Le retour de la Grèce sur les marchés est-il une si bonne nouvelle ? par Romaric Godin Médiapart
La Grèce s’apprête à faire de nouveau appel au marché pour financer sa dette, après trois ans d’absence et sept ans de crise. Mais ce retour n’a rien de l’épilogue d’une crise interminable. C’est bien plutôt une impasse de plus qui, cependant, met en relief l’exigence d’une réduction du stock de dettes.
La Grèce s’apprête donc à « revenir sur les marchés » et à émettre une dette de marché d’un montant de 4 milliards d’euros et pour une maturité de cinq ans. Même si selon le site grec Macropolis, l’opération devrait avoir lieu la semaine prochaine seulement, le succès de la manœuvre semble acquis, trois ans après la dernière apparition de la République hellénique sur le marché. À cette époque, le gouvernement de « grande coalition » d’Antonis Samaras avait levé 4,5 milliards d’euros à trois et cinq ans. Sans doute son successeur, Alexis Tsipras, devenu premier ministre en janvier 2015, célébrera-t-il ce retour comme un succès de sa politique économique, laquelle est en réalité entièrement inspirée par les « institutions » qui pilotent le troisième plan « de sauvetage » lancé en août 2015.
Mais il faut d’emblée rappeler que la décision de faire appel au marché est largement politique et symbolique et se situe dans un moment favorable. Le gouvernement d’Alexis Tsipras n’a pas besoin de fonds. Il vient de recevoir 8,5 milliards d’euros de ses créanciers pour rembourser 6,8 milliards d’euros durant l’été et faire face à ses besoins jusqu’au prochain déblocage. Cette levée de fonds ne correspond donc pas à un besoin. En réalité, le gouvernement tente, après deux ans d’échec de sa politique de résistance face aux institutions et de durcissements du programme, de redorer son blason alors que son parti, Syriza, est largement distancé dans les sondages par les conservateurs de Nouvelle Démocratie. Il doit donc imposer l’idée d’un succès économique sanctionné par le marché, mais il pourrait aussi souhaiter utiliser ce succès pour freiner les privatisations demandées par les créanciers.C’est ce qu’a sous-entendu le gouverneur de la Banque centrale de Grèce (et ancien ministre des finances d’Antonis Samaras) Yannis Stournaras dans une interview récente au Wall Street Journal. Le banquier central, connu pour son opposition au gouvernement, avait en effet estimé que celui-ci aurait dû d’abord privatiser et ensuite revenir sur les marchés. À Chypre, en 2014, l’accès retrouvé au marché avait permis au gouvernement de renoncer à plusieurs privatisations très impopulaires. Si Alexis Tsipras suit cette voie, il pourra prétendre avoir évité les privatisations et essayer de faire revenir vers lui plusieurs électeurs de gauche aujourd’hui tentés par l’abstention. Mais pour éviter les privatisations exigées par l’Eurogroupe, il faudra qu’Alexis Tsipras lève assez d’argent pour ne plus avoir besoin de l’argent du programme. On verra que c’est une tâche bien difficile.
Or, pour réaliser cette opération politique, le moment est idéal. Les marchés obligataires sont encore à la recherche de rendements élevés (les taux des grands émetteurs européens sont encore très bas), tout en étant encore relativement prêts à prendre des risques. Cet automne, avec l’annonce possible d’un durcissement de la politique monétaire de la BCE et la perspective d’élections italiennes fort incertaines en février 2018, leur humeur pourrait changer.
Mais pour l’instant, le marché est optimiste : une récente émission de bons à 100 ans de l’Argentine – ancien paria des marchés – à un taux de 8 % a été un succès complet ! De plus, il y a un « flux de nouvelles » positif pour la Grèce : la fin du énième bras de fer avec l’Eurogroupe et la décision de la Commission européenne de sortir le pays de la procédure de « déficit excessif ». Ces deux éléments ne signifient rien en eux-mêmes : les fonds débloqués par l’Eurogroupe, on l’a vu, vont vite disparaître en remboursement et la procédure de déficit excessif ne signifie rien pour un pays sous perfusion et direction de ses créanciers. Bref, le marché est, comme souvent, aveuglé. C’est donc le moment où il faut lui demander de l’argent.
Un retour possible et souhaitable ?
Mais un « retour » définitif est-il réellement possible ? Rien ne dit que la Grèce va pouvoir, d’ici à août 2018, fin du programme d’aide, maintenir l’appétit des investisseurs et refinancer systématiquement sa dette sur le marché. En effet, la question de la soutenabilité du niveau actuel de la dette publique grecque déchire toujours le FMI et les créanciers européens, à commencer par l’Allemagne. Le FMI considère que la dette publique – actuellement à 180 % du PIB, ce qui est 50 points de plus que le niveau du Portugal – est insoutenable. Elle maintiendrait à ce niveau un besoin de financement élevé du gouvernement grec jusqu’en 2059, faisant peser une charge considérable sur l’économie et, partant, sur la capacité du pays à rembourser sa dette.
Le FMI, dans une étude récente révélée par le quotidien grec Kathimerini, a estimé qu’Athènes ne pourrait plus honorer sa dette après 2030, lorsque le pays devra rembourser 10 % de son PIB chaque année. Les premiers en danger, alors, seraient les investisseurs privés. Le marché n’a pas entièrement oublié l’annulation de 208 milliards d’euros de dette privée en 2012, un record à ce jour. Cette annulation a prouvé que les investisseurs privés étaient la variable d’ajustement lorsqu’ils n’étaient pas naturellement les banques européennes. De quoi limiter les appétits et un retour complet sur les marchés de la Grèce.
Cette vision de l’insoutenabilité de la dette – défendue dès 2012 par Syriza – est largement acceptée désormais, mais pas par l’Allemagne qui refuse de consentir la moindre remise de dette au détriment de ses contribuables. Résultat : l’Eurogroupe du 15 juin a refusé de s’engager sur une restructuration de la dette, reportant la décision à la fin de la conclusion du programme. Cette querelle qui dure depuis août 2015 entre Berlin et le FMI fait peser une réelle menace sur le programme, puisque Berlin a fait de la participation du FMI la condition de ce troisième plan, mais elle coûte également fort cher à la Grèce qui a dû accepter, pour séduire le FMI, de nouvelles mesures d’austérité cette année et un engagement à mener jusqu’en 2022 des excédents budgétaires primaires élevés.
Or le pays n’est certainement pas prêt à supporter de tels excédents, qui constituent une ponction forte sur l’économie par le double effet des hausses d’impôts et des coupes dans les dépenses. Certes, la Commission européenne prévoit une croissance de 2,1 % cette année. Mais compte tenu de l’effondrement du PIB et du revenu des ménages depuis 2009 (respectivement d’un quart et d’un tiers), il s’agit plutôt d’une stabilisation fragile. En dehors du tourisme, les moteurs de l’économie sont inexistants : l’austérité a détruit une capacité productive qui était tournée vers la demande intérieure et a conduit à une forte précarisation des Grecs, au-delà du taux de chômage qui est encore à 21,7 % de la population active. Il faudra de longues années pour reconstituer une croissance durable. En attendant, sous la pression des exigences d’excédents et de l’absence de vraies réductions de dette, la croissance grecque restera nécessairement faible. Et c’est aussi un vrai risque pour ceux qui, aujourd’hui, achèteraient de la dette hellénique.
Mais au-delà même de cette question, on peut s’interroger sur l’opportunité pour la Grèce de revenir sur les marchés. Bien sûr, lever des fonds permettrait de réduire la dépendance vis-à-vis des créanciers et de ne pas leur demander de fonds pour, par exemple, rembourser l’emprunt de 3 milliards d’euros levé en 2014 sur les marchés et qui arrive à maturité en 2019. Mais financièrement, la manœuvre n’est intéressante que pour autant que l’on remplace de la dette privée déjà émise. Ainsi, si la levée de fonds à venir se fait avec un taux proche de 4,5 %, cela représentera une petite baisse de la charge financière par rapport à l’obligation de 2014 à trois ans qui exigeait un taux de 4,95 %. Mais l’effet global sera faible, puisque la dette privée ne représente que 12 % du total de l’endettement grec.
Pour le reste, le taux demandé par le marché sera plus élevé que le taux actuellement visé. Autrement dit, si selon le rêve des institutions, la Grèce se refinançait intégralement sur le marché à partir de 2018, elle verrait sa charge d’intérêt – et donc sa dette publique qui viendrait la financer – exploser selon le fameux « effet boule de neige » qui s’emballe lorsque les taux réels demandés à un créancier sont très élevés. Rappelons que, selon le calcul du rapport du Comité pour la vérité sur la dette grecque réalisé en 2015, l’augmentation de la dette publique hellénique entre 1980 et 2007 s’explique à 69 % par cet effet, notamment en raison des taux réels élevés demandés dans les années 1980 au pays.
Or l’inflation en Grèce est actuellement à 1 % ; le taux réel exigé du marché devrait donc être autour de 3,5 %, ce qui, aujourd’hui, est un taux élevé. Le taux moyen des prêts du Mécanisme européen de stabilité, le MES (qui a repris ceux du Fonds européen de stabilité financière, FESF), est de 0,7 % et des mesures ont été prises pour qu’il ne dépasse pas 2 %. On voit que, même à ce niveau, les taux sont déjà lourds pour la Grèce : ils seraient donc insupportables aux prix du marché puisque, lors du refinancement d’un prêt du MES, l’État grec devrait supporter une charge financière supplémentaire de 1,5 % à 2,8 % chaque année (en envisageant une stabilité du taux). Une charge qu’elle devra financer par… de la dette supplémentaire.
Au taux du marché, l’État grec n’aurait alors pas le choix : pour ne pas voir son endettement s’envoler encore davantage et conserver son accès au marché, il devrait dégager des excédents primaires encore supérieurs à ceux exigés actuellement par ses créanciers. Autrement dit, il devrait durcir davantage la politique d’austérité, ce qui ne manquera pas de détruire un peu plus l’économie et de rendre la dette encore plus insoutenable. Le tout dans un contexte de hausse des taux dans l’ensemble de l’économie, puisque les taux payés par le secteur public déterminent les taux du privé. C’est exactement l’argument avancé par le FMI.
Bref, le refinancement sur le marché est une impasse et la narration du « retour » une farce. On mesure donc combien la stratégie du gouvernement Tsipras est là à courte vue et que la logique du programme, qui vise à « ramener la Grèce sur le marché », est absurde. La seule option pour un « retour à la normale » du gouvernement grec est donc bel et bien une coupe drastique dans la dette publique dès maintenant, afin de réduire les besoins futurs de refinancement et permettre une charge d’intérêt raisonnable, même avec des taux réels de 3,5 %. Cette question de la réduction du stock de la dette publique qui, rappelons-le, n’est plus envisagée désormais (on n’évoque que des aménagements de taux et de maturité) est donc incontournable. C’est clairement le prix à payer par les créanciers pour conserver la Grèce dans la zone euro. Les Hellènes ont payé – et largement – leur écot à ce maintien dans l’union monétaire. Les créanciers accepteront-ils de faire de même ? Rien ne permet de le dire aujourd’hui.