Par Antonis Ntavanellos
La situation politique actuelle en Grèce est pleine de contradictions. Il s’agit d’un «moment» politique où tout le monde – tant ceux d’en haut que ceux d’en bas – comprend que le statu quo ante n’est pas viable et qu’il faut se préparer à des changements drastiques.
Je me sens obligé de commencer par mentionner une importante victoire de la classe ouvrière. Elle est survenue à un moment où elle était plus nécessaire que jamais. Il s’agit d’une lutte dans un secteur de travail caractérisé par une «flexibilisation» extrême. Elle a été menée dans une entreprise appelée E-Food, qui a commencé comme une «plate-forme» électronique pour vendre et livrer principalement de la nourriture, mais aussi d’autres produits.
E-Food a connu une croissance énorme pendant la pandémie et les confinements, employant 3000 travailleurs (avec des contrats «flexibles» ou des contrats temporaires de trois mois). Elle a réalisé d’importants bénéfices. L’entreprise s’est rendu compte que la nouvelle loi sur le travail – dont les dispositions sont hostiles aux salarié·e·s (voir à ce propos l’article publié sur le site le 22 juin 2021) – lui offrait une rare occasion de déréglementer encore plus les conditions de travail, afin de maximiser ses profits. Elle a annoncé aux livreurs qu’ils devaient accepter de devenir des travailleurs indépendants, en tant que «partenaires» de l’entreprise. Cela signifiait qu’ils devaient perdre la protection minimale de leurs droits de travail et s’engager dans une concurrence vicieuse entre eux afin d’obtenir un salaire minable à la pièce (c’est-à-dire à la course de livraison).
Une grève extraordinaire s’ensuivit. Elle remporta une victoire importante, fondée sur deux facteurs. Premièrement, elle a eu recours aux meilleures traditions du front uni des travailleurs. En effet, la grève a été soutenue grâce l’étroite coordination du Syndicat des travailleurs de l’alimentation et du tourisme (un syndicat sectoriel établi depuis longtemps, où le Parti communiste est la force dominante) avec l’«Assemblée des travailleurs des deux roues» (SVEOD, selon ses initiales grecques). SVEOD est l’une des «nouvelles» formes d’un syndicalisme d’organisation active des travailleurs. SVEOD a de fortes racines parmi les livreurs et une implication sérieuse de forces anarchistes et autonomes.
Deuxièmement, elle a suscité – et a été appuyée par – une puissante vague de solidarité au sein d’une grande partie de la population, qui, pendant les confinements, avait reconnu les livreurs comme des «travailleurs de première ligne». L’utilisation des services d’E-Food par le public s’est immédiatement effondrée, tandis que le gouvernement a réalisé qu’il ne pouvait pas se permettre d’attaquer les livreurs d’E-Food qui s’étaient mis en grève et avaient organisé des manifestations massives de motards. E-Food a été contraint de battre en retraite de manière désordonnée, annonçant que les 2016 livreurs employés par la société sont désormais embauchés avec des contrats à durée indéterminée (CDI), ce qui constitue le degré le plus «réglementé» de rapports de travail qui subsiste en Grèce. Cette victoire a été très largement célébrée. Elle envoie un «message» ayant trait à la possibilité d’une résistance victorieuse à toute la classe ouvrière.
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Bien sûr, la mobilisation d’E-Food n’était pas un événement isolé. Dans les hôpitaux publics (contre les réductions des dépenses sociales) et dans les écoles publiques (contre un nouveau programme d’«évaluation» des enseignant·e·s), un agenda complet d’actions de grève est mis en place. A côté de ces catégories socio-professionnelles aptes à résister en utilisant «l’instrument» de la grève, nous ne pouvons qu’espérer qu’émerge une activité de résistance de la part de nouveaux secteurs du salariat. C’est pourquoi nous considérons que l’exemple victorieux d’E-Food est particulièrement important et aura possiblement des effets à moyen-long terme.
L’humeur de la classe ouvrière ne se mesure pas exclusivement avec le «thermomètre» des actions de grève. Cet été, les expériences sociales de la pandémie se sont combinées à celles traumatisantes des désastres provoqués par les incendies [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 25 août]. Cela a suscité un climat d’indignation et de colère populaire contre le gouvernement de Kyriákos Mitsotakis. L’«usure» politique du gouvernement et de Mitsotakis lui-même a pu être constatée dans les sondages qui indiquent un recul de la confiance accordée au parti au pouvoir (Nouvelle Démocratie).
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C’est cette question que Mitsotakis a tenté d’aborder avec son discours «programmatique» lors de la Foire internationale de Thessalonique [du 11 au 19 septembre], qui sert traditionnellement de point de référence chaque année pour ce qui a trait au débat politique et à l’intérêt qu’il peut susciter. Avant la foire, la presse avait annoncé un «programme de distribution». Ce programme s’est avéré limité et principalement orienté vers les capitalistes (une réduction d’impôt sur les bénéfices) et… les riches (annulation de toute imposition sur les transferts d’actifs et de grandes propriétés). Le message politique de Kyriákos Mitsotakis était clair: «Nous ne changeons pas de politique!» Alors que, même face à des menaces majeures (pandémie) et des catastrophes majeures (incendies), «la priorité du gouvernement reste de promouvoir son programme et de mener à bien son projet de réformes».
Cette orientation a été soulignée par deux mesures emblématiques, qui se sont produites rapidement au cours des semaines suivantes.
1° Le gouvernement a achevé la privatisation du port du Pirée, dont le géant chinois Cosco détient désormais 51 % des parts. Les dockers du Pirée, qui avaient déjà fait l’amère expérience de ce que signifie travailler pour Cosco (refus de tout contrat collectif, interdiction du syndicalisme, intensification extrême de la charge de travail), sont maintenant totalement sans protection à l’intérieur d’une «zone franche» (comme les zones économiques spéciales) établie dans le plus grand port du pays. Alors que Cosco est libre de promouvoir son projet d’expansion (connexion du port avec les chemins de fer, construction d’un centre logistique, de ses propres hôtels, de ses salles de conférences, etc.)
2° Dans un mouvement de surprise absolue, le gouvernement a annoncé la privatisation soudaine de la Public Power Corporation (Dimósia Epichírisi Ilektrismoú – Société publique d’électricité), en vendant 51% de ses actions. Le maintien de la part majoritaire (c’est-à-dire du droit de gestion) de la Public Power Corporation était jusqu’à récemment une «ligne rouge» à ne pas franchir, même parmi les forces politiques bourgeoises. Elles considéraient la production d’énergie électrique comme un secteur d’«importance stratégique» pour le capitalisme grec et son Etat.
Ce qui s’était déjà produit, c’était la fragmentation de l’entreprise et la privatisation de la gestion du réseau de distribution [Hellenic Electricity Distribution Network Operator-HEDNO], en la vendant au groupe Macquarie, un fonds australien notoire qui a été décrit comme un «fonds vampire», car il a tendance à acheter des entreprises de services publics, à les sucer jusqu’à la moelle, puis à les abandonner en laissant des ruines derrière lui.
Mais cette fois-ci, Mitsotakis privatise la production d’énergie électrique, c’est-à-dire des usines, des projets hydroélectriques, des mines et des dizaines de milliers de travailleurs! Comme les néolibéraux le déclarent triomphalement dans la presse, c’est la plus grande privatisation de l’histoire du pays.
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Ces initiatives ne laissent aucune place aux illusions sur l’orientation de la politique économique et sociale du gouvernement. Contrairement à certaines réflexions et interrogations qui émergent dans le discours dominant aux Etats-Unis et dans certaines parties de l’Europe, le gouvernement grec reste pleinement engagé dans l’agenda et la stratégie néolibérale. Mais pour bien comprendre la nature de ce gouvernement, nous devons également prendre en compte ses actions dans deux autres domaines.
1° Les orientations au plan militaire et de l’armement
A Thessalonique, Mitsotakis a annoncé qu’il étendait à 24 l’achat initial de 18 coûteux avions de guerre français Rafale. Cet achat grandiose a été annoncé dans un pays qui, quelques semaines auparavant, avait désespérément besoin d’avions bombardier d’eau pour lutter contre les incendies, mais en manquait…
Et maintenant Mitsotakis annonce un programme colossal d’armement naval: l’achat de 3 + 1 frégates françaises Belharra et de 3 corvettes françaises Gowind. Ces navires de guerre français sont considérés comme des «engins lourds» (en particulier les frégates Belharra sont caractérisées comme des «Blue Water Navy», c’est-à-dire une force maritime capable d’opérer dans les eaux profondes des océans ouverts). Ils ont une grande puissance de feu destructrice, et ils peuvent fournir un soutien électronique à la force destructrice d’autres armements. Les sites web bellicistes «spécialisés» dans le militarisme affirment que la marine grecque est passée d’une force défensive en mer Egée à une force «stratégiquement présente» dans la Méditerranée orientale au sens large.
Le montant global des investissements publics dans de nouveaux avions et navires de guerre dépasse désormais les 10 milliards d’euros, un chiffre colossal au regard de la taille de l’économie grecque. C’est une provocation pour un pays dont les écoles et les hôpitaux publics sont en train de s’effondrer.
La décision d’acheter les frégates Belharra a un arrière-plan. Le gouvernement avait fait savoir à la presse qu’il avait l’intention d’acheter les frégates américaines MSCC, plus petites et moins chères. Mais, comme le décrit un journaliste spécialisé dans les questions d’«intérêt national», les amiraux se sont révoltés, exigeant des navires de guerre français plus modernes et plus «agressifs». Et le gouvernement s’est empressé d’obtempérer à leurs désirs.
Car Mitsotakis, en plus des avions de guerre Rafale et des frégates Belharra, a également «acheté» à Macron l’Accord de défense mutuelle entre la Grèce et la France. Cet accord déclare (surtout contre la Turquie) que toute action de guerre contre l’un des deux pays activera automatiquement l’engagement militaire de l’autre. Avec cet accord, l’impérialisme français officialise sa présence en Méditerranée orientale. Il y trouvera un réseau d’alliances déjà établi entre la Grèce, Chypre, l’Egypte et Israël, où l’impérialisme français jouera un rôle accru, voire prépondérant.
Ceux qui – surtout après AUKUS [alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, rendue publique le 15 septembre] – considèrent les relations Europe-Etats-Unis comme uniquement (ou principalement) concurrentielles, devraient examiner en détail l’exemple du positionnement de la Grèce en Méditerranée orientale et dans les Balkans. Ainsi, alors que l’accord franco-grec était annoncé, les négociations sur l’accord défensif mutuel entre la Grèce et les Etats-Unis étaient finalisées. Cet accord prévoit un renforcement des bases militaires étatsuniennes à Souda (sur l’île de Crète), Alexandroúpolis (à côté de la frontière gréco-turque…), Larissa en Thessalie et Stefanoviki (en Magnésie, département de Thessalie). En échange, l’Etat grec recevra de l’armement des Etats-Unis: mise à niveau des avions de guerre F-16 en F-16 Fighting Falcon, dit Viper par les pilotes, incorporation de la Grèce à la production de F-35, achat de missiles et de projectiles de précision pour les forces terrestres.
L’argument constant des néolibéraux contre toute demande des travailleurs, l’affirmation selon laquelle «il n’y a pas de fonds disponibles» pour la satisfaire, s’avère être un mensonge total lorsqu’il s’agit d’armements et de la concurrence gréco-turque pour la domination régionale.
2° Racisme institutionnel
Dans la Grèce contemporaine, dans l’Europe du XXIe siècle, la question des réfugié·e·s est traitée avec une brutalité extrême qui peut être décrite comme relevant de crimes d’Etat.
Des dizaines de réfugiés qui réussissent – après de nombreux efforts et tourments – à atteindre les côtes grecques, sont retrouvés par les garde-côtes et ensuite ils… disparaissent. Lorsque les organisations antiracistes insistent pour savoir où ils se trouvent, les autorités officielles de l’Etat répondent sans vergogne: «Nous ne savons pas – Pas de commentaire.» C’est un secret de polichinelle que ces personnes sont «rapatriées», ce qui signifie qu’elles sont débarquées sur les côtes turques de la manière la plus illégale, inhumaine et dangereuse qui soit. Il s’agit d’une escalade monstrueuse de la tactique de refoulement, qui avait été utilisée par les garde-côtes, empêchant par la force les bateaux transportant des réfugiés d’entrer dans les eaux territoriales grecques.
Mitsotakis n’a pas hésité à donner à cette politique une dimension idéologique et à en assumer l’entière responsabilité. Dans son discours à Thessalonique, il a souligné que l’objectif de son gouvernement est de garantir «zéro arrivée» et que cette «tâche» peut être effectuée «par la police et les garde-côtes». Cette politique comporte deux volets. D’une part, la police s’assure que la vie des réfugiés qui atteignent le pays devienne insupportable, afin d’envoyer le message – comme l’a dit Mitsotakis – «Ne venez pas ici!». D’autre part, les garde-côtes utilisent des tactiques illégales de «pirates» pour s’assurer que seuls quelques-uns parmi les réfugié·e·s réussiront à franchir la frontière.
Ceux qui croient que les néolibéraux sont encore des libéraux en matière de droits de l’homme devraient y réfléchir à deux fois. Le gouvernement de Mitsotakis est un exemple clair de politiques néolibérales pro-capitalistes allant de pair avec un nationalisme et un militarisme impitoyables, ainsi qu’un racisme institutionnel d’Etat.
Ce n’est donc pas une coïncidence si, malgré la grande victoire antifasciste qui a conduit des dirigeants d’Aube dorée en prison, la politique gouvernementale crée un terrain fertile pour la réactivation des groupes fascistes. Les récentes attaques dangereuses perpétrées par des fascistes dans les écoles des quartiers pauvres de Thessalonique illustrent cette menace.
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Pour résumer, nous sommes face au gouvernement le plus dangereux que nous ayons connu en Grèce depuis la chute de la dictature militaire en 1974.
Ce gouvernement n’est pas indemne après la pandémie, les incendies, la crise socio-économique, etc. Son capital politique a diminué, suite aux expériences amères vécues par la population au cours de son actuel règne d’un peu plus de deux ans. Il se dirige vers de sérieuses épreuves, car en 2023, le capitalisme grec devra faire face à une nouvelle crise de la dette et trouver un nouvel équilibre viable au milieu des renégociations du Pacte de stabilité de l’UE.
Mais cela ne signifie pas que ce gouvernement est sur le point de s’effondrer (du moins pas maintenant). Il bénéficie toujours du soutien de la classe dirigeante. Et Mitsotakis cherchera à utiliser ce soutien afin d’imposer son règne par une politique agressive.
Les orientations et les tactiques des partis d’opposition sont donc un facteur important. A Thessalonique, Alexis Tsipras a fait un discours pour répondre à ce que Mitsotakis avait dit une semaine plus tôt. Il a parlé pendant des heures et a réussi à ne pas mentionner le mot «gauche» une seule fois! Il a parlé d’un «nouveau départ», avec la «classe moyenne» jouant un rôle central, à travers la formation d’un «gouvernement largement progressiste». Même les anciens symboles et couleurs de SYRIZA étaient absents de la salle où il a prononcé son discours et donné une conférence de presse. La couleur verte a prévalu (qui en Grèce est identifiée au PASOK social-démocrate), tandis que Tsipras a reproduit les slogans (et même les phrases fétiches…) les plus typiques de… Andreas Papandreou [1919-1996], le fondateur et leader historique du PASOK [créé en 1974].
Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande expérience politique pour comprendre que cette stratégie de «centre-gauche» n’est pas une réponse efficace à l’agression et à la direction véritablement pro-capitaliste de Mitsotakis. On peut le constater dans les sondages d’opinion, où Nouvelle Démocratie perd du terrain mais où SYRIZA stagne.
Le vide dans la politique de gauche est évident. Cela met une certaine pression sur le Parti communiste, qui est «appelé» par la réalité existante à faire preuve d’initiative. Bien que l’on ne sache pas encore s’il le fera, ni surtout quel type d’initiatives il prendra. La situation met également la pression sur les forces de la gauche radicale-anticapitaliste pour qu’elles abordent la situation de leur fragmentation à la suite de la défaite de 2015.
L’élément d’espoir dans ce tableau est la tendance à la revitalisation des luttes «d’en bas«. Pour nous, la victoire des travailleurs dans E-Food et le message qu’elle a envoyé au reste de la classe ouvrière sont particulièrement importants. (Article reçu le 3 octobre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)