par 21 avril 2020 Publié sur Contretemps
Après Manolis Glezos, parti le 30 mars, la gauche grecque a perdu avec Periclès Korovessis, qui s’est éteint le 11 avril, « une deuxième de ses boussoles tout à la fois morales et politiques » (comme le dit plus bas Stathis Kouvélakis). Contretemps lui rend hommage en publiant un texte de Bernard Dreano, qui revient sur sa rencontre au début des années 1970 et sa relation au long cours avec celui qui fut notamment une figure de la lutte contre la dictature des colonels.
Dans les deux textes ci-dessous, Stathis Kouvélakis et Antonis Ntavanellos restituent le contexte historique et politique dans lequel cette dictature s’est installée et le rôle qu’a joué Périclès Korovessis dans la résistance démocratique puis dans la reconstruction de la gauche grecque. Nous proposons enfin, pour conclure cet hommage, un texte de Périclès Korovessis lui-même datant de septembre 2015, dans lequel il analysait les logiques de la capitulation de Tsipras seulement quelques semaines auparavant.
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La Grèce comme laboratoire de la contre-révolution
Il y a très exactement cinquante-trois ans, le 21 avril 1967, des chars s’élançaient dans les rues d’Athènes et d’autres villes grecques et prenaient le contrôle des points stratégiques du pays. Le coup d’État « des colonels » – c’étaient en effet des officiers de rang intermédiaires qui en avait pris la direction – accouchera d’une dictature militaire qui durera un peu plus de sept ans et s’effondrera face à la tragédie de Chypre en juillet 1974 – un coup d’État d’extrême-droite, manigancé depuis Athènes, qui se soldera par un fiasco sanglant et offrira à l’armée turque le prétexte dont elle rêvait pour intervenir et occuper 40% de l’île. Avec le recul, on peut dire que, plutôt qu’une rupture, la dictature des colonels était l’aboutissement d’une longue séquence contre-révolutionnaire dont les racines plongent dans les années de la guerre civile qui a déchiré le pays entre 1944 et 1949 et s’est soldée par l’écrasement des forces de la gauche communiste.
Une contre-révolution implacable
Le coup d’État à proprement parler n’avait en effet rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les rumeurs bruissaient depuis un bon moment à propos de la préparation d’une action de l’armée destinée à empêcher les élections prévues pour le mois de mai 1967, et dont le résultat prédit d’avance confirmerait la défaite de la droite anticommuniste et monarchiste qui gouvernait quasiment sans interruption le pays depuis la fin de la guerre civile. En réalité, même s’il a pris de court le personnel politique traditionnel, le coup d’État était l’ultime spasme de l’édifice de terreur et de répression qui s’était érigé dans la foulée de la victoire militaire du camp bourgeois, bénéficiant de l’appui illimité des britanniques, puis des États-Unis, au cours de la « décennie révolutionnaire » 1940. Malgré sa bestialité, la répression mise en œuvre par le régime des colonels n’était qu’une reprise atténuée de la violence contre-révolutionnaire extrême qui s’était abattue sur la gauche communiste à partir de 1944 : exécutions en masse (qui se poursuivront même après la fin de la guerre civile), exactions systématiques perpétrées par des milices (anciennement collaborationnistes) dans les villes et, davantage encore, dans les campagnes, déportations et emprisonnement qui briseront tout une génération (près de 70 mille déportés pour le seul bagne de Makronissos, dont l’évocation du seul nom suffit à distiller l’horreur), mise hors la loi du parti communiste et des organisations (suspectées d’être) liées à lui (interdiction qui durera jusqu’en septembre 1974), régime de discrimination institutionnalisée à l’encontre des citoyens en défaut de « convictions nationales ». Pendant des décennies, la non-obtention du fameux « certificat de civisme (or il suffisait qu’un membre de la famille proche ait participé aux organisations de résistance dirigée par les communistes pour se le voir refuser) signifiait que l’accès à la fonction publique, aux études universitaires, et même au permis de conduire, était barré.
Rappelons également que c’est en Grèce, sous la houlette des conseillers britanniques et (surtout) étatsuniens de l’armée monarchiste, que furent expérimentées pour la première fois à grande échelle les techniques « contre-insurrectionnelles » qui se généraliseront par la suite en Asie, en Afrique et en Amérique latine : actions coordonnées de l’armée régulière et des milices chargées du (plus) « sale boulot », évacuation planifiée des campagnes de leur population pour « vider l’eau du bocal » et couper les partisans de leur base logistique, techniques de torture de masse déjà appliquées dans les colonies, usage de bombes incendiaires de nouveau type (napalm) dans des environnements non-urbains, rafles d’enfants dans les zones de conflit et placement dans des institutions de formatage idéologique, création de lieux de déportation pouvant accueillir des dizaines de milliers de détenus dans des zones difficilement accessibles du territoires (les îles les plus arides étaient toutes désignées à cet usage). Entre 1947 et le milieu des années 1950, la Grèce offre un cas d’univers carcéral et, surtout, concentrationnaire unique par son ampleur et sa brutalité en Europe occidentale.
Vers le coup d’État
Malgré l’écrasement de la guerre civile, ce régime de répression féroce est rapidement confronté à une résistance acharnée. En 1958, neuf ans à peine après que la chute des derniers bastions des partisans de l’Armée Démocratique, la Gauche Grecque Démocratique (EDA), forme d’existence légale de la gauche communiste, devient avec près de 25% des voix la principale force d’opposition et se place en tête à Athènes et dans la plupart des villes du pays. Il faudra un recours à la fraude massive dans les urnes et un redoublement de la répression pour permettre à la droite monarchiste de garder le pouvoir. L’assassinat en mai 1963 du député de l’EDA, et figure de proue du mouvement pacifiste grec, Grigoris Lambrakis, immortalisé par le roman Z de Vassilis Vassilikos, adapté au cinéma par Costa Gavras, s’inscrit dans ce contexte d’extrême tension. Et pourtant, aux élections qui suivent de peu l’assassinat de Lambrakis, la droite est largement battue dans les urnes. Georges Papandréou, un politicien bourgeois au passé anticommuniste, devient premier ministre à la tête d’un parti hétéroclite, l’Union du Centre, qui compte dans ses rangs à la fois des notables conservateurs et une aile gauche socialisante dirigée par son fils (et futur fondateur du PASOK) Andréas Papandreou. Il vide les prisons des derniers détenus politiques et s’engage dans une démocratisation contrôlée mais réelle de la vie politique qui redonne confiance aux mobilisations ouvrières, paysannes et estudiantines. Étouffée depuis des décennies par la répression et une censure tatillonne, la vie culturelle explose. C’en est décidément trop pour le « triangle », selon l’expression de l’époque, où se concentrait le vrai pouvoir : l’armée, pilier d’un régime fondé sur la victoire militaire de 1949, la monarchie, véritable centre politique du camp bourgeois bien plus que le personnel politique parlementaire, et l’ambassade étatsunienne, dont l’approbation constitue un préalable à toute décision politique. Georges Papandréou est renversé en juillet 1965 par un coup d’État parlementaire fomenté par le « triangle », qui s’appuie sur une minorité de députés centristes qui font défection (les « apostats » selon l’expression consacrée, avec à leur tête l’ancien premier ministre Konstantinos Mitsotakis, et père de l’actuel, Kyriakos Mitsotakis) contre espèces sonnantes et trébuchantes.
La riposte populaire ne tarde guère. Tout au long du mois de juillet 1965 un véritable soulèvement populaire déferle dans les rues d’Athènes et des grandes villes du pays. A sa tête, la jeunesse étudiante, les secteurs combatifs du mouvement ouvrier (en particulier les ouvriers du bâtiment), la base sociale de la gauche et de l’ensemble des forces démocratiques. Le grand romancier Stratis Tsirkas a dépeint de façon inoubliable ce moment dans son récit au titre évocateur Le printemps perdu[1]. On a pu parler, à juste titre, de « mai 68 » par anticipation. C’est malheureusement vrai aussi pour son issue : privé de perspectives politiques, confronté à la pusillanimité légaliste de la gauche et de Georges Papandréou, le mouvement s’éteint et se résigne à la perspective de nouvelles élections, finalement fixées pour mai 1967. Un raz-de-marée anti-droite était attendu avec certitude. Mais le « triangle » du pouvoir réel était déterminé à annuler leur tenue.
Traquer la résistance
Largement attendu, le coup d’État surprend toutefois les forces de la gauche dans un état d’impréparation totale, malgré leur longue expérience de la clandestinité et de la répression. Il faut dire aussi que les plans de riposte envisagés (lieux de repli, manifestations, mise en place de planques) ont d’emblée été neutralisés par la mise en œuvre d’une nouvelle technique de contre-insurrection. Pour paralyser préventivement toute tentative de résistance populaire, les militants et, surtout, les cadres sont arrêtés au petit matin, rassemblés dans des stades et acheminés vers des lieux de déportation. Dans le cas grec cette tâche était grandement facilitée par le fait que, suite aux décennies de répression, la totalité des militants (et même des simples sympathisants) de la gauche étaient repérés grâce au système de fichage policier de l’ensemble de la population mis en place dès les années 1940 et soigneusement entretenu par un système de strict quadrillage policier s’appuyant sur une armée d’informateurs peuplant chaque recoin de la vie sociale.
Ainsi, au matin du 21 avril 1967 des milliers de militants se trouvent pris dans le gigantesque coup de filet, la plupart du temps en pyjama. Pour la plupart, ils reprennent le chemin déjà familier du bagne et de la prison, avec la rage de ne même pas avoir été en mesure d’agir. Certains réussissent pourtant à s’échapper et passent, ou repassent, dans la clandestinité. Dans les semaines qui suivent le coup d’État sont ainsi créées les premières organisations de résistance. Les principales seront, du côté de la gauche communiste, le Front Patriotique (PAM) et, parmi les jeunes, l’organisation « Rigas Féréos » (du nom du fervent patriote républicain assassiné par les Ottomans en 1797), et du côté de l’aile gauche des centristes, la Défense Démocratique, puis le Mouvement Panhellénique de Libération (PAK), animé de l’étranger par Andréas Papandréou. De nombreux autres noyaux de résistance se créent, couvrant une très large part du spectre politique, de l’extrême-gauche encore balbutiante à la droite libérale, y compris au sein des forces armées, par des officiers certes conservateurs, voire monarchistes, mais opposés au coup d’État.
L’action de ces réseaux sera essentiellement symbolique : lâchage de tracts, presse clandestine, attentats à la bombe visant des cibles matérielles, souvent liées à la présence étatsunienne. Exception à cette règle, Alekos Panagoulis, agissant quasiment en solitaire, échouera dans son attentat contre le dirigeant du régime, Georgios Papadopoulos, le 13 août 1968. Ces noyaux de résistance ne résisteront pas longtemps à la traque de la police, leurs militants et leur appuis logistiques étant, nous l’avons vu, pour la quasi-totalité déjà repérés par la police. Leur démantèlement s’opère entre 1967 et 1969, entraînant des milliers d’arrestations et de condamnations à de lourdes peines de déportation et de prison par les tribunaux militaires, en général précédées par des séjours dans les locaux de la sécurité et/ou de la police militaire où se déchaîne la sauvagerie des tortionnaires.
Malgré son échec sur le plan opérationnel, cette première phase de la résistance intérieure est toutefois décisive pour ce qui suivra. D’un point de vue moral, elle permet, dans un contexte qui n’offre guère de possibilités concrètes d’action de masse, de montrer que des forces existent qui rendent visible l’opposition largement majoritaire de la population au régime. Au niveau proprement politique, c’est dans cette constellation mouvante que se posent pour la première fois un questionnement stratégique, en particulier au sein de la gauche communiste, sur les raisons qui ont conduit à l’impuissance face à une menace imminent et prévisible. Ce questionnement se combine aux soubresauts de la déstalinisation, qu’exacerbe l’intervention des armées du pacte de Varsovie contre le « printemps de Prague », et conduit à la scission du Parti Communiste Grec (KKE) en 1968 entre une aile entièrement alignée sur l’URSS et une partie qui s’engage dans la voie de ce qu’on appellera par la suite l’« eurocommunisme ». Enfin, au niveau international, l’existence de cette résistance intérieure permet au mouvement international de solidarité de déployer sa campagne de dénonciation du régime et de ses protecteurs étatsuniens, épaulée par la nombreuse diaspora grecque, dont les rangs grossissent par la venue de toutes celles et ceux, directement ou non en prise avec la répression, pour qui la vie est devenue impossible dans un pays devenu une vaste prison à ciel ouvert.
Korovessis, acteur d’une nouvelle période
Le texte qui suit, et celui de Bernard Dreano, portent sur un acteur important de cette période, Périclès Korovessis, décédé le 11 avril dernier à Athènes. Après Manolis Glezos, parti le 30 mars, la gauche grecque a perdu une deuxième de ses boussoles tout à la fois morales et politiques[2]. Son rôle, à ce tournant des années 1960-1970, se situe en effet au croisement des trois plans que nous venons d’évoquer. Jeune comédien militant dans les rangs de l’EDA, Korovessis prend activement part à la constitution des premiers noyaux de résistance, affiliés au Front Patriotique, et se jette dans une clandestinité inédite pour lui et quasiment désespérée, qui prendra fin au bout de cinq mois. Cette expérience le conduira à s’engager avec non moins de force dans les remises en cause qui affectent la gauche communiste et l’amèneront par la suite à explorer les voies du nouveau radicalisme qui se déploie sous le signe de la révolte mondiale des années 68. Arrêté en octobre 1967 et sauvagement torturé, il parvient à s’échapper à l’étranger et se transforme en accusateur implacable du régime. Son ouvrage Oi Anthropofylakes [Les gardiens d’humains] provoque un choc dans l’opinion publique internationale. Il est rapidement traduit dans une dizaine de langues, et tout d’abord en français[3]. Son témoignage bouleversant, aux côtés de celui d’une autre militante du Front Patriotique, l’actrice Kitty Arseni, auprès du conseil de l’Europe joue un rôle décisif dans l’expulsion de la Grèce de cet organisme, en décembre 1969. Son action stimule l’élan mondial de solidarité avec la résistance intérieure, qui remporte sa première victoire politique. Malgré l’appui obstiné de son protecteur étatsunien, le régime ne parviendra jamais à se remettre de ce camouflet.
Après une brève éclipse, les forces de la résistance se réorganiseront à partir de 1971-1972, en reprenant pied dans la jeunesse étudiante, puis en opérant la jonction avec la jeunesse ouvrière qui se met en mouvement à partir du printemps 1973. Dans cette effervescence émergeait également un nouveau paysage politique dans la gauche, marqué par le radicalisme impétueux de cette période. Se dessinait la voie qui allait conduire au soulèvement de novembre 1973, et qui, malgré la sanglante répression qui le brisa, allait sonner la fin du régime. La chape de plomb des trois décennies contre-révolutionnaires s’était enfin fracturée.
De retour en Grèce, Korovessis ne cessera d’explorer des voies nouvelles dans le combat pour l’émancipation à sa façon intensément singulière, le plus souvent en tant que « franc-tireur », par moments dans les formes de la politique organisée, dans les rangs de l’extrême-gauche, puis, entre 2004 et 2009, de Syriza. Le portrait qu’en dressent les textes d’Antonis Ntavanelos et de Bernard Dreano restitue la vitalité et la richesse de sa personnalité. Nous y avons ajouté (ci-dessous) la traduction de l’une de ses chroniques hebdomadaires qu’il a tenues pendant de longues années dans la presse de gauche grecque, celle où avec lucidité et hauteur il analyse « à chaud » les raisons qui ont conduit à la honteuse capitulation d’Alexis Tsipras et de son gouvernement face à Troïka en juillet 2015. Elle se termine en annonçant des années de « chaos et de catastrophe ». Il ne s’est pas trompé, même si cette catastrophe s’est déroulée sur un mode muet, dans une société brisée et privée de ses repères fondamentaux. Même dans ces conditions, Korovessis est resté debout jusqu’au dernier souffle, l’aiguille de sa boussole toujours orientée vers le combat pour la révolution et l’émancipation humaine.
Stathis Kouvélakis Paris, le 21 avril 2020.
Periclès Korovessis, résistant et persistant
Beaucoup a été et sera écrit, fort heureusement, sur la mort de Periclès Korovessis. La plupart se focaliseront, peut-être à juste titre, sur son ouvrage La filière. Bien que le livre ait marqué ma jeunesse (mon exemplaire est un « collector », imprimé à Londres pendant la dictature des colonels), et je n’ai rien à ajouter à ce sujet. Périclès était l’un de ceux qui ont franchi le pas en passant de l’action légale de la gauche d’avant le coup d’Etat du 21 avril 1967 à l’action illégale de la première phase de la résistance contre la dictature. Il analyse les risques et dangers de cette étape dans La filière.
L’action de ce cercle minoritaire de cadres au cours des premières et très difficiles années de la dictature fut très important pour la vie de celles et ceux qui se sont par la suite engagé.e.s dans les rangs de la résistance et de la gauche. Mais Périclès ne s’est pourtant jamais reposé sur ses « lauriers » de résistant. Il fit partie de ceux qui ont franchi une autre étape audacieuse : celle qui conduisit de la résistance contre la dictature, mais dans la continuité de la gauche communiste grecque, vers la recherche d’une « nouvelle gauche », la gauche révolutionnaire qui surgissait de l’élan régénérant du 68 mondial.
Il a ainsi fait participé à la direction du Groupe Socialiste Révolutionnaire (ESO), actif parmi les réfugiés et émigrés grecs en Europe occidentale[4]. Avec le groupe des « Bolcheviks » et d’une partie de la Lutte Socialiste Révolutionnaire (SEP), il fonde le Mouvement Révolutionnaire Léniniste Grec (ELEK) au cours des années qui ont suivi la chute de la dictature[5]. Le Périclès de cette époque (bien qu’il ait été plus tard dénoncé par certains médias comme « le chef du groupe 17 Novembre ») avait tranché le dilemme entre Guevara et Lénine. Son « léninisme » comportait cependant de nombreuses références « spontanéistes », un radicalisme maoïste antistalinien, avec des emprunts venant du trotskysme et des références à la révolution permanente. Ce « mixte », j’en suis conscient, est difficile à comprendre aujourd’hui, mais des organisations de ce type, comme Révolution! en France ou Avanguardia Operaia en Italie, jouissaient d’une influence et d’un prestige importants dans les années 1970.
La crise de la gauche révolutionnaire au cours des éprouvantes années 1980 n’a pas conduit Périclès à se replier dans le cocon de la vie privée. Tout en suivant, à sa façon totalement originale, les développements politiques, il était prêt à des changements autocritiques. Il a maintenu son orientation vers le mouvement mondial, mettant tous ses espoirs dans ce facteur, et œuvré pour une intervention unitaire de la gauche, pour qu’elle devienne efficace sans jamais renoncer au radicalisme de son noyau programmatique.
Il a choisi de faire partie des premières tentatives unitaires de la gauche radicale, y compris avec le KKE, en étant candidat, et élu, dans la municipalité d’Athènes en 1997 sur la liste de Léon Avdis. Ce n’est pas un hasard si Périclès a activement participé au difficile lancement de Syriza dans la foulée des grandes actions du Forum Social Grec.
Pour Périclès, cette orientation unitaire, nécessaire à la concentration des forces, ne signifiait pas démission ou autocensure quant au contenu radical de la politique. En tant que membre du comité central de Syriza, il n’a pas hésité, après les élections de 2009, à rappeler publiquement les lourdes responsabilités des principaux dirigeants de Synaspismos dans les événements de 1989 et du gouvernement Tzanetakis[6]. Dans le conflit interne qui a ébranlé Syriza à l’occasion des élections régionales de 2010, qui sont à l’origine de la première tentative d’« ouverture » à la socialdémocratie engagée par le groupe dirigeant autour de Tsipras, Périclès n’a pas hésité à prendre position avec ceux qui ont formé les listes du Front pour le renversement et la solidarité. Au cours de cette confrontation, Korovessis a tiré des conclusions sévères sur le groupe dirigeant alors émergeant au sein de Syriza et en particulier sur Alexis Tsipras. Il n’est jamais revenu depuis sur ces positions. La suite a démontré que les conclusions auxquelles il était parvenu se sont largement confirmées.
Périclès était un excellent exemple de la qualité des militants issus des générations des années 1960 et 1970. Avec leurs bons et leurs mauvais côtés, leurs grandes qualités et leurs faiblesses. Face aux grands défis et aux batailles à venir, de tels combattants nous manqueront.
Antonis Ntavanelos Athènes, le 13 mars 2020 – traduction Stathis Kouvélakis.
Le coup d’État invisible – Un texte de Periclès Korovessis
Chronique publiée dans Efymerida Syntakton du 12 septembre 2015 – traduction Stathis Kouvélakis.
Il était une fois, dans les temps anciens de la lointaine Chine, un sage enseignant, peintre de profession, qui peignait une colombe si parfaite que chaque matin ses élèves allaient à l’école pour voir si elle avait volé. La tâche des étudiants était de copier cette colombe aussi fidèlement que possible. Les élèves sont à leur tour devenus des enseignants, ils ont formé de nouveaux enseignants et le sujet enseigné a toujours été la colombe parfaite du fondateur de l’école. Un beau jour, un jeune étudiant a regardé par la fenêtre et a vu une vraie colombe. Il en a été ébloui et s’est rendu compte que le volatile était complètement différent de ce qu’ils peignaient. Et il a dessiné sa propre colombe. La conséquence fut qu’on lui a refusé son diplôme.
Depuis ce temps, de nombreux siècles se sont écoulés dans le fleuve de l’histoire et le même phénomène est réapparu. Quiconque a vu une autre réalité que celle qui était permise l’a payé de sa personne. Aujourd’hui, en Europe, on ne coupe pas la tête. Mais on se débarrasse des idées alternatives et on fait en sorte qu’elles ne puissent atteindre leur but.
Il existe toutefois de nombreux foyers de Lumières et de résistance, ainsi que divers réseaux de toutes sortes, qui font un travail précieux. Mais ils ne touchent pas l’électeur-consommateur moyen, qui suit généralement ses penchants obsessionnels et pense que sa propre colombe est la bonne. Si nous examinons la mobilité de l’électorat, en dehors du noyau dur de chaque parti, nous verrons qu’il vote en fonction de l’offre proposée, tout comme dans les supermarchés. Nous l’avons vu avec [le PASOK d’] Andreas Papandréou et, sous sa forme renouvelée, avec Alexis Tsipras.
Le concept de « peuple souverain » signifie en fait que le peuple dispose du pouvoir de choisir des oligarques, mais rien pour lui-même. En substance, les élections sont un phénomène messianique. Vous choisissez le Messie, puis vous rentrez chez vous et attendez le miracle qui ne vient jamais. Vous devenez croyant, mais pas citoyen. En d’autres termes, vous choisissez votre non-existence et la considérez comme constituant votre personnalité, par le truchement du Messie.
Alors de quelle politique parlons-nous quand tout le pouvoir est dans des partis de ce type ? Les anciens camarades de Tsipras l’ont accusé de trahison. C’est une lourde accusation. Mais elle est objectivement juste. Tsipras a fait exactement le contraire du programme de Syriza et, grâce à un coup d’État parlementaire, il a fait passer un accord [le 3e mémorandum signé en juillet 2015 et approuvé au parlement grec en août 2015] qui place la Grèce sous la tutelle de la Troïka.
J’ai de mon côté une approche différente du phénomène. Dans cette chronique, à un moment insoupçonné, j’ai constaté que Syriza était une social-démocratie de droite, avec une aile forte de gauche, avec une structure centrée sur le leader qui n’avait pas besoin d’un parti et d’organisations, mais de marionnettes, de propagandistes et de mécanismes de soutien. Ses cadres dirigeants ont donc quitté le parti pour s’installer dans l’appareil d’État.
La social-démocratie de droite cherchait à retrouver sa famille, qui n’était rien d’autre que l’ancien système politique, en déroute depuis des années, et à lui redonner vie. Mais elle devait d’abord passer des examens pour gagner l’approbation vrais centres de pouvoir. Tsipras s’en est donc allé portant des cadeaux et a promis à Schäuble de geler le programme de Thessalonique[7]. Il a également expliqué à Mme Merkel que la demande d’indemnisation des dommages de guerre causés par l’Allemagne était purement morale. Et, évidemment, il attendait quelque chose en retour, peut-être une saucisse de Francfort, pour montrer que nous avons également gagné quelque chose et pour le présenter aux indigènes comme un triomphe de la diplomatie grecque.
Varoufakis a admis par la suite que le seul but de ces « négociations » était d’humilier la délégation grecque. Et, dans cette voie, il est entendu que sans accepter un mémorandum, vous ne pouvez pas être premier ministre. De plus, c’était une bonne occasion pour Tsipras de mener Syriza à la scission, afin de se débarrasser de sa gênante aile gauche. Son autre atout était que sa popularité en tant que leader était élevée et que grâce à un nouveau scrutin, mené dans la précipitation, il pourrait même gagner une majorité absolue au parlement.
Tout montre qu’aucun parti ne peut gagner une telle majorité[8]. Et divers scénarios sont envisagés. Il s’agit en substance de créer un « extrême centre », tel que celui qui gouverne dans la plupart des pays de l’Union européenne. L’accord signé par la Grèce le 12 juillet 2015, selon Tariq Ali, deviendra aussi détesté que le 21 avril 1967. Nous ne l’avons pas encore vu mis en œuvre. Ce qui nous attend c’est la catastrophe et chaos.
Illustration : Les étudiants de Polytechnique manifestent contre la dictature des colonels en novembre 1973. Rue des Archives/©Rue des Archives/RDA.
Notes
[1] Traduction française : Stratis Tsirkas, Le printemps perdu, Paris, Seuil, 1982.
[2] Sur Manolis Glezos cf. sur ce site le texte d’hommage de Panagiotis Sotiris contretemps.eu/manolis-glezos-present/
[3] Traduction française : Periclès Korovessis, La filière. Témoignage sur la torture, Paris, Seuil, 1969.
[4] Organisation de gauche, constituée principalement d’étudiants mais aussi de travailleurs de la diaspora, qui s’est formée en 1969, principalement à Londres, mais aussi dans d’autres villes d’Europe occidentale, autour des revues Mami (« accoucheuse » en référence aux formulations de Marx et d’Engels sur la violence comme accoucheuse de l’histoire) et Révolution. Rejetant la stratégie « étapiste » du parti communiste orthodoxe KKE, elle proclamait le caractère socialiste de la révolution en Grèce. Parmi ses principaux dirigeants figuraient Georges Votsis, Periclès Korovessis, Panos Garganas, Maria Stylou et d’autres. Une partie de ESO, animée notamment par Garganas, Stylou et Antonis Ntavanelos, créera en 1972 l’Organisation Révolution Socialiste (OSE), affiliée au courant international IST (dirigé par le SWP britannique) et qui deviendra en 1997 le Parti Socialiste Ouvrier (SEK), toujours actif (NdT).
[5] SEP fut une organisation trotskisante fondée dans la clandestinité, en Grèce, en 1970. Elle s’est implantée principalement parmi les jeunes travailleurs et a pris une part active au soulèvement contre la dictature de novembre 1973. Elle s’est dissoute au début de 1975 et plusieurs de ses membres ont participé à la fondation de ELEK, tandis que d’autres ont rejoint OSE. Les « Bolcheviks », organisation de type « mao-spontex », fut fondée en 1972 et participa à la création de ELEK en 1975, organisation dont Korovessis fut l’une des principales figures et qui s’est dissoute en 1977 (NdT).
[6] A cette époque, la Coalition de la gauche et du progrès (Synaspismos tis Aristeras kai tis proodou) était une simple coalition électorale formée au printemps 1989 par le parti communiste grec (KKE) et l’aile droite issue de l’eurocommunisme (Gauche grecque – EAR). A l’issue des élections de 1989, elle s’est alliée à la droite (Nouvelle Démocratie – ND) pour constituer un gouvernement commun (avec à sa tête Tzanis Tzanetakis, un dirigeant de ND) chargé de juger les dirigeants du PASOK (parti socialiste), y compris Andréas Papandréou, accusés d’être mêlés à des scandales. Cette coalition contre-nature a été sanctionnée par l’électorat au cours des scrutins qui ont suivi (Synaspismos passant de 13,5% en 1989 à 10,2% en 1990) et conduit à son éclatement, au cours d’une période où le KKE subit de plein fouet le choc de l’effondrement de l’URSS. En 1991, la majorité du KKE se retire de Synaspismos, qui devient un parti distinct. Il sera par la suite la principale composante de Syriza, fondé en 2004 (NdT).
[7] C’est le programme anti-austérité et anti-Troïka grâce auquel Syriza avait remporté les élections de janvier 2015 (NdT).
[8] En effet, bien qu’arrivant en tête du scrutin, Syriza n’arrive pas à former de majorité absolue. Il reconduira son alliance avec le petit parti de la droite souverainiste ANEL et bénéficiera en cours de la mandature de l’apport de députés issus de formations « centristes » (NdT).