Par Romaric Godin 5/12/16
L’Italie a dit « non ». Pourquoi ? Le non massif des Italiens à la réforme constitutionnelle de Matteo Renzi révèle l’échec de la politique de réformes promue par la zone euro et, plus généralement, du fonctionnement actuel de l’Europe.
La victoire du « non » au référendum italien est sans appel. Près de 60 % des électeurs qui se sont exprimés ont rejeté la réforme constitutionnelle de Matteo Renzi. C’est bien davantage que ce que prédisaient les sondages : le rejet est franc et massif. Et ce rejet touche au cœur de la logique de la zone euro. Evidemment, on peut, comme à chacun des référendums où l’Europe était au centre des débats et où elle a perdu, trouver des voix de contournement pour pouvoir « continuer comme avant » : le débat ne portait pas sur l’Europe et l’euro, Matteo Renzi a trop personnalisé l’enjeu, les électeurs, dans les référendums, répondent, comme le notent dès ce matin un communiqué des presse du groupe des eurodéputés français, dans les référendums « à beaucoup de questions, surtout celles qui ne leur sont pas posées ». Bref, on peut essayer de regarder ailleurs et tenter de tout faire pour contourner le résultat comme après les trois autres référendums perdus par l’UE depuis juillet 2015 en Grèce, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
Pourquoi les Italiens ont répondu à la bonne question
Mais on peut aussi prendre au sérieux la décision nette du peuple italien. Ce « non » pourrait bien être un « non » à la réforme constitutionnelle elle-même. D’abord pour ce qu’elle contenait, ensuite pour ce qu’elle incarnait sciemment. Ce qu’elle contenait d’abord. La réduction du Sénat italien au rang d’une chambre secondaire « à la française » accompagnée d’une loi électorale (« l’italicum ») permettant de dégager des majorités à la chambre, a été perçu par les Italiens comme un déni de démocratie. Depuis vingt ans, l’Italie s’est engagée dans un difficile processus de décentralisation qui était, ici, réduit par un Sénat représentant les régions composés d’élus au suffrage indirect et réduit au rang de spectateur des grandes décisions. Ce renforcement du pouvoir central est mal perçu dans un pays qui s’en méfie naturellement et qui a mis bas en 1992 à la « partitocratie » pour obtenir plus de démocratie, pas moins.
Surtout, chacun savait pourquoi cette réforme était essentielle, pourquoi elle était en réalité « la mère de toutes les réformes ». C’est parce qu’elle était réclamée par les marchés et les autorités européennes. Voici des années que le Sénat est l’élément sur lequel les analystes et les économistes de marché se focalisent : ce serait lui qui empêcherait la « formation d’un gouvernement stable » en Italie. Les Italiens savent parfaitement pourquoi ces pouvoirs extérieurs souhaitent un « gouvernement stable », c’est pour imposer des « réformes » économiques et la politique économique d’ajustement unilatéral de la zone euro. Voici pourquoi ce référendum était bien un référendum sur la zone euro, même et surtout si l’on votait sur le contenu de la réforme elle-même.
L’échec politique de l’UE
La zone euro paie alors ici une série d’échecs. Le premier est politique. Les commentateurs européens ont soigneusement oublié de rappeler un événement qui a été en réalité au cœur de la campagne : le changement de gouvernement du 12 novembre 2011. Ce jour-là, Silvio Berlusconi, président du Conseil, bénéficiant de la confiance de la chambre et du… Sénat, était remercié de facto par la BCE. La Banque centrale menaçait en effet de ne plus soutenir l’Italie sur les marchés si le gouvernement ne changeait pas, si son successeur n’acceptait pas une « politique de réforme » soutenue par une « grande coalition ». Mario Monti, ancien commissaire européen, prit alors les rênes du Palais Chigi, le siège de la présidence du Conseil, dans un moment qui fut interprété par beaucoup comme un coup de force antidémocratique. La politique de Mario Monti fut un désastre qui maintint l’Italie dans sa pire récession de l’après-guerre. C’est précisément cela que les Italiens ont décidé d’empêcher à nouveau ce 4 décembre et voulant conserver un Sénat qui, certes, peut être une source d’instabilité, mais qui est aussi une garantie démocratique minimale contre un nouveau coup de force. La zone euro peut aujourd’hui se lamenter : elle est payée de retour de la monnaie de sa pièce versée voici quatre ans.
L’échec des « réformes »
Le deuxième échec de la zone euro révélé par ce « non » italien, c’est le désastre de la « politique des réformes structurelles » dont la réforme constitutionnelle, rappelons-le, n’avait pas d’autres fonctions que de faciliter la mise en œuvre future. L’Italie n’est pas davantage que la France, le pays « irréformable » que l’on veut bien présenter. Les gouvernements Monti, Letta et Renzi ont procédé à de vastes réformes institutionnelles et économiques. Et le résultat est pour le moins décevant : l’Italie demeure économiquement en panne. Le revenu disponible a reculé depuis 2008 de 12%, le chômage, jadis à moins de 8%, reste au-delà de 11,5% et demeure des plus préoccupants chez les jeunes. L’investissement est faible et l’outil industriel a été fortement réduit. Tout cela alors que le coût salarial a reculé de 5,7 % depuis 2010. Ces « réformes » n’ont contribué qu’à un affaiblissement de la demande intérieure italienne. Or, Matteo Renzi paie logiquement le prix fort de ce rejet, lui qui s’est présenté comme le chef de file européen de la « réforme » et de la « modernité » et qui est allé vendre en France son « Jobs Act » comme un modèle. Or, le Jobs Act a créé des emplois précaires et souvent mal payés. Surtout, il n’a pas été capable, une fois les subventions massives ôtées, de faire baisser suffisamment le chômage, ce qui est logique au regard de la faible demande intérieure alors précisément que ces emplois créés l’étaient dans les services, donc dans des activités « intérieures ». Pourquoi alors, les Italiens auraient-ils donné un blanc-seing à une politique de réformes aussi peu convaincante.
L’argument du seul « modernisme » ne suffit plus
L’argument creux du « modernisme » ne fonctionne plus, pas davantage que celui qui estime qu’il faut « plus de réformes » lorsque les « réformes » ne fonctionnent pas. Ici, c’est bien encore un des moteurs de la politique européenne qui est mis en cause par les Italiens : celui de l’ajustement unilatéral au sein de la zone euro. L’Italie est une des principales victimes de l’euro : son PIB nominal en euros constants est inférieur à celui de 2000, son PIB par habitant est proche de celui de 1997. Cette stagnation économique s’explique beaucoup par l’aspect non-coopératif de l’Allemagne, souvent un des principaux concurrents de l’Italie. La modération salariale excessive de l’Allemagne en 2000-2010 a pénalisé le secteur exportateur italien, conduisant, grâce à la bulle financière d’alors à une croissance financée par l’endettement privé et public. Puis, l’application de l’austérité a achevé l’incapacité de l’Italie à s’adapter, sauf au prix de sacrifices insoutenables, aux conditions de la zone euro.
Rejet de la stratégie Renzi
Les Italiens sont conscients de cette situation et le « non » est aussi une sanction à la stratégie politique de Matteo Renzi, celle qui considère que les réformes sont un moyen de renforcer l’Italie dans la zone euro et de la faire changer. Le président du Conseil a maintes fois échoué dans ce but : sa présidence européenne en 2014 s’est révélé un désastre et il n’est pas parvenu, comme il l’avait promis à sortir les investissements publics du calcul du déficit dans les critères de Maastricht. Ses nombreux bras de fer avec Bruxelles ont parfois été gagnés, mais ils relavaient surtout du spectacle. Les quelques milliards d’euros gagnés sur le budget n’effaçaient pas les effets des « réformes » ou la paralysie du système bancaire à laquelle conduit l’application de l’union bancaire. Chacun sait en Italie que la seule réforme d’importance de la zone euro est celle où l’Allemagne acceptera de recourir aux investissements publics, y compris de transferts, et de réduire son excédent courant de plus de 8 % du PIB qui asphyxie ses partenaires. Or, les gros yeux de Matteo Renzi et la bonne volonté réformatrice des Italiens n’ont rien changé de ce point de vue. Pourquoi alors accepter une réforme qui inscrirait dans le marbre constitutionnel cette stratégie ? Matteo Renzi a échoué où François Hollande a échoué et où, s’il suit son programme, François Fillon échouera : croire que l’on peut amadouer l’Allemagne avec des réformes ne saurait conduire qu’à des désastres politiques, sans vrai changement pour la zone euro.
Réfléchir sur le « basta » italien
La défaite de la réforme constitutionnelle italienne a donc bien une logique. Et cette logique est le fruit des erreurs répétées des dirigeants européens et italiens. Ce « non » envoyé à la face de l’Europe déchire encore un peu plus le voile de la pseudo-magie des « réformes » et prouve encore un peu plus que la zone euro s’est engagée sur un chemin dangereux. Les Italiens ont dit « basta » à une logique politique et économique à l’œuvre depuis 2010. Traiter ce vote comme un simple risque financier que la BCE devra contenir ou comme une simple crise gouvernementale italienne serait une nouvelle erreur. Le « non » ne conduira pas immédiatement à l’éclatement de la zone euro. Mais détourner la tête ou, encore, une fois, vouloir casser le thermomètre pour casser la fièvre comme le suggérait récemment Jean-Claude Juncker, qui recommandait d’en finir avec les référendum, serait prendre un risque considérable. Jadis le pays le plus europhile du continent, l’Italie est désormais un des plus europhobes. Si la zone euro ne s’interroge pas sérieusement sur les raisons de cette métamorphose, ses jours sont en danger.