par Stathis Kouvelakis
La Grèce est un petit pays, mais qui, étant donné sa position géographique, politique et économique, est un avant-poste de l’espace européen, donc aussi sa frontière. Saisir la Grèce comme avant-poste et frontière signifie la comprendre comme un lieu de délimitation et de contact permanent entre l’« Europe », ainsi que l’Union européenne (UE), et son extérieur, ou plutôt son Autre, à savoir ce par rapport à quoi, voire même ce contre quoi, elle se définit et se construit [1].
- La Grèce sous le régime de la Troïka, moment de vérité de l’UE
- Vers un néocolonialisme interne
- Conclusion
Néanmoins la Grèce est également une frontière interne de l’UE, une ligne de front dans la lutte de classes qui s’y mène, là encore avec une acuité et une violence toutes particulières depuis l’éclatement de la crise financière de 2008. La Grèce a servi, depuis maintenant dix ans, de laboratoire pour une forme particulièrement brutale de politiques d’austérité, dont la mise en œuvre s’est accompagnée d’un régime d’exception, qui organise la mise sous tutelle du pays par ses créanciers : l’UE et le FMI.
Il importe donc de voir que la frontière extérieure et la frontière intérieure sont indissociables l’une de l’autre et qu’elles peuvent même se toucher, prenant ainsi le contre-pied de ceux qui pensent que « ce genre de choses n’arrivent qu’aux autres » – sous-entendu aux « arriéré·es » – c’est-à-dire aux ex-colonisé·es – du Sud et aux vaincu·es de l’ancien camp socialiste.
La Grèce sous le régime de la Troïka, moment de vérité de l’UE
Les institutions représentatives, à commencer par le parlement, sont réduites à un décorum, dépossédées de la capacité de suivre l’exécution d’un budget dont les lignes échappent de toute façon à leur contrôle
Quand on parle des politiques appliquées à la Grèce, on utilise souvent les mots de politiques d’austérité. Néanmoins, l’austérité est présente dans toute l’UE, en Grèce comme en France. Il y a pourtant une spécificité grecque, l’instauration d’un régime politique d’exception, inscrit dans les « mémorandums » (ou Memorandums of Understanding – ou MoUs en anglais).
Les mémorandums ne sont pas autre chose que la liste des conditions imposées par les créanciers (rassemblés au sein de la Troïka, comprenant l’UE, le FMI et la BCE) en contrepartie des emprunts accordés. Ils ont été votés à chaque reprise par le parlement grec selon des procédures expéditives et antidémocratiques.
La logique de ces mémorandums est similaire à celle des programmes d’ajustement structurel qui ont été auparavant appliqués dans les pays du Sud, sous les auspices du FMI. Leurs ingrédients de base sont invariants : limitation drastique de la dépense publique, dérégulation massive de l’économie, à commencer par celle du marché du travail, diminution drastique du « coût du travail », c’est-à-dire des salaires et des prestations sociales, privatisation de ce qui reste de ressources et d’entreprises publiques. La seule originalité c’est qu’ils s’appliquent pour la première fois à un pays européen « occidental », pas à la seconde périphérie issue du camp socialiste.
Le résultat, on le sait, est un désastre sans précédent, pire que celui provoqué par la Dernière Guerre mondiale. En sept ans, la Grèce a perdu plus d’un quart de son PIB, elle est descendue du 28e au 38e rang mondial dans le classement correspondant. Dernier élément à ajouter à ce terrible tableau : sa totale incapacité à régler la question de la dette publique de la Grèce [2].
D’un ratio de 120 % du PIB lorsque, en 2010, la Grèce a conclu le premier mémorandum, la dette publique s’élevait en 2017 à 180 % du PIB, et ce malgré un effacement partiel – par ailleurs plutôt avantageux pour la plupart des créanciers – survenu en 2012. Déclarée « hautement non-soutenable » par le FMI lui-même, elle est devenue le symbole de l’absence totale d’issue positive à la politique d’asservissement et de pillage ininterrompus menée durant ces années.
Vers un néocolonialisme interne
La capitulation de Tsipras et de la majorité de son équipe en juillet 2015 a conduit à la signature d’un troisième mémorandum, qui représente un approfondissement qualitatif dans l’entreprise de destruction de la souveraineté nationale de l’État grec. En effet, ce troisième mémorandum prévoyait l’établissement d’un « secrétariat général aux recettes publiques », c’est-à-dire l’équivalent du service du Trésor public chargé de la collecte de l’impôt, qui devient une instance « indépendante », dont le responsable est nommé par le gouvernement seulement après avoir recueilli l’assentiment de la Troïka (UE, FMI, BCE).
Cette agence « indépendante » de collecte de l’impôt se voit accompagnée d’un « conseil fiscal » composé de cinq membres, dont la nomination doit de nouveau être approuvée par la Troïka, qui, au moindre soupçon de déviance par rapport aux objectifs d’excédents budgétaires, peut décider de coupes dans les dépenses publiques automatiquement exécutoires, à savoir sans nécessiter l’approbation du parlement. De surcroît, la totalité des biens de l’État grec sont placés sous séquestre afin d’être privatisés. En charge de l’opération se trouve encore un fond « indépendant », chargé de mener des privatisations du patrimoine public à hauteur de 50 milliards d’euros, un montant totalement inatteignable même en vendant jusqu’au dernier tapis de ministère.
Dépossédé de tout contrôle sur sa politique budgétaire et monétaire, l’État grec se voit désormais privé de tout levier d’action, y compris ceux qui concernent des attributions régaliennes telles que la collecte de l’impôt. Les institutions représentatives, à commencer par le parlement, sont réduites à un décorum, dépossédées de la capacité de suivre l’exécution d’un budget dont les lignes échappent de toute façon à leur contrôle. Cette destruction de la souveraineté étatique s’accompagne de la mise en place d’une variante particulièrement brutale d’« accumulation par dépossession », pour utiliser le concept de David Harvey [3], basée sur le bradage du patrimoine public et le saccage des ressources naturelles et de l’environnement dont bénéficient à la fois des fractions prédatrices de capitaux nationaux et étrangers. Pour le dire de façon abrupte, la Grèce se transforme en néocolonie, la fonction de son gouvernement national, quelle que soit sa couleur, ne différant de celle d’un administrateur colonial, le simulacre de négociations auxquels se livrent les deux parties à l’occasion de cette interminable série de réunions de l’Eurogroupe et de sommets européens ne servant qu’à maquiller superficiellement cet état de fait.
Le régime néocolonial doit ici être compris comme « colonialisme interne » à l’ensemble constitué par l’UE, cas avancé d’un régime de subordination issu des contradictions fondamentales qui traversent l’entreprise de « construction européenne », dont la bourgeoisie grecque est pleinement partie prenante.
Ce que montre le cas de la Grèce, c’est que le régime d’exception mis en place à l’occasion de la crise de surendettement a instauré une nouvelle ligne de fracture, à l’intérieur même de cette aire qui, juste avant la crise, faisait partie de l’ensemble relativement homogène des pays de l’Europe de l’Ouest. La violence avec laquelle cette frontière interne, latente lors de la phase intérieure pendant laquelle la croissance économique a servi à masquer les disparités croissantes, a surgi lors de la crise, renvoie toutefois à un phénomène qui excède la simple dimension économique.
Ce régime d’exception a réussi à s’institutionnaliser et à se stabiliser en Grèce, donc à engendrer une forme de « normalité », ce qui est un succès d’autant plus remarquable que la faillite des politiques économiques mises en œuvre est patente. La clé de ce succès réside dans la capacité dont il a su faire preuve à passer le test de l’arrivée au pouvoir d’une force politique qui se présentait à l’origine comme un adversaire, et qui, par un processus alliant coercition (économique) et persuasion en est devenue un serviteur efficace. Cette expérience, unique dans sa radicalité, de transformisme politique exerce un effet dévastateur et durable sur les capacités de résistance des classes subalternes et obère, pour une période au moins, la possibilité de formation d’une contre-hégémonie des subalternes.
La destruction de l’UE telle qu’aujourd’hui construite, sur des principaux néolibéraux injustes, s’impose ainsi comme l’une des tâches les plus urgentes, les plus radicales, mais aussi les plus compliquées, du combat pour l’émancipation de notre temps.
Article extrait du magazine AVP – Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.
Extraits de l’article « La Grèce, la frontière, l’Europe » par Stathis Kouvelakis sélectionnés par Adrien Péroches – 2017
Notes
[1] Ce point est détaillé dans l’article d’Eva Betavatzi « Un nuage néo-fasciste plane au-dessus des frontières entre la Grèce et la Turquie » publié dans la présente revue.
[2] À propos de la dette grecque, voir les indispensables travaux de la Commission pour la vérité sur la dette grecque mise en place au printemps 2015 par Zoé Kostantopoulou, alors présidente du parlement grec, et dont les travaux ont été coordonnés par le porte-parole du CADTM, Éric Toussaint. Une synthèse est disponible sur le site du CADTM. Le rapport intégral est publié sous forme d’ouvrage : CADTM, La vérité sur la dette grecque, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014.