un scénario politique catastrophique qui a bien été écrit et approuvé par certains mais que beaucoup n’osaient pas imaginer, et qui est arrivé en partie à cause de ce manque collectif d’imagination du pire, qui aurait sans doute permis de mettre en échec ce scénario et d’en faire prévaloir un autre. Ce scénario dystopique est le résultat à la fois d’erreurs répétées, de renoncements progressifs et d’une trahison organisée par quelques-uns, je vais y revenir. Mais en tout cas cette dystopie réelle constitue une dynamique négative qui, depuis le passé hante le présent et le futur, parce qu’elle n’est pas métabolisée collectivement, si bien qu’elle ne cesse ensuite de produire ses effets dans la totalité du mouvement ouvrier européen, et de menacer de se répéter. Cette séquence reste pour un bon nombre de grecs et militants étrangers un mystère, et pour certains un traumatisme qui conduit à de la dénégation. C’est une séquence difficile à connaître car les principales décisions ont été prises à la Commission Européenne et au Palais Maximou, les bureaux du premier ministre, dans ces deux lieux de pouvoir obscurs qu’aucune mobilisation publique d’ampleur n’est venue éclairer et qu’aucun processus démocratique efficace n’est venu défier. J’ai pour ma part fait une enquête, académique et militante, en partant de mon expérience, que je veux pour commencer vous raconter rapidement pour expliquer de quel point de vue je vais parler.

I. Présentation

Je suis un philosophe marxiste et militant franco-grec. Avant 2015, j’avais suivi, sans y participer réellement, l’émergence du cycle de mouvements sociaux et d’auto-organisation en Grèce suite à la crise de 2008 et au premier mémorandum en 2010, ainsi que l’ascension politique de Syriza à partir de 2012. Début 2015, j’avais du temps et l’envie de m’engager autant que possible dans la tentative annoncée de rupture démocratique avec les politiques néolibérales, austéritaires et autoritaires, mises en œuvre en Grèce – et déjà à l’époque et plus encore depuis, partout en Europe. J’étais membre d’un mouvement politique de la gauche radicale, Ensemble, qui faisait partie du Front de gauche, en lien notamment avec des militants qui avaient participé aux Forum Sociaux Européens, particulièrement celui d’Athènes en en 2006, avec environ 30 000 participants. J’étais en train de travailler sur le philosophe marxiste grec Nikos Poulantzas qui à l’époque était une référence intellectuelle centrale dans Syriza, et surtout j’avais prévu la réalisation d’un livre d’entretien sur les événements politiques en cours en Grèce avec Stathis Kouvélakis, collègue marxiste franco-grec qui était à l’époque membre du Comité Central de Syriza, et suivait donc de l’intérieur les débats dans ce parti politique. De janvier à juillet 2015, j’ai passé l’essentiel de mon temps à participer puis à animer les réunions du collectif unitaire national « Avec les Grecs » à Paris et à organiser des initiatives (notamment des manifestations, depuis les premiers rassemblements début février 2015 jusqu’à la manifestation de 10 000 personnes fin juin au moment de la campagne du référendum), à faire des notes de synthèse pour mon parti et le Front de gauche ainsi que des articles sur l’évolution de la situation politique en Grèce, à chercher à faire des contacts entre la gauche anticapitaliste dans Syriza et la gauche anticapitaliste en France, à participer à des réunions d’information et des discussions militantes en France au sujet de l’expérience grecque en cours, et à réaliser les entretiens qui sont devenus le livre L’Europe, la Grèce et l’Europe néolibérale, paru à La Dispute fin 2015. Je suis venu à Athènes à deux reprises, puis durablement à partir de juin 2015 – et ai donc aussi participé autant que possible à la campagne du référendum puis, suite à la décision de certains membres du gouvernement de signer un nouveau mémorandum en dépit du NON du 5 juillet 2015, à des discussions avec celles et ceux qui, dans Syriza, ne se résignaient pas à cette décision anti-démocratique et ont choisi de quitter ce parti pour rejoindre l’opposition de gauche.

J’ai ainsi été directement témoin par exemple du fait que certains membres du gouvernement, l’essentiel des membres du comité central et bien entendu des militants de Syriza, n’étaient pas au courant des décisions de Tsipras, Varoufakis et de leur cercle rapproché ; que le cabinet du premier ministre cherchait à freiner les mobilisations dans la rue qui auraient pu déborder son agenda, et n’hésitait pas à mentir, y compris aux alliés étrangers, par exemple en faisant circuler des fausses rumeurs de coup d’État pendant la semaine de campagne du référendum afin de diffuser un climat de peur propice à la victoire du OUI (c’est seulement ensuite que j’ai compris qu’ils avaient déjà depuis longtemps décidé de signer un nouveau mémorandum quel que soit le résultat d’un éventuel référendum). J’ai été témoin que, contrairement à ce que retient l’histoire écrite par les vainqueurs, il existait bien dans Syriza et dans la population grecque des forces réelles pour mettre en œuvre des propositions alternatives, notamment le non-paiement de la dette porté au niveau institutionnel par la Commission parlementaire pour la vérité sur la dette grecque, et la sortie de l’euro portée dans Syriza notamment par la Plateforme de gauche. Mais j’ai compris ensuite comment Tsipras et Varoufakis (et d’autres) s’y sont pris pour que ce « Plan B » ne soit pas discuté et rendu public, et pour qu’au moment où ces propositions alternatives sont devenues majoritaires dans le Comité central de Syriza, la décision démocratique de changement de cap soit neutralisée, notamment en appelant sans aucune concertation à de nouvelles élections sur des bases beaucoup plus modérées qu’en janvier 2015, forçant ainsi la gauche marxiste à quitter Syriza. Pour le reste, vous pouvez lire Conversations entre adultes de Yanis Varoufakis, qui explique notamment que lui, Alexis Tsipras, Nikos Pappas, Yannis Dragasakis et d’autres avaient prévu depuis 2012 de ne pas faire ce qu’ils allaient dire (rompre avec les mémorandums) et de ne pas dire ce qu’ils allaient faire (négocier un troisième mémorandum). Depuis 2015, j’ai passé beaucoup de temps à enquêter sur qui s’était passé, notamment avec Costas Lapavitsas, économiste marxiste et ancien député de la gauche de Syriza, et Eric Toussaint, porte-parole du CADTM qui avait été le coordinateur scientifique de la Commission pour la vérité sur la dette grecque. Et aussi à discuter et écrire, dans divers cadres, sur les raisons de cet échec catastrophique pour la gauche radicale grecque mais aussi européenne, et à développer au prisme de cette expérience ma réflexion académique et militante au sujet de ce dont je vais vous parler, la question de la nature et du futur de la politique.

II. Comment expliquer la capitulation politique de 2015 ?

Mais d’abord, voici le résumé du récit, tel que je l’ai compris, et quelques enseignements. En mai et juin 2012, lors de sa première percée électorale, Syriza défend un programme politique radical, qui comprend des mesures telles que l’abrogation unilatérale des mesures d’austérité ; la suspension de paiement de la dette ou la socialisation des banques ; tandis que la question de la sortie de l’UEM reste ouverte, autour d’un point d’équilibre souvent résumé par le slogan « pas de sacrifice pour l’euro ». Cependant, la perspective d’une victoire électorale imminente ouvre une période de recentrage politique : le programme électoral de Syriza, dit de Thessalonique, prévoyait quatre points : une renégociation des contrats de prêts et de la dette publique ; des mesures sociales : rétablissement du salaire minimum, réinstauration des conventions collectives, mesures pour les plus pauvres ; la reconstruction démocratique de l’État : lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, contre la corruption, réembauche des fonctionnaires licenciés ; un plan de reconstruction productive : arrêt des privatisations, transformation de l’économie par des critères sociaux et écologiques. C’était un programme social-démocrate et keynésien modéré, mais dont l’application, dans la conjoncture politique, aurait nécessité une confrontation directe avec les institutions européennes si elle avait été vraiment soutenue par la direction de Syriza. Cependant à partir de 2012, on assiste aussi à un reflux démocratique dans ce parti, marquée par l’augmentation du pouvoir du président du parti mais aussi par un décalage croissant entre les positions politiques communes et le programme de gouvernement discuté entre les membres du cercle proche du premier ministre. Ainsi, Yanis Varoufakis a raconté ses discussions, en dehors des débats publics du parti, avec des membres de l’aile droite du parti et Alexis Tsipras, en vue de convaincre ce dernier d’abandonner définitivement l’option d’une sortie de l’euro, mais aussi de prévoir une stratégie de négociation avec les institutions européennes centrée sur la démonstration du caractère anti-démocratique de l’UE plutôt que sur la mise en œuvre de mesures unilatérales, et ce en dépit du débat dans Syriza. Vous pourrez lire à ce sujet le livre d’Eric Toussaint à paraître en novembre prochain.

C’est ce qui explique l’attitude apparemment contradictoire du premier gouvernement Tsipras lors des négociations avec l’Eurogroupe, combinant un discours affiché de contestation radicale des institutions européennes et en réalité un respect absolu des règles du fonctionnement de ces institutions (solidaire d’un frein permanent aux mobilisations dans la rue). La séquence politique de juillet 2015 s’éclaire également dans cette perspective : le référendum du 5 juillet n’avait aucunement pour objectif de légitimer des mesures de désobéissance du gouvernement grec à l’égard de la Troïka, mais de justifier un troisième mémorandum dont le principe était déjà validé de longue date, de manière directe en cas de victoire du « oui » et de manière indirecte en cas de de victoire du « non ». Ce dernier scénario ayant prévalu, le troisième mémorandum a été présenté comme la seule réponse possible du gouvernement grec à une menace d’exclusion de la zone euro dépeinte comme une catastrophe à éviter à tout prix. Et Tsipras, contre les instances du parti, a pu valider cet accord et appeler à de nouvelles élections en suscitant la scission avec l’aile gauche, réalisant ainsi le scénario européen de la « parenthèse de gauche ».

Quelles premières leçons pouvons-nous en tirer ? Il n’y aura aucune rupture avec le néolibéralisme dans le cadre d’un gouvernement de gauche sans : une organisation vraiment démocratique pour éviter l’autonomisation des dirigeants ; des mobilisations sociales massives qui osent s’opposer le cas échéant à un parti ou un gouvernement même de gauche radicale, et l’intensification des formes d’auto-organisation autogestionnaires y compris dans cette période ; une confrontation assumée avec les institutions européennes, sans s’interdire la rupture avec l’UEM et l’UE et en faisant du vote populaire (par exemple par référendum) la base de toute décision. Dans cette perspective, les partis de « gauche radicale » sont très loin d’être à la hauteur, y compris en France et en Espagne par exemple.

III. De la lutte des classes conduite par les capitalistes, et particulièrement du cas de la Grèce, ainsi que des moyens d’une contre-offensive populaire

Ce à quoi nous avons eu à faire en 2015 est un épisode du drame néolibéral, c’est-à-dire de l’offensive politique mondiale, initiée à la fin des années 1970 par la classe capitaliste pour préserver les conditions de l’accumulation du capital, neutraliser les droits acquis par les travailleurs dans la période précédente et aussi cadenasser son hégémonie, mise à mal par la crise de 2007-2008 et par le nouveau cycle de mouvements sociaux post-crise – notamment en Grèce les formes d’auto-organisation et de mobilisation dont on a parlé hier [durant le colloque]. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’instrumentalisation politique de la dette publique grecque par la Troïka (BCE, Commission européenne, FMI) et les mémorandums successifs : il s’agissait d’un point de vue économique de sauver les grandes banques européennes (et notamment la BNP), détentrices de titres publics de l’Etat grec, sans passer par une injection directe de milliards de dollars – ce qui aurait été trop impopulaire étant donné l’instabilité sociale et politique croissante en Europe. La Troïka a donc préféré racheter ces titres, sauvant ainsi les grandes banques, tout en profitant de cette nouvelle position de créancier pour pouvoir imposer un traitement de choc austéritaire à la Grèce (baisse des salaires, des pensions et des dépenses publiques), et ainsi accroître aussi les conditions de la prédation capitaliste en Grèce. Cette position de créancier était aussi une aubaine pour prévoir des privatisations de grande ampleur et un pillage capitaliste des ressources naturelles et publiques grecques, à la manière dont le FMI a organisé par exemple l’endettement économique et la domination politique en Amérique latine ou en Afrique dans la période précédente. La grande différence était qu’en l’occurrence, la Grèce était membre d’une institution supranationale dans laquelle elle était déjà liée aux créanciers, l’Union européenne, dont les règles et le fonctionnement ont constitué le moyen institutionnel de cette exploitation économique et de cette domination politique. D’un point de vue politique, c’est clair, depuis 2010, la Grèce n’est plus une démocratie parlementaire comme les autres : les créanciers peuvent piloter directement les dimensions essentielles des politiques nationales et contrôler directement s’ils le souhaitent les administrations publiques. D’un point de vue économique, c’est un peu technique, je pourrai y revenir dans la discussion, mais retenons fondamentalement qu’il y en Europe un centre économique, l’Allemagne, la France et le nord de l’Italie, et deux périphéries qui sont dominés par ce centre : la périphérie de l’Est et la périphérie du Sud, dont fait partie la Grèce. Dans le développement inégal et combiné des économies européennes, c’est le capitalisme allemand et français qui a gagné le plus grâce aux règles de l’Union européenne tandis que ces sont les travailleurs du Sud (comme en Grèce) qui ont perdu le plus. Ce n’est pas un hasard, puisque les institutions européennes, pour la grande majorité non-élues, sont le quartier général des capitalistes en Europe, et notamment du capitalisme allemand et français, qui leur sert à assurer leur exploitation économique et leur domination politique mais aussi à coordonner spatialement et temporellement les décisions politiques qui les avantagent. Et en Grèce, il y a beaucoup à gagner pour les capitalistes européens, américains et chinois, avec des projets d’extraction de pétrole et de gaz naturel de très grande ampleur, et un enjeu géopolitique majeur, avec des bases de l’OTAN stratégiques en cas de conflit dans le Proche Orient et un point de contrôle fondamental de l’immigration vers l’Europe – l’expérience grecque ayant aussi permis à l’Union européenne (avec le concours du gouvernement Syriza-Anel) de marchander les accords inhumains sur le contrôle des flux migratoires avec la Turquie de 2016.

Que pouvait faire le gouvernement Syriza, alors, et que devrait faire un gouvernement qui voudrait vraiment en finir avec ce pillage, cette exploitation et cette liquidation de la démocratie aussi bien représentative par le Parlement que directe par l’auto-organisation populaire ? La seule manière d’améliorer la situation des classes populaires et d’en finir avec l’austérité et le néolibéralisme autoritaire est d’arrêter de négocier avec l’ennemi et de sortir de la logique du moindre mal qui est en réalité la même que celle de la gouvernance néolibérale ; et de rompre donc avec tous les engagements capitalistes internationaux et nationaux pour mettre en œuvre des mesures unilatérales, offensives et défensives, en appelant d’autres pays à nous rejoindre. Dans le cas de la Grèce, il s’agissait donc par exemple, pour les mesure offensives, de cesser immédiatement la mise en œuvre des mémorandums (et donc rehausser les salaires, les pensions et les dépenses publiques sans négociation avec l’UE) et de ne pas payer les créanciers de la dette publique (déjà plus que remboursée si on ne compte pas les intérêts), afin de privilégier immédiatement le financement de la redistribution des richesses aux plus pauvres, puis d’abolir la partie illégale, illégitime, insoutenable et odieuse après un audit citoyen de la dette publique. Et pour les mesures défensives, de contrôler les flux de capitaux pour éviter que les capitalistes grecs ne vident toutes les caisses et échappent à une forte taxation pour redistribuer aux pauvres ; ou encore de la sortie de l’euro et du retour à une monnaie nationale, pour éviter ce qui s’est passé effectivement le 5 février 2015, c’est-à-dire la décision brutale de la Banque centrale européenne (la meilleure amie des banques privées et des multinationales en Europe, qui les inonde de milliards d’argent sans aucun compte politique à rendre) d’amputer de moitié l’accès de la Grèce à l’euro, la menaçant de faillite dans les six mois et lui permettant de continuer le chantage politique. Vous trouverez ce genre de propositions dans le document collectif, élaboré par des militants de toute l’Europe, « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe ». Mais vous avez compris l’idée : puisque les capitalistes nationaux et internationaux font la guerre aux classes populaires, un gouvernement populaire doit non pas négocier avec les forces capitalistes sur son territoire et à l’étranger, mais s’en défendre et les attaquer…sinon il n’y aura ni liberté ni égalité, mais même pas un peu plus de pain et de rose pour les classes populaires.

Du point de vue des mouvements sociaux, cela implique de ne pas séparer le social, l’économique et le politique en abandonnant ce dernier à des partis ou instances non démocratiques dans lesquels des coups de force et manipulations peuvent avoir lieu dans le dos de la population. Donc, tout en s’auto-organisant dans les lieux de travail, de vie et dans la rue pour répondre aux besoins et projets immédiats, il s’agit d’intervenir activement et de manière autonome dans la sphère politique, par la mise en place de services publics autogérés et contre-institutions, par des grèves et blocages, des processus constituants, aussi des élections mais à condition qu’il y ait un contrôle populaire direct et systématique, etc. Tant que les plus démocrates des citoyens et des militants désertent l’arène politique, nous aurons des Syriza, mais aussi d’autres partis de la gauche dite radicale en Europe, où il n’y aura aucun contrôle collectif des personnes en situation de responsabilité, aucun véritable processus démocratique, aucune base populaire en réalité, et aussi aucune véritable imagination politique. Et il n’y aura jamais d’amélioration des conditions de vie des classes populaires ni de véritable démocratie. Cette élaboration d’une culture politique et d’une exigence démocratique effective et active (pas seulement délégataire en critiquant les institutions autoritaires pour mieux se replier sur soi-même) dans les mondes du travail et les mouvements sociaux me paraît une des grandes leçons de l’expérience grecque, d’un point de vue marxiste.

Conclusion

Si la séquence politique autour de Syriza a été catastrophique, c’est aussi parce que l’ascension politique de Syriza a été concomitante du déclin du cycle d’auto-organisation populaire qui a suivi 2008, à cause toujours de la conjonction entre une attitude délégataire des mouvements sociaux et une attitude de mépris de la part de la direction de Syriza. Pendant ce temps, rien de fort, durable et sérieux n’avait été préparé et organisé concrètement pour réagir ni au renoncement du gouvernement de Syriza, ni à la trahison du référendum par la signature du troisième mémorandum, ni à la gestion sécuritaire et répressive de l’arrivée de nouveaux migrants, qui a été mise en œuvre déjà sous Syriza, ni pour faire face à l’attaque brutale contre les migrants et les milieux autonomes mis en œuvre dès son arrivée au pouvoir par le gouvernement de droite de Kyriakos Mitsotakis. Le moment aujourd’hui semble à l’improvisation pour sauver les meubles, les mouvements sociaux étant ainsi eux-mêmes conduits à adopter malgré eux cette gouvernementalité néolibérale du moindre mal. Il ne s’agit pas de donner des leçons mais de repérer des tendances, et aussi de faire des propositions : tout ce que fait le remarquable mouvement d’auto-organisation populaire en Grèce est utile et nécessaire mais, face à un néolibéralisme autoritaire qui n’est plus prêt à aucune concession, il faut se poser à nouveau la question du pouvoir – sinon les résistances mêmes finiront par disparaître.

Ce serait la dystopie réelle du capitalisme néolibéral menée à son terme – en Grèce, sans doute sous la forme d’un fascisme de collaboration avec les grandes puissances capitalistes étrangères prédatrices du travail et destructrices de la nature ; ce vers quoi le gouvernement Mitsotakis, mais aussi malgré lui le gouvernement Tsipras, auront constitué des étapes. Pour reprendre l’image de Walter Benjamin, c’est ce train catastrophique qui est en marche vers la falaise, et la révolution doit commencer par freiner cette catastrophe, par tous les moyens. À défaut d’être encore en situation de poser la question d’une transition après la révolution, fenêtre qui s’est bel et bien ouverte de 2008 à 2015 en Grèce et que la dystopie politique Syriza a refermé, il faut à nouveau avoir la patience et la détermination de se poser de nouvelle manière, une nouvelle fois, la question de la transition vers la révolution.

Auteur.e  Alexis Cukier membre d’Ensemble ! et du réseau ERENSEP (European Research Network on Social and Economic Policies)

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