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Solidarité organique et solidarité politique

Conférence de Christiane VOLLAIRE  Pour la XVIIIe conférence de l’IAHPE (International Association of Health Policy in Europe)

Association Internationale pour les Politiques de Santé en Europe Université Aristote – Thessalonique Du 21 au 24 septembre 2017

SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SOLIDARITÉ POLITIQUE

SUR LE TERRAIN DES LUTTES POUR LA SANTÉ, EN GRÈCE

1. Figures de l’archipel

2. Figures de la santé politique

3. Figures des perversions du politique

4. De la désorientation juridique à la répression policière

5. De la gouvernementalité dans les jeux stratégiques qui la subvertissent

6. La mélancolie peut-elle constituer une dynamique politique ?

Écrivant en 1865 l’Introduction à la médecine expérimentale, Claude Bernard employait le terme de « solidarité organique » pour définir le fonctionnement physiologique du corps humain sur le mode de l’interdépendance entre les organes, dont la désolidarisation est l’annonce même de la mort. Et le texte lui-même y introduisait une analogie politique.

C’est cette analogie que nous avons tenté d’exploiter, Philippe Bazin et moi, par un travail associant photographie documentaire et philosophie de terrain, mené à partir de Thessalonique en juillet-août 2017.

La santé ne nous y est pas apparue comme un simple élément du contrôle social (qu’elle est aussi, dans l’analyse qu’en donne Michel Foucault), mais comme un facteur d’énergie et de vitalité porté par la solidarité politique et la conviction d’une force commune.

Le terme de « solidarité » est d’abord un terme juridique, avant de devenir un terme politique. Et, en tant que terme juridique, il a d’abord un sens économique, lié, dès le XVème siècle, à la question de la dette : être solidaires, c’est assumer en commun une obligation à l’égard d’un créancier. C’est au XIXème siècle qu’il prendra le sens politique d’une interdépendance entre des sujets au sein d’un corps social. La solidarité désigne donc cette interdépendance indissociable de l’égalité, qui empêche les rapports d’assujettissement. C’est ce concept qui prendra corps dans celui d’une « sécurité sociale » égale pour tous, que les politiques néolibérales tentent de saborder. Mais en les sabordant, c’est pour cette raison même à une forme de suicide politique qu’elles se livrent. Et c’est cette parfaite irrationalité d’une démarche qui se prétend rationnelle qu’il faut mettre en évidence.

En Grèce, les luttes d’émancipation de la guerre d’Indépendance, de 1821 à 1830, impliquent un soutien des puissances occidentales qui commence, dès 1893, à forger une rhétorique de la dette. Mais cette histoire est aussi l’histoire parallèle des mouvements de solidarité qui n’ont pas cessé de construire ses alternatives. Et dont nous pouvons, nous aussi, quelles que soient nos origines, nous sentir solidaires.

1. Figures de l’archipel

Sur ce point, l’histoire de la Grèce pose aussi des jalons pour aider à comprendre comment la mémoire politique, dans une forme d’inconscient collectif, travaille avec les réactivations de la violence qui produit, en réaction, des formes spécifiques de solidarité sur ce territoire. C’est en y allant, en parlant, en écoutant mes interlocuteurs, que j’ai saisi une donne géographique : celle d’un territoire qui n’est pas seulement ouvert sur la mer, mais construit à partir d’elle, comme un archipel. Les îles grecques ne sont pas des annexes de la Grèce, mais son mode de constitution et les lieux de sa configuration politique, qui subvertit les usages du centre et de la périphérie. Michel Foucault écrivait, dans un entretien avec Yves Lacoste et la revue Hérodote en 1976 :

Il n’y a qu’une notion qui soit véritablement géographique, c’est celle d’archipel. Je ne l’ai utilisée qu’une fois, pour désigner, et à cause de Soljenitsyne, l’archipel carcéral, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif.1

Pourquoi est-ce la « seule notion véritablement géographique » ? Parce que c’est elle qui permet d’écrire un lien entre des terres que la présence de la mer semble avoir dissociées. Les noms des îles de la Grèce, évocateurs de ses traditions littéraires et intellectuelles tout autant que de ses dieux et de ses héros, ne sont pas seulement devenus des objets de la projection touristique. Ils sont aussi les noms de décisions politiques : noms de lieux de déportation et d’enfermement, comme ils sont devenus, dans les politiques européennes contemporaines, des espaces de réalisation tout autant du désir d’accueil que de la violence et de l’absurdité des politiques migratoires. Lesbos, d’où vient la poésie de Sapho, est actuellement un lieu emblématique de cette violence. Makronisos, face au temple de Poseidon sur le cap Sounion, était le lieu de torture privilégié de la dictature de Métaxas et Georges II (de 1936 à 1941), puis de l’Occupation allemande (de 1941 à 1944), avant de devenir celui de la junte des colonels de 1967 à 1974. Ikaria, dont la mythologie dit qu’elle est née de la chute d’Icare, était pendant la guerre civile grecque, de 1946 à 1949, un lieu de déportation des communistes. Devenue par cela même un espace de solidarité de la population locale, et le point d’ancrage d’une transmission des traditions de gauche. L’un de nos interlocuteurs, médecin de santé publique, nous en fait le récit autobiographique, comme origine de son propre désir militant, dans l’expérience fondatrice d’un rapport de classe :

Mon père avait son cabinet de médecine, avec une dame comme secrétaire qui était de l’île d’Icaria. Elle habitait chez nous comme bonne. Là, on a reçu une très importante influence, parce que c’est elle qui était en charge des enfants. On est allés maintes fois dans son village sur cette île. Et cette île est l’île communiste de la Grèce. On reste encore avec toute cette famille qui est restée notre famille : on est en famille. Il y avait une tension entre ma mère et cette dame, parce que ma mère voyait l’influence. Elle disait : « C’est moi la mère, ici ! ».

Cette configuration de l’archipel produit aussi une subversion des liens de solidarité familiale en même temps qu’une reconfiguration des consciences et des rapports de classe.

Et la grande île de Crète, inscrite depuis les guerres balkaniques de 1912-1913 dans l’appartenance grecque, sera en fait le point d’origine, en 2011, d’un vaste mouvement de solidarité envers des migrants grévistes de la faim pris en charge par les médecins militants de Thessalonique. L’une d’entre eux nous en fait le récit :

En 2011 (janvier et février), en Crète, un groupe de migrants a décidé d’organiser une grande grève de la faim. Ils étaient essentiellement originaire d’Afrique du Nord : Égypte, Maroc, Algérie, Tunisie. C’était avant le printemps arabe. Ils étaient travailleurs agricoles en Crète. Ils ont formé un groupe avec des responsables politiques crétois. On en a discuté pendant deux mois, et on a dit OK pour les aider. Ils ont voyagé jusqu’à Thessalonique.

Nous, comme équipe médicale, on était très engagés pour quinze d’entre nous (médecins et infirmiers). Certains avaient des complications graves, et il fallait être là tout le temps. La grève a duré quarante-cinq jours. Elle s’est arrêtée parce qu’ils ont gagné : ils ont eu des papiers, la permission de travailler et d’avoir des documents de travail, de voyager en Grèce pour rendre visite à leurs familles. Plus tard, on a eu plus de travail, pour les syndromes de réalimentation et pour les complications importantes. Mais, face à tout le système politique, le mouvement était très uni, même si c’était à partir de points de vue différents : trotskystes, anarchistes, groupes de gauche. On a créé quelque chose et ça a marché : après, on était très forts et très unis.

La question de la santé ne concerne donc pas seulement les corps, mais la possibilité de créer du commun aussi bien que du conflit entre les sujets. Et l’archipel en est une des figures. Comme il devient aussi une figure de l’internationalisation des luttes.

C’est donc dans une solidarité internationale que peuvent se penser les formes de lutte contre des modes de gestion globalisants, et c’est pourquoi la question des migrations tient une place centrale dans une telle configuration de l’énergie politique. Un texte du philosophe Étienne Balibar, paru en 2002, s’intitulait « Ce que nous devons aux sans-papiers ». Ce « nous » dit clairement la proximité éprouvée à l’égard de ceux dont la nationalité est supposée « étrangère », là où la distance devient abyssale à l’égard d’une direction politique supposée « représentative ». Et cette question de la représentation, dans toutes les modalités de ses perversions, est devenue un enjeu central non seulement des politiques de santé, mais de la santé politique des populations tentant de vivre actuellement, sédentaires ou migrantes, dans un espace européen clairement dévoyé.

2. Figures de la santé politique

J’ai donc mené, pendant cet été 2017 une cinquantaine d’entretiens, de longueur variable (entre un quart d’heure et deux heures), mais d’intensité constante, avec des personnes dont l’âge variait de 14 à 74 ans, de statuts sociaux différents et d’origines différentes.

Rien ne s’est passé comme je l’avais prévu : le dispensaire solidaire de Thessalonique, où j’avais l’intention de faire ce terrain, a fermé le lendemain de notre arrivée. La frontière Est avec la Turquie, où nous avions l’intention d’aller, s’est avérée un trajet trop long pour le temps dont nous disposions. Les camps de migrants, où j’avais l’intention de mener des entretiens (comme on l’avait fait en Pologne en 2008), se sont avérés d’accès difficile par la méfiance que suscitait souvent notre projet.

En revanche, des pistes que nous n’avions pas envisagées se sont ouvertes :

– l’entreprise Viome, reprise par les travailleurs dans une perspective autogestionnaire avec la recherche des soutiens internationaux

– la mine d’or de Skouries, rachetée par un société canadienne avec les luttes pour exiger sa fermeture pour cause de pollution massive.

Des luttes pour ne pas fermer, des luttes au contraire pour fermer.

À cet égard, il nous est bien apparu, par les entretiens menés et les rencontres, à Viome comme à Skouries, comme avec les équipes des dispensaires solidaires, qu’une puissante interaction fait de l’énergie collective et du sens de la responsabilité commune, dans ses modes clairement autogestionnaires, une condition fondamentale de la santé au sens le plus organique du terme. Soigner dans des dispensaires, ce n’est pas fournir du soin, mais c’est envisager la dimension thérapeutique de l’énergie collective. Et sur ce point, la pensée politique de Spinoza, portée par l’idée d’une puissance vitale co-active, et de ses modes de revendication, nous est apparue comme adéquate aux nécessités contemporaines auxquelles nous sommes affrontés :

Par bien j’entends ici tout genre de Joie et tout ce qui, en outre, y mène, et principalement ce qui remplit l’attente, quelle qu’elle soit. Par mal j’entends tout genre de Tristesse, et principalement ce qui frustre l’attente. Nous avons en effet montré que nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais qu’au contraire nous appelons bonne la chose que nous désirons.2

Le moment de la création du dispensaire solidaire de Thessalonique est décrit dans les termes de l’énergie politique qui ne transmet pas seulement de la force (ou ce que Spinoza appelle de la joie) à ceux qui en bénéficient, mais à ceux-là mêmes qui s’y engagent. Et l’idée même de la solidarité a pour finalité que ceux qui en bénéficient puissent aussi s’y engager, comme l’analyse l’une de ses actrices psychologue :

Ça m’a beaucoup aidée, de m’impliquer dans la clinique de solidarité. Je pense que quand on se sent impliqué, ça n’aide pas seulement les autres, mais soi-même. D’abord et avant tout, je voulais faire cela. J’étais dans la même position qu’eux : je n’avais pas de travail stable. J’allais d’une ville à l’autre, les gens étaient d’accord, ils avaient la même idée, on était impliqués en même temps. On était vraiment enthousiastes, alors même que la situation était mauvaise.

Cette situation mauvaise, c’est celle de 2011, où le gouvernement grec de droite, sous pression de la troïka, prend une série de décisions véritablement criminelles sur le plan de la santé :

La première loi qui a interdit les migrants et les a rendus illégaux est tombée cette année-là. Et trois mois plus tard, c’était la fermeture de l’accès direct aux soins pour les Grecs. En quelques mois, trois millions de personnes n’ont plus eu de couverture sociale : un demi-million de Grecs, et des non-Grecs, sur les dix ou onze millions d’habitants que compte la Grèce. Et cela à cause de la Troïka.

La décision de créer la clinique solidaire apparaît comme une véritable riposte, un tir de barrage. Et elle doit se faire avec l’efficacité stratégique de la rapidité, sur laquelle insiste une autre de ses actrices :

Nous avons donc décidé qu’on voudrait créer et être capables de faire vivre une solidarité sociale. On s’est sentis très forts, c’était le bon moment. On ne demandait aucune aide financière : ni à l’union européenne, ni à un marché, ni à un groupe institutionnel. On essayait d’avoir de l’aide des citoyens et non des groupes politiques.

Très vite, le premier mois, l’aide est arrivée. Le secrétariat avec Eva. En deux-trois mois, on avait un groupe. Très vite. Très vite, le groupe est devenu de plus en plus important : quatre-vingt médecins ont accepté d’être référents et qu’on leur envoie des patients. Ils croyaient en nous, et ont accepté chacun cinq patients par mois en référence. On a été très actifs, dans un sens politique, pour créer un mouvement, pour rendre le projet légal. On a été très actifs dans le sens de changer la loi. On était en lien très étroit. On n’était pas comme MSF ou MDM : on faisait un travail politique contre la troïka.

Cette vitesse stratégique va de pair avec une pensée politique du droit. Mais dans le même temps, elle crée une énergie collective qui est un contre-feu à la violence de la décision des dirigeants. Elle produit, par la vivacité même de sa riposte, de la santé politique.

C’est cette santé politique que produisent aussi les universitaires de Thessalonique, en allant informer les gens sur le terrain, dans les écoles, pour permettre que les enfants de migrants y soient intégrés, et opposer ainsi un autre contre-feu à la propagande de l’extrême-droite. L’un d’entre eux en fait le récit :

C’était très facile qu’il y ait des réactions fascistes, mais je suis sûr que la réaction de l’accueil était beaucoup plus grande et stable. Des structures de solidarité atypiques ont été trouvées. On a aussi parlé dans les écoles. On avait au début les réactions des parents. Là, les fascistes ont joué très bien : ils ont multiplié la peur des gens, sur les problèmes de santé en particulier. On a joué beaucoup : on a fait une campagne intense dans les différentes écoles de la région, et on se bagarrait avec les fascistes devant les parents. Et on a gagné.

Ces contre-feux, ils les ouvrent aussi à Skouries, en allant informer la population de Megali-Panagia des risques majeurs, en termes de santé publique, que présenterait l’exploitation de la mine. Le mineur, que j’interroge dans le campement alternatif où s’organise une partie des luttes, se souvient de cette intervention des médecins de Thessalonique qui a déterminé son choix d’opposition :

Pourquoi as-tu décidé de militer contre l’ouverture de la mine de Skouries, alors que tu étais en retraite ?

Le comité « Panagia » a informé les gens et invité l’université de Thessalonique pour expliquer la situation. Et j’ai très vite compris que c’était plus grave qu’avant, grâce aux explications de ces invités. Beaucoup de monde a été convaincu que c’était dangereux. Même si ensuite, avec l’argent, ils ont changé de camp. Pendant des années il y a eu une campagne d’information. Ils ont commencé par lire le projet de la société Eldorado.

Ce qui détermine ce mineur, et bien d’autres habitants du village de Megali Panagia proche de la mine de Skouries, à refuser l’ouverture de la mine, c’est cette intervention de médecins et chercheurs venus s’associer aux militants locaux pour expliciter les raisons rationnelles de ce refus, et soutenir le combat qui le porte. Solidarité entre classes, entre compétences diverses, qui est l’une des définitions majeures de la santé politique, par l’impact qu’elle a sur la défense de la santé physique.

Et cette énergie politique se retrouve dans le combat de Viome, dont une cinéaste militante dit, à propos de l’ouvrier qui en est la figure charismatique :

Makis arrive à formuler ses pensées, il arrive à tirer vers le haut. Son souci est d’avoir de la participation, mais il ne veut pas diriger. Tous les jours, une ou deux heures, ils se retrouvent pour prendre les décisions. Il y a des moments où ils font des heures de discussion. Il faut rayonner et faire qu’il y ait des synergies, qu’ils ne soient pas poussés dehors. Ces gens-là de Viome, et les solidaires, essaient de mettre au monde quelque chose. Au moins, ils résistent. Ce sont des étincelles, et ça vaut la peine de les soutenir.

Un autre ouvrier de Viome nous dira quelle force peut donner l’idée même de solidarité, dans les combats qu’ils mènent pour reprendre en mains leur entreprise :

Il s’agit de créer un mouvement de solidarité avec des comités locaux, car il s’agit aussi d’unité des travailleurs. C’est très important d’avoir une campagne pour les membres. Et que ce soit de la solidarité, non de la charité. La charité, si c’est pour rien, ça crée des problèmes. La solidarité, ça vient du dialogue, d’un soutien. La solidarité permet de soutenir aussi sa famille. Et de chercher à faire de bons produits organiques. On veut produire de façon à la fois accessible (à bas prix) et qui nous rende fiers.

3. Figures des perversions du politique

Mais le contexte dans lequel nous arrivions, à l’été 2017, donnait un sens particulier à ces solidarités. L’année 2015 a en effet été, pour l’ensemble de la gauche radicale grecque et des mouvements solidaires, une véritable conflagration. En janvier, le parti qui la représentait (Syriza : Coalition de la Gauche Radicale) a remporté la victoire aux élections législatives anticipées, frôlant la majorité absolue, sur un programme anti-austérité, contestant les exigences de la troïka (Commission Économique Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International) qui menaient le pays à sa ruine sociale. Et celui qui était, depuis 2012, le président du mouvement, devenait de ce fait Premier ministre, provoquant non seulement une véritable liesse populaire, mais une dynamique transnationale.

Six mois plus tard, en juin 2015, il organisait un referendum pour soutenir sa position face à la troïka autour de la question de la dette grecque, refusant le plan d’austérité, et remportait 60% des voix. Mais en juillet, à l’encontre de ce double soutien massif de son propre électorat, il mettait en place les mesures d’austérité préconisées par la troïka, dans l’actualisation d’un nouveau « memorandum » de la dette publique.

Cette décision, véritable coup d’État politique par le retournement qu’elle opère, n’a pas eu seulement pour effet de livrer le pays à la prédation des banques européennes. Elle a eu aussi l’effet, beaucoup plus pervers, de plonger l’électorat de gauche et les militants dans une redoutable injonction paradoxale. Car, dans le temps même où se mettait en place cette trahison de la représentativité (réforme du régime des retraites, de la législation du travail, etc.), le gouvernement prenait aussi à la marge quelques mesures sociales, parmi lesquelles, sur le plan de la santé, l’accessibilité aux soins pour tous.

Et les militants de Viome ou de Skouries savaient que ce gouvernement, qui avait cessé de soutenir leurs revendications, était malgré tout le plus à même de tenir encore un tant soit peu à distance leurs ennemis. La désorientation politique s’accompagnait donc, dans bien des cas, et précisément chez les plus engagés, c’est-à-dire aussi ceux qui risquaient le plus, de la nécessité de temporiser, à l’encontre même de leur propre culture militante. Les ouvriers de chez Viome savaient que, si Syriza quittait le pouvoir, l’usine serait définitivement fermée et le terrain vendu. Et les protestataires contre l’ouverture de la mine d’or de Skouries savaient que leur campement sauvage serait rasé et leurs activistes exposés à la violence des MAT (police anti-émeutes).

Pour les militants des dispensaires de santé solidaires, comme pour l’ensemble de la population, le choc est rude. Une psychosociologue de la clinique en parle ainsi :

Nous nous sentons tous fatigués et désappointés. La clinique de solidarité était une part du mouvement. Perdre ce pouvoir et cet enthousiasme est difficile. Ce n’était fait qu’à partir de gens, de la part de tous. L’enthousiasme originel n’est plus là. La crise a détruit quelque chose qui ne peut pas être reconstruit. La structure sociale a été détruite, et tout ce qui va avec. Les gens sont déprimés, ils ont à payer beaucoup de taxes qui augmentent et continuent d’augmenter. Le memorandum qui a été signé est insupportable, et nous savons que ça va durer longtemps.

Une médecin le dit en termes de décadence, et montre comment le risque le plus important est celui de la désolidarisation :

Il y a un déclin de ce mouvement pour beaucoup de raisons. C’est comme vivre les années de décadence. Cela se reflète dans l’aspect du mouvement. Il y avait beaucoup de divisions après que Syriza ait pris le pouvoir. L’une des problématiques initiales est de rester ensemble.

Une psychologue du Centre pour les migrants d’Arsis l’évoque en termes de dévastation :

Pour nous tous, ça a été dévastateur : on est passés du haut au bas. Ils ont enlevé l’espoir de continuer le combat. Ils ont enlevé le besoin de protester, ils l’ont éradiqué. Mais je ne peux pas les blâmer seulement eux. Après cela, les gens ont cessé d’avoir de l’espoir. On peut faire beaucoup de choses, mais pas si on provoque de la dépression. Il faut donner l’espoir d’une respiration.

Une archéologue le décrit en ces termes :

Le peuple en 2015 a donné tout ce que la gauche voulait. Il a donné son vote son soutien, le referendum. Il a donné toute sa force et tout a été perdu tout d’un coup. Le comportement de Syriza à l’égard du peuple a été le pire de tout : mener à une certaine hauteur, puis la chute absolue.

Et elle le réinscrit dans un contexte historique :

La manière dont le pays s’est constitué au XIXème siècle était aussi une mainmise occidentale. Mais au fil du temps, le pays tant bien que mal a réussi à faire son chemin. Il y a aussi eu les grandes guerres mondiales. Concernant la deuxième, es Grecs ont pu construire une identité différente, via la résistance pendant la guerre, puis la guerre civile. On voyait toujours cet indice, mais il était plus ou moins manipulable par l’État grec. Maintenant, c’est aune autre sorte de mainmise : elle fait perdre la souveraineté. Il n’y a plus du tout de démocratie ou de souveraineté : même le gouvernement grec applique mais ne décide pas.

Perte souveraineté nationale et perte de souveraineté populaire ont bel et bien, ici, le même sens : celui, précisément d’une perte de l’énergie vitale qu’un peuple peut donner à son propre pays en se sentant acteur de la décision politique : la désolidarisation que produit la perte de représentativité conduit à une dévitalisation politique traduite, sur le plan de la santé, en termes de dépression. Et une psychiatre-psychanalyste insiste sur la manière dont celle-ci ne doit en aucun cas être psychologisée. C’est un véritable acte thérapeutique d’en reconnaître la nature socio-politique :

Ce n’est pas un problème psychique, c’est un problème social visible psychiquement. C’est pourquoi il y a beaucoup de travail entre nos mains. Les familles pauvres ont plus de problèmes, et les jeunes générations en particulier. Les 35-40 ans qui perdent leur travail ont des attitudes de passivité, de somatisation et de dépression.

Beaucoup de patients ont juste besoin de parler à quelqu’un, ils n’ont pas besoin de psychothérapie. Je leur donne plutôt l’adresse d’un juriste ou d’un travailleur social. Je ne fais pas de travail psychologique avec eux : je refuse de psychiatriser. Si on leur donne des médicaments, ils se sentent malades et donc passifs. Ils doivent s’organiser, et non pas se sentir malades.

L’étroite corrélation entre santé physique, santé mentale et santé politique doit donc être explorée dans les modalités de leur interaction : le découragement, la fatigue, la lassitude, produisent au niveau micropolitique les effets organiques d’une macropolitique dévastatrice. Ils sont des modes de désolidarisation du corps social, là où, au contraire, l’énergie politique est porteuse de ce que Nietzsche appelait « la grande Santé ».

4. De la désorientation juridique à la répression policière

Du côté de ceux qui travaillent auprès des migrants, cette perte de souveraineté va accompagner les processus de globalisation, induisant une véritable désorientation juridique, sur laquelle insiste une intervenante dans les camps que j’ai pu interroger :

La loi change tout le temps, donc on n’a pas de base solide, tout dépend de l’Union européenne. On ne sait donc pas ce qui va se passer d’un moment à l’autre. Cet endroit est temporaire, ils sont là pour ne pas être mis en prison. Ils restent ici deux à trois mois, et ensuite ils cherchent un abri.

C’était plus facile de visiter les camps avant. C’est plus difficile maintenant, parce qu’il y a plus de contrôle. On dépend du ministère de l’immigration, et ça pousse à la paranoïa.

Et elle en montre l’impact sur les migrants mineurs :

Tout le procédé prend un an. Ils préfèrent donc partir illégalement sans attendre. Donc certains préfèrent aller illégalement, même ceux qui ont la possibilité d’y aller légalement parce qu’ils ont de la famille. Ils sont venus ici, ils n’ont pas de famille, ils avaient une culture différente et ils doivent être incorporés dans la nôtre. C’est difficile car ce sont des adolescents, et ils doivent apprendre une langue, aller à l’école, etc.

Il y a donc des violences ici. Beaucoup de combats entre eux ; pas à cause de leur nationalité, mais à cause de leur situation. Ce n’est pas une place sécurisée avec une vie normale.

Une autre ajoute :

J’ai travaillé à Idomeni de janvier à mai 2016, jusqu’à la fermeture. C’était complètement fou. La situation de janvier à mai changeait tous les mois, puis toutes les semaines. Les frontières ont fermé, et il n’y avait plus de centre. Des gens de Syrie, d’Irak, on ne savait pas quoi leur dire, parce que ça changeait tout le temps. Les gens se demandaient s’ils ne venaient là que pour quelques heures, c’était de mal en pis.

C’était la procédure pour l’accompagnement des enfants qui posait problème : ça changeait, d’abord tous les ans, puis tous les mois, puis toutes les semaines, puis tous les jours. On leur disait de voir sur un mois, puis dans une semaine, puis qu’on ne savait pas.

Et elle en montre les conséquences criminelles en termes de trafic d’êtres humains :

Tout le monde à Idomeni était sous la coupe des passeurs, les frontières n’étaient pas ouvertes. C’était une des choses les plus importantes que j’aie vues. C’était très difficile, et si fou tout le temps. Il y avait un hôtel près du camp, qui était très connu pour être un repaire de passeurs. C’était en partie fermé. Après Idomeni beaucoup de gens y allaient. Maintenant, l’hôtel travaille encore. Pour passer la frontière, ils avaient à faire des choses dans cet hôtel. Il y avait beaucoup de mineurs, nous ne savons pas où ils sont maintenant. Peut-être qu’ils ont passé la frontière, mais en échange de quoi ?

La désolidarisation du corps politique donne ainsi prise à l’émergence des mafias, qu’elle alimente. Une politique qui s’affirme à l’encontre du désir de savoir, à l’encontre du désir de mobilité, à l’encontre du désir de solidarité, à l’encontre du désir de sécurité, ne peut donc que s’imposer à l’encontre de ce qui fonde une existence humaine, comme à l’encontre de ce qui construit un corps politique. Dès lors donc que la représentativité a perdu son sens, la décision dirigeante ne peut se réaliser que par l’exercice de la force. C’est la même logique qui fait muter le droit, qui alimente les mafias, qui persécute les migrants et qui tente de bloquer l’émergence des mouvements sociaux. Et elle ne peut le faire que par le recours à la violence policière. Une psychologue de a clinique solidaire le dit :

Syriza est arrivé au pouvoir. Mais la situation est restée la même, la guerre de l’Europe ne finit pas. Oui nous avons une guerre.

Et l’idée en est reprise par un chercheur en sciences politiques :

En mai-juin 2011, il y a eu une véritable guerre avec les gaz chimiques : une violence directe, avec une utilisation des gaz chimiques augmentant en qualité et en quantité, un usage des armes chimiques en masse. Pas seulement pour contrôler la mobilisation, mais pour créer la peur parmi les militants et une société mobilisée dans sa majorité.

D’où la mutation de la police elle-même :

La police a pris les caractéristiques de devenir plus une armée, avec la fondation de l’Unité Delta, conçue comme une unité spéciale anti-révolte. Ce sont des fascistes. Ça a commencé en 2009, après l’expérience de 2008, pour voir comment on chasse les anarchistes et l’extrême gauche.

Et il précise :

Jusqu’en 1974, l’armée joue un rôle principal dans la vie politique en Grèce, à cause de la dictature. Mais, après la dictature, ce rôle est aboli par le gouvernement, aussi à cause de la question chypriote.

La question est : après la dictature, qui jouera le rôle politique qu’avait l’armée ? La réponse à cette question est donnée quelques années après, pendant la décennie soixante-dix, avec la fondation du MAT (forces spéciales de la police), qui sont un pilier de l’établissement du pouvoir post-dictature, et qui opèrent partout, parce qu’il y a un climat de mobilisation très important.

Analyse qui recoupe celle que propose en 2011 l’anthropologue Didier Fassin du rôle joué par la police en France :

Comment comprendre une telle rupture avec le « pacte républicain » au sein même de l’institution chargée de le faire respecter ? On a récemment souligné la militarisation de la police dans de nombreux pays, au regard de l’évolution des stratégies et des technologies, notamment dans les contextes de désordres urbains. S’agissant des BAC, cependant, un autre phénomène est à l’œuvre : on peut le qualifier de paramilitarisation. 3

Cette paramilitarisation est par excellence la maladie du système républicain, celle qui pervertit la raison d’être même d’une police, pour faire muter en politique sécuritaire l’aspiration légitime à la sécurité. La répression y devient alors la forme ordinaire et banalisée de la gouvernementalité républicaine.

5. De la gouvernementalité dans les jeux stratégiques qui la subvertissent

Mais ces effets de violence peuvent être aussi analysés dans la perspective des jeux stratégiques qui permettent de les contourner. Dans un entretien avec le sociologue Howard Becker paru en 1984, Foucault dit :

Il me semble qu’il faut distinguer les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés (…) et les états de domination qui sont ce qu’on appelle d’ordinaire le pouvoir. (…) Dans mon analyse du pouvoir, il y a ces trois niveaux : les relations stratégiques, les techniques de gouvernement et les états de domination.4

Ce sont ces trois niveaux qu’il nous faut maintenant interroger. Car la gouvernementalité n’est pas seulement la manière dont les États gouvernent les populations, elle est aussi la manière dont les sujets se gouvernent eux-mêmes, et dont d’autres formes de pouvoir se substituant à celui de l’Etat, produisent des effets en retour sur cette gouvernementalité elle-même. Foucault écrivait déjà, en 1978, pour son cours au Collège de France Sécurité, territoire, population :

L’État n’est peut-être qu’une réalité composite, une abstraction mythifiée, dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne croit. Peut-être, ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la « gouvernementalisation » de l’État.5

Que signifie une telle distinction ? Elle signifie d’une part que la question du pouvoir n’est pas nécessairement celle de l’État, et que ce dernier est bien loin d’en avoir le monopole. Pour le meilleur et pour le pire, puisque l’ultralibéralisme contemporain donne l’exemple d’une destitution de l’État au profit de systèmes de gouvernementalité globalisés, dont la situation de la Grèce est actuellement emblématique. De ce point de vue, les « états de domination » tels que les évoque Foucault sont d’autant plus puissants, violents et omniprésents qu’ils sont précisément désétatisés, comme le montrent les systèmes entrepreneuriaux de délocalisation, ou l’exemple de ce qu’on nomme « paradis fiscaux », échappant au contrôle étatique. Comme le montre aussi l’uniformisation destructrice des politiques de santé, sous une hégémonie mondialisée, la question de la santé faisant paradigme de la destruction des politiques publiques.

Mais la distinction opérée par Foucault signifie aussi le niveau des « jeux stratégiques entre les libertés ». La gouvernementalité n’est pas seulement la manière oppressive dont s’exerce un gouvernement. C’est aussi la manière subversive dont se tissent des réseaux qui, dans le même temps où ils peuvent donner prise à ce gouvernement, sont aussi susceptibles de lui échapper. Le fait qu’il y ait gouvernementalité signifie non pas seulement que l’État n’a pas le monopole du pouvoir politique, mais que ce pouvoir ne peut pas être centralisé dans une commande unique, et se présente de façon diffuse. Si toute forme de pouvoir subjective les individus, c’est-à-dire les conditionne aussi bien physiquement que mentalement, cette subjectivation elle-même ne produit pas que de l’uniformité, mais ouvre au possible de la solidarité, de même que toute éducation participe à la construction de ce qui va lui échapper.

Une partie de la gouvernementalité relève de la domination (étatique ou globalisée), mais une autre relève des « jeux stratégiques entre les libertés », c’est-à-dire qu’il y a, dans toute forme de pouvoir, du « jeu » au sens mécanique du terme : ça bouge, ça vacille, ça grince, ça ne colle pas. Et ça produit des réactions. Là se trouvent désignés, entre autres, les effets-retour qu’Internet peut permettre, et la façon dont son instantanéité peut produire des formes de réactivité, ou de contournement brutal des pouvoirs comme on l’a vu, depuis les années deux mille, avec les affaires Assange et Snowden. Et sur ce point, la cybernétique, comme art du gouvernement, est aussi destitutrice de l’hégémonie. Si elle engage des formes d’homogénéisation de la pensée, elle suscite aussi des forces plurielles, dont les effets ne sont jamais prédictibles. La grande conférence Macy de 1947, qui a lancé le concept de cybernétique, s’intitulait Feedback mechanisms and circular causal systems in biological and social systems6.

Foucault en annonçait les effets dans sa préface à L’Histoire de la sexualité :

Il m’a semblé qu’il fallait plutôt se tourner du côté des procédés du pouvoir. (…) Ce qui impliquait qu’on place au centre de l’analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples d’une « gouvernementalité », qui suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures, techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des jeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer.7

Que les relations de pouvoir soient « réversibles » nous dit très clairement que l’espace des « jeux stratégiques » ne doit pas être laissé aux nouvelles féodalités créées par la globalisation, mais qu’il peut être aussi investi par les mouvements solidaires permettant non pas seulement des résistances, mais des reconstructions de l’espace public. Un certain nombre de mouvements de revendication contemporains, dont l’ampleur a été potentialisée par la capacité de diffusion et de contournement d’Internet (Occupy, Nuit debout, ou les multiples modalités des « printemps arabes ») en ont ouvert comme une amorce, et peuvent nous donner à repenser à nouveaux frais le concept foucaldien de gouvernementalité. Dans un entretien de 1982, Foucault revenait sur ses propres analyses :

J’appelle « gouvernementalité » la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi. J’ai peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir. Je m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres.8

Ces interactions sont au cœur du rapport contemporain au pouvoir et à la solidarité. Si elles supposent une vigilance sans faille à l’égard des risques que la connexion fait courir aux libertés, elles nécessitent aussi une confiance dans les possibilités nouvelles de lutte offertes par l’outil informatique, qu’on ne peut ignorer. Diffuser une information alternative à celle des grands médias, appeler à un rassemblement, faire circuler une pétition, dénoncer les abus de pouvoir, susciter la colère, proposer de nouvelles voies ou d’autres pistes d’action, internationaliser les solidarités, sont des ambitions qui passent désormais par un outil qui, s’il est celui de la surveillance, peut devenir aussi celui de la revendication. Et de ces modalités contradictoires, il est désormais nécessaire de savoir jouer.

6. La mélancolie peut-elle constituer une dynamique politique ?

On doit donc garder en tête que la création de ce qu’on appelle « démocratie », c’est-à-dire de l’idée démocratique moderne, n’est nullement liée à un désir particulier de bienveillance des pouvoirs à l’égard du peuple, mais à la conviction très pragmatique de la nécessité d’une participation collective au bien commun, sans laquelle l’effet de parasitage ne peut que gangréner la construction économique elle-même. C’est de cette rationalité politico-économique réaliste que procédait originellement la valorisation moderne du travail.

C’est précisément à l’encontre de cette rationalité constructive que s’instaure la réalité de l’exploitation. À cet égard, la notion même de « ressources humaines » telle qu’elle se déploie dans le management contemporain, est exactement antagoniste d’un concept du travail lié à la solidarité sociale : elle renoue – en dépit du vernis contemporain que lui confère son adéquation aux processus de globalisation – avec la pensée discriminante des systèmes féodaux. Il nous paraît indispensable de mettre en évidence cet archaïsme socio-politique d’une prétendue modernisation de l’économie, et de montrer au contraire le potentiel novateur d’une pensée politique de la solidarité, rompant avec les archaïsmes charitables de la bienveillance humanitaire.

Et il nous paraît tout aussi indispensable de poser cette question : quand les principes du commun tels qu’ils étaient pensés par la réflexion politique proposée par le marxisme et les théoriciens de l’émancipation ont-ils été mis en pratique à un niveau macropolitique ? Jamais. En quoi devrions-nous donc être « déçus » par des théories auxquelles n’a pas encore été donnée la possibilité de se réaliser ? À cet égard, l’historien Enzo Traverso, dans son livre sur la Mélancolie de gauche paru en 2016, offre des perspectives éclairantes lorsqu’il écrit :

En Europe, les luttes anti-impérialistes se sont construites dans la continuité des mouvements de la résistance contre le nazisme. (…) Cette vague puissante s’est épuisée dans les années 1980. Son épilogue fut la révolution nicaraguayenne en janvier 1979, qui coïncida avec la découverte traumatique des charniers cambodgiens.9

Mais son principe nous paraît erroné lorsqu’il affirme :

Le XXIème siècle nous a donc apporté une nouvelle forme de désillusion. Après le « désenchantement du monde » décrit par Max Weber il y a un siècle – la modernité comme âge déshumanisé de la rationalité instrumentale – nous avons vécu un second désenchantement, né de l’échec de ses alternatives. Cette impasse historique est le produit d’une dialectique bloquée.10

Tenter de faire de la mélancolie un moteur de l’action politique (ce que tente Traverso), nous paraît proposer l’usage d’un moteur d’occasion qui aurait coulé une bielle pour engager la traversée d’un désert. La « bile noire », qui définit depuis Hippocrate l’humeur mélancolique et l’état dépressif qui en est la conséquence peut être une source de créativité littéraire et iconique, ou de recentrement narcissique ; on voit difficilement en quoi elle pourrait mobiliser une action politique ou une énergie collective. Si la mélancolie de gauche est une réalité incontestable, et fort bien analysée dans ses moments historiques par Traverso, elle nous paraît plutôt être un facteur d’analyse des échecs d’une pensée de gauche et de ses difficultés à se réaliser, qu’un élément de dynamisation de l’action. Et s’il est nécessaire de la prendre en compte, c’est bien plutôt pour tenter d’y trouver des parades efficaces et de réels contre-poisons. Car, clairement, le culte de la mélancolie est un luxe que le danger politique ne permet guère. Et lutter pour la santé politique ne nous paraît pouvoir se faire que dans les perspectives de la vitalité.

De fait, le regard rétrospectif ne nous offre pas que la vision de l’échec et d’une « dialectique bloquée ». Il nous offre aussi un inépuisable modèle d’énergie, de courage, d’esprit d’entreprise, de volonté collective et de sens du commun, dont le réservoir alimente la pensée autant que l’action. De ce qui a été réalisé, on peut dire que c’est sorti du possible pour entrer dans l’ordre du réel ; et de ce qui a échoué, on peut chercher les causes de l’échec dans des données historiques dont les soubassements restent à examiner. Enfin, de la réalité des soulèvements, on peut tirer argument non pas seulement pour dénoncer leur répression, mais pour établir leur légitimité, et, plus encore, la possibilité de leur réémergence à de nouvelles conditions.

De ce point de vue, l’activité intellectuelle n’est pas affaire de regard mélancolique sur les deuils ou la déploration, mais bien plutôt de regard prospectif en vue des mobilisations. Et le regard rétrospectif sur l’analyse des échecs ne prend son sens politique que s’il a en vue d’en tirer des enseignements stratégiques. Dans le cas contraire, il ne fait qu’offrir des munitions à l’ennemi.

Qu’une pensée de gauche ne se définisse pas du côté du pouvoir, ne signifie pas pour autant qu’elle se définisse du côté des vaincus, mais bien au contraire qu’elle situe ceux qui semblent les vainqueurs temporaires dans la perspective de leurs défaites futures, et qu’elle contribue à les préparer.

1 Michel Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », in Hérodote n°1, janvier-mars 1976. in Dits et écrits, t. II, Gallimard, 2001, p. 32.

2 Ibid., Prop IX. Scolie, p. 173.

3 Didier Fassin, La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011, p. 265.

4 Idem, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », op. cit, p. 1547.

5 Idem, « La gouvernementalité », op. cit., p. 656.

6 Mécanismes d’effet-retour et systèmes de causalité circulaire dans les systèmes biologiques et sociaux.

7 Michel Foucault, « Préface à l’histoire de la sexualité », op. cit., p. 1401.

8 Michel Foucault, « Les techniques de soi », op. cit., p. 1604.

9 Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016, p. 19.

10 Ibid., p. 17.

 

Casinos vs santé La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Casinos vs santé

Ciel gris, admirables orages ce week-end sur la Grèce. À Athènes, la lourdeur est autant politique, entre le mémorandum 4bis adopté cette semaine, et en prime, cette parodie d’accord présumé sur l’affaire dite macédonienne, imposée par les États-Unis, l’Otan, Bruxelles et Berlin à la marionnette Tsípras, et voila que toute la Grèce se rebiffe. Nous y reviendrons. Cependant, un autre événement a eu lieu cette semaine et il a été malheureusement ignoré des… grands médias. Une conférence de presse exceptionnelle avait été tenue par les responsables du Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón jeudi 14 juin, émotion alors et aussi espoir, le blog “Greek Crisis” y était invité.

Ceux d’Ellinikón à Bruxelles en 2015 (presse grecque)

Au beau milieu de cette Grèce du chaos ordonnancé, le Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón vient de recevoir il y a peu, “sa” lettre d’expulsion. La société Ellinikón S.A. ayant “acquis” l’ensemble du site de l’ancien aéroport sous la “gouvernance” Tsípras, tout doit… entrer visiblement dans le nouvel ordre des choses et des affaires, l’ultimatum adressé aux médecins bénévoles, ainsi qu’à l’ensemble des solidaires du centre Médical avait été fixé pour la fin du mois de ce juin 2018. Les… investisseurs ne doivent plus attendre, c’est bien banal.

Le cardiologue Yórgos Vichas, co-initiateur du Centre, a expliqué lors de la conférence de presse que dans un premier temps, le gouvernement est resté indifférent et muet devant le scandale de son expulsion, de même que l’Ordre des médecins d’Athènes comme d’ailleurs, à l’exception notable de l’Ordre des dentistes du Pirée. Solidarité disons soluble. Yórgos Vichas a également insisté sur le fait que le Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón ne quittera pas les lieux, tant qu’une véritable solution de délocalisation ne soit trouvée, proposée et débattue.

“Ceci est d’ailleurs une obligation de la Politeía, autrement-dit du gouvernement, et cela sous ces seules conditions alors posées par nous: Que notre Centre Médical Solidaire puisse poursuivre dans sa mission sans la moindre modification ni interférence dans son mode de fonctionnement. N’oublions pas que notre centre rempli une mission d’intérêt public, nous accueillons entre 700 et 1000 patients par mois, et notre action est pour tout dire connue et reconnue jusqu’à l’étranger. Cette semaine, une manifestation de soutien à notre Centre a eu lieu devant les représentations diplomatiques grecques à Bruxelles, et ce n’est qu’un début dans les réactions.”, Yórgos Vichas durant la conférence de presse (le 14 juin 2018).

Chaos, Athènes, années dites de crise
Ambulance… Grèce, années dites de crise (presse grecque)
“Les médecins grecs émigrent en Allemagne” (presse grecque, 2014)

“Nous venons d’apprendre que Panos Skourlétis, Ministre (SYRIZA) de l’Intérieur vient d’intervenir cette semaine à l’Assemblée en faveur de notre Centre et ceci, après plus de deux semaines de silence. Que s’est-il alors passé ? D’après nos informations, il y aurait eu un mail de la Troïka (‘Institutions’), exigeant du gouvernement que de ne pas expulser notre structure avant de trouver une solution définitive et durable.”

“Cette issue, vraisemblablement positive avait été entre autres, le résultat de nombreuses pressions internationales, faisant suite à toute cette formidable chaîne de solidarité qui nous entoure et qui nous encourage depuis les autres pays en Europe et même ailleurs.” Un peu ‘off the record’, les bénévoles du Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón ont encore indiqué que comme la… formule bien trouvée, laquelle avait été lancée ces derniers jours à Bruxelles fut: “Casinos vs Santé”, et que comme cette formule a été jugée visiblement préjudiciable pour l’image de marque des… investisseurs, alors, la Troïka aurait finalement jugé bon d’intervenir pour indiquer au gouvernement grec que le Centre Médical Solidaire devait rester en place faute de solution de relocalisation.

Non à l’expulsion du Centre. Ellinikón, 14 juin 2018
Yórgos Vichas lors de la conférence de presse du 14 juin

Ceux du Centre, ont à l’occasion rappelé que leur bel exemple si réussi aux dires et aux yeux de tous, est autant un cas d’école, car le fonctionnement s’opère sans aucune hiérarchie entre les bénévoles, et que cette structure libre n’a pas d’existence juridique officielle.

“Notre grande force, c’est celle des citoyens ; et nous pratiquons à la fois la solidarité, la dénonciation des responsabilités, et la résistance. C’est pour cette raison que notre Centre n’a pas voulu recevoir le Prix qui lui a été décerné par le Parlement européen en 2015… Les bourreaux ne peuvent pas en même temps nous récompenser pour nos actions”, conférence de presse du 14 juin 2018.

“Le site de l’ancien aéroport n’est pas à vendre”, luttes des années 2011-2017
La… zone euro. Presse grecque, années dites de crise
Sur un certain Tsípras. Place de la Constitution, 2016 (presse grecque)

Il a été également évoqué que depuis ses débuts en 2011, près de 70.000 patients se sont adressés au Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón, et 7.000 d’entre eux ont été suivis et pris en charge de manière constante. Actuellement, près de 9.000 boîtes de médicaments sont administrées par le centre chaque mois, tandis qu’en moyenne 30.000 autres boîtes sont offertes chaque mois par le Centre d’Ellinikón à d’autres structures qui en font la demande suivant leurs besoins urgents.

L’action du Centre, ce sont aussi près de 4.900 examens médicaux (imagerie et laboratoire) effectués par ses soins, ainsi que 128 interventions chirurgicales urgentes que certaines structures privées ont voulu prendre entièrement et gratuitement en charge au bénéfice des patients suivis à Ellinikón.

“Nos actions sont à la fois larges et ciblées”, a voulu préciser Yorgos Vichas. “Nous avons été à l’origine de 48 pièces de théâtre, comme nous sommes à l’origine de nombreuses structures informelles de solidarité et d’échange de services entre chômeurs. Au départ, nous avions même instauré une ‘banque de temps’, sauf que très rapidement elle n’a plus été nécessaire. Les échanges se font alors spontanément, suivant les besoin et voilà que la nécessité de compter a aussitôt disparu.”

Manifestantes. Athènes, temps de crise
“Après la crise ?” MuCEM, Marseille, 2014

“Notons que parmi les structures qui nous ont sollicités pour recevoir les médicaments de notre part, on compte certains hôpitaux publics et parfois militaires, les autres Centres de Santé solidaires bien entendu, l’Église, l’administration pénitentiaire, les Centres d’accueil pour refugiés et migrants, les dispensaires publics surtout ceux des îles, Médecins du Monde, d’autres ONG et enfin, certains établissements scolaires publics.”

“Notre mission publique est ainsi complémentaire à celle du système de Santé, surtout lorsque ce dernier ne peut plus remplir son rôle ni ses missions, d’où d’ailleurs cet oxymore alors de taille: L’État fait appel à nous en reconnaissant notre rôle et en même temps ce même État… organise et met en exécution la fermeture brutale de notre Centre.”

Lorsque j’ai co-organisé en 2014 MuCEM à Marseille cette émouvante semaine riche en débats et en manifestations sous le titre “Après la crise ?”, Yórgos Vichas avait été parmi les nôtres dès le départ. Comme il y a déjà quatre ans, ses actes rejoignent les paroles, et son verbe est toujours aussi aiguisé.

“Nous exposons la situation de la Santé en Grèce sous la Troïka, nous dénonçons cette politique à travers l’Europe et le monde, nous considérons que cette politique introduite et planifiée par l’Union Européenne, par le FMI, par la BCE et par les gouvernements grecs est une forme de génocide. D’ailleurs, j’ai eu l’occasion d’en débattre de manière très constructive avec certains juristes internationaux lors d’un conférence en Suisse il y a quelques mois, sur cette dimension juridique de l’affaire grecque”, précise-t-il Yórgos Vichas (conférence de presse du 14 juin à Athènes).

Malade d’une tumeur ? Athènes, mai 2018
Vieux café. Athènes, 2018

Et nous avons bu ensuite toute notre tasse des impressions du jour dans un vieux café d’Athènes, sous le regard des retraités, tout comme sous celui des animaux adespotes (sans maître) des lieux. Nous savons que depuis… le fait si bien accompli de la dite crise, les retraités couverts certes par la Sécurité Sociale grecque, représentent désormais près de la moitié des patients qui trouvent… refuge au Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón.

“Ils viennent vers nous car leur semblant de retraite (souvent de moins de 400€ par mois) ne leur permet pas de couvrir les frais de participation pour ce qui tient des médicaments prescrits. Dans la même logique, nous recevons de plus en plus ceux qui ne sont ni retraités, ni actifs, personnes alors âgées entre 55 et 60 ans, génération dont la détresse est alors évidente”, précisent-ils les responsables du Centre d’Ellinikón.

Dans le même ordre d’idées, la “gouvernance” SYRIZA se met désormais à octroyer depuis quelques mois, des aides allant de 100 à 300 euros par mois, à une petite fraction des larges paupérisés du pays, après les avoir dépouillés de leurs biens, tout comme, après les avoir privés de travail. Les conditions d’octroi de ce type d’aide sont draconiennes, notamment, les tristes… élus ne doivent pas posséder grand-chose en immobilier ou autre type de bien.

Sous entendu: Bradez vos biens car vous ne retrouverez plus de travail et encore moins la moindre manière d’entreprendre… d’en bas. Ainsi, le système d’assistanat globalisant fera de vous des assistés, qui plus est, chroniquement dépressifs, dépendants, et historiquement inoffensifs pour les globalisateurs. Le tout, avec l’aimable participation de la sous-traitance clientéliste de SYRIZA, comme autant des autres partis politiques participant à la mascarade pseudo-démocratique actuelle, et pour tout dire, très exactement payés pour. C’est décidément pour cette raison que la législation SYRIZA/Troïka du moment se soucie alors davantage des casinos que de la santé publique.

Trière sacrée, céramique antique, Athènes, 2018
Notre poète Elytis. Années 1990
Dormir en paix. Athènes, mai 2018

Il est ainsi loin le temps des Trières sacrées des Anciens, de même que celui de notre poète Elytis pour qui, la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot. br />
Elytis s’est d’ailleurs longtemps posé la question d’Hölderlin “à quoi bon des poètes dans ces temps si sombres?”. Oui, à quoi bon des poètes et des bénévoles, à l’image de ceux Centre Médical Solidaire et Métropolitain d’Ellinikón ? Peut-être, parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot.

Sous le regard des animaux adespotes. Athènes, mai 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Grèce : L’affaire Novartis, un scandale aux airs de déjà-vu

Marie-Laure Coulmin Koutsaftis CADTM

cc William Hamon pour Flickr, 2008

Les investigations du FBI, suite aux Paradise Papers et aux Panama Papers, à l’encontre de la multinationale pharmaceutique Novartis ont éclaboussé fâcheusement plusieurs personnalités du monde politique grec. La Commission d’enquête du Parlement hellénique a renvoyé vers la justice le dossier concernant les accusations portées contre plusieurs hommes politiques, dont certains sont aussi parlementaires, ce qui devrait entraîner l’ouverture imminente d’une enquête. De nouveaux éléments de preuves concernant des comptes bancaires laissaient espérer des développements d’ici l’été 2018. Indépendamment des remugles soulevés par cette affaire, le gouvernement de Tsipras la met en exergue pour en faire sa vitrine de lutte contre la corruption, une des obligations mémorandaires de l’État grec … et mettre en difficulté ses adversaires politiques impliqués.

Pour ceux qui suivent l’actualité grecque, le parallèle de l’affaire Novartis avec le scandale SIEMENS s’impose. Pour tous les autres, la puanteur caractéristique de la corruption qui en émane évoque des affaires connues dans d’autres pays, au Nord comme au Sud.

Suite aux révélations du FBI, des témoignages sous serment ont été recueillis par la justice grecque contre les anciens Premiers ministres Panayiotis Pikrammenos et Antonis Samaras, ainsi que contre leurs ministres Yiannis Stournaras, Dimitris Avramopoulos, Adonis Yioryiadis, Andreas Lykourentzos et Marios Salmas pour le parti de droite Nouvelle Démocratie, et pour le parti socialiste PASOK, Andreas Loverdos, Evaggelos Venizelos et Yiorgos Koutroumanis. Des directeurs d’hôpitaux publics sont aussi visés par ces accusations, au total une trentaine de personnes.

La Grèce est l’un des pays qui contribue à indexer mondialement le prix courant des médicaments, ce qui a incité Novartis à intervenir directement auprès des officiels grecs concernés, principalement les ministres de la Santé et/ou des Finances, pour que ses produits soient mieux rémunérés que ceux de ses concurrents – il s’agissait notamment de médicaments anti-cancéreux, déjà fort onéreux.

Ainsi on trouve des accusations liées à la commande de vaccins contre la grippe aviaire pour l’ensemble de la population en Grèce, ainsi que pour un appel d’offre publique de 200 millions d’€ pour l’approvisionnement en tests préventifs contre le virus du Sida. Des sommes ont été versées par Novartis en « remerciement » d’un soutien consistant à surestimer le prix des médicaments du groupe ; à entériner la circulation de médicaments onéreux, dans le contexte des memoranda et du démantèlement du système national de santé (ESY) en Grèce. De même le paiement des dettes de l’État grec envers Novartis d’une hauteur de 65 millions d’€ a été facilité dans une période de gel des paiements publics, en échange d’une rétribution de 2 millions en espèce. La société Novartis a été favorisée par la surévaluation du prix de ses médicaments, des autorisations d’exploitation ont été accordés en processus accéléré.

La corruption passive et l’abus de confiance au détriment de l’administration ont porté un préjudice estimé à 3 milliards d’€ en échange de pots de vin distribués entre 2006 et début 2015 pour un total de 50 million € [1].

Une note manuscrite d’un premier ministre avec des numéros de téléphone portable a été remise au vice-président de Novartis Grèce, Frouzis, afin de le mettre en contact direct avec le vice-ministre de l’Économie, responsable des paiements de l’administration grecque à l’époque.

Yiannis Stournaras, l’actuel gouverneur de la Banque Centrale de Grèce et ancien Ministre des Finances de Samaras, a été salarié comme conseiller de Novartis en 2011, six mois [2] avant d’accéder à la fonction de Ministre de l’Économie.

Le vice-président de Novartis, qui était aussi à la tête de l’Union des entreprises pharmaceutiques de Grèce, envoyait régulièrement des missives personnelles à Adonis Yioryiadis alors Ministre de la santé du gouvernement Samaras de juin 2013 à septembre 2014, avec des conseils « législatifs », alors que parallèlement, il faisait état devant ses supérieurs de son influence sur le monde politique grec. Novartis comptait parmi les 14 entreprises du think tank de Samaras [3] qui allait « sortir la Grèce des programmes d’aide » pour la conduire « à la stabilité et au redressement. »

Novartis, un scandale comparable à l’affaire SIEMENS

Au total l’intégrité des hommes politiques au pouvoir au moment de l’affaire semble discutable malgré leurs protestations effarouchées. Ils appartiennent à la mouvance Pasok / Nouvelle Démocratie que l’on pouvait qualifier de « mémorandaire » jusqu’au volte-face de Tsipras en juillet 2015. Outre la conviction néolibérale affichée desdits ministres, l’appât du gain et l’évidente corruption semblent constituer un motif aussi trivial qu’évident. L’enquête sur les responsables politiques cités dans l’affaire est inévitable malgré la loi d’impunité dont bénéficient les ministres grecs : c’est aussi une obligation du troisième mémorandum que de « lutter contre la corruption » et c’est l’occasion pour l’actuel gouvernement de se montrer vertueux par contraste avec ses opposants politiques impliqués.

Comment une multinationale réussit à influencer les décisions politiques d’un gouvernement élu

Au-delà de son utilisation politique, cette affaire révèle au passage comment une fois de plus, une multinationale réussit à influencer les décisions politiques d’un gouvernement élu – après que le président de la filiale grecque de l’entreprise cimentière française Lafarge a dicté au représentant du FMI dans la troïka les mesures de casse du droit du travail en 2011 [4] .

L’affaire Novartis a causé un préjudice dans les caisses de l’État grec estimé par l’actuel gouvernement à 23 milliards de dollars [5] dus à la surévaluation du prix de certains médicaments au bénéfice de Novartis ; c’est-à-dire une somme égale aux mesures d’un mémorandum, tandis que les témoignages recueillis par la justice font état de pots-de-vin pour un total compris entre 50 millions et un milliard d’euros, versés à des responsables politiques. Le journal Ethnos fait remarquer que les dépenses pharmaceutiques en Grèce au cours de la période 2000-2015 ont été trois fois plus élevées que la moyenne européenne – alors même que les médicaments de base, malgré l’usage des génériques, manquaient cruellement dans les hôpitaux. Le Journal des Rédacteurs souligne qu’avec cette somme l’État grec aurait pu payer des salaires et des retraites pendant deux ans.

Encore plus trivialement, cet argent aurait pu servir à maintenir les investissements publics dans les domaines de l’Enfance et de la Famille. En effet, ces dépenses ont subi entre 2009 et 2013 une baisse de 48.7% ; pour la Santé, une baisse de 42.5%. Fin 2013, la diminution des dépenses pour les Services hospitaliers atteignait 41.8%. Parallèlement les dépenses publiques pour les médicaments et les équipements médicaux dans les hôpitaux ont baissé de 49.2% [6].

L’affaire Novartis est un scandale aussi retentissant que l’affaire Siemens – il faut espérer qu’il n’y aura pas de compromis judiciaire avec Novartis comme celui signé en 2013 avec Siemens par l’actuel gouverneur de la Banque de Grèce Yannis Stournaras, alors Ministre des Finances et par la suite l’un des acteurs funestes de l’étouffement bancaire imposé par la BCE au gouvernement de gauche radicale Syriza dans le premier semestre 2015 [7].

Encore une fois, une multinationale lubrifie à coup de pots-de-vin et de cadeaux les cadres politiques et exécutifs d’un gouvernement souverain : ce schéma habituel de la corruption n’est pas une exclusivité grecque. L’exemple actuel du gouvernement Rajoy contraint en juin 2018 à la démission pour corruption aggravée, les traces d’une corruption généralisée du monde politique français avec ses nombreuses collusions entre monde des affaires et monde politique – le va-et-vient entre multinationales et exécutif dans la Commission européenne, via les lobbies, sans que quiconque s’en formalise au final – tous ces cas de détournement du pouvoir au profit d’une oligarchie capitaliste sont les symptômes de la maladie qui entraîne la planète dans une course fatale à sa destruction écologique.

Dans un contexte d’état d’urgence économique, en état de guerre latente au nom du terrorisme et de la « crise de la dette publique », les grands groupes financiers mettent les États à leur service en utilisant tout leur arsenal de « gouvernance » économique et répressive. Il est grand temps de défaire par tous les moyens ces collusions fatales entre monde de la finance et monde politique, qui n’ont d’autre but que de décourager la participation citoyenne à la gestion de la vie en commun. Il est grand temps de nous ressaisir de la gestion de nos propres vies en redonnant la priorité aux droits humains élémentaires, avant les logiques de profit gérés désormais par des logarithmes fous entre les mains d’une oligarchie corrompue. Il est grand temps d’instaurer un contrôle démocratique sur les échanges bancaires et financiers, pour commencer par le commencement : empêcher les transactions obscures entre dirigeants élus et grands groupes financiers.

Le scandale Siemens implique plusieurs hommes politiques et haut-cadres de l’administration grecque, accusés et confondus pour corruption passive et active et blanchiment d’argent dans le cadre de contrats publics concernant des ventes d’équipement militaire mais aussi pendant la préparation des jeux olympiques de 2004 et dans l’installation du réseau téléphonique public OTE (Voir Okeanews). Siemens a distribué (en Grèce comme dans d’autres pays) des milliards en pots de vin pour s’assurer de marchés publics.

L’implantation de Siemens en Grèce et ses rapports incestueux avec l’État grec remontent à l’occupation, quand la compagnie allemande, liée à la Deutsche Bank (qui était elle-même liée à la Banque de Grèce par un accord d’exploitation du lignite, des surfaces agricoles et des ressources hydrauliques), travaillait avec la compagnie privée de téléphonie grecque. (Voir Siemens Scandal, Siemens Hellas, Christopher Pappas et Verdict et noms des accusés).
Les liens étroits entre Siemens et l’État grec se poursuivent sous l’ère du premier ministre PASOK Simitis. Comme l’écrit Éric Toussaint dans son article Pistes pour l’audit de la dette de la Grèce : « Plusieurs contrats ont été passés avec la transnationale allemande Siemens, accusée – tant par la justice allemande que grecque – d’avoir versé des commissions et autres pots de vin au personnel politique, militaire et administratif grec de l’époque pour un montant approchant le milliard d’euros. Le principal dirigeant de la firme Siemens-Hellas [22], qui a reconnu avoir ’financé’ les deux grands partis grecs, s’est enfui en 2010 en Allemagne et la justice allemande a rejeté la demande d’extradition introduite par la Grèce. Ces scandales incluent la vente, par Siemens et ses associés internationaux, du système antimissiles Patriot (1999, 10 millions d’euros en pots de vin), la digitalisation des centres téléphoniques de l’OTE-Organisme Grec des Télécommunications (pots de vin de 100 millions d’euros), le système de sécurité ’C4I’ acheté à l’occasion des JO 2004 et qui n’a jamais fonctionné, la vente de matériel aux chemins de fer grecs (OSE), du système de télécommunications Hermès à l’armée grecque, d’équipements très coûteux vendus aux hôpitaux grecs. Début mars 2015, s’est ouvert à Athènes un procès qui porte sur un des nombreux dossiers de corruption dans lesquels Siemens est impliqué, celui lié à OTE [23]. Parmi les 64 suspects, 13 sont des ressortissants allemands, cadres de la société mère. Selon la décision des juges, Siemens aurait versé environ 70 millions d’euros pour décrocher un contrat et pour numériser le réseau de télécommunications public grec de l’époque, OTE (le contrat date de 1997). Parmi les suspects, l’ancien homme fort de Siemens Hellas, Michalis Christoforakos, qui s’est enfui en Allemagne et que les autorités allemandes refusent toujours d’extrader vers la Grèce. Les accusations font référence à du ’blanchiment d’argent’ et à de la ’corruption active et passive’. Theodoros Tsoukatos, conseiller de l’ancien premier ministre de premier ministre de 1996 à 2004, Kostas Simitis (PASOK) est également sur la liste des suspects. Tsoukatos semble avoir distribué 1 000 000 de Deustche Mark et a maintenu que les fonds se sont retrouvés dans les comptes du PASOK. Les autres suspects sont des cadres supérieurs de la filiale grecque de Siemens, ainsi que des ressortissants allemands qui auraient approuvés les pots de vin et les paiements. Le seul politicien grec ayant jusqu’à maintenant été condamné en relation avec ce scandale est l’ancien ministre des Transports, Tasos Mantelis, qui a écopé de trois ans de prison avec sursis en 2011 après avoir été reconnu coupable d’avoir accepté des paiements de 450 000 deutsche mark (230 000 €) de Siemens entre 1998 et 2000. »

Notes

[1http://www.amna.gr/en/article/228053/Novartis-case-file-points-to-kickbacks-worth-50-mln-euros–sources-say

[2Στενές επαφές φαρμακευτικού τύπου, par Thanos Kamilalis in ThePressProject 19/03/2018

[3http://tvxs.gr/news/ellada/success-story-tis-novartis-me-think-tank-samara

[4Hold-up social : comment le droit du travail a été démantelé en Europe, sans aucun bénéfice sur l’emploi et les gens et Bastamag, Comment le cimentier Lafarge a demandé et obtenu le démantèlement du droit du travail en Grèce
Par ailleurs Lafarge serait aussi impliqué dans des accords avec l’État islamique : Le Figaro, « En Syrie, Lafarge se serait « arrangé » avec l’État islamique » et « Comment Lafarge se serait arrangé avec Daesh pour garder son usine en Syrie »

[5http://www.tovima.gr/politics/article/?aid=942040

[6] Source : Eurostat, General Government expenditure by function (COFOG) (gov_10a_exp)

[7Στενές επαφές φαρμακευτικού τύπου, par Thanos Kamilalis in ThePressProject 19/03/2018

Source http://www.cadtm.org/Grece-L-affaire-Novartis-un-scandale-aux-airs-de-deja-vu

Le documentaire « This is not a coup »

Après  « Debtocracy », « Catastroïka », et « Fascism Inc  le 4eme documentaire du réalisateur Aris Chatzistefanou « This is not a coup  » ( ce n’est pas un coup d’état) sous-titré en français.
Ce documentaire décrit les interventions financières de la BCE en Italie, Portugal, Chypre et Grèce. Ex chefs d’état (D. Christofias), ministres (O. Lafontaine), cadres de l’UE (E. Davignon), économistes et commentateurs éminents (A. Friedman, A. Petifor, O. Jones, etc.) analysent la relation des institutions avec les banques et les grandes entreprises. Il est démontré que la pression des créanciers s’est imposée pour faire plier les gouvernements, voire les renverser..

https://vimeo.com/168905073?ref=fb-share&1 (pour avoir le sous-titrage en français cliquez sur CC) durée 1h20

Relire l’article d’Amélie Poinssot sur Mediapart avant la sortie du documentaire https://blogs.mediapart.fr/amelie-poinssot/blog/090216/not-coup-un-documentaire-grec-soutenir

Grèce trois ans après l’espoir

Oiseaux migrants et fonds vautours : la Grèce trois ans après l’espoir

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Crise(s) : la Grèce à l’été 2015 sera passée en quelques jours de la «crise de la dette» à la «crise des réfugiés» sans que le marchandage auquel ce passage a donné lieu («programme d’aide» contre transformation du pays en camp de rétention ou zone d’attente à ciel ouvert, appui politique et financier apporté dans le même temps au régime dictatorial de Recep Tayyip Erdoğan) ne fasse ciller grand-monde [1].

Pour certains, la «crise des réfugiés» aura été l’occasion de faire oublier la «crise grecque», une crise chassant l’autre. Pour d’autres, le principal point commun entre ces deux événements aura été le gaspillage de fonds communautaires par l’administration hellénique [2].

Dans les deux cas, la réponse apportée par les institutions européennes révèle un usage pour le moins vicié des termes d’aide, de sauvetage, de solidarité. «Programme d’assistance» entraînant le démantèlement d’une économie, la mise en vente des actifs d’un pays, la précarisation massive de sa jeunesse et de ses classes populaires, le placement sous tutelle de son gouvernement ; «fonds d’aide» destinés à des réfugiés par ailleurs condamnés à croupir indéfiniment dans un État en faillite, à mourir en mer ou à être remis entre les mains de régimes tortionnaires ou esclavagistes [3].

Crise grecque, crise des réfugiés comme si, aussi, la partie menaçait le tout, la périphérie le centre et comme si les Grecs et les exilés (les premiers s’étant introduits dans l’Union en maquillant leurs comptes, les seconds y ayant pénétré sans titres) étaient comme tels fauteurs de trouble, porteurs de crise.

Mais de quelle(s) crise(s) parle-t-on? Si crise il y a, ne s’agit-il pas de celle du processus politique de construction européenne? La «crise des réfugiés» n’est-elle pas crise des politiques de migration et d’asile et, à travers elles, d’une certaine conception de l’État de droit? La crise grecque ne s’inscrit-elle pas par ailleurs dans le fil de la crise financière mondiale qui a éclaté en 2008? Mêmes outils et mêmes montages financiers, mêmes incitations à l’endettement des ménages, des entreprises et des États, causes aux effets semblables [4]. Une des études les plus pénétrantes consacrées à la fabrication de la «crise grecque» dans l’opinion pointe la façon dont la presse est passée en quelques semaines «d’une critique des spéculateurs à une critique des citoyens grecs» [5].

Tout se passe comme si les dirigeants européens (gouvernements, Commission, Eurogroupe, Banque centrale) avaient décidé de repousser la crise vers la périphérie géographique de l’Union et de répondre par plus de désunion et de divisions aux fractures existantes. Les expressions de «crise grecque» et de «crise des réfugiés» font apparaître comme un feuilleton périphérique ce qui est plus structurellement crise de l’Europe et crise de la finance : crise d’une Europe dont les institutions, les modes de décision [6] et les objectifs n’ont cessé, depuis le tournant de la rigueur du début des années 80 puis l’abrogation du Glass-Steagall Act et la fusion des banques de dépôt et d’investissement (1993), de se caler sur les institutions, les modes de décision et les intérêts du système financier international ; émergence conjointe d’une gouvernance cynique, tablant sur l’indifférence, la division, le repli, réduisant la politique au management [7] et ne parvenant à maintenir un statu quo fragile que par la force, comme l’atteste de nouveau depuis octobre le traitement policier et carcéral réservé aux élus catalans.

Contrairement à ce qui s’est produit aux États-Unis, la réponse politique à la crise financière a pris en Europe un accent étonnamment moral, plaçant au centre du débat les notions de devoir, de faute, de réparation, de responsabilité, de culpabilité ; à une époque de généralisation du recours aux mécanismes d’optimisation fiscale, d’opacité croissante des opérations financières, de multiplication des produits dérivés toxiques [8] et de corruption structurelle des élites, il est remarquable que des notions de cet ordre aient été engagées à propos d’opérations bancaires — comme si le système financier et politique s’efforçait de se refaire une moralité sur le dos des peuples. L’explication de ce phénomène peut également être recherchée dans l’histoire allemande. La position actuelle d’une Grèce à la souveraineté limitée n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celle de l’Allemagne mise sous tutelle par les gouvernements alliés et soumise à la politique dite de «rééducation». «Par cette expression dépréciative, les citoyens de la République fédérale (…), fondée en 1949 sur les ruines du nazisme, vilipendaient les efforts de dénazification imposés par les Alliés», rappelait un article récent du Monde [9] consacré au philosophe Jürgen Habermas, qui se définissait lui-même comme un «enfant de la rééducation». Les «enfants de la rééducation» que sont Wolfgang Schäuble et Angela Merkel se sont apparemment estimés en droit d’exiger que des mesures de redressement particulièrement cruelles soient prises à l’encontre d’un pays tiers, comme si la rationalité économique était là surdéterminée ou supplantée par une tout autre logique, celle de la punition et de la faute [10].

Le parallèle ne vaut que dans la mesure où il permet d’avancer une explication, psychologique et culturelle, à l’intransigeance de la position allemande [11], qui aura déterminé toutes les autres sur l’échiquier européen. Le parallélisme ne va pas au-delà. Les «fautes» de la Grèce ne sont en rien comparables à celles de l’Allemagne de la Seconde guerre. Ajoutons, comme le rappelait Éric Toussaint dès octobre 2014, qu’il était illusoire, en termes de stratégie politique, de penser qu’une conférence sur la dette grecque pût être organisée sur le modèle de la conférence de 1953 qui entraîna aux premiers temps de la guerre froide la décision d’annuler la dette de l’Allemagne [12].

Reste que l’on sera passé, au nom de la bonne gestion et de l’assainissement des finances publiques, d’une question bancaire à une question morale ; c’est cette dimension (entre «morale de l’épargne» et «éthique du travail») qui a alimenté le racisme particulier de la «crise grecque», lui a aussi donné ses accents d’indignation sincère (à l’épicerie du coin, à table, où chacun se déclarait offensé par la paresse des Grecs, leur «refus de payer leur part» : Nord vertueux et économe contre Sud dépensier, fourmis contre cigales, citoyens européens de plein droit contre «cochons» improductifs de la périphérie, etc.). Le sort de la Grèce s’est joué là : dans l’irrésolution ou la sidération initiales des dirigeants politiques, leur décision de transformer une dette privée en dette publique, dans la facilité avec laquelle les médias dominants ont ensuite relayé une lecture nationale et culturelle de l’événement au détriment d’une analyse systémique.

Ce qui est certain, c’est qu’à partir de 2015 les antagonismes de l’Union éclatent au grand jour ; l’UE apparaît chaque mois davantage comme un champ de rapports de domination et de forces, de coercition, de dépendance et d’humiliation entre pouvoir central et nations ou régions subalternes. Sans doute est-ce sous cet angle, d’abord, qu’il y a crise, dans un sens quasi-lacanien : la crise est ce moment où le semblant (unité de façade de l’Europe, déclarations de principes) ne tient plus et où le réel éclate au grand jour (mise en place par la BCE d’un chantage à l’accès à la liquidité, non-reconnaissance des scrutins, abandon criminel des réfugiés fuyant la guerre, création d’une Europe de 3e zone destinée à faire tampon entre les frontières officielles de l’UE et ses frontières réelles [13]). Le success story du gouvernement Tsipras apparaît aujourd’hui comme une énième tentative de recouvrir ce réel d’un semblant qui ne trompe plus, comme un étrange ballet de patinage artistique sur un lac dont la glace se fendille de part en part.

«Excellentes relations» entretenues entre les institutions européennes et le gouvernement hellénique, «sortie de crise» et «sortie des mémorandums», «retour sur les marchés», «efforts du peuple grec» salués par le secrétaire général de l’OCDE, «amélioration de la situation budgétaire du pays observée à la faveur de la reprise de son économie», «ensemble de réformes ambitieux» [14]… En Grèce, l’actualité est depuis plusieurs mois ponctuée par les annonces optimistes des officiels européens et du gouvernement. Si ces communiqués ont un effet certain sur les opinions publiques européennes, leur impact est bien moindre sur place, dans les quartiers populaires et les camps de réfugiés — sur celles et ceux pour qui ces politiques ne correspondent pas à des chiffres ou des déclarations mais à des données d’expérience et des problèmes d’économie ou de survie quotidiennes. Chacun sait par ailleurs que la ritournelle d’une «sortie des mémorandums» masque le fait que le gouvernement SYRIZA-ANEL a engagé la mise sous tutelle du pays jusqu’en 2060 et que la dette, après l’application de trois plans d’austérité successifs, se monte toujours à près de 180% du PIB national.

Politique-fiction. Il s’agit désormais beaucoup moins de répondre au surendettement abyssal du pays que de profiter des opportunités que ce surendettement génère en termes d’accès à la main-d’œuvre [15] et d’acquisitions à bons prix (infrastructures industrielles ou touristiques, parcs, entreprises [16]). Il s’agit dans le même temps de produire une fiction dont le seul but est d’escamoter le réel.

Les réalités dissimulées sont celles du sacrifice et de l’exploitation des classes populaires, d’une grande partie de la jeunesse, des exilés, et de l’appropriation des actifs grecs par de grands conglomérats ou des fonds vautours [17], à la faveur notamment de la politique de restructuration des banques nationales et de mise sur le marché des créances douteuses. Cette dernière opération fait bien apparaître les aboutissants du marché de la dette ; en entrant en possession de paquets de créances douteuses (les «emprunts rouges»), les dirigeants de ces fonds visent la livre de chair de l’économie réelle derrière l’abstraction et l’opacité apparentes des opérations financières ; l’objectif est de s’approprier des terrains, des immeubles, des maisons, des infrastructures et des routes. Dans le droit fil des privatisations entamées dès la capitulation de 2015 [18], la «crise grecque» et sa gestion continuent d’apparaitre comme une gigantesque opération, à l’échelle d’un pays entier, de transferts de biens, publics d’abord, mais aussi privés (résidences principales). L’intérêt de ces dettes est précisément qu’elles ne peuvent être remboursées et qu’elles devraient permettre à ces fonds vautours de faire main basse sur une partie de la fortune mobilière et immobilière nationale qui, dans ce pays à fort capital touristique, constitue souvent une véritable rente. C’est compter sans la résistance indigène : lutte menée par les collectifs s’opposant aux saisies, à Thessalonique ou Athènes, et dont les créanciers exigent du gouvernement grec la répression sans failles [19] ; combat de longue haleine des habitants de Chalcidique contre l’entreprise d’extraction Eldorado Gold, qui dépend d’un des plus grands fonds d’investissements au monde, la société BlackRock ; apparition de groupes activistes aux actions éminemment symboliques (contre, par exemple, les registres du fonds de privatisation des actifs publics, TAIPED).

Le «non» grec du 7 juillet 2015 apparaît rétrospectivement comme un geste éminemment éthique ; un geste qui, plutôt que de peser et de mesurer précisément le contexte et les risques, s’en affranchit pour affirmer un principe supérieur. Les raisons de ce refus apparaissent même peut-être plus clairement aujourd’hui ; au point où nous en étions arrivés, ce qui était en jeu était rien de moins que la possibilité de changer les choses, de cesser d’aller de concession en concession, chaque concession ouvrant la porte à la suivante et la rendant possible, définissant le terrain ou le rapport de forces sur lequel la concession suivante serait immédiatement engagée, dans un recul sans fin, à tous les niveaux de la vie sociale. Cette situation est précisément décrite à l’échelle d’une entreprise de textile par l’auteur de théâtre Stefano Massini dans la pièce 7 minutes, comité d’usine [20] : arrive un moment où l’on comprend (confusément, intuitivement) que chaque concession n’a pour objet que d’ouvrir le champ à la prochaine, qu’il n’y a pas de négociations ; le glissement conduisant à défaire l’un après l’autre tous les droits (sociaux, économiques, humains) ne connaît pas de terme.

Le jeu ne s’arrête pas à 2015 ni à la «sortie des mémorandums» annoncée aujourd’hui. Le jeu bien sûr ne s’arrête pas non plus à la Grèce. J’avais dans un texte publié il y a deux ans essayé de montrer que la capitulation de juillet 2015 agissait de manière rétroactive, pernicieuse mais malheureusement efficace sur la mémoire même de l’événement qui venait d’avoir lieu. Do not walk outside this area ; le chantage contre la Grèce, la répression contre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes [21] ont pour objectif de mettre le possible hors-la-loi ; de démontrer, comme il est écrit sur l’aile des avions, qu’il est interdit de marcher au-delà de cette zone définie par les institutions de marché ; de prouver qu’il n’est pas d’autres institutions possibles que cet assemblage complexe de centres de décision politiques et financiers, européens et internationaux qui, en Grèce, dès la fin de la première phase du gouvernement Tsipras, se sont significativement autoproclamés «les Institutions» comme s’il ne pouvait y en avoir d’autres, comme s’il n’y en avait pas d’autres — ni dans le réel, ni dans le possible.

Le chantage financier auquel le peuple grec a été soumis du mois de janvier au mois de juillet 2015 n’apparaît rétrospectivement comme rien d’autre qu’une attaque massive contre le possible. Cette attaque se poursuit, aujourd’hui, partout où le possible réapparaît, s’affirme, conteste les procédures, les façons de produire, de penser, de faire et de vivre dominantes — au nom de la justice et de l’hospitalité mais aussi, trait d’une époque et d’une civilisation en bout de course, de la préservation de la nature et de l’espèce ; chacun a conscience de vivre désormais dans un monde sapant systématiquement les bases de sa propre reproduction. Comme quelques fictions nous le font entrevoir [22], la fuite en avant adoptée en guise de réponse par les tenants du statu quo n’a pas d’autre horizon que celui d’une société violente et inégalitaire, fragmentée en blocs sociaux étanches et dont les frontières (géographiques et sociales) seront (sont déjà) gardées par la violence des armes. La situation dessinée par la relégation de la Grèce et la violence faite aux migrants et aux voix dissidentes est celle d’une gestion de crise continue où les garanties et le droit peuvent être à tout moment balayés ; paysage morcelé où des formes de vie protégées coexistent (parfois sur le même trottoir, dans la même rue, le même périmètre urbain) avec des situations d’arbitraire et de violence nue. Cette «coexistence» est le trait de notre époque et ce que les intellectuels, outsiders, amateurs et perturbateurs de l’ordre établi [23] doivent s’attacher à formuler et à décrire.

La question de la dissidence est aussi celle de la création artistique, de la production de récits, de fictions et de symboles, l’époque n’étant pas seulement marquée par une confrontation des corps (émeutes, affrontements) et une confrontation d’arguments mais aussi, plus profondément, par une confrontation d’imaginaires. «La culture, énonce un graffiti photographié récemment dans le XVIIIe arrondissement de Paris, est le lieu où le pouvoir trouve toujours des complices.» Cet énoncé recoupe l’assertion de Wilfred Owen rappelée par Edward Saïd dans l’introduction à Des intellectuels et du Pouvoir : «les scribes devant la terre entière récriminent / et face à l’Etat, font allégeance.» [24] Dans la Grèce des mémorandums, les sources de financement du travail artistique sont passées en quelques années de la sphère publique aux fondations privées créés par de grandes entreprises multinationales de marine marchande ou des personnalités emblématiques de l’industrie d’avant-crise [25]. Dans ce contexte, aucune réflexion sur l’art et la pensée critique ne peut faire l’économie d’une analyse des ressources et d’une recherche de modes de financement alternatifs, démocratiques et garants d’indépendance — d’une économie de la société, radicalement distincte du modèle étatique comme de celui de l’économie de marché. Cette recherche passe aussi par une forme de précarité ou d’austérité non pas subie mais assumée et orientée selon nos désirs : une autre précarité, une autre austérité qui, au lieu de nous jeter dans les filets du travail inutile et servile, contribue à enrichir réflexion et imaginaire, à tisser des liens, des façons de vivre, de penser et de faire société éloignées du modèle consumériste. Dans un contexte post-démocratique où la langue du pouvoir est, de plus en plus, celle d’un cynisme cru, la fonction des artistes ne peut être que d’œuvrer parmi d’autres à la construction d’un autre imaginaire — d’un autre imaginaire commun, d’un imaginaire du commun, imaginaire qui n’est peut-être qu’un autre nom du possible — tension vers le futur ayant pourtant déjà une actualité et une effectivité propres.

Dans cette Europe «d’après l’espoir» et à la recherche du possible qu’évoque dans un article récent Christos Giovanopoulos [26], l’espoir est plus que jamais porté par les structures de solidarité, les collectifs locaux en réseaux, les zones à défendre ; un appel récent engageant les cinéastes à se rendre à Notre-Dame-des-Landes et à «filmer et défendre ce territoire qui bat et se bat», ce «lieu réel qui lutte pour construire des imaginaires», est à cet égard éclairant. Le théâtre peut et doit s’inscrire dans ce mouvement parti d’initiatives concrètes (dans les domaines de l’éducation, de l’alimentation, de la santé, de la culture) et d’un refus des formes verticales de délégation politique traditionnelles qui ont en Grèce démontré leur inanité. Il n’est pas certain que l’art ait en l’occurrence, contrairement aux crédos avant-gardistes d’autrefois, la moindre prééminence ; peut-être ses contours apparaissent-ils mieux lorsqu’il se positionne comme une sorte de chambre d’écho ou d’enregistrement de l’intelligence collective à l’œuvre partout où des êtres humains résistent.

Fait-on la démonstration qu’aucun autre réel n’est possible en détruisant systématiquement toutes les alternatives? La violence et la destruction ont-elles valeur de preuve? Face à cette violence et cette gouvernance de non droit, le pessimisme est-il forcément de mise? La conviction qui anime les collectifs de résistance ne peut-elle sortir paradoxalement renforcée du constat que ce système politico-financier gangrené par la corruption se trouve aujourd’hui le dos au mur et n’a plus d’autres alternatives que celles du mensonge et de la force brute?

Il est intéressant de se souvenir aujourd’hui, comme nous y invitait l’intellectuel serbe Vojin Dimitrijević au printemps 1991 [27], du pessimisme qui animait la plupart des critiques du socialisme réel avant l’effondrement du mur. Tous ces textes, écrit l’auteur en substance, étaient imprégnés d’un certain pessimisme, presque de la conviction que le système était éternel et indestructible. «Lorsqu’il y avait dans les utopies littéraires un happy end, c’était toujours pour voir les héros s’enfuir dans une oasis mystérieuse et cachée (…). Mais on n’assistait jamais à la faillite de ce système. Dans les études de politologie, les choses n’en allaient pas autrement. (…) Cette faillite était rarement envisagée comme la conséquence de facteurs intérieurs et surtout pas comme la débâcle d’un système victime de sa propre incapacité, de son inefficacité et de son abandon.»

Dans leur aveuglement et leur arrogance, les tenants du néo-libéralisme ont peut-être tendance à oublier ou à omettre que l’origine de leur pouvoir sans partage vient de l’effondrement, comme un château de cartes, d’un système qui paraissait, quelques mois encore avant son effondrement, aussi éternel et aussi indestructible que le leur. À nous d’imaginer les voies que pourrait prendre l’effondrement de l’édifice néo-libéral à partir de notre expérience, de nos besoins et de nos luttes : le néo-libéralisme est dans les faits battu en brèche et contesté à la racine partout où la société s’organise, partout où des êtres humains s’attachent à préserver le futur et la vie.

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[1] À l’exception notable de Stathis Kouvelakis dont le texte La Grèce, la frontière, l’Europe, un des plus complets et des plus éclairants de la période, relève notamment l’importance du terme de périphérie dans l’articulation entre crise grecque et crise des réfugiés et la nécessité de penser ces deux événements simultanément.

[2] C’est en particulier un des chevaux de bataille du journal Libération.

[3] Lire à ce sujet Comment l’Europe finance et légitime des régimes autoritaires pour barrer la route aux migrants et le rapport Expanding the Fortress : la politique d’externalisation des frontières de l’UE publié le 14 mai 2018.

[4] Crédits à la consommation et prêts immobiliers, création d’une bulle de la construction aux États-Unis, en Espagne comme, sous des modes différents, en Grèce, explosion des créances non-recouvrables, déstabilisation des banques à l’origine de cette politique de généralisation du crédit (auprès des classes moyennes mais aussi, comme dans le cas de la crise des subprimes, des plus pauvres).

[5] La crise grecque : un scandale manqué, par Jeremy Morales, Yves Gendron, Henri Guenin-Paracini.

[6] Opacité des prises de décision au sein de l’Eurogroupe, lobbying des grands groupes multinationaux auprès des membres de la Commission.

[7] La crise grecque : un scandale manqué, ibid., p. 13.

[8] L’exemple de la Deutsche Bank, institution bancaire la plus exposée au monde à ces avoirs potentiellement explosifs, est à cet égard particulièrement frappant.

[9] Article de Nicolas Weill du 23 février 2018.

[10] Avec des résultats proprement aberrants d’un point de vue économique.

[11] En particulier sur le chapitre de la restructuration de la dette grecque.

[12] Lire à ce sujet Pourquoi Alexis Tsipras a enterré la suspension du paiement et l’audit de la dette bien avant les élections de 2015, par Éric Toussaint, Stathis Kouvelakis, Benjamin Lemoine (3 octobre 2016), et l’entretien avec Éric Toussaint réalisé en 2014 par Tassos Tsakiroglou (journaliste au quotidien grec Le Journal des Rédacteurs), reproduit dans cet article.

[13] La Grèce, la frontière, l’Europe.

[14] «La Grèce respire», titrent Les Échos dès le 25 septembre 2017 ; «les finances grecques sont en bien meilleur état», déclare le ministre des Finances estonien, dont le pays assure alors la présidence tournante de l’UE, tandis que Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires économiques, évoque avec une émotion feinte «la reconnaissance des terribles efforts et des sacrifices réalisés par les Grecs pour redresser leurs finances publiques». Remarquons que le terme de «réformisme» (efforts réformistes) est dans nombre de ces communiqués synonyme de casse sociale.

[15] Jeunesse formée dans les universités grecques et employée, notamment, dans le Nord de l’Europe, massivement précarisée et employée au rabais en Grèce.

[16] Lire à ce sujet cet article de N. Kadritzke et cet article de M. Orange.

[17] À propos de ces fonds, lire notamment : « Les « fonds vautours » prospèrent sur la misère en spéculant sur l’endettement des particuliers, par Éric Toussaint (11 décembre 2017) ; Appauvris par les memoranda, les Grecs vont perdre tous leurs biens, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis (30 avril 2018). À propos de l’explosion des créances douteuses dans la Grèce des mémorandums, lire : L’ombre menaçante du FMI sur la Grèce (mai 2018).

[18] Citons parmi d’autres exemples celui des aéroports grecs cédés à l’entreprise allemande Fraport ou le cas d’OTE, premier opérateur national de téléphonie, aujourd’hui géré par Deutsche Telekom.

[19] Par des opérations policières dans l’enceinte des tribunaux mais surtout par la dématérialisation des audiences désormais appelées à se tenir sur Internet.

[20] L’Arche Editeur (2018) pour la traduction française.

[21] Lire à ce sujet : Notre-Dame-des-Landes, place aux utopies concrètes par Luc Gwiazdzinski et Olivier Frérot (Libération, 19 avril 2018).

[22] The Handmaid’s Tale, série inspirée du beau roman dystopique de Margaret Atwood, La Servante écarlate.

[23] Selon les termes d’Edward Saïd dans son recueil d’essais Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996.

[24] Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996, p. 15.

[25] Cf. à ce sujet Fleurs de ruines.

[26] La Grèce après l’espoir : en attendant le possible, réflexions sur le mouvement des solidarités locales, Christos Giovanopoulos, Vacarme, numéro 83.

[27] Lettre Internationale, «C’est l’autre le coupable», printemps 1991.

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Réfugiés : solidarité et luttes contre la menace raciste et fasciste

« La lutte continue pour que les réfugiéEs ne soient pas isolés dans des camps de rétention dans les îles »

NPA : Les articles de la rubrique Idées n’expriment pas nécessairement le point de vue de l’organisation mais de camarades qui interviennent dans les débats du mouvement ouvrier. Certains sont publiés par notre presse, d’autres sont issus de nos débats internes, d’autres encore sont des points de vue extérieurs à notre organisation, qui nous paraissent utiles.

Entretien. Alors que 35 migrantEs sont jugés par la justice grecque en raison de leur participation à une manifestation contre leurs conditions de détention sur l’île de Lesbos, nous avons rencontré Petros Constantinou, coordinateur de la Keerfa (Mouvements unis contre le racisme et la menace fasciste), et conseiller municipal Antarsya à Athènes.

Avec la Keerfa, vous dénoncez notamment « l’Europe forteresse ». Concrètement, de quoi s’agit-il ?

Les gouvernements des pays de l’UE appliquent des politiques racistes envers les immigréEs, en fermant les frontières, en abolissant les droits des réfugiéEs et l’asile, transformant l’Europe en une forteresse remplie de barrières et de camps de concentration, et la Méditerranée en tombe pour des milliers qui fuient l’Asie, le Moyen-Orient et l’Afrique. Ces politiques ouvrent la voie à une nouvelle montée de l’extrême droite et des partis fascistes en Europe.

Des interventions impérialistes, comme la dernière attaque de l’alliance États-Unis-France-Grande-Bretagne contre la Syrie, déracinent encore plus de personnes de leur pays. Les gouvernements eux-mêmes qui se présentent comme les sauveurs du peuple syrien, ferment leurs frontières aux réfugiéEs et renforcent les discriminations envers eux. Soixante-dix ans après la signature de la Convention de Genève, le droit à l’asile est miné au nom de politiques de loi, d’ordre et de sécurité et des choix ouvertement racistes avec l’islamophobie en tant qu’expression dominante. Les accords UE-Turquie-Libye depuis mars 2016 tentent de bloquer les réfugiés hors de l’UE en finançant des camps sur le territoire de la Turquie et la Libye, où réapparaît le commerce d’esclaves. Ils militarisent la garde des frontières avec Frontex et l’OTAN. En Grèce, ils imposent l’isolement des réfugiés dans les îles.

Ils désorientent les travailleurEs en accusant les immigrés d’être responsables de la pauvreté et du chômage.

Comment se manifeste la solidarité avec les migrantEs en Grèce ?

La résistance en Grèce est massive. En 2015, les réfugiéEs, avec un énorme mouvement de solidarité dans un pays de travailleurEs appauvris par les mémorandums et la troïka, ont réussi à briser les frontières et arriver partout en Europe. En 2016, les gouvernements de l’UE, notamment avec les accords avec la Libye et la Turquie, se sont retournés contre ce mouvement.

Des milliers de travailleurEs et de jeunes, avec leurs syndicats et leurs collectifs, ont soutenu les réfugiéEs. Aucun n’est resté sans nourriture ni sans toit. Ils ont revendiqué et imposé au gouvernement que les enfants des réfugiéEs soient inscrits dans les écoles publiques.

Comment réagit l’extrême droite ? 

Les néonazis d’Aube dorée, derrière le masque du parent indigné, ont essayé d’organiser une réaction à l’inscription des enfants dans les écoles. Ils ont échoué quand les syndicats d’enseignantEs, les associations de parents d’élèves, mais aussi tous les partis de la gauche, le Parti communiste, Antarsya, Unité populaire, ainsi que des gens de Syriza, ont défendu les écoles et fait plier les fascistes.

Le mouvement en Grèce après l’assassinat de Pavlos Fyssas en 2013 par les néonazis d’Aube dorée, avec un soulèvement massif et une grève générale, a imposé le procès d’Aube dorée et l’emprisonnement de plusieurs de ses cadres.

Les fascistes sont isolés et les attaques contre les immigréEs provoquent la colère. Le gouvernement Syriza-Anel fait face à d’importantes critiques en raison de la poursuite des politiques racistes. Le 17 mars des milliers de gens ont manifesté à Athènes avec les réfugiéEs, exigeant l’abolition de l’accord raciste UE-Turquie. Dans les îles de Lesbos, Chios et Samos, des réfugiéEs entament des grèves de la faim et organisent des manifestations pour gagner la liberté de circulation ; la police attaque les mobilisations et des réfugiéEs se retrouvent en procès. La lutte continue pour que les réfugiéEs puissent s’installer dans les villes et non dans des lieux-ghettos hors des villes, et pour qu’ils ne soient pas isolés dans des camps de rétention dans les îles.

Comment s’articulent les luttes de solidarité avec les migrantEs et le reste des mobilisations sociales ?

Le mouvement ouvrier, avec ses luttes et ses revendications, construit le front contre le racisme et contre les fascistes. Les travailleurEs municipaux, les écoles, les hôpitaux revendiquent des fonds et le renforcement des services de santé, d’éducation et de protection sociale, avec plus de personnel afin de pouvoir prendre soin de tous, locaux et immigrés. Ils demandent le droit à l’hébergement pour touTEs, ainsi que le droit au travail sans discriminations.

En mai 2017, des travailleurEs immigrés d’une usine de plastique ont fait grève pendant 19 jours quand le patron a frappé un des ouvriers qui demandait ses droits. Ils ont créé un syndicat et ont eu le soutien de toute la gauche. En bravant les intimidations racistes du patron, ils l’ont obligé à accepter un accord.

Et quand à nouveau les fascistes ont commencé à organiser des pogroms et des attaques contre des travailleurs agricoles à Aspropyrgos, des manifestations massives ont été organisées dans la région, obligeant la police à cesser de couvrir les fascistes qui ont été ensuite envoyés en prison et les attaques ont cessé.

Quel rôle pour la Keerfa ? 

Unis dans l’action commune de toute la gauche et des syndicats, la Keerfa mobilise beaucoup de monde qui peut barrer la route au racisme et aux fascistes. Cela a une importance énorme pour que les fascistes ne puissent pas profiter du mécontentement et gagner des gens à cause des compromis du gouvernement Syriza avec les capitalistes, avec son implication dans les antagonismes militaires dans la région, avec l’accord avec Israël et l’Égypte pour le contrôle de nouveaux gisements d’hydrocarbures. La voie reste ouverte pour que les gens qui se sont battus contre les mémorandums continuent de s’orienter vers la gauche même si cette lutte a été trahie par Syriza.

Propos recueillis par la rédaction

Source https://npa2009.org/idees/international/la-lutte-continue-pour-que-les-refugiees-ne-soient-pas-isoles-dans-des-camps-de

L’homme fardeau La rubrique de Panagiotis Grigouriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

L’homme fardeau

Incroyable poids, paraît-il de ce monde. Sous l’Acropole très exactement, qui en a vu bien d’autres… poids bien entendu, les touristes et les badauds s’attardent un bref moment devant cet homme incarnant étant donné les circonstances de son gagne-pain, l’entière symbolique du fardeau de la Terre qui est surtout le nôtre. Entre-temps, l’homme… fardeau, tel Atlas le Titan condamné par Zeus à porter pour l’éternité la voûte céleste sur ses épaules a déserté les lieux, car la pluie est alors de retour à Athènes, un retour “bien bref comme d’habitude”, nous dit-on. Mois de mai !

Manifestants et touristes. Athènes, le 1er mai 2018

Dans presque cette même vie des symboles, les syndicats, toujours dispersés et pour tout dire pratiquement disparus du champ de l’utilité publique, ont fait défiler les leurs autour de la place de la “Constitution”, tout juste le temps de cette belle matinée muséale du 1er mai pendant que l’agglomération athénienne s’était déjà déplacée coûte que coûte sur les rivages de l’Attique. Sous le pavé, la plage.

Nos touristes, photographiant tout de même les manifestants avec boulimie, drapeaux rouges et visages cependant serrés. Revue des… deux mondes. Le tout, après avoir si certainement croqué à la Grèce éternelle, au nouveau musée de l’Acropole et pour finir, aux mets supposons plus authentiques que jamais.

Et devant le “Parlement”, les cars des unités des MAT, les CRS du pays de Zeus, occupèrent les lieux pour empêcher de la sorte toute velléité populaire à l’encontre… des très chers élus, maintenant que le mystère de la politique semble totalement élucidé, dès l’arrivée au pouvoir en 2015 des Syrizistes et si fières de l’être.

Cependant, ceux et celles qui n’ont guère chômé en ce 1er mai, n’auront fait que traverser les lieux comme les artères de la ville pour se rendre à leur travail, désormais payé en règle rependue et générale près de 500€ par mois pour un temps finalement trop plein. Femmes et hommes alors cheminant la tête surtout baissée, le traditionnel café froid dans la main. Poids encore et surtout du monde.

Manifestants. Athènes, 1er mai 2018
Le traditionnel café froid dans la main. Athènes, le 1er mai 2018
Manifestants. Athènes, le 1er mai 2018

Et pendant que ceux de la… République populaire des Airbnbiens s’adonne aux emballements de la ville d’Athéna… d’ailleurs présentée comme étant “le nouveau Berlin”, Alexis Tsipras, illustre locataire de l’hybris comme de l’absurde, s’est envolé pour l’île de Lesbos, en visite officielle jeudi dernier 3 mai, le tout, après avoir dépêché sur Mytilène, capitale de l’île, plus de dix compagnies de CRS hellènes, l’escrocrise est ainsi un plat… qui mange décidément son chapeau.

Les habitants et les commerçants de l’île avaient aussitôt décrété Mytilène ville-morte, et en effet, pratiquement pas un seul commerce n’a ouvert ses portes pendant la visite du cynique Alexis. Des heurts ont même opposé forces de l’ordre et manifestants, ces derniers exprimant leurs désarroi devant la mutation forcée et violente que leur île connait, sous le double effet de l’austérité comme de celui des flux migratoires incontrôlés.

Cette… autre vie réelle grecque, indique alors que la Tsipoparade gouvernementale ne se déplace plus sans une protection policière importante par les temps qui courent décidément si vite. Et depuis les micros des radios, certains journalistes ont voulu rappeler que parmi les promesses électorales de l’imparable Alexis de 2014, y figurait également la suppression pure et simple des unités de CRS “pour n’agir qu’à travers le cadre d’une police de proximité”, histoires toujours simples, racontées à chaque fois avec force et conviction, aux peuples trompés, et pour tout dire ainsi mourants.

Mytilène, le 2 mai, Presse grecque
Mytilène ville morte, le 2 mai, Presse grecque
Mytilène, le 2 mai, Presse grecque

Ainsi, à travers une émission touchante sur le Deuxième Programme de la radio publique grecque ERT, dimanche 6 mai, dont l’invité fut le spécialiste du chant Rebétiko et plus amplement de la musique populaire grecque, Panagiótis Kounádis, il a été rappelé que “finalement certains peuples et cultures peuvent parfois disparaitre complètement… du fardeau de ce monde, suite notamment à une attaque généralisée, une guerre alors totale, dont une guerre totale culturelle”.

Le journaliste, un peu gêné, il a aussitôt compris ce que Panagiótis Kounádis voulait alors exprimer, le peuple grec pourrait ainsi ne pas faire exception à cette règle, d’ailleurs, “dans un monde où les mots concurrence et profit ont depuis longtemps remplacé les termes bonté et paix, dans un monde enfin, où seulement six bandes de salopards alors gouvernent au destin des mortels, d’où la généralisation des ‘gouvernants’ marionnettes et de surcroît incultes, contrairement par exemple au temps des dirigeants comme Charles de Gaulle, lequel au moins comprenait le monde, ainsi que ses interlocuteurs”, (Panagiótis Kounádis, le 6 mai, ERT).

Je me souviens, au sujet de mon ami Panagiótis Kounádis, j’écrivais au lointain Printemps 2014: “On commence alors à voir si possible plus loin que notre nez en crise. Mercredi soir, c’est dans une salle de la mairie d’Athènes qu’à l’initiative de Panagiótis Kounádis (musicologue) et de Fondas Ládis (écrivain et poète), que le nouveau SFEM (Association des amis de la musique grecque), reprend enfin le chemin du légendaire SFEM des années 1960, de Míkis Theodorakis, de Mános Hadjidákis et des autres.”

Visiteurs. Cap Sounion, mai 2018
Visiteurs et animal adespote. Athènes, mai 2018
Travailleurs et travailleuses du 1er mai. Athènes, 2018

En 2018, Panagiótis Kounádis rappelle déjà avec nostalgie que les grands noms de la musique grecque ont été essentiellement ceux du premier SFEM, espoirs d’alors que la dictature des Colonels a alors brisés net. “Le régime des Colonels a surtout occasionné des dégâts culturels énormes, finalement plus que politiques dans un sens. Toute l’énormité de la chanson de mauvais goût et de piètre existence actuelle nous parvient alors de cette période. Ce fut la fin de la musique populaire de qualité et en même temps massivement adoptée par les Grecs.”

“Ce n’est plus le cas, c’est la sous-culture, celle que les médias vont sans cesse promouvoir que les Grecs suivent et chantent sans cesse. Pourtant, tout n’est pas perdu. De nombreux jeunes suivent avec sérieux et conviction le cursus que nos lycées musicaux leur proposent encore. Dans la mesure où ils ne sont pas écrasés par les petits boulots payés 20€ par jour, ils peuvent, et ils sauront encore sauvegarder notre culture du chant populaire, sinon…”

Le chant populaire, c’est aussi ces petits orchestres, un bouzouki, une guitare et deux voix qui se reproduisent sur les terrasses des tavernes, et ce n’est pas tout à fait qu’un phénomène touristique. Le gagne-pain a conduit de bien nombreux musiciens à se reproduire dans les bistrots à défaut d’autres possibilités, à part cela… “Athènes, c’est le nouveau Berlin”, pauvres villes !

Musique populaire et taverne. Athènes, mai 2018
Athènes… nouveau Berlin
Animal adespote. Athènes, mai 2018

Dieu merci, la musique populaire est encore vivante, et les pluies des dernières heures ont causé des dégâts à Athènes et en Thessalie. Après-tout, les Grecs ne sont plus de la dernière pluie paraît-il. Les Chinois non plus, et c’est peut-être pour cette raison que le bien officiel “Bureau d’information pour les ressortissants Chinois”, vient d’ouvrir ses portes récemment au centre-ville.

Incroyable poids, paraît-il de ce monde. Sous l’Acropole très exactement, qui en a vu bien d’autres… poids bien entendu, nos touristes et les badauds, Chinois compris, s’attardent un bref moment devant cet homme incarnant étant donné les circonstances de son gagne-pain, l’entière symbolique du fardeau de la Terre qui est surtout le nôtre. Un peu plus loin, dans un quartier périphérique, certains Grecs accrochent sur un mur d’un trottoir étroit sacs et chaussures destinés à être aussitôt récupérés par les encore plus pauvres. Ailleurs, les francophones du… Temple de l’hybris, iront prétendre qu’un certain avenir… alors brûlant leur appartient, poids du monde !

Bureau d’information pour ressortissants Chinois. Athènes, mai 2018
Sac… offert. Athènes, mai 2018
Sac… offert. Athènes, mai 2018
Avenir… brûlant. Athènes, mai 2018

Pluies passagères au beau pays des plages et des ruines de toute sorte. D’après une récente étude du de l’universitaire Sávvas Robolis, avec l’introduction des réductions à venir pour 2019-2020 concernant les retraites que SYRIZA a signé entre 2015 et 2016, la pension mensuelle moyenne, qui est actuellement à 722€, tombera à 480€, et si en plus l’abaissement du seuil d’imposition mesure également adoptée, est alors appliquée en 2020, la pension nette moyenne, celle des retraités en Grèce sera de 450 euros.

C’est dans cet esprit, que le professeur Robolis estime qu’il sera alors très difficile de survivre pour cette catégorie de la population, surtout gardant à l’esprit que, selon les données officielles, déjà 48% de la population grecque, soit 5,1 millions de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire, 382 euros par mois. Et sur ce 48%, il y a 1,5 million de personnes qui vivent dans une extrême pauvreté, soit moins de 182 euros par mois, Sávvas Robolis, mars 2018.

L’horizon depuis les plages pour les uns, nos cormorans, nos animaux adespotes qui nous observent derrière nos fils de fer barbelés et autres clôtures civilisationnelles, le poids du monde en réalité pour tous et surtout pour la majorité écrasante et écrasée.

Nos animaux adespotes. Athènes, mai 2018
Nos oiseaux marins. Attique, mai 2018
Nos plages. Attique, mai 2018

Les manifestants de ce 1er mai plus dispersés que jamais sont rentrés chez eux, Entre-temps, l’homme… fardeau, tel Atlas le Titan condamné par Zeus à porter pour l’éternité la voûte céleste sur ses épaules a déserté aussi les lieux de l’Acropole, car la pluie est alors de retour à Athènes.

Un retour “bien bref comme d’habitude”, nous dit-on. Mois de mai !

Animaux adespotes. Athènes, mai 2018
* Photo de couverture: L’homme… fardeau. Athènes, mai 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Patrie flottante La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Patrie flottante

Journées ensoleillées, estivales. Premières baignades de la saison. Décidément, le bonheur ultime aura la mort dure en ce pays. Les touristes, venus disons pour l’Acropole et le soleil, rencontrent parfois ces Grecs qui leur expliquent comment et combien il est urgent que… Jésus de Nazareth puisse alors sauver leur patrie. Qu’en est-il finalement entre le pays visitable et le pays réel ? Symboles déjà du Sud, “là où les doigts de l’homme avec cette maladresse qui ne mentent jamais, osèrent jadis modeler la matière”, comme l’écrivait, mais il y a déjà un moment le poète Odysséas Elytis.

Symboles… du Sud. Athènes, avril 2018

Certains medias rappellent alors en cette journée, le 27 avril 1941, moment précis où l’armée allemande était entrée dans Athènes. “Ce dimanche matin du 27 avril 1941, Athènes s’est réveillé brusquement. Toute la nuit, la ville a été secouée par des explosions de nombreux dépôts de munitions, ils ne devraient pas tomber entre les mains des Allemands. Enfermés chez eux, les Athéniens attendaient avec angoisse et anxiété l’arrivée des envahisseurs. Entre mauvais pressentiment et grande émotion, les fenêtres fermées, les athéniens suivaient la situation en écoutant leur radio encore libre.”

“Dans sa tentative à donner du courage aux Athéniens endeuillées, le speakeur de la station radio avec sa voix nasale bien distinctive, Konstantinos Stavrópoulos, diffusait alors les dernières phrases libres encore perçues depuis son poste: Ici Athènes et sa radio encore libre, pas pour bien longtemps… Grecs ! Les envahisseurs Allemands sont aux extrémités d’Athènes. Frères ! Gardez bien l’esprit du front au plus profond de votre âme. L’envahisseur pénètre dans notre ville désertée, aux fenêtres fermées avec toutes les précautions. Grecs ! Haut les cœurs !”

Pays paisible, adespote du “Parlement”. Athènes, avril 2018

Pays paisible. Devant sa vitrine. Athènes, avril 2018

Mémoire et alors symboles du Sud, lesquels… parfois nous surveillent il faut dire bien d’en haut ou de loin. Du pays paisible au pays pesant il n’y aurait visiblement qu’un bien maigre pas. “La capitale grecque mérite mieux qu’un quart d’heure sur l’Acropole et quelques clichés sur ses embouteillages. Pour qui sait flâner, elle cache des recoins insoupçonnés. Cité rebelle, branchée, balnéaire, nous sommes partis (re)découvrir Athènes…”, écrit le quotidien “Libération” dans un beau texte touristique, et cependant de semi-propagande.

Athènes, la supposée belle du jour, dissimule pourtant mal sa dystopie ambiante façon entre-deux-guerres. D’ailleurs, sans trop deviner de ce que ces nouvelles guerres en cours sont-elles ou seront-elles faites concrètement. En attendant, c’est parfois une certaine mémoire historique qui nous est rappelée, comme par exemple ces derniers jours en plein centre-ville, le génocide du peuple Arménien, perpétué par la Turquie entre 1915 et 1916, ayant débuté très précisément le 24 avril 1915.

Dystopie ambiante. Athènes, avril 2018

Arméniens et mémoire du génocide. Athènes, avril 2018

Arméniens et mémoire du génocide. Athènes, avril 2018

Boycott des produits turcs. Athènes, avril 2018

Les Arméniens de Grèce rappellent alors que ce génocide a fait près 1,5 million de victimes dans la population arménienne de l’empire turc, ainsi que plus de 250 000 dans la minorité assyro-chaldéenne des provinces orientales et 350 000 chez les Pontiques, orthodoxes hellénophones de la province du Pont. Ce n’est pas… rien. Ainsi, la piètre géopolitique actuelle des réelles ou supposées grandes Puissances dans cette même région du monde un siècle après, n’aura presque plus à rougir, comparée aux tristes faits et gestes du passé d’il y a un siècle.

La Turquie d’Erdogan multiplie actes de guerre et provocations envers les peuples et les pays voisins, et depuis Athènes… on baigne très exactement dans cette géopolitique alors… de proximité. Non loin de la place de la Constitution où les comités des Arméniens ont installé leurs stands, c’est sur la place de l’Académie toute proche, que les comités des Kurdes ont installé les leurs, histoire de rappeler toute la gravité de l’invasion de la l’Armée turque à Afrin. Dans Athènes depuis peu, on y découvre également ces autocollants, incitant les Grecs comme les touristes à boycotter les produits turcs. Culture… de guerre ? Sauf que dans la vraie vie, les humains aspirent parfois, et fort heureusement, à la paix… comme autant à leur bout de soleil. Ainsi, les beaux quartiers de la Riviera d’Athènes sont depuis 2016 la destination de choix pour de très nombreux citoyens turcs, modernes, aisés et souvent Stambouliotes. Ils s’y installent avec leurs familles pour être visiblement plus que bien accueillis par les Grecs. La piètre géopolitique n’est sans doute pas la seule issue pour ce monde… de la proximité humaine. Espérons-le en tout cas.

Touriste à Athènes. Avril 2018

Touristes sur l’Acropole. Athènes, avril 2018

Touristes à Athènes. Avril 2018

Sauf que la proximité, voire la promiscuité, n’est pas forcément ni toujours bon signe… Sous la pression de la récente nouvelle augmentation des flux migratoires depuis la Turquie, la situation devient alors insupportable et cela pour tous. Mytilène, capitale de l’île de Lesbos de 27.000 habitants, explose actuellement sous la pression d’une population d’ailleurs autant asphyxiée de 10.000 migrants.

Durant près de cinq jours, certains migrants, Afghans pour l’essentiel, avaient occupé la place centrale sur le port de Mytilène revendiquant entre autres le droit d’asile, tout comme la possibilité de pouvoir circuler librement à travers le pays.

Rajoutant au chaos ambiant, la police, c’est à dire le gouvernement et ses ordres, n’a pas voulu faire évacuer la place et la situation s’est envenimée dans la nuit de dimanche à lundi derniers, lorsque des habitants excédés, et aussi des Aubedoriens, ont littéralement attaqué les occupants de la place. La police alors s’est interposée entre les deux… réalités bien âpres, une police il faut dire plutôt bienveillante vis-à-vis des assaillants.

Nuit du 23 avril à Mytilène (presse grecque)

“C’est une nuit que nous ne devons plus revivre”, rapporte en effet la presse locale, quotidien “Embrós” de Lesbos, le 24 avril 2018. Finalement, les migrants ont été évacués et même interpellés par les forces de l’ordre, et le calme est revenu après pratiquement toute une nuit chaotique, où, ce n’est que par chance que nous n’avons eu à déplorer aucune victime.

La presse autorisée, s’est souvent contentée de rapporter les faits sous le seul angle d’une action initiée par de groupes fascisants, certes provocante et dangereuse. L’épineuse vérité cultivée depuis le terrain grec, c’est que la population grecque ne peut plus supporter la présence accrue et incontrôlée de tant de migrants, livrés il faut dire en partie à eux mêmes avec tout ce qu’une telle évidence peut signifier. C’est alors ainsi que les Aubedoriens peuvent et pourront encore… agir, même si dans leur immense majorité les Grecs ne se sentent pas proches des idées prônées par l’ancien groupuscule mué en parti politiqué parlementaire depuis seulement le moment troïkan de la Grèce.

Cela étant dit, le repli identitaire grec est plus qu’évident, pour la plus grande majorité des Grecs, le sentiment patriotique défensif domine désormais les mentalités, et c’est justifié. Leur pays concret et leur existence se perdent ainsi d’en haut comme d’en bas, leur avis n’est jamais sollicité, les dites réformes, l’austérité, la Troïka initiatrice des lois, le référendum bafoué, la surimposition, la destruction des lois sociales existantes, puis en même temps les flux migratoires incontrôlés, et les biens publics bradés… entre autres, c’est sans doute trop.

Manifestants, Athènes, semaine du 22 avril (presse grecque)

Affiche, Marxisme et 50 ans depuis mai ’68. Athènes, avril 2018

Affiche de gauche. Athènes, avril 2018

Accessoirement, et en dépit des affiches parfois heureuses du centre-ville, la gauche grecque et d’ailleurs sous toutes ses formes, elle est bien morte, ceci bien exactement depuis l’avènement de la “gouvernance” SYRIZA. “Le système est pourri, sauf que nous, nous le sommes bien davantage”, peut-on ainsi lire sur un mur d’Athènes en ce moment.

Dernier acte en date, le démantèlement et la mise en vente de la Compagnie Publique d’Électricité (DEI), déjà certaines unités de production de lignite au nord du pays, les mieux rentables seront prochainement vendues d’après la dernière loi que ceux de SYRIZA/ANEL ont fait adopté cette semaine au sein du “Parlement”.

Les électriciens, tout comme les retraités et ceux du personnel hospitalier ont certes manifesté place de la Constitution le même jour cette semaine, mouvements cependant et alors grèves ne sauvant même plus l’honneur à vrai dire. L’avis très actuel du journaliste et dessinateur de presse Státhis Stavrópoulos (issu d’ailleurs des rangs de la gauche) est sans appel:

“Tsipras n’a pas laissé un seul crime que ses prédécesseurs avaient pu commettre, sans le poursuivre, et même le parfaire. Continuateur dans cette même voie, il massacre les retraites, il disloque le travail, il brade la Grèce, il en rajoute dans la vassalisation du pays, il crucifie la Constitution, il pousse la jeunesse à quitter le pays pour l’étranger.”

“Le système est pourri…” Athènes, avril 2018

Illusions. Athènes, avril 2018

Réalités. “J’achète immobilier cash”. Athènes, avril 2018

“Et nul besoin que d’être fou pour ainsi nous rendre tous malades. Il suffit comme pour Tsipras, que d’être dévergondé, amoraliste, cynique et menteur. Et comme en plus il incarne cette parfaite marionnette des Puissants, la mayonnaise alors elle prend bien, et aujourd’hui il nous dira alors qu’il s’agit du Socialisme plus l’électricité d’où la vente de DEI”.

“Tsipras a ainsi offert aux Puissants, Grecs comme Occidentaux, le meurtre de la Gauche. Même dans leurs rêves les Puissants, ici comme en Occident, ils n’auraient imaginé qu’un simple valet nommé Tsipras leur aurait offert la tête coupée du pays sur un plateau, telle Salomé réclamant la tête de Jean-Baptiste. Le tout, contre des miettes pour le peuple grec et autant, contre trente pièces d’argent pour cette clique qui se prétend alors de gauche.”

“Je ne sais plus quel cerveau doit avoir un type comme Tsipras, lorsqu’il croit qu’il est possible de laver le mensonge par le sang. Et même ceux qui quittent en ce moment le navire Tsipras ne sont guère meilleurs que lui, ils sont même pires. Sans Tsipras, ils seront jetés dans le ravin, mais c’est autant dans ce même ravin qu’ils vont être jetés en restant à ses côtés” Státhis Stavrópoulos, le 26/04/2018. Très beau pays à ses inimitables… animaux adespotes. Nos nombreux touristes, parfois en airbnbistes convaincus ne liront certainement pas Státhis, comme ils ne remarqueront que rarement, cette expression du malheur bien profond qui se lit pourtant sur les visages des travailleurs du pays, vieux d’ailleurs, comme autant chez les plus jeunes. D’après Eurostat de cette semaine, 21% de la population en Grèce n’arrive pas à faire face aux besoins essentiels, et de toute l’Union Européenne, c’est seulement la Bulgarie et son peuple qui sont encore plus paupérisés que les Grecs, presse grecque de la semaine du 22 avril 2018.

Petit et vieux commerçant. Athènes, avril 2018

Travailleurs. Athènes, avril 2018

Touristes. En Attique, avril 2018

Animal adespote. Athènes, avril 2018

C’est déjà le prélude de l’été et ainsi celui des premières baignades. Dans les parcs ceux qui aiment s’occupent des animaux adespotes, non loin de certaines églises où les cultes et les usages anciens ont été récupérés pour les besoins de la seule modernisation chrétienne d’il y a près de mille ans. Coquilles culturelles ainsi vidées en leur temps, autant que de nombreuses idéologies et même théologies héritées des Lumières comme des deux siècles précédents et précurseurs en ce moment.

Plus terre-à-terre, les Grecs savent désormais que le temps des droites et des gauches ne sera plus, en tout cas plus comme avant, les sondages tournent alors à vide, même si le non-avenir par la dystopie promue comme… prometteuse passe et passera encore par le pseudo-système parlementaire. Celui en Grèce que les Syrizistes ont ainsi achevé, avec le dernier espoir via les urnes, referendum compris.

“Patrie flottante”, pays qui navigue, c’est aussi le titre du roman du journaliste Dimitris Papachrístos. Patrie alors flottante qui voyage avec le capitaine Barbagiannis Sitaras, originaire de l’ile de Chios. Un petit café au centre d’Athènes, juste en dessous du Parlement faisant office de passerelle pour son capitaine lequel voyage sans cesse les yeux fermés devant le spectacle du monde entier. Il a vécu la mort de son enfant aux États-Unis, et ensuite à Athènes, le suicide de sa femme. Pour le reste, il vit exclusivement à travers ses propres mots et il observe les faits autour de lui sous une allure bien interminable. Sans se laisser décevoir de tout ce qui arrive, tout comme de tout ce qui n’arrive alors pas.

C’est pour le roman la période de 2012, au moment où une partie de la ville avait été brûlée, alors manifestations, incendies, lacrymogènes, puis ce slogan tant braillé par la foule: “Que ce bordel de Parlement soit brûlé”. À partir de ce temps actuel, la patrie flottante navigue autant à travers l’histoire, ayant comme mât la mémoire, résistant aux vagues et au temps, et aussi devant toute forme de pouvoir. “Un roman qui défend la patrie, pour qu’elle ne s’enfonce pas dans ses propres eux usées, un texte qui défend alors l’homme, pour qu’il ne perde pas son identité en devenant simple numéro”, peut-on lire à travers les nombreuses présentations du livre sur Internet. Temps grecs très actuels.

“Patrie flottante”. Athènes, avril 2018

Prélude de l’été. En Attique, avril 2018

Usages anciens récupérés. Église byzantine à Athènes, avril 2018

Animaux adespotes nourris. Athènes, avril 2018

Journées ensoleillées, on dirait estivales. Premières baignades de la saison, les touristes venus disons pour l’Acropole et le soleil rencontrant parfois ces Grecs qui leur expliquent comment et combien il est urgent que… Jésus de Nazareth puisse peut-être sauver leur flottante patrie !

Les faits politiciens et même l’actualité étant du poison à mithridatiser jusqu’au plus profond de l’humanité restante en nous, nous sommes bien nombreux par exemple à ne plus vouloir accréditer la mascarade des élections futures et de toute sorte. Et il y a comme enfin de l’authentique sérieux, voire grave dans l’air du temps qui est le nôtre. Nos préoccupations s’élèvent ainsi parfois au-dessus de la mêlée, peut-être parce que la bassesse des supposés politiciens est sans précédant, dictature des Colonels comprise, si l’on croit ce que les Grecs pensent de plus en plus haut et fort.

Il fallait en arriver bien là… où nous ne sommes plus, pour qu’enfin, une pièce de théâtre puisse être entièrement consacré à l’œuvre du philosophe Dimitris Liantinis, preuve s’il en fallait, d’une certaine mutation dans les mentalités. Notons que Dimitris Liantinis était ce philosophe grec né en 1942 et disparu volontairement en juin 1998 en se retirant dans une grotte où l’on a retrouvé son squelette en 2005.

L’Académie d’Athènes l’avait couronné pour son livre sur Dionýsios Solomos, le grand poète de l’hymne national grec. Liantinis donc, ce penseur ayant évoqué le rapport dialectique entre les Grecs et Thanatos, la mort, et qui avait également analysé le discours poétique de Georges Séféris, (Prix Nobel de Littérature en 1963).

L’œuvre de Dimitris Liantinis au théâtre. Athènes, avril 2018

Beau pays… flottant et navigable ! Attique, avril 2018

Beau pays… navigable, “là où les doigts de l’homme avec cette maladresse qui ne mentent jamais, osèrent jadis modeler la matière”.

Les touristes, venus disons pour l’Acropole et le soleil, rencontrent parfois ces animaux adespotes, typiquement grecs. Patrie flottante !

Animal adespote. Athènes, avril 2018

* Photo de couverture: Jésus de Nazareth… et la Grèce. Athènes, avril 20

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

La Grèce maintient le confinement des demandeurs d’asile sur les îles

AFP 23/04/2018

Le gouvernement grec va maintenir le confinement sur les îles de la mer Égée des demandeurs d’asile arrivés de Turquie, en contournant une décision de justice qui levait cette mesure, a indiqué lundi le ministère à la politique migratoire.

Ce maintien du confinement est permis par une nouvelle décision du service d’asile, justifiant cette mesure par un autre motif que celui retoqué par la justice mercredi, a précisé le ministère.

« Les demandeurs d’asile arrivant sur les îles se verront remettre une note précisant qu’ils doivent rester sur place pour faciliter le suivi de leur demande », a précisé à l’AFP une source du ministère.

A la suite d’un recours du Conseil grec des réfugiés, le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, s’était prononcé mercredi contre les limitations à la libre circulation imposées aux arrivants sur les îles grecques depuis l’entrée en vigueur en mars 2016 du pacte UE-Turquie visant à couper la route migratoire en Égée.

Mais le Conseil s’était prononcé en jugeant infondée la justification alors apportée, soit des « motifs sérieux d’intérêt public ». Sa décision ne porte donc pas sur la nouvelle règle mise en place par le service d’asile, selon le ministère.

Le Conseil grec des réfugiés a dénoncé un « coup porté à l’État de droit », mettant en cause des pressions exercées par la Commission européenne. Le maintien du confinement « va continuer à exposer les réfugiés à des souffrances » et à alimenter les tensions avec les habitants des îles, a-t-il déploré dans un communiqué, se réservant de saisir à nouveau la justice.

La décision du Conseil d’Etat avait été salué par les ONG de défense des droits de l’homme, dont Amnesty international, qui s’alarment depuis des mois des conditions de vie des quelques 15.000 demandeurs d’asile parqués sur les îles.

L’annonce du gouvernement intervient alors que plus d’une dizaine de migrants et réfugiés ont été blessés dans la nuit de dimanche à lundi sur l’île de Lesbos lors d’affrontements avec des militants d’extrême droite. Ces derniers avaient attaqué près de 200 Afghans campant devant la place centrale de Mytilène, chef-lieu de l’île, depuis mardi dernier pour protester contre leur confinement

Le salut du peuple La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Le salut du peuple

Il était une fois, comme bien souvent dans les contes, un Docteur Folamour, sa suffisante doxa et deux autres dirigeants… suiveurs. À cette époque on ne pouvait trouver attitude plus bilieuse sur la terre. Les prétextes, les leurs, ils ont été trouvés, tordus, voire au besoin fabriqués. Leurs missiles, à défaut de véritable mission, ils ont été pour l’essentiel interceptés et détruits avant de toucher le sol. Pauvres gens, piètres dirigeants. Voilà en résumé la vision grecque (non officielle) des événements qui ont frappé la Syrie il y a quelques jours. Et Athènes… c’est en quelque sorte l’Orient !

“Le salut du peuple est la loi suprême”. Athènes, avril 2018

En cette époque où comme bien souvent dans les contes, les… têtes d’âne semblent encore ordonner, on peut lire sur certaines parures de la ville d’Athéna, cette vieille maxime latine “Salus populi suprema lex est(o)”, formule généralement attribuée à Cicéron, et qui peut être traduite par “Le salut du peuple est la loi suprême”, devise également de l’État du Missouri.

Dans les cafés bien grecs, on se moque ainsi largement et volontiers de l’intervention tripartite occidentale contre la Syrie, et même la presse mainstream, en rajoute. “Eh bien voilà; ce n’est pas sans importance que d’autres pays, dont essentiellement l’Italie et l’Allemagne n’ont pas souhaité suivre… l’oncle d’Amérique, à l’exception normale de la Grande Bretagne… et cependant, à l’exception paradoxale de la France. C’est triste…”, fait remarquer Th., mon ami journaliste.

Dans nos chapelles et dans nos églises on célèbre toujours la Résurrection un peu fanée il faut admettre plus d’une semaine après Pâques, façon de parler comme manière de croire si possible, à l’hyperbole bien de notre temps, comme à celle de toujours. Hyperbole en grec, c’est cette une figure de style et autant manière de dire, consistant à exagérer l’expression d’une idée ou d’une réalité. Et pourtant l’espoir y réside toujours on dirait.

On célèbre la Résurrection. Athènes, avril 2018
La… Résurrection. Athènes, avril 2018
L’intervention contre la Syrie. “Quotidien des Rédacteurs”, avril 2018

Il fait beau et chaud en ce moment, et la Grèce est largement couverte de cette fine poussière d’Afrique, c’est aussi de saison. Sous ce soleil maladif, nos habituels badauds scrutent ainsi parfois les journaux, rien que par lassitude, la presse de la semaine a également et largement évoqué la disparition de Yórgos Baltadoros, enfant de la Thessalie montagneuse. Il était le pilote du Mirage 2000-5 de chasse grec qui s’est abîmé en mer Égée près de l’île de Skyros, après avoir participé à une opération d’interception de chasseurs turcs.

Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, le calendrier crisique grec s’enfonce de plus en plus dans sa géopolitique… finale. Telle avait été, il faut bien dire sa programmation dès le départ, sauf que durant les premières années de la crise, années en somme cruciales… et crucifiées par les charlatans de la Gauche SYRIZA, le peuple croyait que tout aurait pu se résumer en une affaire de luttes sociales. Plus maintenant.

Le pays (se) meurt ainsi dans la beauté, le chaos, la criminalité qui explose, autant qu’à travers cet ultime boom sélectif dans l’immobilier. Les étrangers d’abord, certains Grecs ensuite, ils investissent dans l’hôtellerie de luxe, ou sinon, dans la transformation des quatre murs athéniens… en Grande Muraille airbnb. Est-ce bien la mutation transitoire de la décennie ? Difficile à dire pour l’instant.

Et nos touristes défilent entre les ruines antiques et les ruinés contemporains… en comparant parfois les prix. Et rien que pour attirer l’œil, les images du passé, dont par exemple celles présentant la restauration traditionnelle rapide à la grecque dans toute sa splendeur, sont placées en avant-scène sur les façades des établissements.

On scrute les journaux. Athènes, avril 2018
La disparition de Yórgos Baltadoros. Presse grecque avril 2018
Image de jadis sur une façade. Athènes, avril 2018
Athènes et ses masques. Avril 2018

Le touriste, tout comme le Grec d’ailleurs, admirera ces faits authentiques de jadis, supposés alors générateurs de notre présent, belles images certes, mais seulement belles images. Car rien que les expressions des visages des travailleurs de cet autre temps sur ces posters grandeur nature, trahissent alors toute la distance qui nous sépare à jamais de cette période, lorsque même un certain Alexis Tsipras n’était pas encore né. Bella Grecia !

Il faut alors dire que dans la vrai vie, l’authentique d’aujourd’hui c’est plutôt ce 14% de la population grecque qui ne se soigne plus du tout, ce pourcentage dépasse alors 36%, lorsqu’il s’agit des classes les plus paupérisés (quotidien “Kathimeriní” du 16 avril 2018).

“Le prétendu accès au système de Santé, surtout pour ceux qui n’en bénéficient plus (30% de la population), reste lettre morte du fait de la non-gratuité d’un bon nombre d’actes ou thérapie, note le journal. Les Grecs n’ont pas les moyens, donc ils ne se soignent pas, et pour commencer, ils ne se rendent pas chez leur médecin.” Le salut du peuple… aurait pu être la loi suprême !

Dans le même ordre d’idées, les dépenses dans les supermarchés ne décollent vraiment pas, et seulement 3,8% des Grecs déclarent dépenser plus de 100€ à chaque fois qu’ils y font leurs courses, ils étaient pourtant plus de 6% à dépenser plus de 100€ il y a seulement une année (quotidien “Kathimeriní” du 16 avril 2018).

Le pays ne se relèvera pas que par son seul tourisme, dans les rues d’Athènes les sans-abri dorment dans les espaces verts, on y vend de plus en plus de leurs billets de loterie à la sortie du métro, tandis que les enseignes de type traiteur, inaugurent alors succursale après succursale. Splendides apparences, joyeux contrastes, où il y a certainement aussi… à manger et à boire.

Heureusement que nos animaux adespotes (sans maître), nous observent alors sans trop nous comprendre dans cet inique quotidien qui est le nôtre, cela, entre deux de leurs siestes si bien méritées.

Athènes, avril 2018
Nos animaux adespotes. Athènes, avril 2018
Un sans-abri. Athènes, avril 2018
Nouveaux traiteurs. Athènes, avril 2018
Billets de loterie. Athènes, avril 2018

Le peuple lui par contre, il ne dort pas. Il reste certes anesthésié par la para-normalité qui le gouverne, mais il ne dort pas. Mon ami Th., lequel vient de retrouver du travail dans un media inévitablement électronique pour 500€ par mois et pour un temps plus que plein, estime que par les temps qui courent, notre Occident n’a plus rien à générer de très constructif sur cette planète, ou sinon, que de la mise à mort et de la prédation.

“Notre époque se trouve plongée dans une étrange démence, et c’est cette même démence qui ordonne à la destruction de la Syrie et peut-être aussi, à la présumée préparation de la prochaine grande guerre contre la Russie, puissance il faut dire alors beaucoup plus logique, raisonnée et raisonnable que les méta-politiques qui gouvernent notre Occident en perte complet de sens”

Difficile d’en rajouter. Et à travers cette Grèce fort actuelle, cette perte de sens n’est pas sans rappeler d’autres moments dans l’histoire du pays: “Je suis revenu au centre d’Athènes à pied en compagnie de Theotokas. Nous évoquions en marchant la situation actuelle de la littérature et toutes nos conclusions elles ont été manifestement bien sombres. Tout reste suspendu au point mort, personne n’a la moindre idée de ce qui se passera alors demain. Theotokas, pourtant optimiste de tempérament, commence à douter de tout. J’évoque le problème qui se posera de manière implacable à tout un chacun parmi ceux qui écrivent, comment est-il alors possible que d’avancer au beau milieu de l’ouragan actuel. Il a rajouté: D’ici peu, nous nous demanderons si tout ce que nous avons pu écrire a encore un sens.”

Athènes, avril 2018
Athènes, avril 2018
L’hybris. Athènes, avril 2018

Le narrateur c’est le poète et diplomate Yórgos Séféris, Prix Nobel de littérature en 1963, Yorgos Theotokas, son ami, avait été un romancier issu du cadre du siècle précédant, et ce texte est un extrait du journal de Séféris, daté très exactement du 25 février 1940.

Ainsi, toujours à Athènes, le sacrifice du retraité pharmacien Dimitris Christoúlas lequel s’est suicidé en avril 2012 pour dénoncer le gouvernement Quisling d’alors (et finalement d’aujourd’hui), est toujours commémoré par les meilleurs des anonymes, pendant que dans les quartiers huppés de la Riviera d’Attique, les sans soucis se baigneront à souhait dans les eaux à 23 degrés du lac de Vouliagméni.

Mais tout n’est pas perdu. Fort heureusement, il nous est encore possible de voyager par exemple entre Paris, Constantinople et Bagdad… une promenade inévitablement musicale, voilà ce que l’homme sait encore faire en bien mieux que la guerre et la prédation.

Mémoire de Dimitris Christoúlas. Athènes, avril 2018
Lac de Vouliagméni. Athènes sud, avril 2018
Voyage musical. Athènes, avril 2018

Lors des tirs des missiles tirés contre la Syrie, Mimi et Hermès de Greek Crisis dormaient alors comme à leur habitude. Et quant à nous, ce n’est que par la suite des émissions inhabituellement matinales des radions que nous nous sommes réveillées en plein événementiel. Mais après-tout, les affaires des humains appartiennent définitivement à un certain au-delà, si l’on réfléchie bien.

Nos humains d’Athènes, le plus souvent jeunes aux vidages graves, certains d’être eux en tout cas, ils ont depuis manifesté cette semaine contre cette intervention en Syrie, laquelle espérons-le en tout cas ne préfigurera point le prochain “grand règlement”. Les manifestants, très déterminés il faut dire, ils ont même tenté à déboulonner la statue du Président Truman, sans succès ! Les forces de l’ordre (sous la “gouvernance” SYRIZA), ont aussitôt abordé nos jeunes manifestants issus des rangs du PC grec et de la gauche extrême avec toute la violence… nécessaire.

Mimi et Hermès de Greek Crisis. Athènes, avril 2018
Manifestants à Athènes. Avril 2018 (presse grecque)
Contre… la statue du Président Truman. Athènes, avril 2018 (presse grecque)

Le salut du peuple est la loi suprême, façon de parler ! Il était une fois, comme bien souvent dans les contes, un Docteur Folamour et toute sa funeste doxa, puis, deux autres dirigeants… suiveurs. Haute actualité.

Sinon, comme le remarquait notre poète Yórgos Séféris en son temps: “Toute la simplicité de la vie grecque: Deux rougets, des verdures bouillies, le tout servi sur une petite table entourée de chats”, (“Journal”, vendredi 9 août 1940). Bella Grecia !

Animal adespote. Athènes, avril 2018
* Photo de couverture: Vitrine. Athènes, avril 2018

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

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