Le Portugal, l’Union Européenne et l’Euro – interview avec João Ferreira (première partie) 07.05.2017
L’Union Européenne (UE) est entrée dans une phase de turbulence. Toutes ces années de crise et d’austérité brutale ont eu des conséquences sociales catastrophiques, en particulier dans les pays de la périphérie. Au Portugal, un changement de gouvernement après les élections législatives de 2015 a mis fin à l’austérité imposée par la troïka ce qui a permis un revirement de certaines politiques. Mais des problèmes structurels persistent en raison de la nature de l’UE et de ses mécanismes, en particulier la monnaie unique. Pour discuter de la situation politique au Portugal, des conséquences de l’entrée sur le marché unique et de l’Euro, et des solutions à ces problèmes, ainsi que d’autres questions telles que la montée de l’extrême droite en Europe, nous avons interviewé João Ferreira du Parti Communiste Portugais (PCP) ; il est membre du Comité Central du PCP, conseiller municipal à Lisbonne et deux fois élu au Parlement européen.
Comment décririez-vous l’actuel gouvernement portugais ? Est-ce un gouvernement de gauche ?
C’est un gouvernement du Parti Socialiste (PS). Ce n’est ni un gouvernement de gauche ni une coalition de forces de gauche, comme nous l’entendons parfois. C’est un gouvernement du Parti Socialiste qui met en pratique les positions du Parti Socialiste vis-à-vis des questions fondamentales de la politique de droite et de sa vision pour le pays, position aussi fondamentalement différentes de celles du PCP. Mais c’est un gouvernement minoritaire ; ce qui signifie, avec l’équilibre actuel des pouvoirs au Parlement, que le PCP joue un rôle important dans le processus de restauration des droits et l’augmentation des revenus des personnes que le gouvernement s’est engagé à mettre en œuvre avant sa prise de fonction.
En fait, les progrès accomplis depuis le début de ce gouvernement l’ont souligné. Il y a eu un processus de restauration des droits et d’augmentation des revenus dans lequel le PCP et les luttes populaires de ces dernières années ont joué un rôle décisif. Cependant, des problèmes structurels fondamentaux persistent encore, dont la solution nécessite des politiques globales pour aller au-delà du recouvrement des droits et des revenus et finalement développer le pays. Tout cela est proprement lié au fait qu’il s’agit d’un gouvernement du Parti Socialiste qui a hérité de toutes les contradictions historiques que le Parti Socialiste n’a pas réussi à résoudre et qui sont à leur tour liées aux politiques de droite des 40 dernières années. Et cela explique pourquoi ce gouvernement n’est pas un gouvernement de gauche.
Analysons ces problèmes séparément. Quelles mesures positives ont été décidées et mises en œuvre, et pourquoi y a t’il eu une réponse si fébrile ou plutôt une opposition déterminée de Bruxelles ?
Les actions du gouvernement précédent, une coalition de droite du Parti Social-Démocrate (PSD) et des Démocrates-Chrétiens (CDS) ont eu comme point de départ le programme d’intervention de la troïka, composé du Fonds Monétaire International (FMI) La Banque Centrale Européenne (BCE) et l’Union européenne (UE). Ce programme a été approuvé par le PSD, le PS et le CDS, alors que le PCP l’a qualifié comme étant un «pacte d’agression» à l’encontre du pays et du peuple.
De sorte que ce gouvernement PSD-CDS a mis en œuvre des politiques qui sont essentiellement conformes aux récentes directives du FMI et de l’UE : une attaque contre les droits du travail et les droits sociaux, la privatisation des entreprises publiques et des secteurs stratégiques de l’économie, la destruction et le démantèlement des services publics, en divergence permanente avec la Constitution portugaise. C’est un gouvernement qui a mis en place avec diligence toutes les orientations et les injonctions de l’Union Européenne. Lorsque ce gouvernement a été battu lors des élections législatives de 2015 et que les conditions ont été réunies pour qu’un nouveau gouvernement prenne ses fonctions – un gouvernement minoritaire PS qui avait accepté de revenir sur certaines des mesures mises en œuvre au cours des quatre années précédentes – la Commission Européenne a alors immédiatement réagi. Les autorités européennes, les grandes puissances européennes, le grand capital européen et leurs représentants politiques, comme par exemple la Commission Européenne, tous ont tout de suite réagi dès lors qu’ils virent en danger le plan qu’ils avaient préconisé et imposé.
Qu’est-ce qui a été fait en particulier ? Même si elles ont une portée limitée, certaines mesures que nous considérons comme importantes ont été mises en œuvre. Par exemple :
- un arrêt définitif des processus de privatisation en cours dans le secteur des transports
- la restauration de quatre jours fériés qui avaient été supprimés par le gouvernement précédent
- la restauration de la semaine de 35 heures dans le secteur public
- l’élimination des réductions de salaire dans le secteur public et de la surtaxe de l’impôt sur le revenu, ce qui signifie une augmentation des revenus de la classe ouvrière
- une augmentation des revenus des régimes de retraite, alors que la troïka recommandait d’autres réductions, cette fois avec un caractère permanent, en plus des coupes mises en place par le gouvernement précédent
- une augmentation du salaire minimum, même si elle est encore bien inférieure au montant que nous jugeons juste
- la restauration de la négociation collective dans les entreprises publiques
- une augmentation des prestations familiales et infantiles, tant dans son montant que dans le nombre de personnes couvertes
- la mise en place de la gratuité des livres scolaires dans les écoles primaires
Ce sont toutes des mesures qui vont à l’encontre des diktats de la troïka. La troïka, l’UE et le grand capital portugais ont vu cela comme une menace pour les politiques générales qu’ils avaient imposées et ont réagi de manière violente, avec des menaces et des pressions. Cela souligne la tournure prise par l’Union Européenne. Même les mesures limitées ayant un caractère social, l’augmentation des revenus, l’amélioration du niveau de vie, suffisent à nous mettre en porte-à-faux vis-à-vis de l’UE, de sa structure de pouvoir et des politiques qui ont été imposées aux peuples. Nous ne parlons pas de mesures fondamentales, structurelles, mais celles d’une portée très limitée ; mais même celles-ci suffisent à déclencher la réaction brutale que nous avons observée.
Vous avez également mentionné les lacunes du Parti Socialiste qui empêchent une réponse plus complète aux problèmes du pays. Pouvez-vous développer sur ce sujet ?
D’un côté, le Parti Socialiste est soumis à toutes les politiques et injonctions de l’Union Européenne. S’il est vrai que des mesures concrètes recommandées par l’UE ont été remises en question, les principales impositions résultant du Pacte de Stabilité, des séries de mesures de Gouvernance Économique, du Semestre Européen (1), du Pacte Budgétaire Européen, ont toutes été adoptées et acceptées par le Parti Socialiste. Et nous parlons de politiques qui ont un caractère inhérent à la Droite et au néolibéralisme. De même, le PS accepte également la soumission à la monnaie unique, dont nous parlerons plus en détail plus tard, avec tout ce que cela a signifié pour le pays en termes de destruction des secteurs productifs et d’une augmentation globale des inégalités.
Mais sur la sphère nationale, le Parti Socialiste reste aux abonnés absents quand il s’agit de confrontations avec les classes dominantes. Par exemple, on ne peut pas compter sur lui pour la réforme du système fiscal afin d’exiger une plus grande contribution du grand capital. Au fil des ans, le système mis en place est extrêmement favorable au grand capital, lui faisant bénéficier d’un fardeau fiscal extrêmement faible aux dépens des travailleurs et des petites et moyennes entreprises. Maintenant que nous avons besoin de changements majeurs pour inverser cette situation, on ne peut pas compter sur le Parti Socialiste. Un autre exemple concerne la législation du travail et le fait que le Parti Socialiste n’a rien fait concernant les mesures les plus pénalisantes pour les travailleurs. Cela montre qu’il existe des aspects structurels de la politique de droite qui subsistent dans le Parti Socialiste.
Pour en revenir au grand capital, il semble que le secteur bancaire reste au centre de l’actualité, avec des craintes et une instabilité constantes. Quelles mesures, selon le PCP, devraient être mises en œuvre en ce qui concerne le secteur bancaire ?
Le PCP a identifié trois contraintes majeures auxquelles le pays est confronté :
1 – la soumission à l’euro
2 – la dette colossale et le service de la dette
3 – la domination des banques privées sur le secteur financier
Les deux premiers points seront abordés dans un instant. En ce qui concerne le troisième, il convient de rappeler que le secteur bancaire a été nationalisé après la Révolution de 1974 ; puis il y a eu un processus de privatisation et de reconstitution des banques privées. Avec le résultat de ce processus que nous avons pu observer ces derniers temps. Nous avons un secteur bancaire qui n’est pas au service du pays mais qui ne sert que quelques groupes économiques et financiers, certains portugais, d’autres étrangers. Ces groupes ont accumulé au fil des ans des bénéfices fabuleux au détriment des familles, des petites et moyennes entreprises et du pays en général. Tout cela en recourant à des opérations frauduleuses et de corruption, à des spéculations sans entraves, à des prêts aux amis et à la famille, etc. Du point de vue du PCP, cela démontre la nécessité de ramener le secteur bancaire sous le contrôle public, en le réorientant vers ce qui devrait être sa fonction sociale : protéger les épargnes et les mettre au service des investissements productifs, revigorer l’économie et le développement du pays, plutôt que de mettre ces ressources au service de pratiques énumérées précédemment.
Au Portugal, nous avons beaucoup entendu parler de la CGD et de la Novo Banco (2) …
La Novo Banco est un exemple frappant d’une banque qui ne sert que les intérêts d’une poignée de capitalistes, mais ce n’est pas un cas unique. C’est un exemple que l’on retrouve chez d’autres banques qui ont été à l’origine de problèmes considérables. En fait, les travailleurs ont été mis plus d’une fois à contribution pour couvrir les pertes des banques privées. Ce que nous soutenons, compte tenu du point de déliquescence que nous avons atteint, c’est que l’État retienne le contrôle publique sur la Novo Banco comme point de départ d’un contrôle plus généralisé du secteur bancaire.
En ce qui concerne la Caixa Geral de Depósitos, il a un problème fondamental. Même si c’est une banque publique, en raison de choix des gouvernements récents, elle a été gérée comme si elle était une banque privée. Donc, les mêmes opérations spéculatives, réalisations de prêts douteux, etc., ont été exécutées, sans oublier qu’elle a également été appelée à combler des trous dans les banques privées. Par conséquent, la demande n’est pas seulement de garder Caixa Geral de Depósitos dans la sphère publique, mais d’avoir une direction qui fonctionne efficacement pour soutenir le développement du pays.
Passons maintenant à la dette, ce qui était bien sûr la raison de l’intervention de la troïka. Comment la dette du Portugal s’est-elle gonflée pour en arriver aux niveaux actuels ?
Il existe deux types de causes : des causes structurelles, fondamentales et d’autres que nous pouvons appeler plus circonstancielles. Les premières concernent le processus de destruction et le démantèlement progressif de l’appareil productif, des secteurs productifs tels que l’agriculture, la pêche, l’industrie, et ce que cela implique en termes de dépendance accrue envers les biens et les services étrangers. En plus de cela, il y a eu aussi un processus de privatisations dans les secteurs stratégiques de l’économie, ce qui a permis aux capitaux, à la fois nationaux et étrangers, d’acheter des participations dans ces secteurs. Cela signifiait nécessairement une perte de fonds, puisque les bénéfices et les dividendes, au lieu de rester dans les caisses de l’État, allaient dans les poches des actionnaires.
Ces deux aspects sont inséparables avec l’entrée du Portugal dans la CEE, le marché unique, pour se retrouver en concurrence sans protection contre des économies beaucoup plus fortes avec des niveaux de productivité beaucoup plus élevés. Et les fonds structurels européens, destinés à atténuer les répercussions de cette compétition inégale, n’ont jamais réussi à le faire, même si certains en rejettent la responsabilité sur les gouvernements au pouvoir à l’époque. Mais une grande partie des fonds structurels est venue et est repartie sous la forme d’acquisition de biens et de services, revenant dans certains cas vers leur lieu d’origine. En fait, les montants transférés par l’UE au Portugal sont maintenant dépassés par les montants qui quittent le pays en tant que bénéfices, dividendes et intérêts vers d’autres pays de l’UE. Autrement dit, le Portugal est un contributeur net dans l’Union européenne.
(Évolution de la dette publique portugaise en pourcentage du PIB. Données de l’Institut National des Statistiques Portugais)
Les causes plus circonstancielles ont trait à l’attaque spéculative que les dettes souveraines des pays dits périphériques ont subie entre 2009 et 2011. Une attaque qui est intimement liée aux règles mêmes qui guident les institutions européennes et la Banque Centrale Européenne en particulier. Il est important de garder à l’esprit que la BCE ne prête pas d’argent aux États, mais le fait aux banques privées ; et pendant une longue période, nous avons assisté à une situation durant laquelle la BCE a accordé des prêts aux banques privées, les marchés dits financiers, avec des taux d’intérêt de 1%, et ces banques se sont retournées pour facturer des taux d’intérêt aux États qui, dans le cas du Portugal, atteignaient 7%. Jusqu’au début du processus d’achat de dette par la BCE, processus qui a été retardé le plus longtemps possible, le Portugal et d’autres pays ont fait face à cette attaque spéculative, avec des écarts très importants dans les taux d’intérêt qui ont été responsables d’une forte augmentation de la dette publique. Et bien sûr, le programme de la troïka a empiré les choses.
En remontant un peu, dans les années 1980, le PCP s’opposait à ce que le Portugal adhère au marché unique. Quelles étaient les raisons de cette position et qu’est-ce qui est finalement arrivé ?
Le Parti communiste était essentiellement le seul parti au Portugal à mener une étude approfondie des conséquences d’une adhésion éventuelle au marché unique. Nous avons même démarré avant la Révolution, lorsque cette possibilité d’entrer sur le marché unique a commencé à être discutée ; nous l’avons encore fait dans les années 1980 quand la décision est passée et que le pays est entré dans la CEE, et nous l’avons fait de nouveau 20, 30 ans après cette adhésion. Et en général, les avertissements que nous avons émis se sont révélés justifiés. Le PCP avait raison. A l’époque, notre voix était isolée ; aujourd’hui, de nombreux mouvements politiques et d’opinion constatent la véracité de ce que nous avons dit tout au long.
La CEE, aujourd’hui l’UE, est un processus d’intégration capitaliste. Les processus d’intégration ne sont pas neutres. En fonction de leur nature, ils peuvent aider les peuples ou se mettre au service des capitaux et des multinationales. L’UE/CEE, en tant que processus d’intégration capitaliste, est conçue pour favoriser l’accumulation de capital. Au lieu de promouvoir la convergence, nous avons une divergence sociale et économique, et cela est évident dans la situation rencontrée aujourd’hui par les pays périphériques, encore une fois dans la lignée de ce que prévoyait le PCP.
Il y a un autre point important à souligner dans le cas concret du Portugal. Les grands groupes monopolistes ont subi des revers majeurs après la Révolution d’avril (1974) et les progrès réalisés qui ont suivi. Juste pour rappeler certains d’entre eux : la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, la réforme agraire, une Constitution qui garantit des droits économiques, sociaux et culturels de grande envergure, entre autres. L’adhésion à la CEE a été perçue par ces groupes comme une occasion de récupérer le pouvoir perdu. Parce que le critère même de l’adhésion à la CEE impliquait que l’Etat soit soumis à la soi-disant économie de marché ; et donc au Portugal, cela a fini par stimuler le processus de reprise capitaliste et la reconstitution des monopoles qui existaient durant la dictature fasciste et qui avaient été démantelés après la Révolution. La prise en compte du caractère instrumental de l’entrée sur le marché unique en termes de retour au pouvoir des classes anciennement dominantes faisait également partie de notre analyse et motivait notre opposition. Et là aussi, il s’est avéré que nous avions raison.
Notes :
(1) Le semestre européen fournit un cadre pour la coordination des politiques économiques entre les pays de l’Union européenne. Il leur permet de débattre de leurs programmes économiques et budgétaires et de suivre les progrès accomplis à des moments précis de l’année.
(2) Le Banco Espírito Santo (BES) était le joyau de la couronne de l’empire commercial de la puissante famille Espírito Santo. En 2014, il a fallu un plan de sauvetage de plusieurs milliards d’euros après sa faillite suite à des années de pratiques douteuses avec la complicité des régulateurs. Une nouvelle banque, appelée «Novo Banco», a été créée sans les actifs toxiques du BES. Le PCP a soutenu que, compte tenu du coût énorme de l’aide financière, la banque ne devrait pas être simplement reprivatisée.
La Caixa Geral de Depósitos (CGD) est la plus grande et l’unique banque publique portugaise. La droite, depuis longtemps, rêve de la privatiser.
Traduit de l’anglais par Stéphane Rouilly
Source : http://www.investigaction.net/le-portugal-lunion-europeenne-et-leuro-interview-avec-joao-ferreira-premiere-partie/?#