Série : Le récit de la crise grecque par Yanis Varoufakis : un témoignage accablant pour lui-même
Début 2011, premiers contacts de Varoufakis avec Tsipras et Pappas
Varoufakis décrit sa première rencontre avec Alexis Tsipras et Nikos Pappas début 2011. Pappas lui avait donné rendez-vous dans un petit hôtel restaurant proche du local de Syriza.
- « Quand je suis arrivé à l’hôtel, Alexis et Pappas étaient déjà en train de commander leur déjeuner. Alexis avait une voix chaleureuse, un sourire sincère et la poignée de main d’un éventuel ami. Pappas avait un regard plus illuminé et une voix plus haute. […] Il était évident qu’il avait l’oreille du jeune prince et qu’il lui servait à la fois de guide, de frein et d’aiguillon, une impression que j’aurai toujours au fil des années tumultueuses qui suivraient : deux jeunes hommes du même âge mais de tempéraments différents, qui agissaient et pensaient comme un seul homme. |1| »
Varoufakis explique que Tsipras hésitait sur l’orientation à prendre quant à une sortie éventuelle de la zone euro.
- « Depuis 2011, Syriza était déchiré par les divisions internes face au problème : fallait-il officiellement soutenir le Grexit (quitter la zone euro, mais pas nécessairement l’Union européenne) ? Je trouvais l’attitude d’Alexis face à la question à la fois cavalière et immature. Son objectif était de maîtriser les tendances rivales au sein de son parti plus que de se faire une opinion claire et personnelle. À en juger par les regards complices de Pappas, il était évident qu’il partageait mon point de vue. Il comptait sur moi pour l’aider à empêcher le leader du parti de jongler avec l’idée du Grexit.
- J’ai fait de mon mieux pour impressionner Alexis et le convaincre que viser le Grexit était une erreur aussi grave que de ne pas s’y préparer du tout. J’ai reproché à Syriza de s’engager à la légère (…). »
Tsipras a soumis à Varoufakis l’idée de menacer les dirigeants européens d’une sortie de la Grèce de la zone euro, en cas de refus de leur part de remettre en cause la politique mémorandaire. Varoufakis lui a répondu qu’il éviter de sortir de la zone euro car il était possible par la négociation d’obtenir une solution favorable à la Grèce, notamment une nouvelle restructuration de sa dette.
Tsipras a répliqué que des économistes renommés, comme Paul Krugman, affirmaient que la Grèce irait bien mieux sans l’euro.
Varoufakis poursuit son récit : « Je lui ai répondu qu’on irait bien mieux si on n’était jamais entrés dans la zone euro, mais ne pas y être entrés était une chose, en sortir était une autre. […] Pour le persuader d’abandonner ce raisonnement paresseux, je lui ai fait le tableau de ce qui nous attendait en cas de Grexit. Contrairement à l’Argentine qui avait renoncé à la parité entre le peso et le dollar, la Grèce n’avait pas de pièces ni de billets à elle en circulation. » Pour le convaincre, Varoufakis fait observer à Tsipras que : « Créer une nouvelle monnaie demande des mois. »
En réalité cet argument qui a été utilisé à de multiples reprises par Varoufakis et d’autres opposants à la sortie de l’euro n’est pas solide. En effet, il était possible d’adopter une nouvelle monnaie en utilisant les billets en euro après les avoir estampillés. Les distributeurs automatiques des banques auraient délivré des billets en euro qui auraient été préalablement marqués d’un sceau. C’est notamment ce que James Galbraith a expliqué dans une lettre à son ami Varoufakis en juillet 2015 |2|.
En réalité, ce que souhaite Varoufakis, c’est convaincre Tsipras qu’il est possible de rester dans la zone euro tout en rompant avec la politique anti sociale appliquée jusque-là : « nous exigerons une renégociation qui impliquera un new deal pour la Grèce et qui nous permettra d’avoir une économie sociale viable au sein de la zone euro ; si l’UE et le FMI refusent de négocier, nous n’accepterons plus le moindre prêt empoisonné payé par les contribuables européens. Et s’ils répliquent en nous poussant hors de l’euro, ce qui aurait un coût considérable pour eux et pour nous, laissez-les choisir la politique du pire. »
Pour Varoufakis, il ne faut donc pas préparer la sortie de la zone euro et s’il faut un jour y passer, cela sera la pire des solutions.
Varoufakis poursuit :
- « Pappas hochait la tête avec enthousiasme, mais Alexis avait l’esprit ailleurs, jusqu’à ce que je l’oblige à sortir de son silence. Sa réponse m’a confirmé qu’il était davantage préoccupé par les rapports de force au sein de Syriza que prêt à prendre le taureau par les cornes à propos du Grexit. Je ne me suis pas laissé impressionner. Notre rendez-vous arrivait à sa fin, et, au risque de paraître condescendant, je lui ai donné un conseil bienveillant, non sollicité, qui n’avait rien à voir. Il aurait pu le prendre mal.
- – Alexis, si tu veux être Premier ministre, il faut que tu apprennes l’anglais. Prends des cours, c’est essentiel. »
Quand Varoufakis rentre chez lui, son épouse, Danaé lui demande comment s’est passé le rendez-vous et il répond : « Le type est sympa, mais je ne pense pas qu’il ait la carrure. »
Varoufakis, l’audit de la dette et la suspension du paiement
Dans sa narration des évènements de l’année 2011, Varoufakis ne mentionne à aucun moment l’importante initiative d’audit citoyen de la dette à laquelle il a refusé de participer.
Il est utile de préciser que les positions du CADTM commencent à être connues en Grèce à partir de 2010. Plusieurs interviews sont publiées dans la presse grecque. Par exemple, la revue grecque Epikaira publie une longue interview de moi réalisée par Leonidas Vatikiotis, journaliste et militant politique d’extrême-gauche très actif. J’y explique les causes de l’explosion de la dette publique grecque et en quoi l’expérience de l’Équateur peut être une source d’inspiration pour la Grèce en termes de commission d’audit et de suspension du paiement de la dette. En guise de conclusion, à la question « Que doit faire la Grèce ? », je répondais : « Mon conseil est catégorique : ouvrez les livres de comptes ! Examinez dans la transparence et en présence de la société civile tous les contrats de l’État – des plus grands, comme par exemple ceux des récents Jeux olympiques, jusqu’aux plus petits – et découvrez quelle partie de la dette est le fruit de la corruption, et par conséquent est illégale et odieuse selon le jargon international, et dénoncez-la ! » |3|.
De son côté, dans plusieurs articles largement diffusés en Grèce par la presse imprimée et par les réseaux sociaux, l’économiste Costas Lapavitsas défendait également activement la nécessité de créer une commission d’audit. Dans un de ses papiers, il affirme : « La Commission internationale d’audit pourrait jouer le rôle de catalyseur contribuant à la transparence requise. Cette commission internationale, composée d’experts de l’audit des finances publiques, d’économistes, de syndicalistes, de représentants des mouvements sociaux, devra être totalement indépendante des partis politiques. Elle devra s’appuyer sur de nombreuses organisations qui permettront de mobiliser des couches sociales très larges. C’est ainsi que commencera à devenir réalité la participation populaire nécessaire face à la question de la dette. » (article publié le 5 décembre 2010 par le quotidien Eleftherotypia |4|).
Le 9 janvier 2011, le troisième quotidien grec en termes de tirage (à l’époque), Ethnos tis Kyriakis m’interviewe et titre « Ce n’est pas normal de rembourser les dettes qui sont illégitimes. Les peuples de l’Europe ont aussi le droit de contrôler leurs créanciers » |5|. Le quotidien explique que « Le travail du Comité en Équateur a été récemment mentionné au Parlement grec par la députée Sofia Sakorafa. ».
En effet, Sofia Sakorafa, qui a rompu avec le Pasok quand celui-ci a accepté le mémorandum de 2010, était intervenue en décembre 2010 au parlement pour proposer la création d’une commission d’audit de la dette grecque en s’inspirant de l’expérience équatorienne. Le parlement ne l’avait pas suivie.
Costas Lapavitsas, qui résidait à Londres où il enseignait et dont les positions trouvaient un écho important en Grèce, prend alors contact avec moi et me propose de collaborer au lancement d’une initiative internationale pour la création d’une commission d’audit, ce que j’accepte immédiatement.
Simultanément Giorgos Mitralias du CADTM Grèce prenait contact avec Leonidas Vatikiotis qui était en pointe dans l’activité pour faire avancer sur le terrain en Grèce la création d’une telle commission.
Costas Lapavitsas m’a consulté sur le contenu de l’appel international de soutien à la constitution du comité, j’ai fait quelques amendements. Après quoi, nous avons commencé à chercher des appuis parmi des personnalités susceptibles de nous aider à augmenter l’écho et la crédibilité de cette initiative. Je me suis chargé de collecter un maximum de signatures de personnalités internationales en faveur de la mise en place du comité d’audit. Je connaissais plusieurs d’entre elles depuis des années comme Noam Chomsky avec qui j’étais en contact sur la thématique de la dette depuis 1998, Jean Ziegler, à l’époque rapporteur des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Tariq Ali ainsi que de nombreux économistes, …
Dans ma recherche de signatures je n’ai essuyé qu’un seul refus, celui de James Galbraith. Je dialoguais avec lui depuis plusieurs années à l’occasion de conférences sur la globalisation financière où nous nous retrouvions. Plus tard, j’ai reçu une partie de l’explication de ce refus, lorsque Yanis Varoufakis a expliqué publiquement pourquoi il refusait de souscrire à l’appel de la création de la commission d’audit |6|. Il raconte qu’il a été contacté par Galbraith qui lui demandait s’il fallait signer cet appel ou non. Il déclare qu’il lui a recommandé de ne pas le faire. Dans cette longue lettre, Y. Varoufakis justifie son refus de soutenir la création du comité citoyen d’audit (ELE). Il déclare que si la Grèce suspendait le paiement de la dette, elle devrait sortir de la zone euro et se retrouverait du coup à l’âge de pierre. Varoufakis explique que, par ailleurs, les personnes qui ont pris cette initiative sont bien sympathiques et bien intentionnées et qu’en principe, il est favorable à l’audit mais que dans les circonstances dans lesquelles la Grèce se trouve, celui-ci n’est pas opportun. Dans ce long texte, Varoufakis donne également son avis critique sur le documentaire Debtocracy.
En mars 2011 était lancé le comité grec d’audit de la dette (ELE). C’est le résultat de gros efforts de convergence entre des personnes qui se connaissaient à peine ou pas du tout quelques semaines ou mois auparavant. Le processus de création a été stimulé par l’ampleur de la crise en Grèce.
Le documentaire Debtocracy diffusé à partir d’avril 2011 et dans lequel Hugo Arias (économiste équatorien qui a été l’un des principaux animateurs de la commission d’audit créée en 2007 par le président Rafael Correa) et moi-même intervenons longuement, a permis de donner un très grand écho à la proposition d’audit citoyen de la dette et à la nécessité et au bienfondé d’annuler la partie illégitime et odieuse de celle-ci |7|. Dans les 6 premières semaines de la sa diffusion sur internet, Debtocracy a été téléchargé par plus d’un million et demi de Grecs.
Parmi les personnalités grecques qui ont signé l’appel en 2011, on retrouve Euclide Tsakalotos (devenu ministre des finances du gouvernement Tsipras, en remplacement de Yanis Varoufakis, à partir de début juillet 2015, il a gardé ce portefeuille ministériel dans le deuxième gouvernement Tsipras mis en place fin septembre 2015), Panagiotis Lafazanis (un des principaux dirigeants de la plate-forme de gauche dans Syriza, ministre de l’énergie dans le gouvernement Tsipras entre janvier et le 16 juillet 2015, leader de l’Unité populaire, créée fin août 2015 par le secteur qui a quitté Syriza en s’opposant au 3e mémorandum), Nadia Valavani (membre également de la plate-forme de gauche, vice-ministre des finances du 27 janvier au 15 juillet 2015, membre également de l’Unité populaire), Sofia Sakorafa (élue eurodéputée Syriza en mai 2014 et siégeant comme indépendante depuis septembre 2015 car en désaccord avec la capitulation), Georges Katrougalos (vice-ministre de la réforme administrative de janvier 2015 à juillet 2015, devenu ensuite ministre du travail à partir de août 2015, reconduit dans les mêmes fonctions dans le cadre du 2e gouvernement formé par Alexis Tsipras. A partir de novembre 2016, il a occupé la fonction de vice-ministre des affaires étrangères), Notis Maria (élu eurodéputé en mai 2014 sur la liste du parti souverainiste de droite Anel, siégeant comme indépendant depuis janvier 2015).
Varoufakis ne mentionne pas non plus la conférence internationale réalisée à Athènes en mars 2011 par Synaspismos (la principale composante de Syriza présidée par Alexis Tsipras) et par le Parti de la Gauche européenne, à laquelle il a pourtant lui-même participé. Au cours de cette conférence ont pris la parole Alexis Tsipras, Oskar Lafontaine (ex-ministre social-démocrate des Finances en Allemagne, un des fondateurs de Die Linke), Pierre Laurent (dirigeant du PCF et du Parti de la Gauche Européenne), Mariana Mortagua du Bloc de Gauche au Portugal, Euclide Tsakalotos, Yannis Dragasakis, moi-même et plusieurs autres invités.
À cette conférence, ma communication a porté sur les causes de la crise, l’importance vitale de réduire radicalement la dette par des mesures d’annulation liées à la réalisation d’un audit de la dette avec participation citoyenne |8|.
Il y avait 600 ou 700 participants et plusieurs des communications ont été rassemblées dans un livre publié en anglais par l’institut Nikos Poulantzas sous le titre The Political Economy of Public Debt and Austerity in the EU |9|. Si je mentionne cette conférence, c’est pour indiquer qu’à l’époque, il était évident de mettre au programme une intervention sur la nécessité de l’audit de la dette, thème qui est totalement évacué par Varoufakis, tant dans l’orientation qu’il a défendu que dans la narration de ce qui s’est passé en 2011.
En mai 2011, la conférence internationale d’appui à l’audit citoyen de la dette grecque qui s’est tenue à Athènes a remporté un franc succès, avec l’affluence de près de 3 000 personnes réparties sur les 3 jours. Le CADTM faisait partie des organisations qui ont convoqué cette réunion. Pendant cette conférence, j’ai coordonné le premier panel de discussion auquel ont participé notamment Nadia Valavani |10|, qui est devenue plus tard vice-ministre des Finances du gouvernement Tsipras 1, et Leonidas Vatikiotis. Le CADTM avait contribué, avec les organisateurs grecs et d’autres mouvements non grecs, à convaincre un nombre significatif d’organisations d’Europe de soutenir la conférence et d’adopter collectivement une déclaration qui garde toute sa valeur (voir encadré).
Déclaration de la Conférence d’Athènes sur la dette et l’austérité adoptée en mai 2011 (extraits)Nous appelons à soutenir :
• L’audit démocratique des dettes comme un pas concret en direction de la justice en matière d’endettement. Les audits de la dette avec participation de la société civile et du mouvement syndical, tels que l’Audit citoyen de la dette au Brésil, permettent d’établir quelle part de la dette publique sont illégales, illégitimes, odieuses ou simplement insoutenables. Ils offrent aux travailleurs/euses les connaissances et l’autorité nécessaires au refus de payer la dette illégitime. Ils encouragent également la responsabilité, la reddition de comptes et la transparence dans l’administration du secteur public. Nous exprimons notre solidarité avec les audits en Grèce et en Irlande et nous tenons prêts à y apporter notre aide en termes pratiques.
• Des réponses souveraines et démocratiques à la crise de la dette. Les gouvernements doivent répondre en premier lieu à leur peuple, et non aux institutions de l’UE ou au FMI. Les peuples de pays comme la Grèce doivent décider quelles politiques sont à même d’améliorer leurs chances de reprise et de satisfaire leurs besoins sociaux. Les États souverains ont le pouvoir d’imposer un moratoire sur le remboursement si la dette détruit les moyens de subsistance des travailleurs/euses. L’expérience de l’Équateur en 2008-9 et de l’Islande en 2010-11 montre qu’il est possible de donner des réponses radicales et souveraines au problème de la dette, y compris en répudiant sa part illégitime. La cessation de paiements justifiée par l’état de nécessité est même reconnue légale par des résolutions de l’ONU.
• Une restructuration économique et une redistribution, pas d’endettement. La domination des politiques néolibérales et le pouvoir de la finance internationale ont mené à une croissance faible, des inégalités croissantes, et à des crises majeures tout en sapant les processus démocratiques. Il est impératif de changer les fondements des économies par des programmes de transition qui comprennent le contrôle sur les capitaux, une régulation stricte des banques et même leur transfert au secteur public, des politiques industrielles qui reposent sur des investissements publics, le contrôle public des secteurs stratégiques de l’économie et le respect de l’environnement. Le premier objectif doit être de protéger et d’augmenter l’emploi. Il est aussi crucial que les pays adoptent des politiques redistributives radicales. La base d’imposition doit être étendue et devenir plus progressive en taxant le capital et les riches, permettant ainsi la mobilisation de ressources internes comme alternative à l’endettement. La redistribution doit aussi inclure la restauration des services publics de santé, d’éducation, de transport et des retraites ainsi que renverser la pression à la baisse sur les salaires.
Il s’agit là des premiers pas vers la satisfaction des besoins et aspirations des travailleurs/euses, mesures qui par ailleurs renverseraient le rapport de forces au détriment du grand capital et des institutions financières. Elles permettraient aux peuples d’Europe, et plus largement du monde entier, de maîtriser davantage leurs moyens de subsistance, leurs vies et le processus politique. Elles offriraient également de l’espoir à la jeunesse d’Europe dont l’avenir semble aujourd’hui bien sombre, avec peu d’emplois, des salaires bas et l’absence de perspectives. Pour ces raisons, soutenir la lutte contre la dette en Grèce, en Irlande, au Portugal et dans d’autres pays d’Europe est dans l’intérêt des travailleurs/euses, où qu’ils/elles se trouvent.
Athènes, le 8 mai 2011
La déclaration est signée par : Initiative pour une Commission d’audit grecque (ELE)
European Network on Debt and Development (Eurodad)
Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM)
The Bretton Woods Project, Grande-Bretagne
Research on Money and Finance, Grande-Bretagne
Debt and Development Coalition Irlande
Afri – Action from Ireland
WEED – World Economy Environment Development, Allemagne
Jubilee Debt Campaign, Grande-Bretagne
Observatorio de la Deuda en la Globalización, Espagne
Source : http://www.cadtm.org/Declaration-de-la-Conference-d
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Lors d’une discussion que Varoufakis et moi avons eue le 9 novembre 2016 à Athènes |11|, je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas soutenu l’initiative d’audit citoyen de la dette à partir de 2011. Il m’a répondu que cette initiative n’était pas bonne car elle remettait en cause la légitimité et la légalité de la dette. Selon lui, il n’y avait pas lieu de remettre en cause la légalité ou la légitimité de la dette grecque.
Varoufakis a adopté une position d’économiste borné qui ne voit la dette qu’en termes de soutenabilité financière et d’accès aux sources de financement. Il n’a pas du tout saisi l’importance de l’audit citoyen. Alors que dans son livre il insiste sur l’importance du mouvement d’occupation des places qui a eu lieu en juin-juillet 2011 en Grèce, il ne s’est pas aperçu de l’écho que l’initiative d’audit citoyen a obtenu au cours de ce puissant mouvement.
J’ai donc été témoin direct du refus de Varoufakis de soutenir l’audit citoyen en 2011 et j’ai constaté sa capacité à convaincre James Galbraith de ne pas signer l’appel international que nous avions lancé avec Costas Lapavitsas. Après avoir lu attentivement le livre de Varoufakis, je suis convaincu qu’il est intervenu activement pour convaincre Tsipras, au moins à partir de mai-juin 2012, d’abandonner le soutien à l’audit de la dette et à la revendication de la suspension du paiement de la dette pendant la réalisation de l’audit.
Au sein de la direction de Syriza et des conseillers économiques de Tsipras, plusieurs personnes clés étaient également opposées à l’audit de la dette et à la suspension de paiement. Yannis Dragasakis, un des responsables de Syriza en matière économique (devenu vice-premier ministre dans les gouvernements Tsipras I et II) n’y était pas favorable, il l’avait déclaré à Giorgos Mitralias lorsque celui-ci avait tenté de le convaincre dès 2010 de soutenir la perspective de la création d’une commission d’audit. Georges Stathakis de l’équipe d’économistes qui entourait Tsipras avait, de son côté, déclaré à la presse qu’il n’y avait pas de quoi soulever la question de la dette odieuse dans le cas de la Grèce car la partie odieuse ne représentait pas plus de 5 % de la dette totale. Stathakis est ministre de l’Economie du gouvernement Tsipras II.
Fin 2011, renforcement de la collaboration de Varoufakis avec Tsipras et Pappas
Fin 2011, Varoufakis a été recontacté par Pappas pour avoir un nouvel entretien.
- « Ce deuxième rendez-vous, comme ceux qui allaient suivre, m’a surpris en bien : Alexis était transformé. Finies la complaisance, les luttes internes de Syriza qui l’obsédaient et la désinvolture vis-à-vis du Grexit. Il avait fait ses devoirs […]. Il m’a même annoncé fièrement qu’il avait engagé un professeur d’anglais et progressait. […] L’avantage le plus évident de ces discussions fut la clarification et la mise au point de notre objectif commun. »
2012, Varoufakis aide Tsipras à trouver un écho dans le milieu démocrate aux États-Unis
Varoufakis, alors qu’il travaillait aux États-Unis, a tenté d’ouvrir des portes à Tsipras dans les milieux Démocrates.
Varoufakis explique que son séjour au Texas « [lui] a aussi permis de construire un pont entre Washington et [ses]nouveaux amis de Syriza, qui n’étaient pas des alliés naturels des États-Unis. » Il explique : « Comme il y avait des chances qu’un gouvernement Syriza provoque un affrontement violent avec l’Allemagne, la Commission européenne et la BCE, la dernière chose dont Alexis et Pappas avaient besoin était de se retrouver face à une administration américaine hostile. De 2012 à 2015, grâce à l’aide de Jamie Galbraith et à son réseau, j’ai tout fait pour convaincre les leaders d’opinion américains et l’administration Obama qu’ils n’avaient rien à craindre d’un éventuel gouvernement Syriza, dont la priorité serait de libérer la Grèce d’une dette écrasante. »
Varoufakis contre le programme électoral de Syriza de mai-juin 2012
Varoufakis résume sa position :
- « Je voulais que Syriza présente un programme simple, progressiste, pro-européen, cohérent et non populiste, un socle sur lequel on pourrait bâtir l’image d’un gouvernement crédible, qui négocierait un autre plan avec l’UE et le FMI. Alexis et Pappas inclinaient vers un programme politique différent, qui optimisait les gains électoraux à court terme aux dépens (d’après moi) d’une cohérence logique à long terme. En 2012, quand j’ai découvert la partie politique économique du manifeste électoral de Syriza, j’étais tellement irrité que je ne suis pas allé jusqu’au bout. Le lendemain, un journaliste de la télévision grecque m’a demandé de le commenter. J’ai dit que j’aurais tendance à soutenir Syriza, mais je ne voterais pour eux que si je pouvais modifier le programme économique. »
Que contenait le programme électoral de Syriza qui irritait tant Varoufakis ?
Le programme de Syriza en 40 points pour les élections du 6 mai 2012
Le programme de Syriza était clairement radical, il contenait une quarantaine de points. Le premier point portait sur la dette et était libellé comme suit : Audit de la dette publique, renégociation des intérêts à payer et suspension des paiements jusqu’à ce que la croissance économique et la création d’emplois aient repris.
Parmi les autres mesures, on peut mettre en exergue, à côté d’une série de mesures d’urgence pour faire face à la crise humanitaire : l’augmentation de l’impôt sur le revenu à 75 % de prélèvement sur tous les revenus supérieurs à 500 000 euros ; l’augmentation des impôts sur les grandes entreprises ; l’abolition des privilèges financiers de l’Église et des armateurs ; la réduction drastique des dépenses militaires ; l’augmentation du salaire minimum afin de le ramener au niveau d’avant le mémorandum de 2010 (soit 750 euros par mois) ; l’utilisation des bâtiments du gouvernement, des banques et de l’Église pour les sans-abri ; la nationalisation des banques ; la nationalisation des entreprises publiques qui ont été privatisées dans des secteurs stratégiques pour la croissance du pays ; des mesures pour restaurer les droits des travailleurs et les améliorer ; l’adoption de réformes constitutionnelles pour garantir la séparation de l’Église et l’État ; la réalisation de référendums sur les traités et autres accords avec l’Europe ; l’abolition des privilèges pour les députés ; la suppression de l’immunité pour les ministres et l’autorisation pour les tribunaux d’engager des poursuites contre des membres du gouvernement ; des mesures de protection des réfugiés et des migrants ; l’augmentation du financement de la santé publique de manière à l’amener à la moyenne européenne (la moyenne européenne est de 6 % du PIB tandis qu’en Grèce elle était de 3 %) ; la gratuité des soins de santé publics nationaux ; la nationalisation des hôpitaux privés ; l’élimination de la participation du secteur privé dans le système national de santé ; le retrait des troupes grecques de l’Afghanistan et des Balkans ; l’abolition de la coopération militaire avec Israël ; le soutien à la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967 ; la négociation d’un accord stable avec la Turquie et last but not least : la fermeture de toutes les bases étrangères en Grèce et retrait de l’OTAN |12|.
Avec ce programme, Syriza, qui ajoute le mot d’ordre « Pas de sacrifice pour l’euro », voit multiplier par 4 son résultat électoral entre 2009 et mai 2012, passant de 4 % à 16 %.
Le programme de Syriza de 2012 est tout à fait intéressant et utile. Il contient les principales mesures à mettre effectivement en pratique.
Il y avait néanmoins des points faibles :
Il n’y a pas de hiérarchisation dans les 40 points, or il s’agit d’avancer ce qu’un gouvernement fera en premier (disons dans les 100 ou les 200 premiers jours). Le programme n’est pas présenté de manière opérationnelle. Or il est important de présenter une feuille de route précisant comment ce gouvernement prévoyait de réaliser les objectifs fixés. Dans ce cas, il est aussi important de présenter un plan A et un plan B. Le plan A est le premier qui sera appliqué et le plan B est une solution de recours si plusieurs obstacles empêchent la réalisation du plan A. Exemple : le plan A propose une réduction très importante de la dette passant par un accord à l’amiable avec les créanciers (c’est ce que proposait le programme de Thessalonique adopté en 2014 – voir plus loin). Si les créanciers du pays refusent cette réduction radicale de la dette, il s’agit de dire dans les grandes lignes ce que ferait le gouvernement dans le cadre d’un plan B (suspension du paiement de la dette, audit de la dette à participation citoyenne, mesures ciblées de répudiation de dette – voir plus loin).
On y affirme la nécessité de réformes constitutionnelles, mais sans dire s’il faut convoquer des élections générales pour élire une assemblée constituante. Or, se prononcer sur la manière de réaliser des réformes constitutionnelles est très important. Ce n’est pas du tout la même chose de trouver une majorité qualifiée à l’intérieur du parlement tel qu’il est constitué que de d’initier une démarche ouverte à toute la société en passant par la convocation d’une assemblée constituante.
Les élections de mai 2012 en Grèce ne permettent pas à un parti ou à une coalition de partis de constituer un gouvernement, ce qui conduit à de nouvelles élections dès le mois de juin 2012. Entre les deux élections, Tsipras avance 5 propositions concrètes pour entamer des négociations avec les partis opposés à la Troïka (sauf Aube dorée qui, bien qu’opposé au mémorandum, est exclu) : 1. l’abolition de toutes les mesures antisociales (y compris les réductions des salaires et des retraites) ; 2. l’abolition de toutes les mesures qui ont réduit les droits des travailleurs en matière de protection et de négociation ; 3. l’abolition immédiate de l’immunité des parlementaires et la réforme du système électoral ; 4. un audit des banques grecques ; 5. la mise sur pied d’une commission internationale d’audit de la dette combinée à la suspension du paiement de la dette jusqu’à la fin des travaux de cette commission.
Lors des élections de juin 2012, Syriza a obtenu 26,5 % des voix avec cette orientation radicale que remettait en cause Varoufakis.
Malgré le désaccord de Varoufakis avec le programme de Syriza de 2012, Tsipras et Pappas lui demandent de rédiger un programme de gouvernement
Entre les deux élections, Varoufakis a été recontacté par Pappas et une nouvelle rencontre a lieu avec Tsipras. Pappas lui déclare :
- « – Tu te rends compte, que, si on gagne, c’est toi qui va mener les négociations avec l’UE et le FMI ! »
Pappas demande à Varoufakis de préparer un document expliquant les grandes lignes de la meilleure stratégie de négociation au cas où Syriza remporterait les élections le 17 juin, trois semaines plus tard.
Varoufakis se met au travail le soir même et il développe l’idée que le capital des banques grecques doit passer sous contrôle européen.
Selon Varoufakis, il convenait de transformer « les contribuables européens en propriétaires des banques grecques : de facto les banques ne seraient plus sous la responsabilité de l’Etat, mais soutenues par le peuple européen ; et en demandant aux institutions européennes de les gérer pour eux. C’était la seule façon de restaurer la confiance dans les banques. » Comme indiqué dans la première partie de cette série, en proposant de transférer à l’UE les actions détenues par les pouvoirs publics grecs dans les banques du pays, Varoufakis réalisait un pas supplémentaire et dramatique vers l’abandon complet de souveraineté.
Selon Varoufakis, cela faciliterait la restructuration de la dette publique.
Il ajoutait une seconde proposition : « Deuxièmement, tout remboursement de la dette à l’UE et au FMI devait être soumis à une condition : que la relance du pays soit un minimum avérée. C’était la seule façon de permettre à l’économie nationale de redémarrer. »
Il est important de préciser que pour Varoufakis la suspension du paiement de la dette envisagée plus haut fait partie de la négociation. Cette suspension devait être autorisée par les créanciers et ne pas constituer un acte souverain. Varoufakis poursuit l’évocation de sa chimère : « S’ils étaient activés de concert, ces deux leviers de restructuration annonceraient une nouvelle ère : l’UE et le FMI ne seraient plus comme Ebenezer Scrooge, l’avare du Conte de Noël de Dickens. Ce seraient de vrais partenaires, engagés à promouvoir le rétablissement de la Grèce, sans lequel leurs prêts de renflouement seraient de toute façon largement décotés. »
Au lieu de suspendre unilatéralement le paiement de la dette, Varoufakis propose de refuser tout nouveau crédit : « si vous êtes prêts à proposer des conditions raisonnables et sensées, tout en refusant de nouveaux prêts […], l’UE et le FMI accepteront de s’asseoir autour d’une table avec vous – ça leur coûtera trop cher de refuser, financièrement et politiquement. »
Tsipras dubitatif face à la proposition de Varoufakis concernant les banques grecques
- « – Tu voudrais que j’annonce qu’on file les banques grecques aux étrangers ? Comment veux-tu que je vende ça à Syriza ? » lui a demandé Tsipras au cours d’une rencontre ultérieure au QG du parti.
- « – C’est exactement ce que tu dois faire. » (…)
- Alexis a pigé. Ce qui ne veut pas dire que l’idée lui plaisait. D’autant que le comité central de Syriza penchait naturellement vers la nationalisation des banques. »
- Tsipras objecta quand même qu’ « un gouvernement qui n’aurait aucun pouvoir sur les banques commerciales opérant en Grèce ne pourrait jamais mettre en œuvre une politique industrielle ni un plan de développement et de reconstruction. Comment faire avaler la pilule au comité central ? »
- Varoufakis, voyant que Tsipras « avait marqué un point », rétorqua : « Comme nous sommes de vrais internationalistes et de vrais Européens progressistes, nous arracherons les banques en faillite aux Grecs corrompus pour les confier aux Européens ordinaires, aux citoyens qui injectent leur argent dans ces banques. »
Les contacts décrits par Varoufakis ont eu lieu après les élections générales qui se sont tenues le 6 mai 2012.
Vu l’impossibilité de constituer un gouvernement, de nouvelles élections générales ont été convoquées pour le 17 juin 2012.
Varoufakis explique que, lorsqu’il prend connaissance du discours de Tsipras du 24 mai dans lequel celui-ci détaille la politique économique de Syriza, il se rend compte qu’un abîme sépare ce qui était proposé et ce qui pouvait être concrètement mis en œuvre dans la zone euro. « Dans l’heure qui a suivi, j’ai envoyé un mail cuisant à Alexis et Pappas en soulignant tous les défauts de construction de leurs promesses […]. »
Tsipras prend un tournant à droite qui le rapproche un peu plus de Varoufakis après les élections de mai – juin 2012
J’apporte ma contribution au récit de Varoufakis sur la base du contact direct que j’ai eu avec Tsipras en octobre 2012.
En l’espace de quelques mois, l’engagement à réaliser un audit de la dette et à suspendre le paiement pendant sa réalisation a progressivement disparu du discours de Tsipras et des autres dirigeants de Syriza. Cela s’est fait discrètement et la cinquième mesure proposée par Tsipras en mai 2012 a été remplacée par la proposition de réunir une conférence européenne pour, notamment, réduire la dette grecque.
Au cours d’une entrevue avec Tsipras, début octobre 2012, mes doutes sur son changement d’orientation ont été confirmés. Deux jours avant, le Wall Street Journal avait publié les notes secrètes de la réunion du FMI du 9 mai 2010 qui indiquaient explicitement qu’une dizaine de membres de la direction du FMI (comprenant 24 membres) était contre le Mémorandum en assumant que cela n’allait pas marcher, parce que c’était un sauvetage des banques françaises et allemandes et non un plan d’aide à la Grèce. J’ai dit à Tsipras et à son conseiller économique : « Vous avez là un argument en béton pour aller contre le FMI, parce que si on a la preuve que le FMI savait que son programme ne pouvait pas marcher et savait que la dette ne serait pas soutenable, on a le matériau permettant de porter le fer sur l’illégitimité et l’illégalité de la dette. » Tsipras m’a répondu : « Mais écoute… le FMI prend ses distances par rapport à la Commission européenne. » J’ai bien vu qu’il avait en tête que le FMI pourrait être un allié de Syriza au cas où Syriza accéderait au gouvernement.
J’ai également dit à Tsipras que j’avais constaté qu’il ne parlait plus des cinq propositions qu’il avait avancées comme prioritaires après les élections de mai 2012 et que la question de l’audit n’était plus mise en avant. Il m’a répondu sans conviction qu’il maintenait ces cinq propositions et qu’il ne fallait pas s’en faire là-dessus.
Le lendemain, Tsipras et moi avons donné une conférence publique devant 3 000 personnes lors du premier festival de la jeunesse de Syriza. Je me suis rendu compte que mon discours qui insistait sur la nécessité d’adopter une orientation radicale à l’échelle européenne n’était pas apprécié par lui |13|.
Je suis convaincu que c’est après les élections de mai-juin 2012 que Tsipras et Pappas ont vraiment fait le choix de miser sur Varoufakis pour faire partie d’un gouvernement. Jusque-là, ils le rencontraient pour puiser des idées et ensuite réfléchir tous les deux sur la façon de s’émanciper des décisions de Syriza.
Varoufakis revient sur sa collaboration avec Tsipras et Pappas début 2013
Varoufakis raconte qu’il a rédigé le discours que Tsipras a prononcé à la Brookings Institution, un think tank basé à Washington, assez proche des Démocrates. Varoufakis résume le discours en deux points. Premièrement, Syriza était un parti pro-européen qui ferait tout pour que la Grèce reste dans la zone euro ; pour rester dans la zone euro et pour que celle-ci survive, il fallait un nouveau plan dont la priorité des priorités était la restructuration de la dette, suivie par des réformes qui mineraient l’emprise de l’oligarchie grecque sur l’économie. Deuxièmement, les États-Unis n’avaient rien à craindre de la politique économique ou étrangère d’un éventuel gouvernement Syriza.
Cette orientation défendue par Varoufakis et assumée par Tsipras était clairement en opposition au programme de Syriza qui promettait la sortie de la Grèce de l’Otan.
Varoufakis rencontre l’équipe des économistes de Syriza en mai 2013
En mai 2013, à Athènes, Varoufakis fait connaissance avec l’équipe d’économistes de Tsipras.
- « Outre Pappas et Dragasakis, ministre des Finances fantôme, elle comprenait deux autres députés Syriza que je connaissais et que j’aimais bien : Euclide Tsakalotos, collègue et ami de l’Université d’Athènes, et George Stathakis, professeur d’économie de l’Université de Crète. »
Il explique qu’il leur a soumis la proposition de programme que Tsipras lui avait demandée.
- « Ils étaient tous en ébullition, ce qui montrait que j’avais réussi à dissuader Alexis de viser le Grexit et de le brandir comme une menace. J’ai perdu beaucoup d’amis de la gauche au sens large et de Syriza, qui ne m’ont jamais pardonné d’avoir contribué à exclure le Grexit des objectifs de Syriza. En revanche, la garde rapprochée des économistes d’Alexis avait à cœur de trouver une solution viable au sein de la zone euro. »
Une nouvelle « conférence de Londres » ? L’espoir de coopération internationale versus « l’action souveraine unilatérale »
Je reviens avec un témoignage personnel qui a trait à la deuxième réunion de travail que j’ai eue avec Tsipras. Elle s’est déroulée à Athènes fin octobre dans son bureau de député dans l’enceinte du parlement grec. Une des initiatives que souhaitait prendre Alexis Tsipras était de convoquer une grande conférence internationale sur la réduction de la dette à Athènes en mars 2014. Tsipras, sous la pression de Sofia Sakorafa, qui était députée Syriza depuis 2012, m’a rencontré une nouvelle fois en octobre 2013 et m’a demandé de contribuer à la tenue d’une telle conférence en convaincant une série de personnalités internationales de répondre positivement à l’invitation. J’ai dressé une liste de participants et nous en avons discuté avec Alexis Tsipras, Sofia Sakorafa et Dimitri Vitsas, secrétaire général de Syriza à l’époque. J’avais proposé d’inviter à cette conférence des personnalités comme Rafael Correa, Diego Borja (ex-directeur de la Banque centrale de l’Équateur), Joseph Stiglitz, Noam Chomsky, Susan George, David Graeber, Naomi Klein… ainsi que des membres de la commission d’audit de la dette équatorienne qui avaient travaillé avec moi en 2007 et 2008. J’ai remarqué que sur la liste que j’avais dressée, Rafael Correa ne l’intéressait pas du tout. Par contre, il aurait voulu l’ex-président du Brésil, Lula, et la présidente de l’Argentine, Cristina Fernandez. Pour lui, l’Équateur, c’était trop radical. Et, bien sûr, il voulait Joseph Stiglitz et James Galbraith, ce qui était justifié. Mais, dans sa tête, ce n’était pas du tout pour créer une commission d’audit, c’était pour convoquer les différents pays membres de l’Union européenne à une conférence européenne sur la dette, à l’image de l’accord de Londres de 1953, lorsque les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont concédé une réduction de dette très importante à l’Allemagne de l’Ouest et des conditions de remboursement très avantageuses. Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune chance que cela se réalise. Comme dirigeant de Syriza, il avait parfaitement la légitimité d’avancer ce plan A, mais il était impensable que Draghi, Hollande, Merkel, Rajoy y consentent. Je lui ai dit qu’il fallait un plan B, dans lequel il devait y avoir la commission d’audit. Je l’ai également déclaré dans la presse grecque. Voici un extrait de mon interview que le Quotidien des Rédacteurs, proche de Syriza, a publié en octobre 2014 quasiment le jour où la réunion avec Tsipras a eu lieu. Le journaliste m’avait demandé ce que je pensais de la conférence européenne sur la dette que proposait Alexis Tsipras en se basant sur la conférence de Londres de 1953 et j’ai répondu : « Il s’agit donc d’une demande légitime […] mais vous ne pourrez pas convaincre les gouvernements des principales économies européennes et les institutions de l’UE de le faire. Mon conseil est le suivant : la dernière décennie nous a montré qu’on peut arriver à des solutions équitables en appliquant des actes souverains unilatéraux. Il faut désobéir aux créanciers qui réclament le paiement d’une dette illégitime et imposent des politiques qui violent les droits humains fondamentaux, lesquels incluent les droits économiques et sociaux des populations. Je pense que la Grèce a de solides arguments pour agir et pour former un gouvernement qui serait soutenu par les citoyens et qui explorerait les possibilités dans ce sens. Un tel gouvernement populaire et de gauche pourrait organiser un comité d’audit de la dette avec une large participation citoyenne, qui permettrait de déterminer quelle partie de la dette est illégale et odieuse, suspendrait unilatéralement les paiements et répudierait ensuite la dette identifiée comme illégitime, odieuse et/ou illégale |14|. »
Finalement, Alexis Tsipras m’a proposé de préparer avec lui et Pierre Laurent, président à l’époque du Parti de la Gauche européenne, une conférence européenne dont un des thèmes serait la dette. Elle devait se tenir en mars 2014 à Athènes. Cela ne s’est pas concrétisé car, lors d’une réunion tenue en décembre 2013 à Madrid, le Parti de la Gauche européenne a décidé de convoquer une conférence à Bruxelles, à la place d’Athènes, au printemps 2014.
Lors de cette conférence de Bruxelles qui a eu très peu de répercussions et où étaient présents entre autres Alexis Tsipras, Pierre Laurent ainsi que Gabi Zimmer (membre de Die Linke et présidente du groupe parlementaire de la GUE/NGL au parlement européen), j’ai participé comme conférencier à un panel avec Euclide Tsakalotos qui allait devenir le ministre des Finances d’Alexis Tsipras à partir de juillet 2015 |15|. Je me suis rendu compte dès ce moment que Tsakalotos n’était absolument pas favorable à un plan B portant sur la dette, les banques, la fiscalité. Son plan était de négocier à tout prix avec les institutions européennes pour obtenir une réduction de l’austérité sans recourir à la suspension de paiement de la dette et à l’audit. Lors de cette conférence, j’ai de nouveau argumenté en faveur d’un plan B qui devait inclure l’audit et la suspension de paiement de la dette.
La discussion sur la nécessité d’un plan B ne date donc pas de 2015, elle remonte clairement aux années 2013-2014. Le noyau dirigeant autour de Tsipras a décidé d’exclure la préparation d’un plan B et s’est accroché à un plan A irréalisable.
Revenons au récit présenté par Varoufakis. Quelques jours après la rencontre que j’ai eue fin octobre à Athènes avec Tsipras, celui-ci s’est rendu au Texas à un séminaire organisé par Varoufakis et son ami et collègue James Galbraith.
Novembre 2013, Varoufakis organise la venue de Tsipras à l’université Lyndon B. Johnson à Austin, au Texas
- « En novembre 2013, Jamie et moi avons organisé un colloque de deux jours à l’Université du Texas sur le thème « La zone euro peut-elle être sauvée ? » Alexis, Pappas et Stathakis, très attendus, devaient intervenir. Le but était de présenter les trois dirigeants de Syriza à quelques figures des élites européenne et américaine, à des dirigeants de syndicats, des universitaires et des journalistes. […]
- Au cours du colloque, Pappas et lui ont assisté à un débat particulièrement houleux entre ma pomme et Heiner Flassbeck, un économiste allemand de gauche, ancien ministre des Finances du gouvernement Schroeder. Flassbeck affirmait qu’il était impossible de libérer la Grèce de sa prison pour dettes tout en la maintenant dans la zone euro. Un gouvernement Syriza devait viser le Grexit, disait-il, en tout cas c’était la meilleure menace à brandir contre ses créanciers – c’était d’ailleurs le point de vue de la Plateforme de gauche, une faction de Syriza qui comptait parmi ses membres un tiers du comité central du parti. Ce jour-là, à Austin, j’ai acquis la conviction qu’Alexis n’était pas d’accord avec cette analyse ; si quelqu’un menaçait le pays du Grexit, ça devait être la troïka, pas Syriza. »
Juin 2014, nouvelle rencontre avec l’équipe des économistes de Tsipras
« Ce mois de juin 2014, rentré en Grèce pour les vacances d’été, j’ai retrouvé Alexis et sa petite bande d’économistes pour les prévenir qu’une nouvelle menace se profilait. » Varoufakis explique qu’il les a mis en garde contre l’action que la BCE comptait mener à partir de début 2015 : fermer le robinet des liquidités aux banques de certains pays de la zone euro et ne leur ouvrir que le robinet des liquidités d’urgence. Cela visait notamment la Grèce.
- « Deux jours plus tard, j’ai eu un nouveau rendez-vous avec Alexis et Pappas.
- – Tu te rends compte que tu es le seul à pouvoir superviser la mise en œuvre de la stratégie que tu proposes ? m’a demandé Pappas. Tu es prêt ? »
- Varoufakis continue : « Une semaine plus tard, Wassily Kafouros, un ami que j’avais connu quand j’étais étudiant en Angleterre, a semé de nouveaux doutes dans mon esprit. D’après lui, j’étais la dernière personne à ignorer que Dragasakis était extrêmement proche des banquiers.
- – Quelle preuve tu as, Wassily ?
- – Je n’ai pas de preuves mais ça se sait, il est connu pour entretenir d’excellentes relation avec les banquiers, depuis son passage au Parti.
- Je pensais que c’était une accusation infondée »
Varoufakis montrait clairement sa méconnaissance de Syriza et de ses dirigeants. En effet, Dragasakis avait depuis des années des liens avec les banquiers. Lui-même avait été administrateur d’une banque commerciale de taille moyenne. Il fait en quelque sorte le pont entre Tsípras et les banquiers. Syriza était une formation nouvelle, et donc ses leaders politiques avaient relativement peu d’enracinement dans les sphères étatiques – contrairement, par exemple, au PASOK dont l’histoire est liée à la République et à la gestion des affaires de l’État. Alors qu’avant janvier 2015, parmi les dirigeants de Syriza, aucun n’avait occupé une fonction dans l’État, le seul à avoir été ministre à un moment donné, pendant quelques mois en 1989, était… Dragasakis. Il s’agissait d’un gouvernement de coalition entre le parti de droite Nouvelle démocratie et le Parti communiste (KKE) dont Dragasakis faisait partie à l’époque. Dragasakis était clairement opposé à ce qu’on touche aux intérêts des banques privées grecques, il était également opposé à l’audit de la dette et à une suspension de paiement. Il était favorable au maintien dans la zone euro.
Août 2014, les doutes sur Dragasakis et la volonté de changer le programme de Syriza
En août 2014, Varoufakis finit par faire part de ses doutes sur Dragasakis.
- « – Ecoute, Alexis, j’ai entendu dire que Dragasakis est extrêmement proche des banques. Et, plus généralement, qu’il ferait semblant de trouver une issue, alors qu’il cherche à maintenir le statu quo.
- Il ne m’a pas répondu tout de suite. Il a regardé au loin vers le Péloponnèse avant de se retourner en lâchant :
- – Non, je ne pense pas. C’est bon.
- J’étais déconcerté par son laconisme. Est-ce parce qu’il avait aussi des doutes mais préférait croire à la probité d’un camarade plus âgé ? Était-ce une façon d’ignorer ma question ? Aujourd’hui encore je ne sais pas. Sur le moment il m’a dit que je n’avais pas le choix : de toute façon, je serais amené à jouer un rôle essentiel dans les négociations. »
Varoufakis confirme que Tsipras peut compter sur lui mais pose une condition : il veut pouvoir intervenir dans l’élaboration du programme économique de Syriza avant les élections. Tsipras accepte.
Varoufakis : contre le programme de Thessalonique de septembre 2014
« Un mois plus tard, j’étais à Austin quand j’ai entendu aux informations qu’Alexis avait présenté les grandes lignes de la politique économique de Syriza dans un discours à Thessalonique. Surpris, je me suis procuré le texte et je l’ai lu. Une vague de nausée et d’indignation m’a submergé. » Varoufakis fait une déclaration publique pour critiquer durement le programme et s’attend à ce que cela mette fin à la collaboration avec Tsipras.
Coup de théâtre, Pappas lui téléphone, gai comme un pinson, comme si de rien n’était en lui proposant une nouvelle rencontre. Varoufakis exprime son étonnement et Pappas lui répond : « – Arrête, ça ne change rien. Le Programme de Thessalonique était un cri de ralliement pour nos troupes. Pas plus. On compte sur toi pour mettre en forme le vrai programme économique de Syriza. » Varoufakis consent dans ces conditions à poursuivre la collaboration et finira par accepter de devenir ministre des Finances. Il explique qu’à la réunion au cours de laquelle il a donné son accord, l’échange suivant a eu lieu :
- « – Comme vous le savez, j’ai de sérieuses réserves sur le Programme de Thessalonique. J’ai même très peu de respect pour ce programme. Puisqu’il a été présenté au peuple grec comme votre profession de foi économique, je ne vois pas comment je pourrais, en toute honnêteté, endosser la responsabilité de le mettre en œuvre en tant que ministre des Finances.
- Pappas a sauté sur l’occasion pour me dire et me redire qu’en aucun cas je ne devais considérer ce programme comme une contrainte.
- – Tu n’es même pas membre de Syriza.
- – D’accord, mais vous ne vous attendez pas à ce que je le devienne si j’accepte le poste ?
- – Non, en aucune façon, est intervenu Alexis, dont la réponse était très étudiée. Je ne veux pas que tu sois membre de Syriza. Je ne veux pas que tu pâtisses des prises de décision collectives longues et alambiquées du parti. »
Conclusion
Varoufakis était un électron libre, sans influence dans Syriza (il n’en était pas membre). Tsipras considérait qu’il pourrait, en cas de nécessité, le démissionner sans provoquer de grands remous dans le parti. Le profil de Varoufakis correspondait au casting défini par Tsipras et Pappas : économiste universitaire, brillant, bon communicateur maniant la provocation et la conciliation avec le sourire, dominant parfaitement l’anglais.
Alexis Tsipras a décidé de fonctionner en petit comité dans le dos de son propre parti plutôt que de mettre en pratique une orientation politique décidée de manière collective au sein de Syriza et approuvée démocratiquement par la population grecque. Nommer Yanis Varoufakis ministre des Finances et lui recommander de ne pas devenir membre de Syriza correspondait à une logique de gouvernance technocratique selon laquelle la responsabilité de Varoufakis ne pourrait être engagée ni devant Syriza, ni devant les électeurs grecs, mais uniquement devant Alexis Tsipras et son petit cercle. Il est évident que l’absence de participation populaire et de mécanismes démocratiques dans l’élaboration de l’orientation politique allait à l’encontre de la nécessité, pour un gouvernement de gauche, de faire appel à la mobilisation populaire afin de mettre en pratique le programme politique radical sur lequel il s’était fait élire. Le rappel des événements intervenus entre 2011 et fin 2014 est indispensable pour comprendre ce qui s’est passé après la victoire électorale de Syriza en janvier 2015.
Fin de la troisième partie de la série « Le récit de la crise grecque par Yanis Varoufakis : un témoignage accablant pour lui-même »
Partie 1 : Les propositions de Varoufakis qui menaient à l’échec
Partie 2 : Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses étonnantes relations avec la classe politique