Piège en haute mer
En Méditerranée, le ballet macabre des gardes-côtes libyens
Interceptions, intimidations, violence: la tension est à son comble entre les Libyens et les bateaux de sauvetage affrétés par les ONG.
«Le Temps» a passé deux semaines à bord de l’Aquarius, un bateau humanitaire qui se retrouve ballotté entre les vagues, les méthodes de pirates des gardes-côtes et les enjeux géopolitiques. Reportage
- Reportage: Adrià Budry Carbó
- Photos et vidéos: Camille Pagella
Ce n’est encore qu’une minuscule tache blanche dans l’immensité marine. Depuis la passerelle de l’Aquarius, le Genevois Basile Fischer ajuste une dernière fois ses jumelles. Trop gros pour être un déchet, et cette forme arrondie, proue en avant… Le sauveteur de garde du navire humanitaire en est désormais «sûr à 100%». A quelques milles nautiques, un bateau pneumatique surchargé tente de gagner les eaux internationales, loin de la Libye.
«SOS, MSF: préparez-vous pour intervention!» Le grésillement des talkies-walkies surprend le personnel en plein déjeuner dominical. En quelques minutes, la cafétéria se vide pourtant et les 39 membres de l’équipage de l’Aquarius rejoignent leur poste. Parmi eux, deux journalistes du Temps, embarqués pour une rotation de deux semaines. Sur le pont, le staff de Médecins sans frontières (MSF) – qui loue l’Aquarius à une compagnie privée allemande avec SOS Méditerranée – se prépare à prodiguer d’éventuels premiers secours aux passagers en détresse. A tribord, les sauveteurs ont déjà mis deux des trois zodiacs de secours à la mer. Les secondes s’écoulent comme des minutes pour les membres de l’équipage. Mais, alors que ceux-ci commencent à distinguer les quelque 120 occupants de l’embarcation de fortune, l’hélice de l’Aquarius cesse de tourner.
Bouée inaccessible
«Stand-by!» A bord, c’est l’incompréhension. Une vedette des gardes-côtes libyens fond désormais à grande vitesse sur le bateau pneumatique. L’emblématique Aquarius – si facilement identifiable à sa couleur orange – et ses 77 mètres sont immobilisés à deux milles nautiques (3,7 kilomètres) de l’embarcation en détresse. Comme une bouée inaccessible.
Casquette vissée sur la tête et lunettes noires, Nick Romaniuk jongle entre les fréquences radio pour tenter de joindre le capitaine de la vedette libyenne Zuwara. Le responsable des opérations de sauvetage (ou «sarco», dans le jargon) a la mine grave. Comme les six autres personnes présentes dans le poste de commandement du bateau. La seule réponse intelligible sera finalement un tranchant «Go away».
Dans l’ordre des priorités d’un sarco, la sûreté de l’équipage passe avant celle des naufragés. D’expérience, Nick Romaniuk sait également qu’approcher l’Aquarius trop près d’une opération de sauvetage provoque un «effet aimant». Concrètement, des tentatives désespérées de fuite à la nage pour le rejoindre.
Migrants à la mer
Les deux zodiacs de sauvetage continuent de flotter à une centaine de mètres du bateau. L’opération libyenne est en passe de virer à la catastrophe. Au moins quatre personnes ont sauté à la mer après avoir été interceptées. Le clapotis de leurs bras est à peine perceptible. Sur l’Aquarius, tout le monde retient sa respiration, sauf l’adjoint du sarco, qui décrit la situation grâce à ses jumelles.
«On a failli les tirer de cet enfer (…) Ça s’est joué à quelques minutes, à quelques milles…»
Basile Fischer, sauveteur genevois sur l’Aquarius
«Des vies sont en danger. Nous devons être en mesure d’intervenir!» Nick Romaniuk plaide désormais directement auprès du MRCC. Le Centre italien de coordination des sauvetages est devenu, faute d’alternative libyenne, l’autorité décisionnaire pour toute cette partie de la Méditerranée. Ce jour-là, les fonctionnaires romains ont pourtant choisi de transférer la responsabilité du sauvetage aux Libyens. Malgré la proximité d’un navire mieux équipé pour ce type d’opérations et la présence d’une équipe médicale.
«Go away!» Le crépitement de la radio exige cette fois que l’Aquarius s’éloigne à 5 milles nautiques afin de ne pas «interférer» dans l’opération. Dans un mouvement lent, le navire humanitaire finit par s’éloigner du lieu du sauvetage.
Ceux qui s’approchent trop près
Le paradigme migratoire est en plein bouleversement en Méditerranée centrale, principale route vers l’Italie, empruntée par 181 000 personnes en 2016 et 119 000 en 2017, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. L’Union européenne y sous-traite désormais les opérations de sauvetage aux gardes-côtes libyens. Les migrants sont désormais «interceptés» puis ramenés dans la chaotique Libye post-Kadhafi, le pays qu’ils tentaient précisément de fuir.
INFOGRAPHIE. La carte des morts en Méditerranée depuis 2005, par Levi Westerveld, publiée dans «Le Temps» en décembre 2017. Chaque point rouge représente un décès en mer.
Plus d’informations sur cette carte: Méditerranée, le cimetière marin