Par Isabelle Lendrevie Docteure en droit, avocate au barreau de la Seine-Saint-Denis et membre d’Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE).
RETOUR DE LESBOS
Je suis partie dans le cadre de la mission juridique et humanitaire « European Lawyers in Lesvos », soutenue par le Conseil des barreaux européens (CCBE) et l’association des avocats allemands (Deutscher Anwaltverein,DAV) en coopération avec les barreaux grecs. L’objectif était d’assurer, en 2016-2017, la présence d’avocats européens sur l’île grecque de Lesbos, où se trouve le seul centre d’enregistrement véritablement opérationnel, pour apporter assistance et conseil juridiques aux migrants et jouer un rôle d’observateur.
DES CAMPS AUX MARGES DE L’EUROPE
Les conditions de vie et d’accueil sont très difficiles dans les hotspots (centre d’accueil), notamment dans le camp grec de Moria qui est situé en plein milieu des champs d’oliviers, à plus de 5 kilomètres de la première grande ville de l’île de Lesbos, Mytilène. La surpopulation et l’insalubrité des lieux rendent les choses très compliquées. Mais c’est l’attente interminable, le flou administratif et juridique total, le non-accès au droit et le désespoir qui expliquent surtout les tensions et les risques d’incendies ou de révoltes.
La gestion de la sélection des migrants est faite par les services d’asile grecs. Pour faire face à cette crise, Athènes a reçu de l’Union européenne des aides financières très importantes, et une assistance humaine et logistique avec la présence sur place de fonctionnaires européens spécialisés qui dépendent de l’European Asylum Support Office (EASO). La mission principale de ces hotspots est donc d’enregistrer les demandes d’asile sur la base de la Convention de Genève, d’orienter vers les autres États de l’UEceux qui ont des membres de leur famille déjà installés dans ces pays (Règlement de Dublin III) et surtout de « trier » et distinguer les demandeurs d’asile des migrants économiques afin de gérer les retours vers la Turquie de ceux qui ne peuvent pas prétendre au statut de réfugié au regard de la convention de Genève.
La première difficulté que rencontrent les migrants est le barrage de la langue et le non-accès à l’information et à l’assistance juridique. Beaucoup d’entre eux n’ont pas connaissance de l’accord conclu entre l’Europe et la Turquie et ne peuvent pas accéder à un interprète. Pour faire simplement enregistrer leur demande d’asile, certains attendent depuis des mois. Il existe en outre une discrimination en fonction des nationalités. Les demandes des Syriens sont enregistrées avant celles des Irakiens, par exemple, et il y a certains groupes totalement abandonnés, comme les réfugiés palestiniens qui ont fui la Syrie.
L’entretien devant un officier du service d’asile se fait généralement soit en anglais, soit en grec. Il n’y a que trois ou quatre interprètes en arabe et en farsi pour tous les réfugiés du camp. Dans le service d’asile du camp, les agents grecs sont généralement de très jeunes femmes inexpérimentées qui mènent les entretiens. Dans un cas, j’ai dû intervenir plusieurs fois pour faire respecter le principe de confidentialité (les fenêtres et les portes étaient ouvertes…). Les interruptions étaient nombreuses à cause de la ligne téléphonique, et l’interprète francophone qui se trouvait au bout du fil avait très souvent des problèmes de compréhension. Des personnes qui ont été persécutées ne peuvent pas parler facilement dans un tel contexte d’amateurisme.
Plus de 5 000 personnes de 45 nationalités différentes vivent dans ce camp de Moria alors que sa capacité est de 1 000. Les personnes vulnérables sont en très grand nombre, et livrées à elles-mêmes, en proie aux passeurs et trafiquants en tous genres (prostitution, criminels…). Les enfants avec leur famille et les mineurs isolés sont les principales victimes de ce système inhumain de fermeture des frontières et de camps de tri mis en place par l’Union européenne. D’après [un rapport du Conseil de l’Europe publié en juin 2016, les enfants représentent le tiers des migrants et demandeurs d’asile qui passent la frontière entre la Turquie et la Grèce : « On estime que, seulement en 2015, quelque 300 000 enfants ont traversé la mer Méditerranée pour fuir l’horreur de la guerre et chercher refuge, traumatisés par la violence et la mort ».
RETOUR SUR UN DROIT FONDAMENTAL
En matière de droit d’asile, les sources juridiques sont multiples. Dans la législation française, à côté de la source constitutionnelle peu usitée, la France a aussi intégré la source conventionnelle liée à la Convention de Genève de 1951. Ces règles sont transposées et codifiées en droit français. On les retrouve dans le livre VII du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE) — qui n’est pas encore assez appliquée par la jurisprudence française et européenne — fait également référence au droit d’asile (article 18) et à la protection « par ricochet » en cas d’expulsion et d’extradition (article 19)2.
Les États qui ont rejoint l’UE se sont engagés vers plus d’intégration économique, politique et juridique et par voie de conséquence, ils ont accepté l’harmonisation juridique, que ce soit dans le domaine du droit commercial, du droit de la famille ou du droit d’asile. Ainsi, de nouvelles directives ou règlements européens en matière d’asile ont été promulgués3. Ces textes juridiques européens obligent les États membres à adapter leur législation et à la modifier quand celle-ci n’est pas conforme à ces standards juridiques européens. La France a par exemple voté la loi pour la réforme du droit d’asile le 29 juillet 2015.
Après les printemps arabes, les conflits syrien et irakien, l’afflux des réfugiés et les attentats de 2015, on assiste en Europe à un retour du nationalisme, de la xénophobie et de la fermeture des frontières intérieures et extérieures de l’Europe. L’Union européenne exerce une pression sans précédent sur les pays du sud (Proche-Orient, Maghreb, Afrique, Afghanistan…). Ainsi, le Conseil européen a demandé en 2015 qu’un sommet international ait lieu pour renforcer la coopération politique sur les questions migratoires avec les principaux pays africains d’origine et de transit. Il a eu lieu à La Valette les 11 et 12 novembre 2015. Les dirigeants européens et africains se sont mis d’accord sur un plan d’action ? et des initiatives prioritaires et transitoires sont lancées depuis 2016.
L’autre mesure phare de l’UE est la relocalisation de ces migrants sur l’ensemble du reste du territoire européen. En septembre 2015, le Conseil européen souhaitait relocaliser plus de 40 000 réfugiés vers l’Europe depuis la Grèce et l’Italie. Le but est de supprimer tout ce qui peut inciter les migrants et les demandeurs d’asile à entrer par les îles grecques et italiennes pour rejoindre la route des Balkans et gagner l’Union européenne.
Nous sommes donc au tout début d’un nouveau processus juridique et politique concernant l’application du droit d’asile européen dans les centres d’accueil de Grèce et d’Italie, devenus des camps de tri des migrants, des centres d’enregistrement des demandes d’asile et de véritables prisons à ciel ouvert.
LUTTE DES AVOCATS EUROPÉENS
Les avocats grecs et européens, spécialisés en droit des étrangers et en droit d’asile, ont dénoncé l’accord signé entre l’UE et la Turquie qui fait de ce pays un « pays tiers sûr » vers lequel il est possible de renvoyer les migrants ayant été déboutés du droit d’asile. Ils dénoncent aussi le fait que ces hotspots grecs et italiens deviennent des camps fermés de tri des migrants, inadaptés pour accueillir des populations majoritairement composées d’enfants, de mineurs isolés, de femmes enceintes, de personnes âgées ou malades. Enfin, ils tentent de mener une action juridique sur le plan européen et de dépasser les nationalismes juridiques. Le CCBE a organisé conjointement avec le DAV le projet « European Lawyers in Lesvos », qui a pour but d’envoyer des avocats européens volontaires à Lesbos afin d’apporter une assistance juridique personnalisée aux réfugiés4. Certains d’entre eux ont fait le constat que l’application du droit d’asile européen est impossible dans cette situation et qu’il est de leur devoir de le dénoncer haut et fort.
Une nouvelle justice semble émerger en Europe, et notamment en Grèce. Ainsi, des décisions concernant les migrants et l’application du droit d’asile européen sont rendues au nom de l’État grec, les juges qui composent par exemple les comités d’appel pouvant toutefois être de nationalités différentes.
La principale difficulté à Lesbos est d’assurer une application du droit d’asile européen dans un contexte politique européen tendu, et tout en tenant compte des spécificités nationales de la Grèce, des conséquences de la crise économique et de son système juridique et judiciaire encore défaillant en matière d’asile. Il semble que les juristes et les avocats européens vont être de plus en plus intégrés au système juridique d’asile grec et cela ne semble pas très facile à mettre en place. On peut également comprendre la méfiance des avocats grecs du barreau de Lesbos face à l’arrivée de confrères étrangers (européens) ou issus d’autres barreaux grecs. Nous sommes donc dans une phase de contacts et d’échanges entre barreaux grecs et européens qui rend encore plus complexe l’application du droit d’asile européen dans un camp de réfugiés comme celui de Moria.
L’autre inconnue est l’indépendance des avocats et des juges grecs dans un contexte de fortes tensions politiques internes et européennes. Dès le printemps 2016, l’UE a fait pression sur le gouvernement grec pour changer la composition des comités d’appel en matière d’asile qui fonctionnent depuis janvier 2016 et qui, selon elle, ne renverraient aucun réfugié vers la Turquie, considérant que ce n’est pas un « pays tiers sûr ». Après un amendement en date du 16 juin 2016, des membres de ces comités d’appel d’asile ont dénoncé cette réforme. Ainsi, le chemin est encore long pour qu’un véritable système de défense des migrants et des demandeurs d’asile soit effectif.
Face à ce véritable drame humanitaire, construire des camps de tri de migrants dans l’Union européenne n’est pas une solution viable. Ces « camps d’accueil » ont été transformés en centres de rétention où s’entassent des milliers de personnes parquées dans des conditions inhumaines. Les tensions se multiplient entre les migrants et les représentants du service d’asile grec ou européen. En plus d’une volonté politique pour sortir de cette crise, une véritable mobilisation des juristes européens est nécessaire. La coopération juridique entre les autorités grecques et ses voisins européens ne peut se réduire au déploiement de l’armée, au contrôle des frontières ou à une simple logistique juridique. La solidarité et la défense des droits humains doivent revenir au cœur de la construction européenne. Des projets comme « European Lawyers in Lesvos » sont des réponses encore imparfaites certes, mais qui tentent de lutter contre ce nationalisme européen malsain qui pourrait bien désintégrer l’Europe.
1L’usage du monde, Payot & Rivage, 2001.
2Serge Slama, « Prendre au sérieux la Charte des droits fondamentaux en droit des étrangers », La Revue des droits de l’homme, 2014.
3Directive « qualification » de 2011, directive « accueil » de 2013 et directive « procé-dure » de 2013, Règlement Dublin III du 26 juin 2013 qui vient remplacer le Règlement Dublin II du 18 février 2003 et la Convention de Dublin de 1990.
4Lire le Bulletin du Barreau de Paris, n °12, 11 juillet 2016, p. 6 ; CCBE Info,édition spéciale Migration.