Front Populaire : Fin octobre, le gouvernement grec a adressé une lettre à Berlin pour demander l’arrêt des exportations militaires vers la Turquie en raison des menaces d’Erdogan. Or nous avons appris il y a quelques jours que Berlin semble continuer à livrer Ankara en sous-marins (214T). Les Verts allemands s’en offusquent d’ailleurs. L’Allemagne serait prête à mettre en danger la Grèce pour sauvegarder ses intérêts ?
Olivier Delorme : Sans aucun doute ! Depuis dix ans, l’UE à direction allemande a imposé une déflation sans fin dont la principale conséquence est d’alourdir le poids de la dette par rapport au PIB, qui a été le prétexte de cette politique. En dépit des déclarations mensongères répercutées par les médias, la Grèce ne va pas mieux. Son économie n’a cessé de s’affaiblir, 500 000 Grecs parmi les plus jeunes et les mieux formés ont dû partir en exil, le budget de la Défense a subi des coupes désastreuses comme tous les autres, les biens communs du peuple grec ont été mis à l‘encan – les entreprises allemandes se taillant la part du lion dans cette grande braderie. Tandis que l’UE arrosait avec l’argent des contribuables européens le régime islamo-impérialiste d’Ankara qui déversait un flot de migrants – pas de réfugiés – sur les îles grecques et la frontière terrestre. Àfonds perdus et sans jamais exiger de contrepartie sur la cessation des provocations à l’égard de la Grèce et de Chypre.
Quant à la réponse de Berlin à la lettre du ministre des Affaires étrangères grec, elle est un monument de cynisme puisqu’elle mentionne que l’Allemagne vend très peu d’armes à la Turquie, que ces ventes sont soumises à autorisation gouvernementale et qu’il n’y a donc aucune raison de modifier quoi que ce soit. Or si les sous-marins grecs disposent aujourd’hui d’une supériorité technologique qui leur permet d’assurer la sécurité de l’espace égéen, vendre de nouveaux sous-marins à la Turquie, c’est obliger la Grèce à passer un marché équivalent pour maintenir l’équilibre actuel !
FP : Les ambitions de la Turquie dans l’espace méditerranéen interrogent. Pourriez-vous résumer à grands traits le comportement de la Turquie en Méditerranée orientale depuis août ? A quoi joue Erdogan ?
OD : Erdogan est porteur d’un projet à la fois islamiste et impérialiste. Mais l’économie est en récession depuis la fin de 2018 et le système de clientélisme islamique sur lequel reposait la fortune électorale de son parti, l’AKP, manque de carburant. Les milliards déversés par l’Union européenne au titre de la préadhésion, de la réalisation de l’union douanière et du chantage aux migrants ne suffisent plus à financer ce système, notamment par les commissions que génèrent des travaux pharaoniques et souvent inutiles. La monnaie s’effondre (-40 % face au dollar en un an), les prix des importations flambent, l’inflation s’emballe et le déficit de la balance commerciale se creuse car la Turquie exporte des produits à faible valeur ajoutée alors qu’elle importe des produits à forte valeur ajoutée et la quasi-totalité de son énergie. Erdogan interdit à la Banque centrale de relever des taux d’intérêt déjà supérieurs à 10 % afin de ne pas ralentir davantage l’activité : les réserves de change s’épuisent à soutenir la monnaie et ne couvriraient plus que deux mois d’importations. Quant aux recettes touristiques, elles sont en chute libre du fait de la crise sanitaire dont la gestion a été catastrophique.
Du coup, comme tout régime despotique dans une impasse intérieure, celui d’Erdogan cherche à ressouder l’opinion derrière lui dans des aventures extérieures : la deuxième orientation du régime – renouer avec le passé impérial ottoman – se trouve ainsi suractivée par les circonstances. Mis en échec en Syrie par la Russie, bloqué en Libye par l’Égypte (sans doute avec le concours des Émirats arabes unis, de la France et encore de la Russie), Erdogan s’est retourné durant l’été contre deux membres de l’Union européenne – la Grèce et Chypre, dont la Turquie occupe et colonise 37 % du territoire depuis 1974 –, puis il a poussé le despote d’Azerbaïdjan à rallumer en Artsakh (Haut-Karabagh) une guerre contre les Arméniens en réalité dirigée par Ankara.
Depuis 1973, la Turquie prétend s’arroger le droit d’exploiter les ressources de toute la moitié orientale de la mer Égée, au mépris du droit international qui reconnaît à la Grèce une zone économique exclusive (ZEE) autour de ses îles. Cette prétention a généré plusieurs « épisodes chauds » – ainsi que les Grecs les nomment. Puis, dans les années 1990, la Turquie élabora la « doctrine des zones grises » qui, par une interprétation insoutenable des traités de 1923 et 1947 fixant les frontières gréco-turques, nie la souveraineté grecque sur des centaines d’îlots en Égée. Et en 1995, l’Assemblée nationale d’Ankara a donné à l’exécutif une autorisation permanente de déclarer la guerre à la Grèce si celle-ci procédait à l’extension à 12 milles de ses eaux territoriales prévue par la convention internationale de Montego Bay (1982) – bien que la Grèce se fût engagée à ne pas y procéder unilatéralement et que la Turquie, non signataire de cette convention, l’ait fait en mer Noire comme en Méditerranée. Enfin, l’actuel pouvoir a adopté le concept de « Patrie bleue » qui permet d’étendre de manière quasi illimitée les prétentions turques dans l’espace maritime.
Et Erdogan est passé aux actes, au début d’août, envoyant des navires de prospection d’hydrocarbures, escortés par des flottilles de guerre, dans les ZEE grecque et chypriote, notamment autour de Kastellorizo, la plus orientale des îles grecques. La Grèce a répliqué en dépêchant sur zone sa marine afin d’entraver ces actions illégales et le face-à-face a failli à plusieurs reprises dégénérer en affrontement, tandis que la Turquie multipliait partout en Égée les violations des eaux territoriales et de l’espace aérien grecs (qui ne cessent jamais), des sous-marins turcs étant débusqués à proximité immédiate des côtes de la Grèce continentale.
FP : L’attitude de l’Allemagne est plus qu’ambiguë depuis août. Merkel cherche clairement à ne pas faire de vague avec la Turquie et refuse de condamner Erdogan avec le reste de l’UE. Quelles sont les raisons d’un tel positionnement de l’Allemagne par rapport à la Turquie ?
OD : Vous êtes charitable en parlant de position ambiguë ! En réalité, depuis le début de la crise, Merkel s’est alignée sur Erdogan, au mépris du droit international, de la position du Conseil de sécurité de l’ONU, des principes de bon voisinage et de règlement pacifique des différends affichés par l’Union européenne ainsi que des intérêts vitaux de deux de ses membres !
En 1975, les Premiers ministres grec et turc avaient convenu de recourir à l’arbitrage de la Cour de justice internationale de La Haye, seule instance compétente pour régler les différends de ce type. Mais le Turc s’est rétracté sous la pression des Loups gris, un groupe ultra violent d’extrême droite dont le gouvernement français vient d’interdire l’activité dans notre pays et dont le chef était alors vice-président du gouvernement. En 1976, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est prononcé en faveur de cet arbitrage et la Cour s’est affirmée compétente, mais seulement dans la mesure où les deux parties la saisiraient. On sait approximativement ce que serait sa décision au vu des arrêts qu’elle a déjà rendus dans des situations comparables de mer semi-fermée. Et tous les gouvernements grecs, quelle que soit leur orientation politique, ont depuis demandé à la Turquie d’aller à La Haye.
Pourquoi l’UE, si prompte à brandir le droit – y compris là où elle n’a rien à faire –, n’a pas plus conditionné l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’acceptation de cet arbitrage qu’à la cessation de l’occupation et de la colonisation illégales du nord de Chypre, alors que deux États de l’Union sont en cause ? Pourquoi Merkel n’exige-t-elle pas aujourd’hui de la Turquie qu’elle accepte cet arbitrage ? Pourquoi Merkel tente-t-elle d’obtenir une négociation bilatérale entre un pays de moins de 11 millions d’habitants et un pays de plus de 80 millions dont les responsables ne cessent de menacer et d’imposer leur volonté par la force, contre le droit, alors que cette négociation bilatérale est, depuis 1975, l’exigence… d’Ankara ?
Il faut donc cesser de se voiler la face. L’Allemagne bloque les sanctions contre la Turquie qui pourraient contribuer à ramener le calme et contraindre le tyran turc à revenir à un peu de raison. Elle n’est pas un arbitre ; elle est l’allié objectif du régime islamo-impérialiste turc.
À cause de ses 2,5 milliards d’excédent commercial ? Ou des 3 millions de Turcs d’Allemagne, dont certains sont électeurs dans les deux pays, alors que, comme en France, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Autriche, les politiciens locaux ont favorisé le contrôle de cette communauté par l’AKP d’Erdogan et son allié le MHP – émanation politique des Loups gris – en échange de services électoraux.
FP : L’UE sera-t-elle un jour capable de parler d’une seule voix ? N’est-ce pas un nouvel exemple que les intérêts stratégiques des différents pays de l’UE divergent inexorablement ? A cette aune, que dire du « couple » franco-allemand ?
OD : Quelle voix ? L’UE n’est pas et ne peut pas être une addition de volontés ; elle n’est et ne sera jamais qu’une soustraction d’objections. Ce mantra de nos « élites » – « on est plus forts à plusieurs » – est grotesque. Les États n’ont ni le même passé, ni les mêmes intérêts, ni la même vision du monde, ni les mêmes moyens d’action. Par quel miracle voudrait-on que cela fasse une volonté d’agir ?
Toute décision au sein de l’UE n’est jamais que le plus petit dénominateur commun entre 27 positions divergentes ; avec un plus petit dénominateur commun, on ne fait pas l’histoire, on regarde passer les trains !
Quant au couple franco-allemand, c’est une autre fantasmagorie des mêmes « élites » ! L’ancien directeur des Études et recherches de l’Institut Charles de Gaulle que je suis vous dira que sitôt que le Bundestag ratifia le traité de l’Élysée (1963) en y ajoutant un préambule unilatéral le vidant de tout contenu politique, tandis que la CDU congédiait le chancelier Adenauer, qui l’avait signé, au profit du francophobe Ehrard, le général de Gaulle n’a plus eu la moindre illusion sur une entente politique avec l’Allemagne ! Pour la suite, mon amie Coralie Delaume l’a parfaitement analysée dans son magistral Le Couple franco-allemand n’existe pas (Michalon, 2018).
Et à l’égard de la situation actuelle, je fais l’hypothèse que le président Macron a pensé que son éclatant génie suffirait à faire bouger une Allemagne dont la politique est conditionnée par le rapport pathologique à la monnaie qu’elle a hérité de l’histoire. Mais le sommet des marchands de tapis sur les conséquences économiques de la crise sanitaire l’a sans doute ulcéré. Car tout en affichant son soutien à Macron, Merkel n’a cessé de pousser ceux qui lui étaient opposés et a promu un compromis typiquement européen, c’est-à-dire insignifiant au regard des nécessités du moment et impraticable dans les faits parce que l’usine à gaz qui en résulte ne fonctionnera pas.
Aussi le soutien salutaire – et que je salue ! en espérant que des actes suivront les paroles – de Macron à la Grèce me semble-t-il en partie motivé (outre les intérêts de Total dans le gisement de gaz découvert entre Chypre, le Liban, Israël et l’Égypte, dont les prétentions turques menacent l’acheminement vers l’Europe occidentale) par le désir de prendre sa revanche sur cette humiliation que lui infligée la chancelière, en faisant usage du seul atout, avec le siège permanent au Conseil de sécurité, dont les « élites » françaises n’ont pas encore dépouillé la nation : la force armée. La force armée que l’Allemagne a sacrifiée à ses stupides dogmes budgétaires.
FP : Si l’on ajoute à ce climat les accusations d’islamophobie qu’Erdogan profère à l’encontre de la France en général et de Macron en particulier, sommes-nous face à un choc des civilisations aux portes de l’Europe ?
OD : Le projet d’Erdogan est la diffusion de l’islam radical par tous les moyens. Il a fait tirer dans le dos des Kurdes en lutte contre Daesh qu’il a soutenu en important et revendant son pétrole. Il a recyclé comme supplétifs de son armée les restes d’al Qaida et Daesh et dissémine ces terroristes de la Libye à l’Artsakh. Il finance la réislamisation sur un mode radical des minorités musulmanes des Balkans. Il envoie des prêcheurs radicaux en Autriche, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique, en France. Les consulats turcs en Europe occidentale organisent dès l’enfance l’endoctrinement des communautés émigrées dans la haine des valeurs occidentales. Aujourd’hui, des Turcs descendent dans les rues de France pour appeler au meurtre de nos concitoyens d’origine arménienne et achever le génocide de 1915… dont ils nient l’existence et vandalisent les mémoriaux. Comment voulez-vous appeler ça autrement ?
Nous devrions comprendre que les Arméniens, les Grecs, les Chypriotes victimes de cet islamo-impérialisme turc mènent un combat qui est le nôtre et qu’il est dans notre intérêt de les aider. Alors que l’UE continue à financer ce régime devenu l’un des plus dangereux du monde. Mais Erdogan n’a pas d’ennemi plus résolu que le maréchal Sissi qui a réuni les chefs d’État jordanien et irakien pour élaborer avec eux une position commune hostile à l’impérialisme turc ; Al Azhar, la plus grande autorité intellectuelle sunnite, a condamné la réislamisation de Sainte-Sophie ; et l’Égypte a signé avec la Grèce un accord sur leurs ZEE respectives déniant les exorbitantes prétentions turques. L’Arabie Saoudite est outrée par la prétention turque de prendre la tête du monde sunnite et on y boycotte les produits turcs. Les Émirats arabes unis ont envoyé des avions de chasse en Crète. Il est quand même paradoxal de constater que la Grèce et Chypre ont aujourd’hui bien davantage d’appuis de la part d’Israël, de l’Égypte et des Émirats que de la part de l’Union européenne !
FP : Dans ce contexte, quelle est encore la crédibilité d’une défense collective comme l’OTAN, quand un pays comme la Turquie en fait partie ?
OD : Si Macron a dit un jour une chose juste, c’est que l’OTAN est en état de mort cérébrale. Reste à en tirer les conséquences ! Même lorsqu’une frégate turque accompagnant un navire qui viole l’embargo de l’ONU sur les armes à destination de la Libye « illumine » la frégate française Courbet chargée de veiller au respect de cet embargo, l’OTAN apparaît aussi paralysée devant la Turquie que l’UE !
Pour autant, la relation turco-américaine, longtemps si étroite, ne cesse de se dégrader. La Turquie a été exclue du programme d’avions F-35 en raison de l’achat de systèmes d’armes russes, et les activités de la base OTAN d’Incirlik, autrefois essentielle au dispositif américain dans la région, continuent de se réduire, tandis que la présence américaine ne cesse de se renforcer sur la base de Souda en Crète ainsi que, au nord de la Grèce, à Alexandroupoli près de la frontière turque.
Les responsables américains se sont succédé à Athènes ces dernières semaines, affirmant l’excellence des relations gréco-américaines et le rôle essentiel de la Grèce pour la stabilité régionale. Les exercices militaires conjoints se multiplient et le Département d’État a plusieurs fois réaffirmé son soutien à la position de la Grèce comme la responsabilité de la Turquie dans les tensions actuelles. Des sénateurs influents, démocrates ou républicains, demandent désormais des sanctions contre la Turquie et l’on voit mal comment Washington pourrait être étranger à la chute de la livre turque.
Une victoire de Biden à la présidentielle changerait-elle quelque chose ? Un think tank proche des démocrates recommandait récemment de durcir significativement la position américaine à l’égard de la Turquie et d’évacuer au plus vite les armes nucléaires entreposées à Incirlik.
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