Un échec. Les trois plans de sauvetage européens menés depuis 2010 sont un échec patent, selon le rapport de la Cour des comptes européennes, publié le 16 novembre (lire ici). Alors que le troisième plan est censé s’achever à la mi-2018, la Grèce sort dans un état de délabrement économique sans précédent : son PIB a diminué de 30 %, sa dette publique a pris des allures stratosphériques, dépassant les 180 % du PIB, les banques grecques ne sont pas en état de prêter et d’assurer le financement de l’économie. Le seul objectif clair que s’était fixé la Commission européenne – permettre à Athènes de retrouver un accès au marché financier – semble ne pas pouvoir être atteint. « Ces programmes ont permis de promouvoir les réformes et d’éviter un défaut de la Grèce. Mais la capacité du pays à se financer intégralement sur les marchés reste un défi », souligne Baudilio Tomé Muguruza, membre de la Cour des comptes européenne responsable du rapport.
En soi, ce rapport ne vient que confirmer les multiples alertes et mises en garde faites par nombre d’économistes et observateurs. Tout au long de la crise grecque et plus encore au moment du troisième plan de sauvetage en juillet 2015, ils n’ont cessé de dénoncer l’irréalisme et le dogmatisme économiques qui prévalaient parmi les « experts » et les responsables politiques européens, et qui ne pouvaient conduire, selon eux, qu’à un échec. Nous y sommes. 110 milliards d’euros de financement ont été accordés à Athènes en 2010, 172 milliards lui ont été à nouveau prêtés en 2012, 86 milliards à nouveau – mais 36 milliards seulement ont été effectivement déboursés à ce jour – en 2015… pourtant sa situation économique et financière est toujours intenable.
La Grèce, en tout cas, a été une bonne affaire pour elle et les pays européens créanciers. En octobre, Mario Draghi, le président de la BCE, a reconnu que la banque centrale avait réalisé 7,8 milliards d’euros de plus-values entre 2012 et 2016 sur ses rachats de titres grecs. Ces plus-values, a même précisé le président de la BCE dans une lettre aux députés européens, ont vocation à être redistribuées aux banques centrales nationales de la zone euro au prorata de leur participation dans la BCE. Il avait été pourtant promis à la Grèce en 2012 de lui reverser la totalité des plus-values pour l’aider. Mais c’était avant.
À la lecture de ce rapport, le refus de la BCE se comprend : le tableau dressé par la Cour des comptes européenne est accablant. Tout ce qui a été dénoncé depuis des années par des économistes, tout ce que Yanis Varoufakis a critiqué alors qu’il tentait, comme ministre des finances, de négocier le troisième plan de sauvetage, tout ce que l’on subodorait de manœuvres, calculs et petits arrangements lors des interminables négociations au sein de l’Eurogroupe, se retrouve confirmé puissance mille.
Au fil des pages, la faillite de la politique européenne à l’égard de la Grèce s’impose, écrasante. La politique du chiffre, quel qu’il soit, même s’il est sans fondement, a tenu lieu de guide politique aux responsables européens. Des armées d’experts en chambre, de responsables politiques, pétris de dogmatisme, d’idées préconçues, faisant preuve parfois de ce qu’on est tenté de qualifier d’une inculture économique crasse, discutent et arrêtent des mesures, qui s’inscrivent dans leur catéchisme, sans même prendre la peine d’en discuter la pertinence, sans même revenir dessus si les faits viennent démentir leurs assertions. À aucun moment, la prise en considération que la Grèce est un pays, avec son histoire, sa géographie, son économie propre ne transparaît. À aucun moment, ils ne semblent envisager que les décisions ont des répercussions immédiates, parfois dramatiques sur la vie des gens. Ils ont leur modèle. Il est universel.
Cette absence de toute considération sur la réalité même de ce qu’est la Grèce est là, dès les premiers moments du premier plan de sauvetage du pays en 2010. Certes, reconnaît la Cour des comptes européenne, la Commission européenne a été prise de court au début de la crise grecque. Rien n’était prévu dans les textes pour faire face à une telle situation. Les lacunes et les manques de l’administration grecque, et plus généralement de tout l’appareil d’État, l’instabilité politique en Grèce, lui ont compliqué encore la tâche.
La Commission a donc été contrainte d’improviser et de bricoler dans l’urgence. Mais elle le fait dans une optique déterminée : « La logique d’intervention des programmes d’ajustement grec a essentiellement consisté à traiter le problème des déséquilibres économiques du pays et à prévenir ainsi toute propagation de la crise économique grecque au reste de la zone euro », constate le rapport.
La principale préoccupation de la Commission européenne est donc d’abord de rassurer les marchés financiers. Tout doit être mis en œuvre pour assainir la situation budgétaire de la Grèce afin de lui permettre de retrouver l’accès aux marchés financiers. La Cour des comptes européenne souligne combien il était important de mener un ajustement budgétaire pour ramener des comptes publics totalement en dérive. Mais cela s’est fait sans autre considération qu’un redressement à court terme, insiste-t-elle. À aucun moment, il n’a été question de croissance, d’emploi, de reconstruction de l’économie grecque pour aider le pays après la fin de son plan de sauvetage, souligne la Cour des comptes européenne : « Les programmes ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une stratégie générale de croissance conduite par les autorités grecques et pouvant se prolonger au-delà de leur terme. »
La croyance dans des modèles
Bien sûr, la Troïka a établi des scénarios macroéconomiques, assurant tous que la Grèce allait rebondir très rapidement. Dès 2012, prévoyaient les premiers. Ils ont tous été démentis par la suite.
La suite est encore plus confondante. « La commission a établi des projections macroéconomiques et budgétaires séparément et ne les a pas intégrées dans un modèle unique », révèle le rapport de la Cour des comptes européenne. Toutes les limites méthodologiques, idéologiques, de la Commission européenne émergent dans ce constat. S’en tenant aux fondements théoriques du néolibéralisme, dénoncés par de nombreux économistes (relire à ce sujet l’article sur l’imposture économique de Steve Keen), la Commission avalise une conception lunaire de l’économie, où il n’y aurait aucune interaction entre les différentes composantes. Comme si les décisions budgétaires n’avaient aucune influence sur l’environnement économique, comme si les réformes n’avaient pas de conséquence sociale ou même sur le climat de confiance, que la monnaie n’avait aucune influence.
La conclusion de ce vice méthodologique constitutif est sans appel. « En l’absence de feuille de route stratégique pour stimuler les moteurs potentiels de la croissance, la stratégie d’assainissement budgétaire n’a pas été propice à la croissance. Il n’y a pas eu d’évaluation des risques visant à déterminer comment les différentes mesures budgétaires envisageables comme la réduction des dépenses et l’augmentation des impôts et leur succession dans le temps influeraient sur la croissance du PIB, sur les exportations et sur le chômage. »
Ainsi, l’importance de la production ou du chômage dans l’économie semble avoir été constamment sous-estimée par les « experts » européens. « Les programmes n’ont pas anticipé la dévaluation interne de 2012 à 2014 », note le rapport. « Le chômage a culminé à 27,5 % en 2013 et non à 15,2 % en 2012 comme cela était prévu initialement », poursuit-il à un autre endroit. Ce n’est qu’au troisième plan de sauvetage en 2015 qu’il est prévu d’inclure l’impact social des mesures préconisées.
La croyance de la Commission dans ses modèles est tellement forte que cela l’amène à exiger l’application des mesures qu’elle a arrêtées au mépris de toute autre considération économique, en ignorant toutes les caractéristiques de l’économie grecque. « L’accroissement de la pression fiscale de 2010 à 2014 a été de 5,3 % du PIB. L’essentiel de cette augmentation a été enregistré entre 2010 et 2012, au moment où la crise économique était la plus profonde », relève le rapport. Les réformes sur le travail ont été imposées sans tenir compte de « certaines particularités de l’économie grecque et notamment de la forte proportion de micro-entreprises et de petites entreprises ». De même, les groupes de travaux européens ont décidé d’ignorer pendant des mois les effets liés à l’augmentation des taxes foncières qu’ils ont imposée à Athènes. Celle-ci a contribué à accentuer les difficultés des propriétaires. Beaucoup n’ont pu honorer le paiement de leurs emprunts. Ce qui a contribué à augmenter le poids des mauvais crédits du système bancaire grec. Faute de nettoyage et de recapitalisation suffisante, ce dernier n’est pas en état d’assurer le financement de l’économie.
Les exemples de ces effets boule de neige pullulent dans le rapport de la Cour des comptes européenne. Sans que cela semble ébranler les certitudes des responsables européens. Leurs convictions sont si ancrées qu’ils ne prennent même pas la peine de les justifier. Ainsi, nombre de réformes ont été exigées sans étude chiffrée précise, sans pouvoir avancer les justifications économiques qui amenaient la Commission à exiger de tels chiffres, sans s’interroger sur leurs pertinences lorsqu’elles étaient appliquées au cas grec, relève à plusieurs reprises la Cour des comptes européenne.
Reprendre les mesures répétées comme les tables de la loi par les théories néolibérales semble se suffire en soi. « La Commission n’était pas en mesure de présenter la moindre analyse quantitative ou qualitative pour les deux principaux objectifs de la réforme (à savoir la suppression de 150 000 postes dans la fonction publique entre 2011 et 2015 et le licenciement obligatoire de 15 000 agents pour 2014 au plus tard », note le rapport lors du premier plan de sauvetage. « Dans le domaine de la promotion des exportations, des conditions telles que “l’adoption de mesures pour faciliter les partenariats public-privé” ne définissaient aucune action précise ou concrète », écrit-il dans un autre passage.
Comment s’étonner que les différents plans de sauvetage aient tous échoué ? Mais là encore, la Commission européenne ne semble pas s’être posé beaucoup de questions sur ces échecs, comme cela transparaît dans le rapport. Si les plans ne fonctionnaient pas, si les réformes ne portaient pas les résultats escomptés, c’était de la faute des Grecs qui ne mettaient pas en œuvre correctement ce qui avait été prévu. Selon la Cour des comptes européenne, l’Eurogroupe n’a cessé de demander, au fur et à mesure de la dégradation de la situation, des mesures supplémentaires, d’imposer des conditionnalités à Athènes qui n’étaient pas prévues, notamment en matière de financement du système bancaire.
Aujourd’hui, l’Europe se paie de mots en soulignant que la Grèce est en voie de redressement. La preuve, selon elle : Athènes a pu réaliser quelques émissions obligataires. La Cour des comptes européenne vient doucher ces illusions. L’économie ne se redresse toujours pas, la dette est à un niveau insoutenable, l’état du système financier est totalement délabré – car c’est d’ailleurs une des grandes faillites des plans européens, l’Europe a accompagné les recapitalisations des banques en 2013 sans veiller au nettoyage des bilans et aux changements de gouvernance – et ses besoins de financement sont toujours aussi immenses. « Immédiatement après la fin du programme, la Grèce devra rembourser des montants importants à ses créanciers. En 2019, les besoins bruts de financement s’élèveront à 21 milliards d’euros en principal et en intérêts », constate la Cour des comptes européenne.
Ce seul chiffre donne la mesure de l’échec du sauvetage européen. Il est irréaliste de penser qu’Athènes puisse trouver de telles ressources financières ou lever de tels montants sur les marchés pour honorer ses échéances. Mais tout a été irréaliste depuis le début de la gestion de la crise grecque par l’Europe. Et c’est un pays tout entier, ses populations, sa société, qui est en train de payer au prix fort cet aveuglement.