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Un printemps chaotique en Méditerranée

De SOS Mediterranée

Alors que les combats se poursuivent en Libye, de nombreuses personnes continuent de fuir ce pays par la mer, au péril de leur vie. Dans le contexte d’épidémie mondiale de Covid-19, les navires humanitaires de sauvetage en mer se trouvent quasiment tous en incapacité d’opérer, ce qui augmente considérablement le risque de sombrer en Méditerranée pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui tentent la traversée. Chronique d’un printemps chaotique en Méditerranée centrale.

Des centaines de personnes tentent de fuir la Libye   

C’est un fait malheureusement avéré et dont SOS MEDITERRANEE est le témoin depuis plusieurs années : l’arrivée des beaux jours est propice aux départs depuis les côtes libyennes. Et malgré la situation inédite de pandémie de Covid-19, cette situation se répète. En effet, ne serait-ce qu’au cours du premier week-end de mai, plusieurs centaines de personnes ont failli perdre la vie en mer, entre la Libye et les côtes européennes.
Dans la nuit du 2 au 3 mai, l’ONG Alarm Phone, qui gère une hotline téléphonique pour les personnes en détresse en mer, a reçu un nouvel appel au secours : 78 personnes étaient à bord d’une embarcation en détresse, dont une femme enceinte avec un besoin urgent d’assistance médicale. Ces personnes ont été secourues par un navire marchand, le Marina, et sont bloquées à son bord, dans l’attente d’un port sûr où débarquer, à l’heure où nous écrivons ces lignes.
57 personnes sont également bloquées en mer à bord de l’Europa II, navire de tourisme maltais sur lequel elles ont été transférées après avoir été interceptées par un navire de pêche mandaté par le gouvernement maltais, le jeudi 30 avril. Vendredi 1er mai, le Premier ministre maltais, Robert Abela, a déclaré que l’Europa II resterait ancré en dehors des eaux territoriales avant de pouvoir débarquer : « jusqu’à ce que l’Union européenne trouve un moyen de les relocaliser » en évoquant les personnes secourues[1].
Au cours de ce même week-end, des navires des garde-côtes italiens et de la patrouille de la police financière italienne ont également secouru 69 personnes.
Par ailleurs, plusieurs arrivées autonomes ont été constatées depuis plusieurs semaines à Lampedusa.

Quelques semaines plus tôt, l’organisation internationale pour les migrations (OIM) exprimait son extrême préoccupation dans un communiqué de presse diffusé le 17 avril[2]. L’OIM déclarait que, sur la semaine précédente, au moins 800 personnes avaient quitté la Libye pour tenter la traversée vers l’Europe. L’organisation indiquait que près de 400 avaient été renvoyées en Libye où elles sont désormais détenues, et ajoutait « au moins 200 d’entre elles se sont retrouvées dans des centres non officiels et sont maintenant également portées disparues ».

Absence de navires humanitaires en zone de recherche et de sauvetage

En ces temps de pandémie, le contexte opérationnel est toujours très complexe pour les navires humanitaires intervenant en Méditerranée centrale comme pour l’ensemble du monde maritime (mises en quarantaine, graves perturbations dans l’accès aux services logistiques et portuaires, impossibilités d’effectuer les relèves d’équipage), mais aussi du fait de la fermeture des ports italiens et maltais qui offrent habituellement des lieux sûrs pour le débarquement des rescapés. Pour toutes ces raisons, la majorité des ONG de recherche et de sauvetage en mer ont mis en pause leurs activités en Méditerranée centrale. Seuls les navires Alan Kurdi, de l’ONG allemande Sea-Eye, et Aita Mari, de l’ONG basque Salvamento Maritimo Humanitario étaient présents en Méditerranée centrale au début du mois d’avril.

Le 6 avril, l’Alan Kurdi portait secours à 150 personnes en deux opérations de sauvetage. Le 14 avril, l’Aita Mari secourait à son tour 43 personnes. A bord de chacun de ces deux navires, l’attente pour une solution de débarquement a été longue et douloureuse. Plusieurs évacuations sanitaires ont dû avoir lieu en urgence et les rescapés ont finalement été transbordés sur un ferry italien, le Raffaele Rubattino, ancré en face du port de Palerme, pour y être placés en quarantaine. D’après les informations recueillies par les médias italiens, tous les rescapés ont été testés négatifs au Coronavirus.
Les équipes de l’Alan Kurdi et de l’Aita Mari ont quant à elle été mises en quarantaine à bord de leurs navires respectifs.
Les 183 personnes ont finalement pu débarquer dans la soirée du lundi 4 mai à Palerme, en Sicile, après avoir frôlé la mort, puis vécu un mois en mer, dont quatorze jours de quarantaine. A l’heure où nous écrivons, l’information sur une éventuelle répartition de ces personnes dans les différents pays de l’Union européenne n’a pas été communiquée.
Mardi 5 mai, l’agence de presse italienne ANSA a rapporté que les autorités italiennes ont immobilisé le navire Alan Kurdi de l’ONG Sea Eye, après que les garde-côtes italiens ont constaté des « irrégularités » lors d’une inspection effectuée à bord du navire qui est donc désormais bloqué à quai dans le port de Palerme.
Mercredi 6 mai, plusieurs médias italiens ont rapporté que les autorités italiennes ont également immobilisé l’Aita Mari de l’ONG Salvamento Maritimo Humanitario, qui est aussi bloqué à quai dans le port de Palerme.

A ce jour, il n’y a donc plus aucun navire de sauvetage présent en Méditerranée centrale.

Un week-end pascal meurtrier en Méditerranée

Dans un communiqué publié le 24 avril 2020[3], l’OIM établissait les faits tragiques qui se sont déroulés durant le week-end de Pâques. L’organisation indique que 12 personnes, qui étaient bloquées sur une embarcation pneumatique en détresse, ont perdu la vie entre la Libye et Malte au cours du week-end. Elles faisaient partie d’un groupe de 63 personnes, parties de Qarapoli, en Libye. Dans la nuit du 10 au 11 avril, elles ont joint la hotline téléphonique de l’ONG Alarm Phone en formulant un appel de détresse. Près de quatre jours plus tard, le 14 avril, c’est un navire de pêche qui les a pris en charge à son bord, à 20 milles marins au sud de Lampedusa, dans la zone de recherche et de sauvetage maltaise. Ils ont alors découvert les corps sans vie de cinq hommes.
Les survivants – 40 hommes, huit femmes et trois enfants – tous érythréens et soudanais, ont été renvoyés en Libye le lendemain. Au total, 12 personnes ont perdu la vie dans la tentative de traversée, les survivants ayant rapporté que sept personnes s’étaient noyées au moment de la prise en charge.

Interceptions et refoulements vers la Libye

A ces nouvelles tragiques viennent s’ajouter les révélations parues dans le New-York Times le 30 avril 2020. Dans une enquête édifiante[4] basée sur le travail d’un journaliste maltais, Manuel Delia, et d’un journaliste italien, Nello Scavo, le journal américain rapporte que « le gouvernement maltais a réquisitionné trois chalutiers privés pour intercepter les migrants en Méditerranée et les forcer à retourner dans une zone de guerre, selon des responsables et un capitaine de bateau ».

Ces activités ont été documentées pour la première fois dans la soirée du 12 avril, d’après le New-York Times, au cours de ce même week-end de Pâques où plusieurs personnes ont perdu la vie en Méditerranée centrale.

Un ancien fonctionnaire maltais, Neville Gafa, dit avoir été mandaté par le cabinet du Premier ministre maltais et précise que « les chalutiers ont été envoyés pour intercepter un bateau de migrants tentant de rejoindre Malte depuis la Libye – et qui avait émis des appels de détresse depuis environ 48 heures – puis de ramener ses passagers en Libye ».
L’embarcation mentionnée plus haut, sur laquelle 12 personnes ont perdu la vie, et qui a été renvoyée en Libye au cours du week-end de Pâques, a donc été interceptée par l’un de ces chalutiers mandatés par le gouvernement maltais.

La Libye n’est pas un lieu sûr

En Libye, les combats continuent à faire rage dans la région de Tripoli. Les bombardements ont notamment touché le port de la capitale du pays, si bien que les garde-côtes libyens ont déclaré eux-mêmes après l’interception d’embarcations en détresse au large de leurs côtes, que les rescapés ne pourraient y être débarqués, Tripoli ne pouvant être considéré comme un port sûr[5]. Une déclaration qui n’a pas pour autant stoppé les interceptions d’embarcations et retours forcés de personnes, pratiqués par les garde-côtes libyens ces dernières semaines. Par ailleurs, des structures de santé ont également été touchées par les bombardements à plusieurs reprises ces dernières semaines.

Dans ce contexte extrêmement préoccupant, une majorité de députés européens a insisté sur le fait que la Libye n’est pas un « pays sûr » pour le débarquement des personnes secourues en mer et a demandé que la coopération entre l’Union européenne et les garde-côtes libyens cesse, lors d’un débat qui s’est déroulé au sein de la Commission des libertés civiles lundi 27 avril[6].

Le même jour, trois ONG, le Global legal action network (GLAN), l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) et l’Association italienne des loisirs et de la culture (ARCI) déposaient une plainte pour « infractions aux règles financières de l’UE » auprès de la Cour européenne des comptes[7]. Soutenues par une dizaine d’ONG de défense des droits de l’Homme, dont Amnesty international[8], elles réclament un audit sur le financement des garde-côtes libyens par l’Union européenne.

Face à cette situation particulièrement grave en Méditerranée centrale, les équipes de SOS MEDITERRANEE mettent tout en œuvre pour que l’Ocean Viking reprenne ses opérations de sauvetage le plus rapidement possible. Nous sommes en train de constituer une nouvelle équipe médicale à bord pour prendre soin des futurs rescapés, de poursuivre la mise en place des protocoles de prévention face au Covid-19 et de nous préparer au mieux à reprendre notre mission urgente et fondamentale : sauver des vies en mer. 

Crédits photo : Julia Schaefermeyer / SOS MEDITERRANEE


[2] Communiqué de presse de l’OIM, 17 avril 2020 : https://www.iom.int/news/migrants-missing-libya-matter-gravest-concern

[4] Article du New-York Times publié le 30 avril 2020 : https://www.nytimes.com/2020/04/30/world/europe/migrants-malta.html

[7] Communiqué de presse commun du GLAN), de l’ASGI et de l’ARCI), 27 avril 2020 : https://c5e65ece-003b-4d73-aa76-854664da4e33.filesusr.com/ugd/14ee1a_e8f5cf3c8e76459496c241d4b57450c6.pdf

Source http://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/printemps-chaotique

 

 Suspendre le paiement des dettes et taxer les riches

« Suspendre le paiement des dettes et taxer les riches » pour affronter la crise sanitaire

Eric Toussaint interviewé par Karen Mendez Loffredo

Lorsque l’urgence sanitaire liée au COVID-19 passera, de nombreux pays du monde entier seront confrontés à un autre défi majeur : la crise économique laissée par le coronavirus. Pour l’éviter, de nombreuses propositions sont sur la table : le non-paiement de la dette en fait partie.

Éric Toussaint, historien belge et docteur en sciences politiques de l’Université de Liège (Belgique), a passé une bonne partie de sa vie à auditer les dettes de différents pays du monde et à demander leur annulation/répudiation en raison de leur caractère « illégitime et odieux ».

Aujourd’hui, alors que le monde est confronté à l’une des pires crises sanitaires et économiques depuis la Seconde Guerre mondiale, cette demande commence à résonner dans différentes régions du monde.

Récemment, le pape François, lors de la messe du dimanche de Pâques, a demandé l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres. Un appel qui, peu de temps auparavant, avait déjà été lancé depuis l’Amérique latine par plusieurs anciens présidents et dirigeants politiques mondiaux tels que Rafael Correa, Gustavo Petro, Evo Morales, Álvaro García Linera, Dilma Rousseff, Fernando Lugo, José Luis Rodríguez Zapatero et Ernesto Samper, entre autres https://www.cadtm.org/L-heure-est-v…

Dans cette campagne, menée par le Centre stratégique géopolitique latino-américain (CELAG https://www.celag.org/wp-content/up… ), le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement ont été invités à annuler la dette extérieure.

«Nous ne pouvons pas exiger des pays qu’ils mettent en place des politiques de santé publique efficaces pour faire face à la pandémie actuelle et, en même temps, qu’ils continuent à respecter leurs obligations en matière de dette ; nous ne pouvons pas exiger d’eux qu’ils mettent en œuvre des politiques économiques qui compensent les dommages de cette catastrophe tout en continuant à payer leurs créanciers», ont déclaré ces dirigeants politiques dans une lettre publiée fin mars.

Karen Mendez Loffredo s’entretient avec Éric Toussaint, porte-parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), au sujet de cette nouvelle réalité à laquelle l’humanité est confrontée:

Vous avez récemment déclaré que pour faire face à la crise économique que la pandémie COVID-19 laissera derrière elle, il était «urgent de libérer des moyens financiers, mais de recourir le moins possible à plus de dettes». Comment y parvenir au milieu d’une situation aussi difficile ?

Il existe deux moyens fondamentaux:

1. suspendre le paiement de la dette et utiliser ces fonds pour investir dans l’achat de matériel médical et sanitaire, et faire les dépenses nécessaires pour faire face à la crise sanitaire et économique que le coronavirus va laisser.

2. En appliquant une taxe exceptionnelle sur les personnes les plus riches afin de disposer des fonds nécessaires.

Pour vous donner un exemple: en France, la personne la plus riche s’appelle Bernard Arnault et possède un patrimoine de 110 milliards d’euros, ce qui est exactement le chiffre décidé par le président Emmanuel Macron pour intervenir dans la crise en France. Ainsi, imposer une taxe aux plus riches, une poignée puisqu’ils représentent 1% de la population, qui pourrait être versée dans un fonds de lutte contre la crise.

Il y a bien sûr d’autres mesurespour trouver des financements: la banque centrale peut octroyer des prêts à taux zéro aux pouvoirs publics, prélever des amendes sur les entreprises responsables de la grande fraude fiscale, geler les dépenses militaires, mettre fin aux subsides aux banques et à des grandes entreprises,…

En Espagne, la dette publique représente 96 % du produit intérieur brut (PIB). Depuis plusieurs années, vous soutenez que la dette de ce pays est « illégitime et odieuse ». Pourquoi la classer ainsi ?

Car il faut se rappeler qu’avant la crise de 2010, l’Espagne avait une dette publique qui représentait moins de 40 % du PIB. Avec la crise et le sauvetage des banques, des sociétés financières et immobilières en Espagne, la dette a augmenté, a doublé, a presque atteint 100 % du PIB. Elle est donc illégitime et odieuse car il s’agit d’une dette qui a été accumulée pour sauver les banquiers responsables de la crise précédente, celle de 2008-2010. C’est une dette contractée pour servir les intérêts particuliers d’une minorité sans respecter l’intérêt général de la majorité de la population, donc une dette illégitime.

Le juriste russe Alexander Nahum Sack a introduit le terme de dette odieuse dans le droit international dans les années 1920. Pour lui, une dette est odieuse si elle répond à deux critères : elle a été contractée contre l’intérêt de la population ou de la nation, et deuxièmement, les prêteurs savaient (ou auraient dû savoir) que la dette contractée servait des objectifs contraires aux intérêts de la population. C’est pourquoi je dis que la dette espagnole après 2009-2010 est odieuse, car les prêteurs savaient que le gouvernement renflouait les banquiers qui avaient prêté l’argent à l’État pour être renfloués. C’est le même vieux cercle vicieux dans lequel les banquiers accumulent des richesses tandis que l’État et le peuple s’appauvrissent.

 Que voulez-vous dire par « ils ont prêté l’argent à l’État pour être sauvés » ?

 La situation est scandaleuse en ce qui concerne la Banque centrale européenne. Jusqu’à l’année dernière, la Banque centrale européenne accordait des crédits à des banques privées à des taux d’intérêt de 0 % et ces mêmes banques prêtaient l’argent à des États comme l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, via l’achat d’obligations souveraines, à des taux d’intérêt de 2, 3 ou 4 %.

Grâce aux aides de la Banque centrale européenne, les banques ont pu bénéficier d’un gain important. La situation est pire aujourd’hui car la Banque centrale européenne accorde des crédits aux banques privées à un taux négatif de – 0,75 %, en d’autres termes, une banque qui emprunte à la Banque centrale européenne gagne de l’argent. C’est scandaleux.

 Et que faut-il faire ?

 Ce qu’il faut faire dans ces circonstances de crise majeure, c’est amener la Banque centrale européenne à accorder des crédits directement aux États, à l’Espagne, au Portugal, à l’Italie et aux autres pays de la zone euro, pour combattre la crise, au lieu d’accorder des crédits à des banques privées. Il faut dénoncer le fait que la Banque centrale européenne accorde un monopole aux banques privées avec des privilèges, conformément au traité de Maastricht de 1992, qui stipule que la BCE ne peut pas accorder de crédit directement aux autorités publiques. C’est une politique totalement néolibérale qui doit être combattue car elle va à l’encontre des intérêts de la population.

 Vous faites partie de ceux qui sont favorables à la suspension du paiement de la dette extérieure, mais pour tout gouvernement, c’est une décision très difficile. Quels arguments juridiques les gouvernements pourraient-ils utiliser pour suspendre le paiement de leur dette extérieure ?

 Dans les circonstances actuelles, en pleine crise sanitaire et économique brutale, il y a trois arguments de droit international :

1. L’état de nécessité : c’est un concept qui établit que lorsqu’un pays, un État, est confronté à une crise dans laquelle la vie de sa population est en danger, cet État n’est pas obligé de respecter ses obligations internationales, par exemple, en termes de paiement de la dette parce qu’il doit répondre à la crise humanitaire ou sanitaire.

2. Changement fondamental de circonstances : ce concept établit que lorsque les conditions sont totalement différentes de celles qui existaient lors de la signature du contrat, l’exécution de ce contrat peut être suspendue.

3. Force majeure : il est déterminé ici que pour des raisons de force majeure, un État ne peut plus être en mesure de respecter ses obligations de paiement de la dette. Dans ce cas, le caractère illégitime ou odieux de la dette n’a aucune importance. La dette peut être tout à fait légale, légitime, mais elle peut être suspendue pour ces raisons de force majeure et pour les autres conditions remplies, c’est-à-dire l’état de nécessité et le changement de circonstances.

 Comment évaluez-vous la position de l’Union européenne qui, jusqu’à présent, a refusé d’émettre des obligations de reconstruction, de mutualiser la dette et a proposé de recourir au mécanisme européen de stabilité sans conditions de paiement ? Comment évaluez-vous le rôle de l’Union européenne dans cette urgence sanitaire ?

L’Union européenne est un désastre. L’UE n’a même pas une équipe de dix médecins à envoyer dans le nord de l’Italie ou en Espagne. L’Union européenne ne dispose pas d’un stock de masques, de respirateurs.

L’Union européenne est un désastre dans cette crise sanitaire. Nous constatons que d’autres États comme Cuba ont envoyé plus de 100 médecins dans le nord de l’Italie et sont en mesure d’apporter leur aide en cas d’urgence. En d’autres termes, c’est un nouveau signe que l’Union européenne est une construction qui travaille en faveur du grand capital, pour intégrer les marchés en faveur des grandes entreprises qui contrôlent les moyens de production et concurrencent les autres puissances économiques. Mais l’Union européenne n’est pas au service de ses propres peuples.

 Il y a un avertissement selon lequel le monde va traverser une crise économique sans précédent. Elle est comparée à la dévastation économique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Quelle réponse apporter à cette crise ?

Cette crise va être la plus importante de ces 70 dernières années. Nous sommes confrontés à une crise comme celle des années 1930.

Nous devons faire face à cette crise en rompant complètement avec la normalité qui nous a amenés ici, c’est-à-dire que nous devons repenser et changer fondamentalement le mode de production, les relations de propriété, la relation des êtres humains avec la Nature, la façon de vivre, en relocalisant la production, en donnant une autre dimension aux relations dans la production. Pour moi, cela s’appelle la révolution. Nous avons besoin d’une véritable révolution, non seulement dans l’esprit des gens, mais aussi dans la société, afin que 99 % des habitants de la planète reprennent les rênes de leur destin des mains de ce 1 % qui, jusqu’à présent, a profité de la situation pour accumuler des richesses.

 La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) vient de déclarer que le coronavirus aura un très grand impact négatif sur l’économie du continent latino-américain.

 Il est clair que l’Amérique latine n’entre que maintenant dans la crise qui touche principalement l’Europe et les États-Unis. L’Amérique latine et l’Afrique entrent dans une situation où elles doivent faire face à une épidémie avec un risque élevé de propagation accélérée. Pour des raisons totalement indépendantes de la volonté des peuples, ceux-ci sont directement victimes de la crise sanitaire et économique.

Les exportations de l’Amérique latine vont être très fortement réduites parce que cette région dépend de ses exportations de matières premières ; celles-ci seront brutalement réduites par la crise économique au nord et en Chine, de sorte que les pays vont entrer dans de plus grandes difficultés de paiement, comme le Venezuela et l’Argentine, qui étaient déjà en suspension partielle de paiement. D’autres pays de la région se trouveront également dans cette situation, comme l’Équateur, qui est déjà au bord de la suspension de paiement. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous devons utiliser les trois concepts d’état de nécessité, de force majeure et de changement fondamental de circonstances pour déclarer une suspension totale du paiement de la dette extérieure et utiliser ces fonds pour faire face à une crise qui ne fait que commencer.

 Mais il y a d’anciens présidents, comme Juan Manuel Santos, Fernando Henrique Cardoso, Ricardo Lagos et Ernesto Zedillo, qui ont demandé l’aide du FMI pour faire face à la crise sanitaire. Comment voyez-vous cette demande ?

Je suis contre le fait de demander, une fois de plus, l’aide du Fonds monétaire international. Les aides du FMI sont toujours conditionnées à la mise en œuvre d’un modèle néolibéral.

Comme je l’ai expliqué au début, il existe des sources alternatives de financement pour faire face à la crise et ne pas avoir à recourir au FMI, qui fait partie du problème et non de la solution. On peut rappeler qu’en 2018, l’Argentine, avec le gouvernement de Mauricio Macri, a demandé au FMI un crédit d’environ 57 milliards de dollars et qu’elle est maintenant en pleine crise. C’est le FMI qui a ordonné à Lenin Moreno en Équateur d’augmenter le prix du carburant l’année dernière et qui a provoqué une rébellion populaire totalement justifiée. Il n’est donc pas surprenant que d’anciens présidents néo-libéraux tels que Santos ou Cardoso demandent à nouveau l’aide du FMI. Nous devons dire que les peuples n’ont pas besoin de cette aide empoisonnée.

 Nous voyons que la pandémie COVID-19 a accentué la lutte, la confrontation entre les modèles politiques, sociaux et de production. Nous voyons plus que jamais le capitalisme confronté aux propositions socialistes. Comment se présente le monde post-coronavirus ?

 Elle dépendra entièrement de la capacité des citoyens du monde à reprendre leur destin en main. Nous constatons que dans la plupart des cas, les gouvernements sont incapables de faire réellement face à la situation, comme le président brésilien J. Bolsonaro, qui est totalement fou dans le gestion de la crise sanitaire, ou le gouvernement de D. Trump. L’autoorganisation, la participation politique et citoyenne des majorités sont fondamentales pour construire de nouvelles perspectives et de nouvelles expériences.

Traduit par Éric Toussaint avec l’aide de www.DeepL.com/Translator (version gratuite)
Source :https://mundo.sputniknews.com/entre…

Auteur.e Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

Source http://www.cadtm.org/Suspendre-le-paiement-des-dettes-et-taxer-les-riches-pour-affronter-la-crise

Sortie de crise: 3 scénarios

Covid-19 et sortie de crise : trois scénarios pour explorer le champ des possibles publié sur Contretemps

Dans cet article, Alain Bihr cherche à penser la situation socio-politique qui pourrait succéder à la crise sanitaire. Il formule et développe trois scénarios possibles, qui dessine des futurs très différents : la perpétuation et l’approfondissement du néolibéralisme et de ses contradictions ; un tournant néo-social démocrate ; l’ouverture de brèches en vue d’une rupture révolutionnaire.

***

La crise déclenchée par la pandémie de Covid-19 présente un caractère doublement global : elle est à la fois mondiale et multidimensionnelle (non seulement sanitaire mais aussi économique, sociale, politique, idéologique, psychique, etc.). A ce double titre, elle déstabilise gravement le pouvoir capitaliste dans ses différentes composantes, en le mettant au défi de se renouveler, en inventant et développant de nouvelles modalités au-delà de la réinstauration des anciennes mises à mal.

Du même coup, cette crise constitue aussi un défi lancé à toutes les forces anticapitalistes, lui aussi double. Défensivement, il doit anticiper sur la mise en œuvre de ces nouvelles modalités de domination capitaliste tout en cherchant, offensivement, à tirer profit de l’affaiblissement conjoncturel du pouvoir capitaliste pour faire évoluer le rapport de force en sa faveur, voire ouvrir des brèches susceptibles de s’élargir sur des perspectives révolutionnaires.

Les lignes qui suivent n’ont d’autre ambition que d’exposer quelques thèses concernant l’un et l’autre de ces deux aspects de la crise et de contribuer ainsi à la discussion qui s’est déjà amorcée à ce sujet dans les rangs anticapitalistes[1]

*

1. C’est au niveau de ses instances gouvernementales que le pouvoir capitaliste s’est trouvé déstabilisé de la manière la plus évidente par la pandémie et la crise sanitaire qui s’en est suivie. Le déni d’abord[2], la procrastination ensuite, les demi-mesures pour continuer, transformant une nécessité créée de toutes pièces (car dictée par l’état déplorable d’un appareil sanitaire affaibli par des décennies de restrictions budgétaires, ordonnées aux politiques néolibérales, en dépit des alertes et mobilisations des personnels soignants) en une vertu mensongère (le dépistage systématique serait inutile, les masques de protection ne serviraient à rien, etc.) et, enfin, un amateurisme ubuesque dans leur exécution, qui ferait rire en d’autres circonstances, ont gravement compromis le crédit de l’immense majorité des gouvernants. Et ce, même lorsque l’imbécillité ignare (comme dans le cas d’un Donald Trump, d’un Andrés Manuel Lopez Obrador ou d’un Jair Bolsonaro) ou le cynisme néodarwiniste inspirant la thèse de l’immunité de groupe (comme dans le cas d’un Boris Johnson, d’un Mark Rutte[3] ou d’un Stefan Löfven[4]) n’y ont pas rajouté une couche d’ignominie criminelle.

Il est désormais évident pour une majeure partie des populations qui ont eu à en subir les conséquences que ces gouvernants sont prêts à tout pour masquer leur impéritie, leur absence de prise sur des événements, surtout leur responsabilité dans l’insuffisance notoire de la capacité de réaction d’un appareil sanitaire qu’ils ont sciemment affaibli, au prix de mensonges redoublés que leur redoublement même finit par trahir. C’est à six reprises, pas moins, que, lors de son allocution du 16 mars, Emmanuel Macron a répété que « nous sommes en guerre ». Le recours à cette métaphore abusive devrait nous alerter. C’est le moment de se souvenir qu’« on ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », selon un bon mot de Georges Clémenceau, un fin connaisseur dans cette triple matière. Et, comme Clausewitz nous l’a appris, la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens : en l’occurrence, en cherchant à aggraver la panique engendrée par la pandémie, il s’agit de provoquer le réflexe d’unité nationale, voire d’« Union sacrée », propre à regrouper le peuple apeuré autour du chef des armées et de son État, en dénonçant par avance toute critique comme une haute trahison.

Ont cependant fait exception les gouvernements de la Corée du Sud, de Taïwan, de Hongkong et de Singapour qui ont, d’emblée, mis en œuvre la seule stratégie efficace de lutte contre la diffusion du Covid-19 à base de dépistage de tous les cas suspects, de confinement et traitement des seules personnes infectées et de celles qui les ont approchées et qui ont pu être identifiées, de port obligatoire de masques et de tracking dans l’espace public pour toutes les autres[5]. Encore fallait-il disposer du matériel, du personnel et des infrastructures appropriés à ces fins (sans compter une bonne dose de discipline collective), qui faisaient précisément défaut dans les cas précédemment mentionnés, pour les raisons que l’on sait.

*

2. C’est cependant bien plus profondément que dans les seules sphères gouvernementales que le pouvoir capitaliste se trouve aujourd’hui ébranlé. Ce sont en fait les bases mêmes de la production capitaliste qui se trouvent mises en cause, tant ses exigences les plus immédiates et les formes qu’elles ont prises durant ces dernières décennies que la dynamique proprement infernale dans laquelle elle a entraîné l’humanité et la planète entières.

En premier lieu, il faut se rappeler qu’il n’y a de capital qu’à la condition qu’il y ait du travail vivant à exploiter. Valeur en procès, le capital ne peut conserver et accroître sa valeur, ce qui est son but propre indéfiniment poursuivi dans un cycle aussi ininterrompu que possible, qu’à la condition qu’il trouve sur le marché une force de travail humaine qu’il puisse s’approprier et exploiter. Si cette force fait défaut, c’est son existence même qui est menacée.

Or la pandémie de Covid-19 confronte le capital au risque d’un pareil défaut. Ce défaut est d’ores et déjà effectif, sous la forme de la désertion d’une partie des travailleurs, faisant valoir leur droit de retrait, faute que les directions capitalistes des entreprises ne soient pas plus capables que les gouvernements de leur assurer les protections sanitaires indispensables sur leurs lieux de travail (chantiers, ateliers, entrepôts, magasins, bureaux, etc.) ; sous la forme aussi du chômage technique entraîné par la désorganisation de la production, tant vers l’amont (du côté des fournisseurs ou des sous-traitants) que vers l’aval (du côté des distributeurs) ; sous la forme enfin de la désertion des consommateurs finaux… qui se trouvent être massivement des travailleurs salariés. Et ces effets d’interruption, de ralentissement et de désorganisation de la production seront d’autant plus graves et dommageables pour le capital que la pandémie durera. Si cette dernière devait se prolonger, s’amplifier et récidiver, comme cela est fortement probable lors de la levée du confinement, la crise de valorisation du capital (correspondant en fait à une dévalorisation relative ou même absolue d’une bonne partie de ce dernier) prendrait une dimension catastrophique, amplifiant du même coup la déconfiture du capital financier dans sa composante fictive (les marchés boursiers), amorcée en fait avant la crise sanitaire et que celle-ci n’aura fait que précipiter et amplifier. Mais ce défaut de travail vivant pourrait prendre des formes encore plus catastrophiques si la pandémie devait finalement entraîner une mortalité de masse, en privant le capital de main-d’œuvre et en y rééquilibrant en faveur du travail un rapport de force sur le marché du travail que le chômage déséquilibre actuellement en faveur du capital. Et ce sans considérer, pour l’instant, les inévitables explosions sociales qui accompagneraient un pareil scénario catastrophe. D’où finalement le choix contraint du confinement, faute des moyens qui auraient permis l’option sud-est asiatique (coréenne, taïwanaise, etc.), quoi qu’il doive en coûter immédiatement au capital.

De tout cela, les directions capitalistes (gouvernementales et patronales) ont plus ou moins conscience. D’où leurs pressions répétées sur les travailleurs pour qu’ils continuent de travailler, en dépit des risques de contamination qu’elles leur font ainsi courir, en dépit de leur droit au retrait et des avis favorables donnés en ce sens par les inspections du travail ou même des tribunaux[6] ; pressions modulées cependant selon qu’il s’agit de cadres (incités à pratiquer le télétravail) ou de prolétaires (ouvriers et employés) qui sont sommés de continuer à se présenter à leur poste tous les jours, modulations dont le caractère de classe n’échappera à personne. D’où aussi leur injonction contradictoire : « Restez tous chez vous ! » mais « Continuez à aller travailler autant que possible ! » alors même que les éléments de protection les plus élémentaires (distances de sécurité, gants et masques, gels hydroalcooliques) font défaut ou sont impossibles à assurer sur les lieux de travail. D’où enfin et surtout leur impatience à sortir du confinement qui se heurte cependant à la difficulté de réunir les conditions matérielles (tests de dépistage, port de gants et de masques) et sociales (réorganisation en conséquence d’un appareil sanitaire au bord de l’effondrement) de l’opération, pour qu’elle ne risque pas de virer au fiasco en relançant la pandémie[7].

Par ailleurs, cette pandémie met en œuvre une contradiction majeure à l’œuvre dans l’actuelle phase de la « mondialisation » capitaliste, en fragilisant du coup le pouvoir capitaliste à un autre niveau encore. Contrairement à ce que la vulgate néolibérale renforcée par de nombreuses études académiques laisse entendre depuis des décennies, la « globalisation » n’a nullement rendu caduques et inutiles les États, y compris dans leur forme et dimension nationales (les États-nations). Certes, le procès immédiat de reproduction du capital, unité de son procès de production et de son procès de circulation, s’est « mondialisé » : en témoignent la « mondialisation » de la circulation des marchandises et des capitaux tout comme la « mondialisation » des « chaînes de valeur » (la segmentation des procès de production entre des lieux dispersés, en l’occurrence situés dans différents États, en faisant appel à des forces de travail inégalement qualifiées et productives et inégalement rémunérées), en donnant ainsi une dimension planétaire à « l’usine fluide, flexible, diffuse et nomade » qu’affectionnent les entreprises transnationales. Mais il n’en a pas été ainsi, ou alors à un bien moindre niveau, de la production et reproduction de l’ensemble des conditions sociales générales du procès immédiat de reproduction du capital, dont les États restent les maîtres d’ouvrage et même, en bonne partie, les maîtres d’œuvre. Par exemple, via l’appareil familial (la famille nucléaire, sa division inégalitaire du travail entre sexes et ses tutelles étatiques), l’appareil scolaire, l’appareil sanitaire, l’appareil policier et judiciaire, etc., la reproduction de la force sociale de travail (dont nous avons vu qu’elle est indispensable à la valorisation du capital) reste toujours et encore l’affaire des États-nations, tant dans leurs instances centrales que dans leurs instances décentralisées (régions, métropoles, communes, etc.). C’est ce qui justifie de parler non pas de « mondialisation » ou de « globalisation » mais plus justement de transnationalisation du capitalisme[8].

Cette division du travail reproductif du capital, qui semble fonctionnelle et qui l’est dans le cours ordinaire de la reproduction, manifeste au contraire dans les conditions actuelles la contradiction potentielle sur laquelle elle repose : celle entre un espace de reproduction immédiate du capital aux dimensions planétaires tandis que les appareils assurant la (re)production de ses conditions sociales générales restent dimensionnés et normés à l’échelle nationale. D’une part, si un virus apparu courant novembre sur quelques marchés locaux de la Chine centrale autour de Wuhan a pu donner naissance à une pandémie planétaire en à peine quelques semaines, c’est bien évidemment à l’extension et à l’intensification de la circulation des marchandises et des hommes, inhérentes à la « mondialisation » du procès de reproduction immédiat du capital, qu’on le doit et à son noyau qu’est le modèle de « l’usine diffuse et nomade », dont les réseaux couvrent la planète entière[9]; tandis que ce phénomène pathologique mondial est censé être jugulé par des États-nations agissant en ordre dispersé et chacun pour leur compte propre, érigeant en priorité la défense de l’état sanitaire de leur population respective, conduisant à transformer un monde la veille encore ouvert aux quatre vents de la « mondialisation » (pourvu qu’on ne soit pas un migrant « économique », un requérant d’asile ou un réfugié « climatique ») en une mosaïque d’États qui se ferment les uns aux autres, en ré-érigeant des barrières à leurs frontières et en réaffirmant manu militari le principe de leur souveraineté territoriale[10]. D’autre part, dans ces conditions, non seulement les appareils sanitaires nationaux sont privés de coopération entre eux, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) se contentant de jouer le rôle de lanceur d’alertes répétées et d’émetteur de recommandations de bonnes pratiques, mais ils vont rapidement être mis en concurrence dès lors qu’ils vont s’adresser tous en même temps aux seules industries capables de leur fournir médicaments, équipements et appareils sanitaires pour lutter contre le Covid-19. Concurrence d’autant plus aiguë et féroce que, enfin, la « mondialisation » du capital aura opéré aussi au sein de ces industries, conduisant à les délocaliser et concentrer dans certains « États émergents » (la Chine et l’Inde notamment), en privant du coup nombre d’États (y compris en Europe) de toutes ressources de cet ordre sur leur propre territoire, réalisant à ce moment-là combien ce processus, par ailleurs encouragé par les politiques néolibérales de restrictions budgétaires, les a rendus dépendants et a précarisé leur sécurité sanitaire.

En troisième lieu, la crise actuelle met en question le modèle de développement inhérent au mode capitaliste de production dans la mesure où, du fait notamment de son productivisme et de son caractère globalement incontrôlable, de son hubris en somme, il ne peut que détruire l’écosystème planétaire. Car, comme lors d’autres pathologies antérieures, plus ou moins sévères, notamment le VIH/sida (apparu en 1981), le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) qui a sévi entre novembre 2002 et juillet 2003 (déjà occasionné par un coronavirus), la grippe aviaire en 2004 due au virus H5N1, la grippe A (due au virus H1N1) en 2009, la grippe aviaire A (due au virus H7N9) apparue en 2013, le Covid-19 semble bien avoir mis en jeu une transmission entre espaces animales et espèce humaine, mettant en cause les conditions sanitaires de certains élevages (surtout en Asie mais aussi en Europe : cf. l’épisode d’encéphalopathie spongiforme bovine responsable de la maladie de Creutzfeldt-Jakob) et surtout les empiétements destructeurs sur certains milieux forestiers tropicaux et autres biotopes naturels, du fait de la pression exercée sur eux par l’agriculture et notamment l’élevage, l’industrie extractive, la concentration et la diffusion urbaines, l’extension des réseaux de transports routiers, le développement du tourisme de masse, la création de parcs animaliers, etc. Ces empiétements favorisent la virulence de certains microbes (bactéries, virus, parasites) et leur transmission d’espèces animales, sur lesquelles elles peuvent être bénignes, à l’espèce humaine, sur laquelle ils sont ou deviennent pathogènes, d’autant plus que cette transmission s’accompagne souvent de leur mutation : le lentivirus du macaque est ainsi devenu le VIH[11]. Sans compter que les risques de morbidité du Covid-19 se trouvent visiblement accrus par toute une série de maux engendrés et/ou véhiculés par la « civilisation » capitaliste (sédentarité, surpoids et obésité liés à la malbouffe, pollution atmosphérique, résistance bactérienne aux antibiotiques du fait de la surconsommation de ces derniers, etc.) Dans ces conditions, la récurrence accélérée au cours des dernières décennies de ce type de pathologies, pouvant prendre un caractère pandémique, s’explique et fait craindre que la pandémie actuelle ne soit qu’un signe avant-coureur de ce qui nous attend si nous ne mettons pas fin à cette course à l’abîme dans laquelle le capitalisme nous a engagés.

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3. A l’heure qu’il est, il est évidemment difficile et, pour partie, aventureux de tenter de prévoir ce qui va se passer une fois que la pandémie actuelle aura été jugulée – si elle peut l’être. Car tout dépendra de l’état démographique, économique, social, politique, psychique, etc., des formations sociales qu’elle aura affectées. État qui variera d’abord en fonction de la durée de celle-ci et de l’efficacité des stratégies socio-sanitaires mises en œuvre pour la juguler. Cet exercice de prospective est néanmoins nécessaire si nous ne voulons pas subir une nouvelle fois les événements.

Tout exercice de ce genre conduit à distinguer différents scénarios. En présupposant que le rapport de force entre capital et travail constituera le facteur clé de ce qui se produira alors et même d’ici là, il est possible de distinguer trois scénarios, entre lesquels des combinaisons partielles ne sont évidemment pas exclues. Ces scénarios doivent se comprendre comme des situations stylisées, en fonction desquelles il doit être possible d’interpréter les événements en cours et ceux qui sont susceptibles de se produire dans les prochains mois mais que, inversement, ces événements doivent conduire à préciser et infléchir au fur et à mesure de leur avènement. Ils ne fourniront donc des clefs d’intelligibilité qu’à cette condition d’en faire usage avec souplesse.

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Scénario 1 : la reprise et la poursuite du business as usual néolibéral.

Il présuppose que le rapport de force entre capital et travail restera ce qu’il a été globalement ces dernières décennies, c’est-à-dire fondamentalement favorable au capital. Et c’est clairement dans cette optique que se sont placés les gouvernements actuels, en mettant déjà en place les moyens nécessaires à cette fin.

Relayant ou anticipant même la demande des entrepreneurs capitalistes, leur priorité est la relance de « l’économie », entendons le procès de production et de circulation du capital, permettant le redémarrage de la valorisation et l’accumulation de ce dernier à grande échelle. Cela suppose de contraindre les travailleurs à reprendre au plus vite et le plus massivement possible le chemin vers leurs lieux d’exploitation ; et les pressions en ce sens, qui n’ont pas cessé depuis le début de la pandémie, augmenteront au fur et à mesure où celle-ci régressera. Elles opéreront par le biais de la cessation de l’indemnisation du chômage technique, mise en place pour permettre précisément à « l’économie » de redémarrer au plus vite après le « trou d’air » qu’elle connaît actuellement, et de la menace du licenciement pour les récalcitrants.

Pour autant, cette relance ne pourra pas être un pur et simple retour au statu quo ante. D’une part, en dépit des mesures de soutien à la trésorerie des entreprises (via le report ou même l’annulation partielle des impôts et cotisations sociales et la prise en charge du chômage partiel) et de l’ouverture de larges possibilités d’emprunts, garantis pour certains par l’État[12], il faut prévoir la faillite de nombreuses entreprises, et pas seulement parmi les PME qui sont les plus exposées, et une passe difficile pour de nombreuses autres, du fait de la désorganisation des relations interentreprises (en amont et en aval de chacune) que ces faillites vont entraîner. Cela va se traduire par une concentration et centralisation accrues du capital dans tous les secteurs et branches, dont l’emprise sur « l’économie » va donc s’accroître, mais aussi par une hausse de leur taux de profit, du fait de la disparition d’une partie du capital en fonction, actuellement en état de suraccumulation. Cependant que les perspectives d’investissement vont être obérées par la dévalorisation de leur capital que les investisseurs institutionnels viennent d’enregistrer en bourse, qui va les rendre à la fois plus frileux et plus exigeants en termes de garantie de retour sur investissement. Avec pour résultante globale une augmentation du chômage, que ne palliera pas entièrement le redémarrage de la consommation (productive et improductive) qui suivra la fin du confinement, et qui viendra déséquilibrer un peu plus encore le rapport de force sur le marché du travail en faveur du capital.

D’autre part, celles des entreprises qui parviendront à s’en sortir, et pour s’en sortir précisément, chercheront à accroître l’exploitation du travail, en jouant principalement sur sa durée et son intensité, la hausse des gains de productivité ralentissant régulièrement depuis quelques décennies[13]. A cette fin, elles pourront évidemment profiter de la hausse du chômage pour activer un peu plus encore le chantage au licenciement ; mais elles pourront aussi bénéficier de l’appui des gouvernements sous la forme d’un durcissement des conditions légales d’emploi, de travail et de rémunération. En France par exemple, elles pourront s’appuyer sur l’ensemble des mesures dérogatoires à ce qu’il reste du Code de travail qui ont été adoptées dans le cadre de la loi instituant « l’état d’urgence sanitaire » qu’il suffira de proroger en « état d’urgence économique ». Rappelons que ces dérogations concernent

« la facilitation du recours à l’activité partielle ; la possibilité d’autoriser l’employeur à imposer ou à modifier les dates de prise d’une partie des congés payés dans la limite de six jours ouvrables, en dérogeant aux délais de prévenance, ou d’imposer ou de modifier unilatéralement les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait et des jours de repos affectés sur le compte épargne-temps du salarié ; l’autorisation donnée aux entreprises particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale de déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ; à titre exceptionnel, les dates limites et les modalités des versements au titre de l’intéressement ou de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat pourront être modifiées »[14].

Et signalons qu’à ce jour (15 avril) le décret devant préciser les secteurs dans lesquels ces dérogations ne devaient pas s’appliquer n’est toujours pas paru.

Enfin, la crise économique qui aura accompagné la crise sanitaire n’aura pas mis à mal seulement la trésorerie des entreprises : elle aura également brutalement dégradé l’état des finances publiques, du fait tant du gonflement des dépenses occasionnées par les plans de soutien à « l’économie »[15] que de la contraction des recettes fiscales liées à la panne d’une partie de cette même « économie » (notamment du côté de l’impôt sur le capital et des impôts indirects taxant la consommation)[16], en provoquant un surcroît de déficit public[17], couvert comme d’habitude par recours à l’emprunt. D’où d’ores et déjà une brusque hausse des taux d’intérêt sur les emprunts publics auparavant orientés à la baisse, même nuls dans certains cas, que les principales banques centrales ont tenté de prévenir et limiter par une nouvelle vague de quantitative easing[18]. D’où aussi la relance de projets d’eurobonds (surnommés en l’occurrence covibonds) : d’émissions de titres de crédit par l’ensemble des États de l’Union, par le biais de la BCE, revenant donc à mutualiser ce surcroît de dettes publiques pour venir en aide aux États membres les plus affectés par la pandémie dont les conditions d’emprunts sur les marchés financiers sont aussi les moins favorables (Italie, Espagne, Portugal) ; ce qu’ont refusé, pour l’instant, comme à l’ordinaire l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande, faisant prévaloir leur souveraineté nationale sur une opération qui aurait représenté un pas en avant sur la voie de la constitution d’un État fédéral européen[19].

Dans la perspective de ce premier scénario, cette dégradation des finances publiques aurait pour conséquence à peu près certaine le redoublement de la politique austéritaire précédemment pratiquée par les gouvernements, impliquant aussi bien une hausse des impôts et des cotisations sociales portant sur le travail et la consommation finale qu’une baisse des dépenses publiques, partant des coupes claires dans les budgets affectés à la couverture des besoins sociaux les plus élémentaires : logement, transport, éducation et même santé. Car la crise que nous subissons actuellement du fait de décennies de sous-investissement public sanitaire pourrait ne pas infléchir les orientations antérieures en la matière, si l’on en juge par exemple par l’étude que vient de remettre la Caisse des dépôts et consignations, laquelle envisage de s’en remettre à des partenariats public-privé pour pallier le défaut d’investissements publics dans les hôpitaux[20]. Ou si l’on s’en remet aux déclarations du directeur de l’Agence régional de santé de la Région Grand Est, selon lesquelles une fois la pandémie passée il y aura lieu de poursuivre le plan d’économies prévu pour l’hôpital de Nancy en y supprimant 598 emplois et 174 lits[21] ! Même orientation aberrante en Suisse où, en pleine crise du Covid-19, le Conseil fédéral planifie une diminution des recettes des hôpitaux de cinq à six cents millions de francs au minimum[22].

Et, pour boucler le tout, afin de prévenir tout mouvement social qui s’opposerait à un pareil rétablissement de l’état et de la dynamique catastrophique antérieurs, impliquant de passer la crise sanitaire et ses conséquences sociales par pertes et profits et de blanchir les gouvernants en place de toute responsabilité en la matière, ces derniers pourraient toujours compter sur le maintien voire le durcissement du régime de restriction des libertés publiques mis en place pour faire face à la pandémie, dont le Syndicat de la magistrature s’est lui-même ému en France[23]. Et ils sauraient à coup sûr tirer parti du nouveau seuil de surveillance généralisée que le confinement aura permis de franchir, à coups de surveillance des espaces publics par drones et capteurs de chaleur et des déplacements individuels par tracking des téléphones portables. « Big Brother » deviendrait un compagnon aussi intrusif qu’inévitable dès lors que l’on sortirait de chez soi. S’ils devaient y parvenir, il parachèverait du même coup des évolutions amorcées à l’occasion de la lutte contre cet autre ennemi invisible, l’ainsi dénommé « terrorisme », qui aura inauguré une restriction chronique des libertés publiques et la marche vers un pouvoir panoptique de surveillance, de contrôle et de répression.

Enfin, ils pourraient également compter sur les effets persistants de l’état psychique créé par cette pandémie et les mesures de confinement qui ont été imposées pour y faire face : l’autodiscipline dans l’acceptation de l’état d’exception comme forme normale du gouvernement ; l’attitude de méfiance envers les autres comme envers soi-même comme sources possibles de menace (facteur d’infection), s’exprimant à travers leur mise à distance, les « gestes barrières », le port de gants et de masques ; plus profondément, enfin, une perte de confiance dans le monde. Pour ne rien dire du traumatisme subi par ceux et celles qui auront perdu l’un-e des leurs, sans avoir même pu se recueillir auprès de leur dépouille, rite pourtant nécessaire à tout travail de deuil. Autant d’éléments peu propices au développement de mobilisations collectives.

En somme, ce premier scénario répéterait la séquence que l’on a vu jouer à l’issue de la crise financière de 2007-2009, dite crise des subprime, en pire. Alors, la remise en cause des dogmes néolibéraux par la crise aura été l’occasion pour les gouvernants de réaffirmer autoritairement ces dogmes, en tirant argument de ce que la crise n’aurait pas résulté de leur application mais, au contraire, des insuffisances de cette même application, qu’il convenait par conséquent de poursuivre et redoubler[24]. Fidèles à la « stratégie du choc » (Naomi Klein) qui leur a toujours réussi jusqu’à présent, il ne fait guère de doute que « nos » gouvernants vont tenter de profiter du choc économique, financier, social, psychologique de la crise (sanitaire) actuelle pour prolonger et redoubler la mise en œuvre de ces politiques, en cherchant ainsi à masquer et faire oublier la lourde responsabilité de ces dernières et d’eux-mêmes qui les ont administrées dans le déclenchement et la gestion calamiteuse de cette crise.

Les faiblesses d’un pareil scénario sont cependant multiples. Outre qu’il n’est pas assuré que les gouvernants parviennent à maîtriser si facilement les mouvements sociaux que sa mise en œuvre ne manquerait pas de produire, sauf à faire prendre une allure dictatoriale à leur mode de gouvernement (comme c’est déjà le cas en Hongrie), il fait surtout l’impasse sur les deux derniers des défis lancés par l’actuelle pandémie au pouvoir capitaliste précédemment mentionnés. Il ne remédierait en rien à la contradiction inhérente à la transnationalisation du capital que j’ai pointée, qui fait reposer en définitive sur les épaules des seuls États-nations la (re)production des conditions générales de ce rapport social, alors même qu’il se déploie quotidiennement au-delà de leurs frontières et de leur espace de souveraineté. Quant au fait que la pandémie actuelle se présente vraisemblablement comme un simple développement particulier, mais particulièrement aigu, de la catastrophe écologique planétaire dans laquelle le mode capitaliste de production a engagé l’humanité tout entière, la poursuite des politiques néolibérales en aurait d’autant moins cure qu’elles sont par définition totalement aveugles aux « externalités négatives » du procès capitaliste de production[25]. Autrement dit, la réalisation d’un pareil scénario ouvrirait grandes les portes à la réédition à court ou moyen terme de pareilles crises, y compris à plus vastes échelles encore.

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Scénario 2 : un tournant néo-social-démocrate

La gestion calamiteuse de la crise sanitaire par les gouvernants, qui risque de se prolonger voire de s’aggraver au moment de la levée des confinements, les mesures austéritaires qu’ils pourraient être amenés à prendre pour relancer « l’économie », les tentatives de reprise et de prolongement du programme de « réformes » néolibérales qui leur a servi d’agenda avant la présente crise, tout cela peut aussi bien provoquer, par réaction, des mouvements sociaux leur demandant des comptes quant à leur responsabilité dans cette affaire et leur imposant des inflexions par rapport aux orientations antérieures. Ces mouvements trouveraient facilement à s’alimenter au discrédit de ces mêmes gouvernants, né du spectacle de leur impéritie, de la colère et des frustrations engendrées par le confinement, de la volonté de trouver des responsables et des coupables à ce fiasco de grande ampleur, discrédit qui pourrait rejaillir sur l’ensemble des politiques néolibérales antérieures dont le caractère néfaste et proprement criminel même a été démontré à grande échelle par la crise sanitaire engendrée par le délabrement du service public de santé, dont ces politiques sont directement responsables.

Il ne fait pas de doute que les personnels de santé seraient en première ligne de pareils mouvements, tout particulièrement ceux des hôpitaux publics, qui tout au long de l’année dernière n’ont cessé de dénoncer la casse de l’appareil sanitaire en obtenant pour seules réponses au mieux le mépris des irresponsables qui leur tiennent lieu de supérieurs, quand ce n’est pas les gaz lacrymogènes et la matraque, et qui, au péril de leur vie, auront été en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Ils seraient, espérons-le, appuyés par tous ceux et celles qui auront été sauvés par leurs soins, accompagnés de leurs proches ; mais aussi de tous ceux et celles dont l’un-e des leurs est mort-e dans des conditions indignes, alors qu’une autre politique de santé publique aurait pu les sauver ; et, plus largement, de tous ceux et celles qui auraient pris conscience à cette occasion de la nécessité de se mobiliser pour faire cesser pareille casse. Et ils et elles seraient certainement relayés par tous les chercheurs qui auront vu leurs recherches sur les virus littéralement sabordées sous l’effet des restrictions budgétaires[26].

On peut également espérer que le confinement aura rendu insupportable à un grand nombre l’insuffisance, quantitative et qualitative, du logement social et, plus largement, leurs conditions de logement, notamment en milieu urbain, tout en leur faisant prendre conscience de la nécessité d’engager un plan massif de construction et de rénovation. Sans même vouloir évoquer les conditions misérables et indignes dans lesquelles auront été confinées, en France mais sans doute aussi ailleurs, les personnes incarcérées[27], celles maintenues dans les centres de rétention administrative[28] ainsi que celles internées pour raison psychiatrique[29], que le confinement aura particulièrement éprouvées, elles aussi bien que leurs proches et soutiens.

Il est évidemment difficile de prévoir sur quelles perspectives politiques globales pourraient déboucher de pareils mouvements sociaux, s’ils devaient se produire. Quoi qu’il en soit, ils conduiraient à une inflexion du rapport de force entre capital et travail. L’ampleur et la durée de cette inflexion dépendraient évidemment du degré de leur radicalité et, partant, de leur orientation dominante.

Cela conduit à envisager un deuxième scénario qui déboucherait sur un nouveau compromis entre capital et travail du même ordre que celui qui avait soldé, dans les années 1930 et 1940, la crise structurelle que le capitalisme avait traversée à l’époque et les luttes sociales et politiques, nationales et internationales, qui l’avaient accompagnée – compromis ordinairement qualifié de fordiste ou de social-démocrate. Destinée à remettre le capitalisme en selle tout en en infléchissant notoirement le fonctionnement, la réalisation d’un tel scénario supposerait que les différents défis lancés par la crise actuelle, précédemment détaillés, soient relevés d’une manière ou d’une autre. Dans cette mesure même, elle supposerait de combiner des inflexions majeures selon trois axes différents.

En premier lieu, une rupture nette avec les politiques néolibérales. Parmi les points de rupture majeurs, il conviendrait, d’une part, de procéder à un partage de la valeur ajoutée plus favorable au travail par des créations d’emplois et par une hausse généralisée et substantielle des salaires réels, davantage d’ailleurs du salaire indirect que du salaire direct. D’autre part, en rapport avec le point précédent, il faudrait procéder une augmentation de la dépense publique en faveur de la protection sociale, des services publics (en priorité l’éducation et la santé) et des équipements collectifs (notamment du logement social). Enfin, et en conséquence des deux points précédents, s’imposerait une inflexion sérieuse des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), impliquant notamment une baisse de la fiscalité directe (CSG : contribution sociale généralisée) et indirecte (TVA et autres taxes sur la consommation) pesant sur les salaires et une hausse de la fiscalité pesant sur les entreprises (impôt sur les sociétés), sur les hauts revenus (via la réintroduction de tranches supérieures d’imposition sur le revenu) et les gros patrimoines, visant tant leur possession (par réintroduction et augmentation de l’impôt sur la fortune) que leur transmission[30].

L’inflexion du rapport de force entre capital et travail passerait, en deuxième lieu, par une « démondialisation » partielle du procès immédiat de reproduction du capital. Cela supposerait, pour commencer, de définir un champ de souveraineté économique national[31], autrement dit un ensemble de secteurs ou de branches dont le contrôle par l’État est considéré comme stratégique du point de vue de la sécurité de sa population ; un tel champ devrait inclure, a minima, outre l’agroalimentaire, le logement social, le sanitaire[32], l’éducatif et la recherche scientifique. Cela pourrait impliquer, par conséquent, la (re)nationalisation des entreprises placées en position de monopole ou d’oligopole dans chacun des secteurs ou branches précédents (au premier chef desquelles les industries pharmaceutiques) ; plus largement, la subordination étroite de l’ensemble des entreprises opérant dans ces secteurs et branches à des règles, propres à assurer une telle souveraineté, en ce qui concerne leurs décisions d’investissement ou de désinvestissement, de recherche et de développement, d’allocation de leurs profits. Et, pour compléter le tableau, il ne faudrait pas oublier de taxer l’ensemble des entreprises transnationales de telle manière à limiter drastiquement leurs opérations d’optimisation et de fraude fiscale, en les imposant en due proportion des opérations qu’elles réalisent sur le sol national.

En troisième lieu, en s’inspirant des projets de Green New Deal[33], il s’agirait de mettre en œuvre un plan massif d’investissements publics en faveur de la lutte contre la catastrophe écologique, en ciblant en premier lieu le réchauffement climatique et la dégradation de la biodiversité, impliquant notamment : des aides au développement des énergies renouvelables, l’isolement thermique des bâtiments, privés et publics, le développement des transports publics, notamment dans les espaces ruraux et périurbains, la reconversion de l’agriculture vers le bio et les circuits courts, etc.

Se pose alors une première question : celle des conditions de possibilité subjectives d’un pareil scénario, autrement dit celle de savoir quelles forces sociales et politiques seraient susceptibles de prendre en charge un pareil projet et programme réformiste et, le cas échéant, comment elles seraient en mesure de faire bloc à cette fin. Pour l’instant, aucun mouvement social ni aucune formation politique constituée, à capacité gouvernementale, ne défendent un tel programme. On ne trouve rien de tel du côté de ce qu’il reste des partis soi-disant socialistes, social-démocrates ou travaillistes, qui pourraient pourtant utilement se renouveler à cette occasion, englués et dilués qu’ils restent dans leur ralliement antérieur, honteux ou tapageur, au néolibéralisme[34]. Pas davantage ne trouve-t-on quelque chose de cet ordre du côté des formations écologistes. Europe Écologie Les Verts en restent pour l’instant à dénoncer les causes immédiates de la crise sanitaire[35] et réduisent le Green New Deal à « une fiscalité plus redistributive : à situation exceptionnelle impôt exceptionnel, en particulier pour les grandes fortunes et les assurances qui engrangent des profits indus pendant le confinement »[36].

Même les propositions soumises par la Convention citoyenne pour le climat s’avèrent minimales[37]. Après avoir noté très justement que « la perte de biodiversité, la destruction des milieux naturels, sont des témoins de la crise écologique, mais sont aussi pointés comme des facteurs importants de la crise sanitaire d’aujourd’hui » et que « la multiplication des échanges internationaux et nos modes de vie globalisés sont à l’origine de la propagation rapide de l’épidémie », elle se contente de souhaiter que « la sortie de crise qui s’organise sous l’impulsion des pouvoirs publics ne soit pas réalisée au détriment du climat, de l’humain et de la biodiversité », elle se contente en tant que préconisations de suggérer que « des grands travaux soient lancés pour réduire la dépendance de la France aux importations, favoriser l’emploi en France et réduire les émissions de gaz à effet de serre » et de rappeler « qu’il est nécessaire de relocaliser les activités des secteurs stratégiques pour assurer notre sécurité alimentaire, sanitaire et énergétique » ainsi que « l’importance des solidarités internationales pour une action efficace ». Bref de bonnes intentions sans plan plus précis pour les exécuter.

Tout juste perçoit-on pour l’instant quelques voix reprenant les propositions précédentes. Des voix dispersées qui sont loin encore de constituer un chœur. Il faudrait donc compter sur la mobilisation collective précédemment envisagée pour leur permettre de s’amplifier et de s’unifier.

D’ores et déjà, certaines organisations syndicales se sont placées dans une telle perspective réformiste. La CGT, par exemple, a adressé au président de la République une lettre ouverte dans laquelle elle lui demande d’infléchir l’ensemble de sa politique antérieure en lui soumettant les propositions suivantes :

« Relocalisation des activités, dans l’industrie, dans l’agriculture et les services, permettant d’instaurer une meilleure autonomie face aux marchés internationaux et de reprendre le contrôle sur les modes de production et d’enclencher une transition écologique et sociale des activités.

Réorientation des systèmes productifs, agricoles, industriels et de services, pour les rendre plus justes socialement, en mesure de satisfaire les besoins essentiels des populations et axés sur le rétablissement des grands équilibres écologiques.

Établissement de soutiens financiers massifs vers les services publics, dont la crise du coronavirus révèle de façon cruelle leur état désastreux : santé publique, éducation et recherche publique, services aux personnes dépendantes…

Une remise à plat des règles fiscales internationales afin de lutter efficacement contre l’évasion fiscale est nécessaire et les plus aisés devront être mis davantage à contribution, via une fiscalité du patrimoine et des revenus, ambitieuse et progressive »[38].

Et il n’est pas même exclu que, du côté des gouvernants, de pareilles propositions soient entendues et reprises pour partie. C’est Emmanuel Macron qui, après s’être lamenté du « pognon de dingue » que coûteraient les minima sociaux et avoir affirmé haut et fort sa volonté d’y mettre bon ordre par la responsabilisation des assurés sociaux[39], découvre brusquement que

« la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe »[40].

Et, même brusque révélation du caractère néfaste des politiques néolibérales outre-Rhin chez sa collègue Angela Merkel :

« “Bien que ce marché [celui des masques de protection] soit actuellement situé en Asie, il est important que nous tirions de cette pandémie l’expérience que nous avons également besoin d’une certaine souveraineté, ou au moins d’un pilier pour effectuer notre propre production ”, en Allemagne ou en Europe, a-t-elle défendu »[41].

Certes, on sait d’expérience ce que valent ces déclarations faites dans le feu du désarroi par des dirigeants qui se sont rendus coupables de ce à quoi ils promettent de remédier, avant de revenir à leurs anciennes amours et pratiques à peine la crise passée. Mais il n’en est pas moins significatif que les « premiers de cordée » du néolibéralisme pur et dur au niveau européen se soient laissé aller à de pareils propos.

Mais cette perspective réformiste soulève encore une seconde question : celle de ses conditions de possibilité objectives, soit celle des obstacles et limites auxquelles sa réalisation se heurterait dans l’état actuel du mode capitaliste de production. Deux de ces limites sautent immédiatement aux yeux. D’une part, le rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée en faveur du salaire et au détriment du profit, assorti d’une augmentation des prélèvements obligatoires pour financer tant la remise à niveau des équipements collectifs et des services publics que le plan massif d’investissements publics en faveur de Green New Deal, des mesures qui se recoupent et se chevauchent pour partie certes, ne se heurteraient pas moins à la baisse tendancielle des gains de productivité précédemment signalée. Autrement dit, les gains de productivité ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques en faveur d’un vaste programme d’investissement à but social et écologique. En somme, il existe une sorte de triangle d’incompatibilité entre ces trois objectifs.

D’autre part, si un Green New Deal est en mesure d’atténuer les effets écologiquement désastreux de la poursuite d’une accumulation du capital débridée, de freiner par conséquent la dynamique de la catastrophe écologique globale engendrée par cette dernière, il est parfaitement incapable de résoudre la contradiction entre la nécessaire reproduction élargie du capital (son accumulation), qui ne connaît pas de limite, et les limites de l’écosystème planétaire. Pour le dire autrement et plus simplement, il peut y avoir des capitaux verts mais pas de capitalisme vert[42]. Sous ce rapport aussi, le capitalisme a sans doute atteint ses limites et le réformisme avec lui. Et, s’il devait se produire, le tournant néo-social-démocrate aurait de ce fait toute chance de nous engager dans une impasse à moyen terme.

***

Scénario 3: ouvrir des brèches en vue d’une rupture révolutionnaire

On est dès lors en droit d’imaginer un troisième scénario, bien qu’il semble a priori plus improbable encore que le précédent. Il part de l’hypothèse selon laquelle plus une crise du mode de production capitaliste est profonde, plus elle manifeste ses contradictions insurmontables et ses limites indépassables, plus elle crée les conditions à l’ouverture de brèches par lesquelles peuvent s’engouffrer les forces sociales et politiques œuvrant à une rupture révolutionnaire, qui trouvent leur base naturelle dans le salariat d’exécution (ouvriers et employés, tous secteurs et branches confondus) qui définit aujourd’hui le prolétariat.

Or c’est bien un pareil processus qui est d’ores et déjà actuellement engagé, au cœur de cette crise, fût-ce de manière encore embryonnaire mais significative. Donnons-en quelques exemples. Contre les pressions redoublées des gouvernants et des employeurs et leur double langage, ce sont les travailleurs et travailleuses qui, par leur retrait spontané, leurs débrayages ou même par des grèves, ont imposé l’arrêt de la production ou sa poursuite à la seule condition du respect de normes de sécurité (distance, port de gants et de masques, désinfection des locaux, etc.), dans le simple but de préserver leur santé et leur vie[43]. Ce qu’ils et elles ont ainsi clairement affirmé, c’est qu’ils-elles sont les seuls maîtres en dernière instance du procès de production : que ce sont eux-elles qui produisent toute la richesse sociale et qui sont aussi en capacité de faire cesser cette production. Vérité foncière que toute l’idéologie dominante dans ses différentes facettes occulte sans cesse en temps ordinaire.

S’est aussi imposée dès lors, dans la pratique même mais aussi dans la conscience réflexive qui l’a accompagnée, la nécessité de distinguer entre les activités productives strictement nécessaires à la poursuite de la vie sociale (santé, alimentation, services de base : eau, gaz, électricité, etc.), et qu’il a fallu poursuivre sous certaines conditions de sécurité, et celles qui sont superflues voire nuisibles, dont on peut se passer ou qu’il est même souhaitable de mettre à l’arrêt (la production automobile, l’industrie militaire, les chantiers navals – liste non exhaustive). Même si elle n’est pas facile à opérer, tant les activités productives sont imbriquées les unes dans les autres dans tout appareil de production socialisé[44], et précisément parce qu’elle n’est pas facile à opérer, cette distinction soulève la question de ce que, dans un processus de transition socialiste, il conviendrait de maintenir de l’appareil de production existant, au moins dans un premier temps et en le transformant, et de ce qu’il conviendrait d’abandonner immédiatement ou de reconvertir profondément, dans le cadre d’une planification de la production en fonction de la nécessité et de l’urgence de satisfaire les besoins sociaux les plus fondamentaux. De telles reconversions ont d’ailleurs d’ores et déjà commencé : on a vu des entreprises textiles se lancer dans la confection de masques chirurgicaux, des parfumeries dans la production de gel hydroalcoolique, des entreprises automobiles dans la mise au point d’appareils d’assistance respiratoire, etc.[45]

Sous la pression de la nécessité mais aussi sous l’effet de la solidarité entre « ceux-celles d’en bas » conscients de l’incurie et de l’indifférence de « ceux-celles d’en haut », on a vu se mettre en place et se développer, un peu partout, au niveau local, des pratiques et des réseaux d’entraide pour faire face aux difficultés et problèmes résultants du développement de la pandémie et des mesures de confinement, notamment en faveur des plus démunis d’entre ces expropriés que sont par définition les prolétaires : travailleurs précaires et chômeurs, femmes et enfants victimes de violences intrafamiliales, personnes âgées isolées, mal logés et SDF, étrangers sans papier, réfugiés, etc. Selon le cas et les lieux, il s’est agi de la préparation de paniers repas ; de collectes de nourriture, de produits de protection et d’hygiène ou de vêtements, de livres, de DVD, etc. ; de soins à domicile ; de lutte contre la solitude et l’isolement ; de mises en place de structures d’aide scolaire à destination des enfants confinés et privés de scolarité ; de réquisitions de chambres d’hôtel ; d’interventions en préfecture pour y obtenir des régularisations, etc. Ces actions ont eu d’autant plus de consistance qu’elles ont pu s’appuyer sur des collectifs ou des réseaux préexistants, tels les Amap[46] dont l’utilité s’est illustrée en ces temps où le ravitaillement en grandes surfaces est devenu problématique. L’importance de ces pratiques et réseaux ne se mesure pas seulement à leurs effets immédiats en termes de solidarité concrète mais encore en ce qu’ils sont autant d’occasions de mettre en évidence et en accusation les défauts actuels des appareils de protection sociale et plus largement des pouvoirs publics, conséquences de leur étranglement financier par les politiques néolibérales mais aussi de leur structure bureaucratique traditionnelle. Surtout, en tant qu’éléments d’auto-organisation populaire, ils constituent autant de préfigurations de cette autogestion généralisée que serait une société libérée de toute structure d’exploitation et de domination ; et c’est à ce titre qu’ils méritent de figurer ici[47].

Enfin, en cette période où « l’économie » est en bonne partie en panne, où les marchandises et l’argent circulent avec peine, où la survie dépend moins des échanges marchands que de la solidarité interpersonnelle ou associative et de la distribution de la manne étatique, on a vu (ré)apparaître partout la gratuité. Aiguillonnés par la peur de perdre le contact avec leurs clients cloués chez eux, les éditeurs se sont mis à proposer gratuitement une (toute petite) partie de leur fonds ; différents producteurs de cinéma et différentes plates-formes de vidéos à la demande en ont fait autant ; etc. Pour intéressée et temporaire que soit cette gratuité, elle n’en indique pas moins ce que devrait être l’accès à la culture dans une société libérée de l’emprise de la propriété privée et du marché : un service public et gratuit à la portée immédiate de tout un chacun.

Au titre des autres bénéfices paradoxaux de la panne actuelle de l’économie capitaliste, il faut signaler la chute spectaculaire des différentes formes de pollution que celle-ci engendre dans son cours ordinaire. Baisse de la pollution atmosphérique un peu partout dans le monde : en Chine[48], en Europe[49], en Inde[50]. Baisse sensible de la pollution sonore liée à la circulation automobile, qui permet d’étendre à nouveau le souffle du vent dans les frondaisons et les chants d’oiseau. Baisse de la pollution publicitaire sur les ondes. Quasi-disparition de la pollution de la communication téléphonique du fait de la fermeture des centres d’appels. Autant de manifestations in vivo que l’on vit mieux sans le capitalisme, dont seules les mesures de confinement qu’il continue à nous imposer nous empêchent de profiter pleinement.

Bref, de multiples manières, la crise actuelle ouvre des brèches dans le système des rapports, des pratiques et des représentations par lesquels s’exerce ordinairement la domination du capital, avec son inévitable lot de nuisances, qui laissent clairement apercevoir qu’un autre monde est possible et qu’il est même nécessaire et souhaitable, dès lors que cette domination fait faillite, comme c’est en bonne partie le cas actuellement. Ce sont précisément ces brèches que, dans la perspective de ce troisième scénario, il va falloir chercher à élargir à la faveur des luttes en cours et qui vont s’exacerber dès lors que les directions capitalistes, gouvernementales et patronales, chercheront à revenir au statu quo ante.

Ces luttes vont avoir pour premier enjeu les conditions dans lesquelles va s’opérer la reprise de la production. Alors que le coronavirus responsable de la pandémie n’aura pas été totalement éradiqué et en l’absence de tout vaccin, les travailleurs et travailleuses vont devoir se battre pour imposer que cette reprise se fasse aux conditions qu’ils sont parvenus à imposer jusqu’à présent : distinction entre les activités socialement nécessaires et le reste ; sécurisation des espaces de travail (chantiers, ateliers, bureaux) avec strict respect des normes de sécurité (distance, port de gants et de masques, désinfection des locaux, etc.) ; mesures qu’il faudra étendre plus largement à l’ensemble de la population, qu’elle soit active ou non. Ils vont de même devoir se battre contre les tentatives d’aggraver leur exploitation en augmentant la durée et l’intensité de leur travail pour permettre au capital d’effacer une partie des pertes (des manques à gagner, de la baisse des profits et des taux de profit) qu’il aura enregistré durant la crise, moyennant la suspension ou même la suppression des dispositifs du Code du travail à ce sujet : dans une situation où le chômage aura augmenté du fait de la faillite d’un grand nombre d’entreprises, le mot d’ordre « travailler tou-te-s pour travailler moins tout en travaillant autrement » sera plus que jamais à l’ordre du jour. Autrement dit, s’il faut se retrousser les manches pour regagner le terrain perdu, que cela se fasse sous forme d’embauches massives, permettant une diminution du temps de travail pour chacun-e, et non pas sous celle d’un surcroît d’exploitation des seuls salarié-e-s en emploi. Dans le même ordre d’idées, il va leur falloir imposer que les revenus des actionnaires (dividendes) et ceux des managers (leurs sursalaires) soient rognés ou même abolis pour faire face aux difficultés des entreprises et mis à profit pour relancer les investissements. Enfin, pour pallier la vague de faillites et de licenciements collectifs qui résultera presque à coup sûr de l’arrêt prolongé de la production, les travailleur-euse-s devront se mobiliser pour imposer la socialisation, sous leur contrôle, des entreprises dont la production sera considérée comme socialement nécessaire, rendant du même coup la distinction précédente d’autant plus opératoire.

En second lieu, il n’est pas question d’oublier les enseignements de la présente crise. Au contraire, il s’agira d’en tirer les conséquences et quant à la réorganisation nécessaire de l’appareil de production et quant aux orientations des dépenses publiques. La priorité est de reconstituer un appareil sanitaire impliquant notamment : l’annulation de la dette des hôpitaux publics ; l’arrêt des subventions aux cliniques privées et l’interdiction des dépassements d’honoraires en médecine de ville ; un plan pluriannuel d’embauche de personnels soignants, de réouverture de services et d’établissements, de dotations budgétaires pour la recherche, libérée de toute tutelle et dépendance capitaliste ; une nationalisation des grands groupes pharmaceutiques comme plus largement de toutes les entreprises produisant du matériel médical ; le tout sous le contrôle des travailleurs du secteur et de leurs organisations syndicales, en association avec la population qui est directement concernée par le sujet, en sa double qualité de contribuable et de bénéficiaire potentiel de ce service public[51]. Objectifs qu’il faudra imposer par des mobilisations collectives prolongées : grèves, manifestations, occupations, interpellations de responsables politiques, boycotts, etc.

Mais c’est plus largement en faveur d’un investissement massif dans l’ensemble des équipements collectifs et services publics assurant la satisfaction des besoins sociaux les plus fondamentaux : en plus de la santé, le logement, l’éducation, la recherche scientifique, là encore en les plaçant sous le contrôle des salariés de ces secteurs et de leurs organisations syndicales.

En troisième lieu, il faut profiter de ce que la suspension durable de « l’économie » a mis en évidence que la société ne nécessitait, pour satisfaire ses besoins essentiels, qu’un nombre restreint d’entreprises, d’équipements collectifs et de services publics, mais aussi un pilotage de l’ensemble par l’État, en contradiction complète des dogmes néolibéraux, pour exiger la reconversion en conséquence de l’ensemble de l’appareil productif, mais cette fois-ci sous contrôle des travailleurs et de leurs organisations syndicales. Et, pour piloter cette reconversion, l’expropriation des banques privées, des compagnies d’assurances et des fonds d’investissement, sans indemnisation de leurs actionnaires, et leur fusion en un organisme public d’investissement, sous contrôle de ses salariés et, plus largement, de l’ensemble des citoyens conviés à un débat sur les orientations prioritaires à donner aux investissements en question[52].

En dernier lieu enfin, il va falloir se battre pour imposer une annulation pure et simple de l’ensemble des dettes publiques, doublée d’une réforme des prélèvements obligatoires de manière à taxer le capital, les hauts revenus et les grandes fortunes. Car les dettes publiques procèdent purement et simplement de l’accumulation des arriérés d’impôts et de cotisations non exigés de la part d’entreprises et de ménages qui auraient pourtant eu les capacités contributives et partant l’obligation de les acquitter, puisqu’ils ont trouvé les moyens de se faire les créanciers des États avec l’argent que ceux-ci ne leur ont pas demandé[53].

Il n’échappera à personne qu’un certain nombre d’axes de lutte selon lesquels devrait se développer ce scénario de rupture recoupent certains des objectifs du scénario précédent, d’orientation réformiste. C’est que, radicalisés, les objectifs de ce dernier peuvent conduire à ouvrir des brèches dans le système existant et ne pas seulement contribuer à sa reconduction sous de nouvelles formes. C’est bien pourquoi j’indiquais plus haut que l’issue des mobilisations collectives qui vont se dessiner dans les prochains mois est incertaine et dépendra essentiellement de leur degré de radicalité.

D’emblée cependant, deux éléments distinguent ce scénario de rupture du précédent. C’est, d’une part, l’importance primordiale qu’il demande d’accorder aux initiatives prises par la base (« les gens », les travailleurs, leurs organisations) dans le but de promouvoir de nouvelles pratiques et structures d’émancipation. C’est, d’autre part, l’objectif qu’il vise d’imposer des mesures de « contrôle populaire » sur la production (sa finalité et ses modalités : que doit-on continuer à produire ? que faut-il maintenir ? que faut-il abandonner ? que faut-il réquisitionner ? à quelles conditions ?) pour imposer sa réorganisation dans le cadre d’une planification démocratique orientée en fonction de la définition des besoins sociaux.

***

En conclusion, il s’agit de ne pas laisser se perdre ce que cette crise nous aura appris : la nécessité et l’urgence de sortir du capitalisme… et la possibilité d’y parvenir. Nécessité et urgence qui s’alimentent tout simplement au constat que, au stade actuel de son développement, le capitalisme est voué de plus en plus à n’engendrer que la mort : la mort biologique qu’enregistre la sinistre comptabilité de la croissance quotidienne des victimes de la pandémie actuelle, en attendant que, demain, l’aggravation de la catastrophe écologique ne nous confronte à bien pire encore ; mais aussi la mort sociale à laquelle sont condamnés les rescapé-e-s par le confinement et la suspension (pour combien de temps encore ?) des libertés individuelles et collectives, à laquelle ils se soumettent en espérant que la Grande Faucheuse ne les rattrapera pas, contraint-e-s en attendant pour certain-e-s de vivre comme des rats ; quand ce n’est pas la mort psychique pour ceux et celles qui ne trouvent pas en eux et elles les ressources permettant de faire face à ce type d’épreuve et qui sombrent dans la dépression ou recourent au suicide.

Depuis un siècle, combien de fois n’a-t-on pas répété la formule d’Engels reprise par Rosa Luxembourg : socialisme ou barbarie ? Il est temps de prendre conscience que l’alternative est aujourd’hui beaucoup plus radicale : elle est tout simplement entre le communisme et la mort.

Alain Bihr, 15 avril 2020.

Notes

[1] Merci à Roland Pfefferkorn et Yannis Thanassekos de m’avoir permis, par leurs suggestions et remarques, d’améliorer la version primitive du texte que je leur avais soumise.

[2] Le pompon en la matière revient incontestablement aux autorités de la République populaire de Chine, épicentre de la pandémie, qui en ont nié l’existence, alors qu’elle n’en était encore qu’à l’état d’épidémie, du 17 novembre 2019 (date à laquelle un premier cas est signalé à Wuhan en Chine centrale) jusqu’au 20 janvier 2020, allant même jusqu’à arrêter début janvier pour « propagation de fausses nouvelles » le Dr Li Wenliang qui avait lancé l’alerte et qui décèdera victime du coronavirus le 7 février. Cf. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/06/il-ne-faut-pas-diffuser-cette-information-au-public-l-echec-du-systeme-de-detection-chinois_6035704_3210.html mis en ligne le 6 avril 2020.

[3] Actuel Premier ministre libéral-conservateur des Pays-Bas.

[4] Actuel Premier ministre social-démocrate de la Suède.

[5] Au 15 avril 2020, Taïwan n’a ainsi enregistré que six morts sur une population de quelque vingt-quatre millions d’habitants. A la même date, la Corée du Sud compte deux cent vingt-deux morts pour quelque cinquante-et-un millions d’habitants.

[6] On trouvera un panel d’exemples pris dans de nombreux pays de telles pressions dans « Éphéméride sociale d’une épidémie », Covid-19 Un virus très politique, pages 37-81, https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/un-virus-tre–s-politique.pdf, 2e édition mise en ligne le 6 avril 2020.

[7] Ces injonctions contradictoires et la recherche de leur difficile (voire impossible) solution sont même au cœur de toute une réflexion d’économistes anxieusement penchés au chevet de l’économie capitaliste en berne ; cf. Michel Husson, « Sur l’inanité de la science économique officielle: de l’arbitrage entre activité économique et risques sanitaires », http://alencontre.org/economie/sur-linanite-de-la-science-economique-officielle-de-larbitrage-entre-activite-economique-et-risques-sanitaires.html mis en ligne le 14 avril 2020.

[8] Cf. « Introduction générale au devenir-monde du capitalisme », La préhistoire du capital, Lausanne, Page 2, 2006, pages 9-90, disponible en ligne http://classiques.uqac.ca/contemporains/bihr_alain/prehistoire_du_capital_t1/Prehistoire_du_capital_t1_Page2.pdf

[9] Cf. Kim Moody, « How “just-in-time” capitalism spread Covid-19. Trade roads, transmission, and international solidarity », https://spectrejournal.com/how-just-in-time-capitalism-spread-covid-19/, mis en ligne le 8 avril 2020.

[10] Y compris au sein de l’Union européenne, au sein de laquelle l’intégration des États-nations en un bloc continental d’États s’est avancée le plus loin, au point de servir d’exemple (sinon de modèle) à d’autres tentatives du même ordre : le Mercosur en Amérique latine, la CDEAO (la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest) ou encore l’Anase (Association des nations de l’Asie du Sud-est). Il suffit de voir comment l’Italie a été abandonnée à son sort (pendant des semaines, elle a reçu plus d’aide de la Chine, de la Russie et même de Cuba que des autres États membres de l’UE !) et les querelles de chiffonniers qui opposent aujourd’hui les États européens pour l’acquisition du matériel de base, par exemple les masques : cf. https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/requisition-et-indignation-partagee-la-guerre-des-masques-entre-la-suede-et-la-france_2122374.html mis en ligne le 1er avril 2020.

[11] Cf. Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, mars 2020 ; et Serge Morand, « Alors que la biodiversité s’éteint progressivement, les maladies infectieuses et parasitaires continuent d’augmenter », http://alencontre.org/societe/covid-19-et-biodiversite-alors-que-la-biodiversite-seteint-progressivement-les-maladies-infectieuses-et-parasitaires-continuent-daugmenter.html mis en ligne le 18 mars 2020.

[12] En France, la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars a porté cette garantie à la hauteur de 300 Mds €.

[13] Cf. Michel Husson, « Le grand bluff de la robotisation », http://alencontre.org/societe/le-grand-bluff-de-la-robotisation.html mis en ligne le 10 juin 2016 : repris dans http://hussonet.free.fr/robobluff.pdf.

[14] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/22/coronavirus-ce-que-contient-le-projet-de-loi-urgence_6034040_823448.html mis en ligne le 23 mars 2020.

[15] En France : les 45 Mds € d’aides économiques et sociales sous forme de reports d’impôts et de cotisation sociales, de fonds de soutien au PME, de prise en charge partiel du régime de chômage technique, de maintien des indemnités de chômage échues en mars, etc., annoncés le 17 mars ont été portés à 100 Mds € le 9 avril.

[16] En France, la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars a chiffré cette baisse à quelque 10,7 Mds €.

[17] En France, selon la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars, le déficit budgétaire passerait ainsi en 2020 de 2,2% à 3,9% du Pib. Mais, dès le 10 avril, le déficit prévu est chiffré à 7,6 % du Pib (du jamais vu !), ce qui porterait la dette publique à 112 % du Pib : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/exclusif-coronavirus-gerald-darmanin-et-bruno-le-maire-e-plan-durgence-revise-a-100-milliards-deuros-1193765 mis en ligne le 9 avril. Mais la vertueuse Allemagne ne fait pas mieux : le Bundestag a voté une rallonge budgétaire de 156 Mds €, représentant une hausse du budget fédéral de 43 % et portant le déficit budgétaire prévisible sur l’année à 4,3 % du Pib, pulvérisant du même coup le dogme de l’équilibre budgétaire pratiqué depuis cinq ans ; cf. https://www.lesechos.fr/monde/europe/coronavirus-feu-vert-a-une-hausse-de-plus-de-40-du-budget-allemand-1189875 mis en ligne le 28 mars 2020.

[18] Le quantitive easing (assouplissement quantitatif) consiste en des opérations d’achat massif d’obligations (titres de crédit) d’États sur le marché boursier, ce qui a pour effet de faire baisser les taux auxquels les États peuvent accéder à de nouveaux prêts. La Banque centrale européenne (BCE) a ainsi annoncé qu’elle s’apprête à racheter des titres de dettes publiques pour un montant de 750 Mds € et la Fed (la Banque centrale états-unienne) pour un montant de 1500 Mds $. Ce n’est en somme qu’une nouvelle forme de la vieille pratique consistant à « faire fonctionner la planche à billets » : à émettre de la monnaie sans contrepartie de production de valeur, avec des risques évidents d’inflation.

[19] Seule a été envisagée la mise en œuvre du Mécanisme européen de stabilité (MES) dont l’activation est subordonnée à la mise en œuvre de politiques d’austérité budgétaire, alors que c’est tout le contraire qui devrait être à l’ordre du jour. Cf. Marco Parodi, « Le virus de l’Union européenne et le faux vaccin du comte Dracula », http://alencontre.org/europe/le-virus-de-lunion-europeenne-et-le-faux-vaccin-du-conte-draghula-1.html mis en ligne le 10 avril 2020.

[20] Cf. Laurent Mauduit et Martine Orange, « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Médiapart, 1er avril 2020.

[21] Cf. https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/meurthe-et-moselle/nancy/plan-economies-hopital-nancy-directeur-ars-grand-est-persiste-signe-je-fais-mon-boulot-1811946.html mis en ligne le 5 avril 2020. Ce directeur a été limogé le 8 mars.

[22] Cf. http://alencontre.org/suisse/suisse-covid-19-et-hopitaux-encore-un-effort-pour-garrotter-les-hopitaux-et-epuiser-les-soignant%c2%b7e%c2%b7s.html mis en ligne le 7 avril 2020.

[23] Cf. « Nos observations sur l’état d’urgence sanitaire », http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/note_e_tat_d_urgence_sanitaire.pdf mis en ligne le 23 mars 2020.

[24] Cf. à ce sujet l’article « Crise » dans La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Page 2 & Syllepse, Lausanne & Paris, 2017.

[25] Une externalité négative est une nuisance ou dommage produit par un agent économique et dont celui-ci n’a pas à assumer le coût.

[26] Cf. Bruno Canard, « En délaissant la recherche fondamentale, on a perdu beaucoup de temps », L’Humanité, 19 mars 2020.

[27] Cf. https://oip.org/covid19-en-prison-lessentiel/ mis en ligne le 9 avril 2020.

[28] Cf. https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actualites/2020/03/covid-19-face-aux-risques-de-contamination-le-defenseur-des-droits-demande-la mis en ligne le 23 mars 2020.

[29] Cf. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-psychiatrie-victime-collaterale-du-covid-19-1191330 mis en ligne le 2 avril 2020.

[30] Les exemples précédents sont empruntés au cas français. Mais les mêmes orientations peuvent se décliner dans les différents États en fonction des spécificités de leur système de prélèvements obligatoires.

[31] Ou continental, dans le cas de la formation d’un bloc d’États continental reprenant à son compte les orientations ici déclinées, par exemple dans le cadre de l’Union européenne.

[32] Car il n’est pas normal qu’un État (la France ou n’importe quel autre) soit devenu dépendant pour son approvisionnement en médicaments et en matériels de première nécessité de chaînes transnationales que son appareil sanitaire ne contrôle plus, avec pour conséquence de fréquentes pénuries, perceptibles bien avant l’actuelle pandémie. Cf. http://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20200306-coronavirus-approvisionnement-m%C3%A9dicaments-remise-cause mis en ligne le 6 mars 2020.

[33] Cf. Alain Lipietz, Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste, La Découverte, 2012 ; Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, Acte Sud, 2015 ; Naomi Klein, Plan B pour la planète ; le New Deal vert, Acte Sud, 2019. Pour une approche critique de cette thématique, cf. John Bellamy Foster, « Écologie. En feu, cette fois-ci », https://alencontre.org/ecologie/ecologie-en-feu-cette-fois-ci.html mis en ligne le 19 décembre 2019.

[34] Symptomatiquement, les deux candidats à l’investiture démocrate pour les prochaines élections présidentielles aux États -Unis qui se référaient sérieusement au Green New Deal, Bennie Sanders et Elizabeth Warren, ont été éliminés de la course.

[35] https://eelv.fr/le-covid-19-nous-impose-de-modifier-profondement-notre-rapport-au-vivant/ mis en ligne le 11 avril 2020.

[36] https://eelv.fr/audition-par-le-premier-ministre-la-transition-ecologique-dans-la-justice-sociale-voila-le-chemin-a-suivre-pour-la-sortie-de-crise/ mis en ligne le 11 avril 2020.

[37] La contribution de la Convention Citoyenne pour le Climat au plan de sortie de crise, https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/wp-content/uploads/2020/04/Contribution-de-la-CCC-au-plan-de-sortie-de-crise-1.pdf mis en ligne le 9 avril 2020.

[38] Cf. https://www.cgt.fr/actualites/france/interprofessionnel/lettre-ouverte-de-philippe-martinez-au-president-de-la mis en ligne le 7 avril 2020.

[39] https://www.youtube.com/watch?v=rKkUkUFbqmE

[40] Allocution du 12 mars 2020.

[41] http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-angela-merkel-appelle-l-europe-a-produire-ses-propres-masques-06-04-2020-8295051.php mis en ligne le 6 avril 2020.

[42] Cf. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012 ; et l’article « Capitalisme vert » dans La novlangue néolibérale, op.cit.

[43] Pour de nombreux exemples de tels mouvements un peu partout dans le monde, cf. là encore « Éphéméride sociale d’une épidémie », op.cit.

[44] Ce qu’est l’appareil de production capitaliste en dépit du fait qu’il repose sur la propriété privée des moyens de production. Ce double caractère, propriété privée + production sociale, fait d’ailleurs partie des contradictions fondamentales du procès immédiat de reproduction du capital.

[45] Il est vrai que la plupart de ces reconversions, pas toutes cependant, se sont produites à l’initiative des directions capitalistes, tant il est vrai que la valorisation du capital est indépendante de la nature des marchandises produites. Il n’est pas moins vrai qu’elles n’ont pu avoir lieu sans le savoir et le savoir-faire des travailleurs et travailleuses de la base, augurant ainsi de la capacité de pareilles reconversions sous leur direction.

[46] Les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) regroupent des petits producteurs agricoles et des consommateurs dans des circuits de distribution courts, dans le but de préserver et de développer une agriculture socialement équitablement et écologiquement saine et durable.

[47] Cf. l’appel « Covid-Entraide » reproduit dans Covid-19 un virus très politique, op. cit., pages 100-101.

[48] « Les satellites ont déjà mesuré les changements en Chine, où le suivi de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) a monté que les émissions de dioxyde d’azote ont diminué de 30 % en février 2020 » http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/etats-unis-22-millions-de-personnes-pourraient-mourir-aux-etats-unis-si-le-coronavirus-nest-pas-maitrise.html mis en ligne le 19 mars 2020.

[49] Cf. « Coronavirus : L’effet du confinement (et son impact sur la pollution en Europe) se voit aussi depuis l’espace » https://www.20minutes.fr/planete/2752615-20200401-coranavirus-effet-confinement-impact-pollution-europe-voit-aussi-depuis-espace mis en ligne le 1er avril 2020.

[50] Cf. « Coronavirus en Inde : L’Himalaya vu à 200 kilomètres de distance grâce… à la baisse de la pollution » https://www.20minutes.fr/planete/2758103-20200409-coronavirus-inde-himalaya-vu-200-kilometres-distance-grace-baisse-pollution mis en ligne le 9 avril 2020.

[51] Pour un inventaire plus détaillé, cf. « Pour une socialisation de l’appareil sanitaire », https://alencontre.org/europe/france/covid-19-pour-une-socialisation-de-lappareil-sanitaire.html mis en ligne le 18 mars 2020.

[52] Cf. des propositions plus détaillées dans Sam Gindin, « Perspectives socialistes : le coronavirus et la présente crise », http://alencontre.org/laune/etats-unis-et-au-dela-perspectives-socialistes-le-coronavirus-et-la-presente-crise.html mise en ligne le 13 avril 2020.

[53] Cf. à ce sujet l’article « Dette publique » dans La novlangue néolibérale, op.cit. C’est également la position défendue par François Chesnais : « l’occasion historique s’ouvre de faire pas seulement de la suspension du paiement des dettes publiques, mais de leur annulation, une revendication commune aux pays industriels avancés impérialistes et aux pays à statut économique colonial et semi-colonial. Il était inévitable que le poids des dettes publiques des pays avancés donne lieu, avec l’aggravation de la crise, à la question de leur légitimité et la nécessité de leur annulation/répudiation » http://alencontre.org/laune/letat-de-leconomie-mondiale-au-debut-de-la-grande-recession-covid-19-reperes-historiques-analyses-et-illustrations.html mis en ligne le 12 avril 2020.

Source https://www.contretemps.eu/covid-19-sorties-crise/

Austérité et déficits budgétaires

Comment l’austérité renforce structurellement les déficits budgétaires par CADTM , Collectif , Gilles Grégoire

Le 31 mars, la Belgique a emprunté 8 milliards sur les marchés financiers pour combler le déficit de financement de ce mois. Selon la BNB et le Bureau fédéral du plan, la dette publique pourrait atteindre 115 % du PIB en 2020. Or, non seulement ces montants prévisionnels sont sous-évalués mais, en plus, une large part de cette nouvelle dette sert, comme après la crise financière de 2008, à sauver le monde de la finance d’un effondrement qu’il a lui-même provoqué avec le concours des banques centrales et des États [1]. Face à cette flambée de l’endettement, plusieurs responsables politiques ont déjà prévenu que de nouvelles mesures d’austérités seront « nécessaires » une fois la tempête passée. Or, comme beaucoup d’autres organisations, nous avons déjà démontré très clairement que l’austérité ne permet aucunement de réduire la dette [2]. Pire encore, elle aggrave le problème en affaiblissant les recettes de l’État à cause des pertes fiscales qu’elle induit et à cause des privatisations qui privent les finances publiques de dividendes importantes. C’est ce que démontre ce texte extrait du Cahier de revendications communes sur la dette et la nécessité d’un réel contrôle citoyen sur la finance au niveau européen coordonné par le CADTM et publié en mars 2020.

 

Avec l’austérité, c’est l’assiette fiscale publique qui est gravement touchée. Les États ont, en théorie, la compétence exclusive en matière fiscale et pour réduire leur déficit. Ce sont eux qui définissent les mesures à prendre pour atteindre les objectifs budgétaires définis par les traités. Néanmoins, en pratique, depuis que la Commission s’est vue accorder le droit d’émettre des « recommandations » sur les comptes publics et sur les réglementations sociales, elle pousse les États à une réelle orthodoxie néolibérale qui a également un impact fiscal. Un impact direct puisque ces recommandations, visant à la compétitivité et à la croissance, encouragent les États membres à appliquer des mesures fiscales devant libérer davantage les grandes entreprises de l’impôt, quitte à augmenter les charges fiscales des PME, des indépendant·e·s et des ménages et à réduire les recettes publiques alors même que l’objectif déclaré est de remettre à l’équilibre les comptes publics [3]. Et un impact indirect en réduisant les revenus imposables de l’essentiel des acteurs économiques.

Les mesures d’austérité contraignent en effet les États à réduire leurs effectifs dans les administrations, ce qui affaiblit notamment les services de collecte de l’impôt qui deviennent de plus en plus inaptes à lutter contre l’évasion fiscale. Cela alors même que les cabinets d’audit qui l’organisent se renforcent de plus en plus, souvent même avec le concours des États eux-mêmes (voir chapitre 3).

Bien que les États tendent à augmenter la pression fiscale sur les travailleurs/euses, les recettes issues des impôts sur les personnes physiques n’augmentent que très peu. En effet, premièrement, la progressivité injuste de l’impôt, outre le fait qu’elle grève les revenus nets des ménages les plus précaires, ne permet pas de percevoir l’argent où il est, c’est à dire chez les ménages les plus aisés. Deuxièmement, comme évoqué précédemment, les nouvelles réglementations sur le travail créent des contrats précaires et sous-payés. Or, qui dit moins de revenus pour les salariés dit (sauf augmentation des taux) moins d’impôt prélevés par l’État. Et la précarisation des salaires est telle que même l’augmentation de la pression fiscale peine à maintenir les recettes d’impôt sur les ménages. Pour ce qui est des impôts prélevés sur les revenus des entreprises, la logique est semblable : les PME et les indépendant·e·s ont tendance à voir leurs charges fiscales augmenter alors que, sous prétexte de « compétitivité » et de recherche de création d’emplois (absolument illusoires vu les pressions de l’actionnariat à réduire les emplois et vu que l’essentiel du salariat est porté par les PME), les charges fiscales sur les grandes entreprises fondent. Globalement, vu les différences énormes de progression des chiffres d’affaires, les revenus issus de l’impôt sur les entreprises sont également dérisoires par rapport à ce qu’ils devraient normalement être avec une fiscalité juste. Ces différences de progression de chiffres d’affaires sont aggravées par le contexte austéritaire qui paralyse la consommation. En effet, ce sont également avant tout les PME et les indépendant·e·s qui payent cette stagnation de la consommation vu les moyens de concurrence déloyaux détenus par les grandes entreprises qui leur permettent de vendre leurs produits et services à prix cassés.

Cela nous amène à une autre illusion brisée : toutes ces baisses d’impôts ne permettent aucunement de « relancer la consommation » [4] et donc d’augmenter les revenus de l’État via des impôts indirects tels que la TVA. Vu le décrochage des revenus de la majeure partie de la population par rapport à l’inflation, les niveaux de consommation n’ont presque pas augmenté depuis la crise [5] et malgré les hausses de taux de TVA et le maintien de taux injustes (parfois sur des biens et services de première nécessité tels que l’électricité, les accessoires hygiéniques ou encore les lunettes), la TVA ne peut prétendre compenser les déficits budgétaires.

Outre les revenus fiscaux, ce sont aussi les revenus directs issus des entreprises publiques qui ont tendance à fondre avec les vagues de privatisations. Les banques sauvées avec les deniers publics sont vendues une fois qu’elles redeviennent rentables et de nombreux « joyaux » des industries nationales, parfois hautement stratégiques [6] sont vendus au privé dans une logique ultra-court-termiste (qui plus est extrêmement risquée – pour ne pas dire complètement folle – au niveau des enjeux sociaux, sanitaire et géopolitiques) de rééquilibrage des comptes publics pour une année, au détriment de toutes les suivantes.

Enfin, les mesures de transfert de taxes (« taxshift » comme appelées dans certains pays tels que la Belgique) présentées comme diminuant la charge fiscale des ménages et augmentant leur pouvoir d’achat (alors qu’en réalité c’est avant tout le pouvoir d’achat des ménages les plus aisés qui augmente en pénalisant les plus précaires comme les chômeurs et les pensionnés) réduisent les revenus des collectivités locales qui doivent se résoudre aux Partenariats publics-privés pour leurs investissements et s’appuient sur l’augmentation d’autres taxes sur les ménages (TVA, accises, etc.) et sur des économies dans la sécurité sociale et les services publics sans pour autant compenser leur coût extrêmement élevé pour l’État, loin de là (voir chapitre 2.b.).

Dès lors, à l’évidence, le rôle de l’austérité n’est pas seulement de réduire les dépenses publiques pour soi-disant établir un équilibre budgétaire, mais de réduire globalement la place de l’État dans l’économie, conformément aux dogmes néolibéraux (voir aussi le chapitre 2.b.).


Pour aller plus loin :
Cahier de revendications communes : Sur la dette et la nécessité d’un réel contrôle citoyen sur la finance au niveau européen

Notes

[1Voir le communiqué de la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) « COVID-19 et dette publique : Comment éviter que le scenario de 2008 ne se reproduise ? » : [http://www.auditcitoyen.be/covid-19-et-dette-publique-comment-eviter-que-le-scenario-de-2008-ne-se-reproduise/]

[2Lire G. Grégoire, L. Luxen et J. Cravatte, « Le gouvernement belge annonce fièrement une diminution du déficit et de la dette : un trompe-l’œil », ACiDe, 2019 : http://www.auditcitoyen.be/le-gouvernement-belge-annonce-fierement-une-diminution-du-deficit-et-de-la-dette-en-trompe-loeil/

[3C’est notamment l’objet de la publication par la Commission, en janvier 2015, des orientations sur la manière dont elle compte appliquer les règles du PSC « pour renforcer le lien entre les réformes structurelles, l’investissement et la responsabilité fiscale en faveur de la croissance et de l’emploi ». Voir : Timeline : The Evolution of EU Economic Governance, Commission Européenne – https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-and-fiscal-policy-coordination/eueconomic-governance-monitoring-prevention-correction/timeline-evolution-eu-economic-governance_fr

[4Non pas qu’il soit souhaitable en soi d’augmenter les niveaux de consommation (et donc de production), ne serait-ce que du point de vue écologique. Il s’agirait plutôt, bien entendu, d’établir une égalité dans la distribution des biens et des services.

[5Par exemple, en Belgique, ils ont augmenté d’à peine 0,8 entre 2017 et 2018. La dernière indexation des salaires, de 2 % a été faite en le 1er septembre 2018, alors que l’inflation pour l’année 2018 est de 2,3 %. Cela creuse donc encore davantage les écarts entre les revenus des ménages et le coût de la vie alors que cette hausse des prix est particulièrement violente dans les dépenses de première nécessité, dont principalement celles liées au logement où les prix ont augmenté, dans l’UE, de 57,2 % entre 2000 et 2017 (voir chapitre 4) ou pour l’enseignement (+91,2 %), l’alimentation (+43,3 %), la santé (+40,8 %) et les transports (+39,1 %) (selon les données d’Eurostat).

[6On peut penser en premier lieu au port du Pirée dans l’Attique mais aussi aux anciennes industries publiques d’Europe de l’Ouest, qui pour beaucoup sont restées très rentables jusqu’à se qu’elles soient vendues où se sont affaiblies avec le temps, faute d’investissements publics.

Source http://www.cadtm.org/Comment-l-austerite-renforce-structurellement-les-deficits-budgetaires

GRÈCE : le 1er mai dans la rue

« Les Unions Départementales, les Fédérations, les syndicats de Grèce qui se rallient au PAME organiseront des célébrations pour le 1er mai dans toutes les villes du pays malgré les interdictions et la quarantaine », a déclaré le PAME, ajoutant : « Des événements sont en cours de préparation dans toutes les grandes villes de Grèce, comme à Athènes, à Thessalonique, etc., mais aussi dans des quartiers plus petits ».

Le PAME, syndicat affilié à la FSM et qui a récemment organisé plusieurs démonstrations de force dans la rue, choisit donc clairement la désobéissance aux injonctions patronales et gouvernementales.

« Les manifestations du PAME pour le 1er mai auront bien lieu et les travailleurs lèveront les drapeaux de la bataille, avec des chansons, des prises de parole et un esprit combatif, tout en respectant strictement les mesures de protection de la santé, avec des gants et des masques, ainsi que les distances nécessaires. », affirme également le syndicat de classe, démontrant en pratique la voie à suivre pour l’ensemble des organisations syndicales en Europe et dans le monde.
#MasquésPasMuselés #CerveauxNonConfinés
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Source https://www.facebook.com/La-Grèce-en-résistance-485903964798525/


Quelques photos https://flic.kr/s/aHsmMUTesj

Vidéos

panoramique du rassemblement https://youtu.be/2T1GCS3Ec3Y

rassemblement  et chants https://www.youtube.com/watch?v=t9JwJMND96g
https://www.youtube.com/watch?v=3zqifeBZdEk&feature=share    

C’est un virus de classe », dit la sociologue Monique Pinçon-Charlot.

Publié sur Là-bas si j’y suis l’entretien avec Monique Pinçon-Charlot

« C’est un virus de classe », dit la sociologue Monique Pinçon-Charlot. C’est la première secousse d’un séisme plus profond, mais c’est aussi un rendez-vous historique. Il faut sortir de l’entre-soi et du petit marché de la contestation. La guerre qu’il faut livrer, c’est la guerre contre les riches et contre ce qu’il ne faut plus avoir peur de nommer, le capitalisme.

Vieux amis de Là-bas, les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot auront passé leur vie à mettre leur savoir au service du contre-pouvoir. Pas n’importe lequel, mais celui des jetables contre les notables. Face à l’oligarchie qui exploite déjà l’émotion et le chaos, l’histoire nous a montrés que la colère profonde peut être aussi féconde !

 l’entretien du 13 avril dernier avec Monique Pinçon-Charlot,

Le texte https://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/monique-pincon-charlot-c-est-la-premiere-secousse-d-un-seisme-plus-profond

 

En Grèce, le système de santé ravagé fait face au Covid-19

Publié le 28.04.2020 par Amnesty International.

En 2010, la Grèce a adopté des mesures d’austérité en réponse à la crise mondiale de 2008, impactant directement les dépenses de santé publique. Après dix années de sous-investissement, les services de santé grecs sont confrontés à un grave défi face à la pandémie actuelle. Notre enquête.

La pandémie de COVID-19 qui touche la Grèce agit comme un révélateur : les années de récession et de mesures d’austérité ont mis le système de santé du pays à genoux.

Du fait des sévères coupes budgétaires opérées depuis 2010, nombreux sont ceux qui n’ont plus les moyens de se soigner ou n’ont plus accès aux soins de santé. Les professionnels de santé doivent composer avec de graves pénuries de personnel, une situation de crise que l’arrivée du COVID-19 ne fait qu’exacerber.

Des dépenses de santé publique en chute

Dans le cadre des mesures d’austérité adoptées par le gouvernement grec en réponse à la crise mondiale de 2008, les dépenses publiques ont été réduites de 32 % dans les différents secteurs.

Ainsi, les dépenses de santé publique ont chuté de près de 43 % entre 2009 et 2017. Les réformes structurelles ont fait basculer une part plus importante des coûts des soins sur les patients. En outre, les trois programmes d’aide financière conclus avec les créditeurs de la Grèce comportaient des conditions, dont certaines ont encouragé, voire influencé, les mesures d’austérité qui se sont traduites par un système de santé affaibli.

À bout de souffle

L’impact s’est fait vivement ressentir par le personnel et les patients.

Des patients sollicitant des soins au sein du système de santé publique sont confrontés à de longs délais d’attente entraînant parfois des souffrances supplémentaires. La plupart d’entre-eux rencontrent également des difficultés pour bénéficier de soins en raison des coûts élevés.

Conscient de l’état de faiblesse du système de santé, le gouvernement a réagi à la pandémie du Covid-19 en adoptant une série de mesures visant à contenir la propagation du virus, notamment un confinement rapide qui a contribué à réduire le nombre de contaminations et de décès. Il a également proposé une aide économique à la population et alloué 200 millions d’euros supplémentaires au système de santé.

Les difficultés rencontrées par les professionnels de santé au cours de la période d’austérité sont néanmoins bien souvent exacerbées durant la pandémie. Ils souffrent de la pénurie de personnel, du manque d’équipement de protection individuelle adapté et du manque d’équipement médical adapté, notamment de respirateurs et de lits en soins intensifs.

Un système de santé viable

A l’heure où la menace d’une récession post-pandémie plane sur le monde entier, il faut tirer des enseignements majeurs de la situation. La pandémie et ses conséquences pourraient provoquer une crise économique sur le long terme, mais la douloureuse expérience de la Grèce ces dix dernières années ne doit pas se répéter ni se reproduire. Les politiques d’austérité néfastes ne doivent pas resurgir.

L’exemple de ce qu’a vécu la Grèce au cours de la dernière décennie démontre la nécessité de maintenir les droits humains au cœur des décisions face aux crises économiques. Dans les prochains mois et années, la Grèce devra mettre en œuvre des mesures justes pour redresser le pays après la pandémie de Covid-19 et la crise économique qu’elle pourrait provoquer, sans laisser à la marge les personnes risquant particulièrement de subir les effets négatifs.

Il est vital que le gouvernement considère cette crise comme un signal d’alarme et commence à investir dans le système de santé et les services sociaux.

Source https://www.amnesty.fr/actualites/en-grece-le-systeme-de-sante-ravage-face-au-covid-19

Covid-19 : La Grèce tient le choc mais l’état du pays inquiète

Par Elisa Perrigueur

Les tests, ici aussi, sont un point sensible

Pour l’heure, les investissements viennent non pas des autorités mais surtout des fondations créées par des armateurs, acteurs économiques importants du pays, qui ont médiatisé leurs donations. Le groupe milliardaire Onassis a acheté pour 7,75 millions d’euros de masques pour le système de santé grec. Sa concurrente, la fondation Niarchos, investira 92 millions d’euros dans la lutte contre le Covid.

Pas assez pour faire face à une pandémie, assure Panagiotis G. Papanikolaou. Le 28 avril, il manifestera avec ses collègues devant les hôpitaux et le ministère de la santé. « Nous avons obtenu jusqu’ici la création de 120 lits en réanimation, ce qui porte le nombre total à seulement 690 pour 10 millions d’habitants, précise le médecin. Il manque au moins 1 500 docteurs et infirmières et des équipements de protection (gants, masques, blouses). 120 professionnels de santé ont contracté le virus et un médecin en est mort. » Si des établissements ont été officiellement dédiés au Covid-19, le risque d’une contamination intra-hospitalière plane. « Certains malades avec symptômes se rendent aux urgences. D’autres patients sont désormais réticents à venir à l’hôpital et ne sont pas soignés. Il faut absolument tester pour trier les patients », insiste Panagiotis G. Papanikolaou.

Les tests, c’est l’autre point sensible. La gestion du gouvernement s’évalue désormais à sa capacité à dépister sa population. Jusqu’ici, quelque 63 000 tests virologiques (PCR) ont été réalisés en Grèce. Ils sont pratiqués chaque jour. Les laboratoires supposés mener les analyses sont toutefois débordés et peu nombreux. « Cette semaine, nous allons commencer une série de tests sérologiques sur 3 000 personnes (médecins et citoyens), que nous avons commandés aux États-Unis ou en Chine, à trois mois d’intervalle pour avoir une idée de la diffusion du virus, tests censés mesurer l’immunité au virus », assure Andreas Karaminis, un professeur de médecine d’urgence à l’université de médecine d’Athènes et chef de réanimation cardio-chirurgicale au centre privé Onassis qui participe au dépistage. « Nous ne connaissons encore pas le nombre réel de gens en contact avec le Covid-19 en Grèce, admet celui-ci. Le confinement donnait des bons résultats sur le plan de la diffusion, mais sur l’immunité c’est problématique. »

Le gouvernement table malgré tout sur un déconfinement progressif courant mai. Le Premier ministre donnera les détails en début de semaine.

Athènes se prépare à relancer une économie mise à rude épreuve par un arrêt total. Le FMI table sur une récession de 10 % pour 2020. Le tourisme, qui compte pour 20 % du PIB, est menacé d’effondrement. Ce secteur repose sur les interactions et déplacements incompatibles avec le contagieux Covid. Il dépend aussi d’une clientèle venue de pays fortement touchés par le virus – France, Allemagne, États-Unis… Les professionnels de santé craignent l’importation du virus. Aujourd’hui, chaque voyageur de l’étranger doit se confiner 14 jours, sous peine d’une amende de 5 000 euros.

« M. Mitsotakis a choisi de fermer totalement l’économie pour éviter une hécatombe dans les hôpitaux. C’était un choix que personne ne peut juger mauvais, mais cette paralysie de l’activité aurait dû être doublée de davantage de moyens pour soutenir tous les salariés à l’arrêt. Ce n’est pas le cas », souligne la politologue Filippa Chatzistavrou. Environ un million de travailleurs contraints au chômage, soit 25 % de la population active, bénéficient d’une allocation de 800 euros pour 45 jours, soit 533 euros mensuels. « C’est une allocation très faible et mal allouée. Les chômeurs de longue durée, y compris les travailleurs au noir, les travailleurs collectivement licenciés des services au sol des compagnies aériennes, les travailleurs “ubérisés” ou postés ne sont pas concernés par cette mesure », remarque la politologue.

Aucune annonce n’a été faite pour les allocations qui suivront. Du côté de Bruxelles, l’Union européenne s’est accordée sur l’émission de prêts sans contrepartie pour les dépenses de santé liées au coronavirus. Mais tout prêt ne concernant pas la santé – octroyé via l’institution financière MES – restera assorti de « certaines conditions ». Ce qui pourrait laisser craindre de nouvelles mesures d’austérité pour ce pays qui a déjà connu dix ans de rigueur.

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/270420/covid-19-la-grece-tient-le-choc-mais-l-etat-du-pays-inquiete?page_article=2

Réfugies : tentative de récupération de l’extrême droite

Réfugiés en Grèce: chronique d’une tentative de récupération de l’extrême droite locale et européenne

Par Elisa Perrigueur et Sébastien Bourdon

Début mars, l’île de Lesbos était au centre de la communication des groupes d’extrême droite européens. L’espace de quelques jours, après l’annonce de l’ouverture des frontières par Ankara aux migrants voulant rejoindre l’Europe, une poignée de militants se sont rendus sur place. Une tentative de récupération ratée, selon les riverains qui s’inquiètent davantage d’une montée de l’extrême droite locale.

Lesbos s’est arrêtée, soumise au confinement total en raison du Covid-19. Les habitants désertent le port de Mytilène. Les 19 000 réfugiés de Moria sont sommés de rester au camp. Les quelques exilés égarés qui arrivent encore depuis la Turquie sont directement placés en quarantaine à leur arrivée. Les 39 passagers, parmi lesquels des Congolais, des Afghans et des Mauritaniens, qui ont par exemple accosté le 1er avril, ont entamé leur confinement sous des tentes installées sur le rivage, faute de structures disponibles.

L’île grecque attend désormais la régression du virus, qui a causé à ce jour 116 décès en Grèce. Un mois plus tôt, avant que la pandémie ne déferle sur le monde, c’était une autre menace qui submergeait Lesbos. Celle d’une poussée de l’extrême droite, aujourd’hui en suspens mais toujours tenace, estime Christos, professeur de 58 ans, natif de Mytilène.

« Les habitants seront d’abord préoccupés après le passage du virus par le droit du travail, les questions économiques, car nous sortions à peine de dix ans d’austérité. Plus personne ne risque d’aider les réfugiés… Le repli sur soi et l’extrémisme seront de graves menaces », prédit ce militant du groupe d’initiative antifasciste locale. Car il n’oublie pas la poussée extrémiste « choquante », à laquelle il a assisté au cours des premières semaines de mars, épisode désormais éclipsé par le virus mondial. « C’est désormais devenu très difficile pour les ONG, les antifascistes, les réfugiés de s’exprimer, l’environnement est devenu hostile », résume-t-il.

Lesbos a vu début mars la montée des extrémistes locaux mais aussi le passage d’identitaires étrangers venus profiter de la confusion causée par l’annonce de la Turquie. Le 27 février, Ankara a ouvert sa frontière, incitant les migrants en quête d’Europe à s’y rendre. Pleins d’espoir, ces réfugiés manipulés dans ce jeu politique ont alors débarqué sur l’île, parfois accueillis dans une ambiance de haine.

Une scène, surtout, semble avoir cristallisé la tension, le 1er mars, dans le petit port de Thermis, dans l’est. Un groupe de plusieurs dizaines de badauds accueillent un zodiac d’une trentaine de migrants aux cris de « Rentrez chez vous », « dégagez ». Une poignée d’extrémistes présents retournent leur haine contre des journalistes et membres d’ONG sur place, brutalisés. Cette séquence de plusieurs heures, virulente, est largement médiatisée.

Ce jour de colère, Lesbos est déjà à bout. Les arrivées d’exilés ont explosé depuis l’accession au pouvoir du premier ministre conservateur Kyriakos Mitsotakis, en juillet. Leur nombre est passé en neuf mois de 6 000 à 19 000 dans le camp insalubre de Moria. Ici, migrants, volontaires et habitants se disent « oubliés » par les autorités grecques et européennes. La colère des riverains, de tous bords politiques, vient d’exploser alors que le gouvernement a annoncé la construction d’un nouveau camp. Envoyés le 24 février pour encadrer les travaux, les MAT (CRS grecs) affrontent les riverains, dans un climat de violence inédite, pendant trois jours. Ils sont finalement repartis le 26 février, hasard du calendrier, la veille des annonces turques sur l’ouverture de la frontière.

Ces affrontements ont signé « l’affirmation de l’extrême droite sur l’île, présente dans ce mouvement contestataire », explique le militant antifasciste Christos. « Les fascistes l’ont clamé haut et fort : “Après les CRS, ce sont les réfugiés qu’on mettra dehors” », relate le professeur.

Début mars, les extrémistes locaux sortent ainsi de l’ombre : barrages mis en place sur les routes de l’île, attaques des voitures de location soupçonnées d’être empruntées par des reporters ou volontaires. Un incendie ravage le centre d’accueil pour réfugiés – inoccupé – Stage2, du Haut-Commissariat aux Nations unies (HCR). Un autre local vide de l’association suisse One Happy Family est réduit en cendres. Quelques semaines plus tard, ce sont les installations de l’association locale Stand By Me qui brûlent. Des enquêtes sont en cours.

Les ONG sont sous le choc, certaines fuient l’île. « Il n’y a jamais eu un tel niveau de violence, témoigne aujourd’hui Effy Latsoudi membre de Lesbos Solidarity. Nous [travailleurs humanitaires – ndlr] nous sentons très exposés, nous sommes devenus des cibles car nous aidons les réfugiés. Les menaces ont déferlé sur Facebook. Nos noms, parfois nos adresses, ont été diffusés. Tout cela est le fait de groupes grecs. » L’humanitaire estime que « derrière ces opérations, il y a le parti grec néonazi Aube dorée et des partisans radicaux du gouvernement Nouvelle Démocratie (ND). » Le militant antifasciste Christos précise : « On ignore officiellement si les groupes locaux sont liés à Aube dorée, mais ils partagent les mêmes idées xénophobes. »

Sur les réseaux sociaux, les mouvances identitaires européennes scrutent Lesbos mais aussi la frontière terrestre gréco-turque, à des centaines de kilomètres dans le nord-est du continent grec. Là-bas aussi les migrants affluent, ils sont alors 12 000 bloqués côté turc, face aux militaires grecs. Autour du hashtag #IStandWithGreece (« Je soutiens la Grèce »), des groupes dénoncent l’« invasion » du pays et certains réclament notamment « l’envoi de troupes françaises à la frontière gréco-turque » via une pétition, ayant récolté à ce jour plus de 4 300 signatures. Les fausses informations sont largement relayées. Comme cette vidéo, reprise par des sites d’extrême droite internationaux, montrant des migrants côté turc de la frontière en train de secouer des enfants et de les placer au-dessus de feux afin de présenter leurs yeux larmoyants aux caméras. Des gestes qui permettaient en réalité d’atténuer les effets des gaz lacrymogènes, tirés ce jour-là par les forces de l’ordre grecques.

Des mouvements nationalistes français entament alors leur communication, touchant néanmoins une audience restreinte. Certains diffusent des images de banderoles déployées en « soutien au peuple grec » ou dénonçant une « invasion migratoire ». Ils relaient aussi des photos de leurs affiches, comme le groupe l’Alvarium à Angers – proche de la mouvance de l’ex-Bastion social – qui poste la sienne avec le message « Aujourd’hui Lesbos, demain Angers ! Contre la guerre, vive les frontières ! Soutien aux Grecs ».

Un militant de Génération identitaire évoque, lui, sur Twitter des « scènes de guerre à la frontière grecque ». Le 7 mars, ce groupe organise un happening devant l’ambassade de Turquie, à Paris. Une trentaine de militants se réunissent brièvement derrière une banderole « Erdogan ennemi de l’Europe », agitant des fumigènes et un drapeau grec. Habitués des coups de communication médiatiques, plusieurs membres de ce groupe avaient été condamnés en 2019 pour avoir sillonné symboliquement la frontière franco-italienne dans les Hautes-Alpes en avril 2018, tentant de bloquer les passages de migrants au cours d’une opération baptisée Defend Europe.

D’autres actions similaires sont menées devant le consulat de Turquie à Marseille par le mouvement Tenesoun ainsi qu’à Lyon par Lyon Populaire. À chaque fois, ils sont une dizaine de militants. Dans ces deux cas, il s’agit des groupes héritiers du Bastion social, un mouvement dissous en avril 2019 pour l’implication de plusieurs de ses membres dans des agressions racistes..

.« La mouvance antifasciste de l’île s’est renforcée »

En Grèce, la rumeur d’une arrivée imminente de nombreux militants d’extrême droite sur les îles se répand parmi les ONG et journalistes sur place. Dès le 5 mars, un document en anglais intitulé « French Volunteers in Greece » (« Volontaires français en Grèce ») est publié via la messagerie chiffrée Telegram sur une chaîne de diffusion marquée à l’extrême droite comptabilisant plus de 5 000 abonnés. Ses auteurs anonymes, vraisemblablement les gestionnaires de la chaîne de diffusion, affirment avoir la confirmation qu’entre 90 et 120 Français se rendraient en Grèce au cours des trois prochaines semaines. D’après ce document, une trentaine seraient « d’anciens soldats » et des « vétérans des guerres en Croatie, Liban, Bosnie, Zaïre et au Donbass ».

À Lesbos, les locaux semblent plus inquiétés par la violence de certains Grecs que par la présence de militants étrangers. Finalement, ceux-ci ne sont qu’une poignée à avoir visiblement fait le déplacement. Seuls le porte-parole de Génération identitaire, et le responsable de la section Provence du mouvement, ont signalé leur présence en Grèce autour du 8 mars. Ils se sont rendus dans le village et dans le camp de Moria, se faisant passer pour des étudiants en école de journalisme, d’après une reporter Instagram sur place. Enfin, les deux militants ont pris la pose sur le site de la bataille des Thermopyles, à des centaines de kilomètres de l’île, dans l’ouest du continent grec. Plus discret, le responsable du local l’Alvarium à Angers se serait également rendu, d’après ses dires, à Lesbos, signant à son retour un article pour le journal d’extrême droite Présent.

D’autres militants de l’extrême droite européenne ont reçu un accueil plus houleux. Le Youtubeur irlandais Grand Torino a été pris à partie alors qu’il diffusait en direct sur Facebook des images de ses déambulations. Des membres d’un groupe d’identitaires allemands et autrichiens ont été frappés en pleine rue commerçante à Mytilène. Les images montrant ces extrémistes ensanglantés ont fait le tour des médias. Cette visite, la plus remarquée, se serait faite en lien avec des habitants de l’île, affirme le média local Sto Nisi. « [Ces militants identitaires] seraient venus après avoir été contactés par des locaux, par des personnes de la sphère publique, dont certains veulent jouer un rôle ces derniers temps dans les luttes patriotiques, rapporte ce journal. Les quatre hommes (de ce groupe) se sont déclarés “journalistes d’un magazine patriotique”. »

En réaction à cette situation, « la mouvance antifasciste de l’île s’est renforcée », indique le militant antifasciste Christos. Le 8 mars, une manifestation de soutien aux réfugiés a réuni plusieurs centaines de personnes sur le port de Mytilène alors qu’à Athènes, des milliers de personnes ont défilé en solidarité avec les migrants.

Côté institutionnel, quatre eurodéputés ont fait le déplacement le 10 mars dans le nome grec [district – ndlr] de l’Evros, à la frontière terrestre. Parmi eux, les élus français du Rassemblement national (RN) Jérôme Rivière et Jordan Bardella. Le vice-président du RN publie ainsi sur son compte Twitter des images avec les militaires omniprésents ou le maire d’une petite commune. Dans la région, des milices de citoyens se sont formées « pour défendre les portes de la Grèce et de l’Europe », d’après l’AFP.

Pour un riverain, ingénieur de 40 ans qui préfère rester anonyme, le problème est moins la venue d’identitaires européens que « l’émergence locale d’un système organisé sur l’île qui agit en toute impunité, sans qu’il n’y ait d’action des autorités, de la police ou des élus locaux ». Deux insulaires ont été condamnés le 7 mars à trois mois de prison avec sursis pour menaces à l’encontre d’ONG. Une plainte de la police routière de Mytilène a été déposée contre 55 personnes ayant bloqué les routes aux réfugiés et ONG. Personne n’a encore été convoqué, l’activité judiciaire étant suspendue en raison du Covid-19.

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/210420/refugies-en-grece-chronique-d-une-tentative-de-recuperation-de-l-extreme-droite-locale-et-europeenn?onglet=full

53 ans après le coup d’État des colonels grecs. Hommage à Periclès Korovessis

Manifestation en Grèce devant l’École polytechnique : des étudiants brandissent des pancartes et crient des slogans le 19 novembre 1973 (révolte contre la dictature des colonels) Neg:A80423 —

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Après Manolis Glezos, parti le 30 mars, la gauche grecque a perdu avec Periclès Korovessis, qui s’est éteint le 11 avril, « une deuxième de ses boussoles tout à la fois morales et politiques » (comme le dit plus bas Stathis Kouvélakis). Contretemps lui rend hommage en publiant un texte de Bernard Dreano, qui revient sur sa rencontre au début des années 1970 et sa relation au long cours avec celui qui fut notamment une figure de la lutte contre la dictature des colonels.

Dans les deux textes ci-dessous, Stathis Kouvélakis et Antonis Ntavanellos restituent le contexte historique et politique dans lequel cette dictature s’est installée et le rôle qu’a joué Périclès Korovessis dans la résistance démocratique puis dans la reconstruction de la gauche grecque. Nous proposons enfin, pour conclure cet hommage, un texte de Périclès Korovessis lui-même datant de septembre 2015, dans lequel il analysait les logiques de la capitulation de Tsipras seulement quelques semaines auparavant.

***

La Grèce comme laboratoire de la contre-révolution

Il y a très exactement cinquante-trois ans, le 21 avril 1967, des chars s’élançaient dans les rues d’Athènes et d’autres villes grecques et prenaient le contrôle des points stratégiques du pays. Le coup d’État « des colonels » – c’étaient en effet des officiers de rang intermédiaires qui en avait pris la direction – accouchera d’une dictature militaire qui durera un peu plus de sept ans et s’effondrera face à la tragédie de Chypre en juillet 1974 – un coup d’État d’extrême-droite, manigancé depuis Athènes, qui se soldera par un fiasco sanglant et offrira à l’armée turque le prétexte dont elle rêvait pour intervenir et occuper 40% de l’île. Avec le recul, on peut dire que, plutôt qu’une rupture, la dictature des colonels était l’aboutissement d’une longue séquence contre-révolutionnaire dont les racines plongent dans les années de la guerre civile qui a déchiré le pays entre 1944 et 1949 et s’est soldée par l’écrasement des forces de la gauche communiste.

Une contre-révolution implacable

Le coup d’État à proprement parler n’avait en effet rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les rumeurs bruissaient depuis un bon moment à propos de la préparation d’une action de l’armée destinée à empêcher les élections prévues pour le mois de mai 1967, et dont le résultat prédit d’avance confirmerait la défaite de la droite anticommuniste et monarchiste qui gouvernait quasiment sans interruption le pays depuis la fin de la guerre civile. En réalité, même s’il a pris de court le personnel politique traditionnel, le coup d’État était l’ultime spasme de l’édifice de terreur et de répression qui s’était érigé dans la foulée de la victoire militaire du camp bourgeois, bénéficiant de l’appui illimité des britanniques, puis des États-Unis, au cours de la « décennie révolutionnaire » 1940. Malgré sa bestialité, la répression mise en œuvre par le régime des colonels n’était qu’une reprise atténuée de la violence contre-révolutionnaire extrême qui s’était abattue sur la gauche communiste à partir de 1944 : exécutions en masse (qui se poursuivront même après la fin de la guerre civile), exactions systématiques perpétrées par des milices (anciennement collaborationnistes) dans les villes et, davantage encore, dans les campagnes, déportations et emprisonnement qui briseront tout une génération (près de 70 mille déportés pour le seul bagne de Makronissos, dont l’évocation du seul nom suffit à distiller l’horreur), mise hors la loi du parti communiste et des organisations (suspectées d’être) liées à lui (interdiction qui durera jusqu’en septembre 1974), régime de discrimination institutionnalisée à l’encontre des citoyens en défaut de « convictions nationales ». Pendant des décennies, la non-obtention du fameux « certificat de civisme (or il suffisait qu’un membre de la famille proche ait participé aux organisations de résistance dirigée par les communistes pour se le voir refuser) signifiait que l’accès à la fonction publique, aux études universitaires, et même au permis de conduire, était barré.

Rappelons également que c’est en Grèce, sous la houlette des conseillers britanniques et (surtout) étatsuniens de l’armée monarchiste, que furent expérimentées pour la première fois à grande échelle les techniques « contre-insurrectionnelles » qui se généraliseront par la suite en Asie, en Afrique et en Amérique latine : actions coordonnées de l’armée régulière et des milices chargées du (plus) « sale boulot », évacuation planifiée des campagnes de leur population pour « vider l’eau du bocal » et couper les partisans de leur base logistique, techniques de torture de masse déjà appliquées dans les colonies, usage de bombes incendiaires de nouveau type (napalm) dans des environnements non-urbains, rafles d’enfants dans les zones de conflit et placement dans des institutions de formatage idéologique, création de lieux de déportation pouvant accueillir des dizaines de milliers de détenus dans des zones difficilement accessibles du territoires (les îles les plus arides étaient toutes désignées à cet usage). Entre 1947 et le milieu des années 1950, la Grèce offre un cas d’univers carcéral et, surtout, concentrationnaire unique par son ampleur et sa brutalité en Europe occidentale.

Vers le coup d’État

Malgré l’écrasement de la guerre civile, ce régime de répression féroce est rapidement confronté à une résistance acharnée. En 1958, neuf ans à peine après que la chute des derniers bastions des partisans de l’Armée Démocratique, la Gauche Grecque Démocratique (EDA), forme d’existence légale de la gauche communiste, devient avec près de 25% des voix la principale force d’opposition et se place en tête à Athènes et dans la plupart des villes du pays. Il faudra un recours à la fraude massive dans les urnes et un redoublement de la répression pour permettre à la droite monarchiste de garder le pouvoir. L’assassinat en mai 1963 du député de l’EDA, et figure de proue du mouvement pacifiste grec, Grigoris Lambrakis, immortalisé par le roman Z de Vassilis Vassilikos, adapté au cinéma par Costa Gavras, s’inscrit dans ce contexte d’extrême tension. Et pourtant, aux élections qui suivent de peu l’assassinat de Lambrakis, la droite est largement battue dans les urnes. Georges Papandréou, un politicien bourgeois au passé anticommuniste, devient premier ministre à la tête d’un parti hétéroclite, l’Union du Centre, qui compte dans ses rangs à la fois des notables conservateurs et une aile gauche socialisante dirigée par son fils (et futur fondateur du PASOK) Andréas Papandreou. Il vide les prisons des derniers détenus politiques et s’engage dans une démocratisation contrôlée mais réelle de la vie politique qui redonne confiance aux mobilisations ouvrières, paysannes et estudiantines. Étouffée depuis des décennies par la répression et une censure tatillonne, la vie culturelle explose. C’en est décidément trop pour le « triangle », selon l’expression de l’époque, où se concentrait le vrai pouvoir : l’armée, pilier d’un régime fondé sur la victoire militaire de 1949, la monarchie, véritable centre politique du camp bourgeois bien plus que le personnel politique parlementaire, et l’ambassade étatsunienne, dont l’approbation constitue un préalable à toute décision politique. Georges Papandréou est renversé en juillet 1965 par un coup d’État parlementaire fomenté par le « triangle », qui s’appuie sur une minorité de députés centristes qui font défection (les « apostats » selon l’expression consacrée, avec à leur tête l’ancien premier ministre Konstantinos Mitsotakis, et père de l’actuel, Kyriakos Mitsotakis) contre espèces sonnantes et trébuchantes.

La riposte populaire ne tarde guère. Tout au long du mois de juillet 1965 un véritable soulèvement populaire déferle dans les rues d’Athènes et des grandes villes du pays. A sa tête, la jeunesse étudiante, les secteurs combatifs du mouvement ouvrier (en particulier les ouvriers du bâtiment), la base sociale de la gauche et de l’ensemble des forces démocratiques. Le grand romancier Stratis Tsirkas a dépeint de façon inoubliable ce moment dans son récit au titre évocateur Le printemps perdu[1]. On a pu parler, à juste titre, de « mai 68 » par anticipation. C’est malheureusement vrai aussi pour son issue : privé de perspectives politiques, confronté à la pusillanimité légaliste de la gauche et de Georges Papandréou, le mouvement s’éteint et se résigne à la perspective de nouvelles élections, finalement fixées pour mai 1967. Un raz-de-marée anti-droite était attendu avec certitude. Mais le « triangle » du pouvoir réel était déterminé à annuler leur tenue.

Traquer la résistance

Largement attendu, le coup d’État surprend toutefois les forces de la gauche dans un état d’impréparation totale, malgré leur longue expérience de la clandestinité et de la répression. Il faut dire aussi que les plans de riposte envisagés (lieux de repli, manifestations, mise en place de planques) ont d’emblée été neutralisés par la mise en œuvre d’une nouvelle technique de contre-insurrection. Pour paralyser préventivement toute tentative de résistance populaire, les militants et, surtout, les cadres sont arrêtés au petit matin, rassemblés dans des stades et acheminés vers des lieux de déportation. Dans le cas grec cette tâche était grandement facilitée par le fait que, suite aux décennies de répression, la totalité des militants (et même des simples sympathisants) de la gauche étaient repérés grâce au système de fichage policier de l’ensemble de la population mis en place dès les années 1940 et soigneusement entretenu par un système de strict quadrillage policier s’appuyant sur une armée d’informateurs peuplant chaque recoin de la vie sociale.

Ainsi, au matin du 21 avril 1967 des milliers de militants se trouvent pris dans le gigantesque coup de filet, la plupart du temps en pyjama. Pour la plupart, ils reprennent le chemin déjà familier du bagne et de la prison, avec la rage de ne même pas avoir été en mesure d’agir. Certains réussissent pourtant à s’échapper et passent, ou repassent, dans la clandestinité. Dans les semaines qui suivent le coup d’État sont ainsi créées les premières organisations de résistance. Les principales seront, du côté de la gauche communiste, le Front Patriotique (PAM) et, parmi les jeunes, l’organisation « Rigas Féréos » (du nom du fervent patriote républicain assassiné par les Ottomans en 1797), et du côté de l’aile gauche des centristes, la Défense Démocratique, puis le Mouvement Panhellénique de Libération (PAK), animé de l’étranger par Andréas Papandréou. De nombreux autres noyaux de résistance se créent, couvrant une très large part du spectre politique, de l’extrême-gauche encore balbutiante à la droite libérale, y compris au sein des forces armées, par des officiers certes conservateurs, voire monarchistes, mais opposés au coup d’État.

L’action de ces réseaux sera essentiellement symbolique : lâchage de tracts, presse clandestine, attentats à la bombe visant des cibles matérielles, souvent liées à la présence étatsunienne. Exception à cette règle, Alekos Panagoulis, agissant quasiment en solitaire, échouera dans son attentat contre le dirigeant du régime, Georgios Papadopoulos, le 13 août 1968. Ces noyaux de résistance ne résisteront pas longtemps à la traque de la police, leurs militants et leur appuis logistiques étant, nous l’avons vu, pour la quasi-totalité déjà repérés par la police. Leur démantèlement s’opère entre 1967 et 1969, entraînant des milliers d’arrestations et de condamnations à de lourdes peines de déportation et de prison par les tribunaux militaires, en général précédées par des séjours dans les locaux de la sécurité et/ou de la police militaire où se déchaîne la sauvagerie des tortionnaires.

Malgré son échec sur le plan opérationnel, cette première phase de la résistance intérieure est toutefois décisive pour ce qui suivra. D’un point de vue moral, elle permet, dans un contexte qui n’offre guère de possibilités concrètes d’action de masse, de montrer que des forces existent qui rendent visible l’opposition largement majoritaire de la population au régime. Au niveau proprement politique, c’est dans cette constellation mouvante que se posent pour la première fois un questionnement stratégique, en particulier au sein de la gauche communiste, sur les raisons qui ont conduit à l’impuissance face à une menace imminent et prévisible. Ce questionnement se combine aux soubresauts de la déstalinisation, qu’exacerbe l’intervention des armées du pacte de Varsovie contre le « printemps de Prague », et conduit à la scission du Parti Communiste Grec (KKE) en 1968 entre une aile entièrement alignée sur l’URSS et une partie qui s’engage dans la voie de ce qu’on appellera par la suite l’« eurocommunisme ». Enfin, au niveau international, l’existence de cette résistance intérieure permet au mouvement international de solidarité de déployer sa campagne de dénonciation du régime et de ses protecteurs étatsuniens, épaulée par la nombreuse diaspora grecque, dont les rangs grossissent par la venue de toutes celles et ceux, directement ou non en prise avec la répression, pour qui la vie est devenue impossible dans un pays devenu une vaste prison à ciel ouvert.

Korovessis, acteur d’une nouvelle période

Le texte qui suit, et celui de Bernard Dreano, portent sur un acteur important de cette période, Périclès Korovessis, décédé le 11 avril dernier à Athènes. Après Manolis Glezos, parti le 30 mars, la gauche grecque a perdu une deuxième de ses boussoles tout à la fois morales et politiques[2]. Son rôle, à ce tournant des années 1960-1970, se situe en effet au croisement des trois plans que nous venons d’évoquer. Jeune comédien militant dans les rangs de l’EDA, Korovessis prend activement part à la constitution des premiers noyaux de résistance, affiliés au Front Patriotique, et se jette dans une clandestinité inédite pour lui et quasiment désespérée, qui prendra fin au bout de cinq mois. Cette expérience le conduira à s’engager avec non moins de force dans les remises en cause qui affectent la gauche communiste et l’amèneront par la suite à explorer les voies du nouveau radicalisme qui se déploie sous le signe de la révolte mondiale des années 68. Arrêté en octobre 1967 et sauvagement torturé, il parvient à s’échapper à l’étranger et se transforme en accusateur implacable du régime. Son ouvrage Oi Anthropofylakes [Les gardiens d’humains] provoque un choc dans l’opinion publique internationale. Il est rapidement traduit dans une dizaine de langues, et tout d’abord en français[3]. Son témoignage bouleversant, aux côtés de celui d’une autre militante du Front Patriotique, l’actrice Kitty Arseni, auprès du conseil de l’Europe joue un rôle décisif dans l’expulsion de la Grèce de cet organisme, en décembre 1969. Son action stimule l’élan mondial de solidarité avec la résistance intérieure, qui remporte sa première victoire politique. Malgré l’appui obstiné de son protecteur étatsunien, le régime ne parviendra jamais à se remettre de ce camouflet.

Après une brève éclipse, les forces de la résistance se réorganiseront à partir de 1971-1972, en reprenant pied dans la jeunesse étudiante, puis en opérant la jonction avec la jeunesse ouvrière qui se met en mouvement à partir du printemps 1973. Dans cette effervescence émergeait également un nouveau paysage politique dans la gauche, marqué par le radicalisme impétueux de cette période. Se dessinait la voie qui allait conduire au soulèvement de novembre 1973, et qui, malgré la sanglante répression qui le brisa, allait sonner la fin du régime. La chape de plomb des trois décennies contre-révolutionnaires s’était enfin fracturée.

De retour en Grèce, Korovessis ne cessera d’explorer des voies nouvelles dans le combat pour l’émancipation à sa façon intensément singulière, le plus souvent en tant que « franc-tireur », par moments dans les formes de la politique organisée, dans les rangs de l’extrême-gauche, puis, entre 2004 et 2009, de Syriza. Le portrait qu’en dressent les textes d’Antonis Ntavanelos et de Bernard Dreano restitue la vitalité et la richesse de sa personnalité. Nous y avons ajouté (ci-dessous) la traduction de l’une de ses chroniques hebdomadaires qu’il a tenues pendant de longues années dans la presse de gauche grecque, celle où avec lucidité et hauteur il analyse « à chaud » les raisons qui ont conduit à la honteuse capitulation d’Alexis Tsipras et de son gouvernement face à Troïka en juillet 2015. Elle se termine en annonçant des années de « chaos et de catastrophe ». Il ne s’est pas trompé, même si cette catastrophe s’est déroulée sur un mode muet, dans une société brisée et privée de ses repères fondamentaux. Même dans ces conditions, Korovessis est resté debout jusqu’au dernier souffle, l’aiguille de sa boussole toujours orientée vers le combat pour la révolution et l’émancipation humaine.

Stathis Kouvélakis Paris, le 21 avril 2020.

Periclès Korovessis, résistant et persistant

Beaucoup a été et sera écrit, fort heureusement, sur la mort de Periclès Korovessis. La plupart se focaliseront, peut-être à juste titre, sur son ouvrage La filière. Bien que le livre ait marqué ma jeunesse (mon exemplaire est un « collector », imprimé à Londres pendant la dictature des colonels), et je n’ai rien à ajouter à ce sujet. Périclès était l’un de ceux qui ont franchi le pas en passant de l’action légale de la gauche d’avant le coup d’Etat du 21 avril 1967 à l’action illégale de la première phase de la résistance contre la dictature. Il analyse les risques et dangers de cette étape dans La filière.

L’action de ce cercle minoritaire de cadres au cours des premières et très difficiles années de la dictature fut très important pour la vie de celles et ceux qui se sont par la suite engagé.e.s dans les rangs de la résistance et de la gauche. Mais Périclès ne s’est pourtant jamais reposé sur ses « lauriers » de résistant. Il fit partie de ceux qui ont franchi une autre étape audacieuse : celle qui conduisit de la résistance contre la dictature, mais dans la continuité de la gauche communiste grecque, vers la recherche d’une « nouvelle gauche », la gauche révolutionnaire qui surgissait de l’élan régénérant du 68 mondial.

Il a ainsi fait participé à la direction du Groupe Socialiste Révolutionnaire (ESO), actif parmi les réfugiés et émigrés grecs en Europe occidentale[4]. Avec le groupe des « Bolcheviks » et d’une partie de la Lutte Socialiste Révolutionnaire (SEP), il fonde le Mouvement Révolutionnaire Léniniste Grec (ELEK) au cours des années qui ont suivi la chute de la dictature[5]. Le Périclès de cette époque (bien qu’il ait été plus tard dénoncé par certains médias comme « le chef du groupe 17 Novembre ») avait tranché le dilemme entre Guevara et Lénine. Son « léninisme » comportait cependant de nombreuses références « spontanéistes », un radicalisme maoïste antistalinien, avec des emprunts venant du trotskysme et des références à la révolution permanente. Ce « mixte », j’en suis conscient, est difficile à comprendre aujourd’hui, mais des organisations de ce type, comme Révolution! en France ou Avanguardia Operaia en Italie, jouissaient d’une influence et d’un prestige importants dans les années 1970.

La crise de la gauche révolutionnaire au cours des éprouvantes années 1980 n’a pas conduit Périclès à se replier dans le cocon de la vie privée. Tout en suivant, à sa façon totalement originale, les développements politiques, il était prêt à des changements autocritiques. Il a maintenu son orientation vers le mouvement mondial, mettant tous ses espoirs dans ce facteur, et œuvré pour une intervention unitaire de la gauche, pour qu’elle devienne efficace sans jamais renoncer au radicalisme de son noyau programmatique.

Il a choisi de faire partie des premières tentatives unitaires de la gauche radicale, y compris avec le KKE, en étant candidat, et élu, dans la municipalité d’Athènes en 1997 sur la liste de Léon Avdis. Ce n’est pas un hasard si Périclès a activement participé au difficile lancement de Syriza dans la foulée des grandes actions du Forum Social Grec.

Pour Périclès, cette orientation unitaire, nécessaire à la concentration des forces, ne signifiait pas démission ou autocensure quant au contenu radical de la politique. En tant que membre du comité central de Syriza, il n’a pas hésité, après les élections de 2009, à rappeler publiquement les lourdes responsabilités des principaux dirigeants de Synaspismos dans les événements de 1989 et du gouvernement Tzanetakis[6]. Dans le conflit interne qui a ébranlé Syriza à l’occasion des élections régionales de 2010, qui sont à l’origine de la première tentative d’« ouverture » à la socialdémocratie engagée par le groupe dirigeant autour de Tsipras, Périclès n’a pas hésité à prendre position avec ceux qui ont formé les listes du Front pour le renversement et la solidarité. Au cours de cette confrontation, Korovessis a tiré des conclusions sévères sur le groupe dirigeant alors émergeant au sein de Syriza et en particulier sur Alexis Tsipras. Il n’est jamais revenu depuis sur ces positions. La suite a démontré que les conclusions auxquelles il était parvenu se sont largement confirmées.

Périclès était un excellent exemple de la qualité des militants issus des générations des années 1960 et 1970. Avec leurs bons et leurs mauvais côtés, leurs grandes qualités et leurs faiblesses. Face aux grands défis et aux batailles à venir, de tels combattants nous manqueront.

Antonis Ntavanelos Athènes, le 13 mars 2020 – traduction Stathis Kouvélakis.

Le coup d’État invisible – Un texte de Periclès Korovessis

Chronique publiée dans Efymerida Syntakton du 12 septembre 2015 – traduction Stathis Kouvélakis.

Il était une fois, dans les temps anciens de la lointaine Chine, un sage enseignant, peintre de profession, qui peignait une colombe si parfaite que chaque matin ses élèves allaient à l’école pour voir si elle avait volé. La tâche des étudiants était de copier cette colombe aussi fidèlement que possible. Les élèves sont à leur tour devenus des enseignants, ils ont formé de nouveaux enseignants et le sujet enseigné a toujours été la colombe parfaite du fondateur de l’école. Un beau jour, un jeune étudiant a regardé par la fenêtre et a vu une vraie colombe. Il en a été ébloui et s’est rendu compte que le volatile était complètement différent de ce qu’ils peignaient. Et il a dessiné sa propre colombe. La conséquence fut qu’on lui a refusé son diplôme.

Depuis ce temps, de nombreux siècles se sont écoulés dans le fleuve de l’histoire et le même phénomène est réapparu. Quiconque a vu une autre réalité que celle qui était permise l’a payé de sa personne. Aujourd’hui, en Europe, on ne coupe pas la tête. Mais on se débarrasse des idées alternatives et on fait en sorte qu’elles ne puissent atteindre leur but.

Il existe toutefois de nombreux foyers de Lumières et de résistance, ainsi que divers réseaux de toutes sortes, qui font un travail précieux. Mais ils ne touchent pas l’électeur-consommateur moyen, qui suit généralement ses penchants obsessionnels et pense que sa propre colombe est la bonne. Si nous examinons la mobilité de l’électorat, en dehors du noyau dur de chaque parti, nous verrons qu’il vote en fonction de l’offre proposée, tout comme dans les supermarchés. Nous l’avons vu avec [le PASOK d’] Andreas Papandréou et, sous sa forme renouvelée, avec Alexis Tsipras.

Le concept de « peuple souverain » signifie en fait que le peuple dispose du pouvoir de choisir des oligarques, mais rien pour lui-même. En substance, les élections sont un phénomène messianique. Vous choisissez le Messie, puis vous rentrez chez vous et attendez le miracle qui ne vient jamais. Vous devenez croyant, mais pas citoyen. En d’autres termes, vous choisissez votre non-existence et la considérez comme constituant votre personnalité, par le truchement du Messie.

Alors de quelle politique parlons-nous quand tout le pouvoir est dans des partis de ce type ? Les anciens camarades de Tsipras l’ont accusé de trahison. C’est une lourde accusation. Mais elle est objectivement juste. Tsipras a fait exactement le contraire du programme de Syriza et, grâce à un coup d’État parlementaire, il a fait passer un accord [le 3e mémorandum signé en juillet 2015 et approuvé au parlement grec en août 2015] qui place la Grèce sous la tutelle de la Troïka.

J’ai de mon côté une approche différente du phénomène. Dans cette chronique, à un moment insoupçonné, j’ai constaté que Syriza était une social-démocratie de droite, avec une aile forte de gauche, avec une structure centrée sur le leader qui n’avait pas besoin d’un parti et d’organisations, mais de marionnettes, de propagandistes et de mécanismes de soutien. Ses cadres dirigeants ont donc quitté le parti pour s’installer dans l’appareil d’État.

La social-démocratie de droite cherchait à retrouver sa famille, qui n’était rien d’autre que l’ancien système politique, en déroute depuis des années, et à lui redonner vie. Mais elle devait d’abord passer des examens pour gagner l’approbation vrais centres de pouvoir. Tsipras s’en est donc allé portant des cadeaux et a promis à Schäuble de geler le programme de Thessalonique[7]. Il a également expliqué à Mme Merkel que la demande d’indemnisation des dommages de guerre causés par l’Allemagne était purement morale. Et, évidemment, il attendait quelque chose en retour, peut-être une saucisse de Francfort, pour montrer que nous avons également gagné quelque chose et pour le présenter aux indigènes comme un triomphe de la diplomatie grecque.

Varoufakis a admis par la suite que le seul but de ces « négociations » était d’humilier la délégation grecque. Et, dans cette voie, il est entendu que sans accepter un mémorandum, vous ne pouvez pas être premier ministre. De plus, c’était une bonne occasion pour Tsipras de mener Syriza à la scission, afin de se débarrasser de sa gênante aile gauche. Son autre atout était que sa popularité en tant que leader était élevée et que grâce à un nouveau scrutin, mené dans la précipitation, il pourrait même gagner une majorité absolue au parlement.

Tout montre qu’aucun parti ne peut gagner une telle majorité[8]. Et divers scénarios sont envisagés. Il s’agit en substance de créer un « extrême centre », tel que celui qui gouverne dans la plupart des pays de l’Union européenne. L’accord signé par la Grèce le 12 juillet 2015, selon Tariq Ali, deviendra aussi détesté que le 21 avril 1967. Nous ne l’avons pas encore vu mis en œuvre. Ce qui nous attend c’est la catastrophe et chaos.

Illustration : Les étudiants de Polytechnique manifestent contre la dictature des colonels en novembre 1973. Rue des Archives/©Rue des Archives/RDA.

Notes

[1] Traduction française : Stratis Tsirkas, Le printemps perdu, Paris, Seuil, 1982.

[2] Sur Manolis Glezos cf. sur ce site le texte d’hommage de Panagiotis Sotiris contretemps.eu/manolis-glezos-present/

[3] Traduction française : Periclès Korovessis, La filière. Témoignage sur la torture, Paris, Seuil, 1969.

[4] Organisation de gauche, constituée principalement d’étudiants mais aussi de travailleurs de la diaspora, qui s’est formée en 1969, principalement à Londres, mais aussi dans d’autres villes d’Europe occidentale, autour des revues Mami (« accoucheuse » en référence aux formulations de Marx et d’Engels sur la violence comme accoucheuse de l’histoire) et Révolution. Rejetant la stratégie « étapiste » du parti communiste orthodoxe KKE, elle proclamait le caractère socialiste de la révolution en Grèce. Parmi ses principaux dirigeants figuraient Georges Votsis, Periclès Korovessis, Panos Garganas, Maria Stylou et d’autres. Une partie de ESO, animée notamment par Garganas, Stylou et Antonis Ntavanelos, créera en 1972 l’Organisation Révolution Socialiste (OSE), affiliée au courant international IST (dirigé par le SWP britannique) et qui deviendra en 1997 le Parti Socialiste Ouvrier (SEK), toujours actif (NdT).

[5] SEP fut une organisation trotskisante fondée dans la clandestinité, en Grèce, en 1970. Elle s’est implantée principalement parmi les jeunes travailleurs et a pris une part active au soulèvement contre la dictature de novembre 1973. Elle s’est dissoute au début de 1975 et plusieurs de ses membres ont participé à la fondation de ELEK, tandis que d’autres ont rejoint OSE. Les « Bolcheviks », organisation de type « mao-spontex », fut fondée en 1972 et participa à la création de ELEK en 1975, organisation dont Korovessis fut l’une des principales figures et qui s’est dissoute en 1977 (NdT).

[6] A cette époque, la Coalition de la gauche et du progrès (Synaspismos tis Aristeras kai tis proodou) était une simple coalition électorale formée au printemps 1989 par le parti communiste grec (KKE) et l’aile droite issue de l’eurocommunisme (Gauche grecque – EAR). A l’issue des élections de 1989, elle s’est alliée à la droite (Nouvelle Démocratie – ND) pour constituer un gouvernement commun (avec à sa tête Tzanis Tzanetakis, un dirigeant de ND) chargé de juger les dirigeants du PASOK (parti socialiste), y compris Andréas Papandréou, accusés d’être mêlés à des scandales. Cette coalition contre-nature a été sanctionnée par l’électorat au cours des scrutins qui ont suivi (Synaspismos passant de 13,5% en 1989 à 10,2% en 1990) et conduit à son éclatement, au cours d’une période où le KKE subit de plein fouet le choc de l’effondrement de l’URSS. En 1991, la majorité du KKE se retire de Synaspismos, qui devient un parti distinct. Il sera par la suite la principale composante de Syriza, fondé en 2004 (NdT).

[7] C’est le programme anti-austérité et anti-Troïka grâce auquel Syriza avait remporté les élections de janvier 2015 (NdT).

[8] En effet, bien qu’arrivant en tête du scrutin, Syriza n’arrive pas à former de majorité absolue. Il reconduira son alliance avec le petit parti de la droite souverainiste ANEL et bénéficiera en cours de la mandature de l’apport de députés issus de formations « centristes » (NdT).

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