Entretiens croisés de Jérôme Skalski et Claire Philippe avec Pedro da Nóbrega, historien et anthropologue, Pascal de Lima, économiste de l’innovation et enseignant à Sciences-Po et Olivier Barbarant, écrivain.
Rappel des faits : depuis les élections législatives de 2015 au Portugal, l’association des partis de gauche (PS, Bloc de gauche et Coalition démocratique unitaire) est l’occasion d’une expérience originale tournant le dos au dogme libéral.
Comment caractériser l’expérience politique des gauches en cours au Portugal ?
Pedro da Nóbrega La nécessité et la clarté. Nécessité car, après quatre ans de gouvernement de droite avec une politique dictée par la troïka (Union européenne-FMI-BCE), après un pouvoir social-libéral incarné par le PS dirigé par José Socrates et bénéficiant de l’appui tacite de la droite, le pays était exsangue. Il aura d’abord fallu un changement à la tête du PS, incarné par l’actuel premier ministre, Antonio Costa. Puis les élections législatives d’octobre 2015, où la droite perd nettement la majorité malgré une liste unique, mais où le PS ne dispose pas de majorité à lui tout seul. Il ne peut donc gouverner qu’en perpétuant l’alliance tacite avec la droite ou en s’alliant avec les deux formations situées à sa gauche, le Bloc de gauche (BE), qui récupère une bonne part des voix perdues par le PS, et la CDU (Coalition démocratique unitaire, menée par le Parti communiste portugais avec les Verts), qui conserve ses acquis et augmente légèrement son résultat.
Sachant que le Portugal est un régime parlementaire mais que le PS n’a jamais gouverné avec la gauche, il est confronté à l’éventualité d’un choix de rupture en s’appuyant sur les formations situées à sa gauche pour former une majorité. Car la pression des « partenaires » européens du PS est grande afin de privilégier un accord avec la droite pour garder le cap d’une politique austéritaire. Ils trouveront en la personne du président de la République de l’époque, Cavaco Silva, homme de droite, un soutien qui ira même jusqu’à outrepasser ses prérogatives constitutionnelles.
Il faudra donc d’âpres discussions pour arriver à un accord, pour la première fois depuis le retour de la démocratie et la fin de la dictature fasciste, en 1974, tout en assumant les divergences clairement existantes entre les différents partis à gauche. Les souffrances endurées par le peuple portugais durant des années d’austérité ont contribué à trouver un terrain d’entente entre des forces dont le projet politique reste différent.
Il y a une clarté sur le choix stratégique. C’est un gouvernement PS qui gère le pays avec des accords tant avec le BE qu’avec le PCP, mais qui n’empêchent pas pour autant l’expression de divergences existantes. C’est le cas sur la question de l’Union européenne.
Pascal de Lima En octobre 2015, lors des législatives, le PS est arrivé second, derrière le PSD. Pedro Passo Coelho, le premier ministre sortant, perdait alors sa majorité absolue et le pays sortait d’une cure d’austérité sans précédent. Il attendait alors un soutien du PS, traditionnellement proche du centre, mais Antonio Costa, leader du PS (fils de militants communistes), s’est finalement allié avec le BE et le Parti communiste pour destituer le gouvernement de droite. Ce qui est exceptionnel, c’est la divergence des idéologies, le PS faisant la guerre au PC depuis la révolution des œillets. Mais le PC acceptait de calmer le jeu et de sortir de la contestation permanente.
Concernant la nature du compromis, en fait, il ne s’agit pas d’une coalition, contrairement à ce qui se dit, car, s’il y a un soutien du BE et du PC en faveur du PS pour emporter la victoire, le PC et le BE refusent d’entrer au gouvernement tout en soutenant le Parlement. C’est ce que les Portugais appellent le « Geringonça ». Pour ce qui est des raisons économiques de ce compromis, indiscutablement, un peu comme partout dans les pays du sud de l’Europe avec Podemos en Espagne et Syriza en Grèce, c’est le rejet de la troïka et de l’austérité en période de croissance faible qui ont conduit à de mauvais résultats économiques et à une certaine révolte par les urnes.
Olivier Barbarant L’accord de l’automne 2015 entre le PS, le PCP et le BE a rassemblé pour des objectifs précis des forces apparemment inconciliables : renverser la droite, proposer des avancées sociales. L’un des atouts de l’accord qui installa le gouvernement Costa tient au fait que le PC et le « Bloco » ont choisi un soutien sur projets sans participation gouvernementale. L’autre naît du fait que les socialistes ont un besoin absolu du support d’une aile nettement plus à gauche qu’ils ne le seraient sans cette contrainte.
Ni fusion ni « gauche plurielle », l’expérience est celle d’une constante négociation des mesures votées, qui n’ignore pas les rapports de forces entre alliés. Pour le dire vite, la gauche (celle qu’on appelle désormais « radicale » quand elle est fidèle à ses valeurs) tient un PS portugais dont le positionnement social-démocrate n’est plus à démontrer. Que des adversaires aussi anciens aient réussi à dépasser l’opposition sans se perdre dans l’illusion fusionnelle n’est dans l’histoire portugaise pas à négliger. Pour caractériser cette situation, complexe, instable, mais riche malgré tout d’avancées pour les populations, je parlerais de « chantage intelligent ».
À quels obstacles doit-elle faire face ? Sont-ils surmontables ?
Olivier Barbarant J’aimerais mettre d’abord l’accent sur les réussites – hausse de 15 % du salaire minimum (passé à 557 euros…), gel de certaines privatisations, retour aux 35 heures pour les fonctionnaires – qui feraient rêver en France, même en sachant que la situation désastreuse du Portugal fait partir le pays de plus loin que nous. Ajoutons-y une extase devant les diktats : en 2016, le plus bas déficit depuis 1974, avec 2,1 % du PIB. Moins de 3 % ! Et Costa promet 1 % en 2018… Reste que la pression européenne est très forte, comme l’ont montré les négociations de juillet 2016, où le Portugal a failli être sanctionné et a vu une partie de ses fonds structurels gelés. Entre la surveillance ultralibérale et la pression de la gauche, saluons l’habileté.
Je ne suis pas économiste et ignore jusqu’où pourra tenir vraiment une telle navigation entre icebergs. Le Bloco et le PC ont évidemment rejeté en janvier la proposition d’une baisse des charges patronales pour compenser la hausse du Smig, et la droite n’a pas sauvé ce projet qui eût dû lui convenir. On peut craindre que l’explosion de la dette (130,4 % du PIB) et la pression libérale ne puissent dans un seul pays construire un système économique viable sans un changement de ligne européenne collective. Mais, en attendant, le peuple souffre moins : c’est loin d’être négligeable.
Pascal de Lima Le problème est que le PC et le PS sont historiquement des ennemis. En fait, tout va dépendre de la stabilité du compromis parlementaire, en évitant les sujets qui fâchent. Le PS a toujours été très modéré historiquement et très centriste, proche de la social-démocratie allemande. Le PCP est l’un des plus rugueux d’Europe, très proche des syndicats, avec un ancrage local dans les coopératives historiques et les villages extrêmement important. Le BE, lui, est libertarien, favorable à l’avortement, au mariage gay, à l’euthanasie, et à la dépénalisation des drogues douces. Mais il est également pour la sortie de l’euro.
On voit donc des divergences importantes et la stabilité du compromis portera probablement sur l’évitement de sujets comme la sortie ou non de l’euro, le « Portuxit » et la place du Portugal dans les conflits géopolitiques internationaux. L’autre obstacle est sur le front économique. Le Portugal va mieux. C’est incontestable : les déficits vont être ramenés proches des 1,5 % en 2017, les exportations repartent de plus belle, au premier trimestre de l’année 2017, le taux de croissance avoisinait les 2,8 %, grâce au tourisme et à la construction. La situation améliorée pourrait laisser croire que le compromis va être plus aisé à faire perdurer. Attention tout de même au niveau des taux d’intérêt à dix ans, qui avoisinent les 3-4 %, ce qui reste supérieur au taux de croissance. Ainsi, la dette publique portugaise avoisine les 130 % et reste le troisième niveau de dette le plus élevé d’Europe, après l’Italie (133 %) et la Grèce (180 %). Affaire à suivre.
Pedro da Nóbrega Le PS reste sur une ligne d’accompagnement de « gauche » des politiques libérales mises en place dans le cadre de la construction européenne.
Le PCP est, lui, clairement contre cette construction européenne. Il considère que la souveraineté monétaire reste un pilier imprescriptible de la souveraineté populaire.
Le BE est sur une position qui, tout en prenant ses distances avec la réalité de l’Union européenne, est pour le maintien du Portugal au sein de l’UE et estime possible une réorientation.
Les divergences existent aussi sur le plan de la politique nationale, avec notamment la volonté affirmée, tant par la CDU que le BE cette fois-ci, de remettre en cause la législation antitravailleurs mise en place par la droite lorsqu’elle était au pouvoir, alors que le PS freine plutôt sur cette question.
Les désaccords portent sur des points certes non négligeables, mais ils n’ont pas empêché que se mette en place, pour la première fois dans l’histoire de la démocratie portugaise, un gouvernement PS, avec le soutien du BE et de la CDU, qui assume une rupture claire avec les politiques d’austérité. L’avenir dira quelle sera la portée historique de ces « rendez-vous », mais il est évident que la situation est aujourd’hui au Portugal moins ingrate pour le peuple. Une première réponse sera celle des élections municipales, le 1er octobre prochain. Sachant que, au Portugal, les municipales ont lieu à la proportionnelle intégrale.
L’expérience des gauches portugaises peut-elle être une inspiration pour lutter contre l’austérité ?
Pascal de Lima Oui, car la dominante idéologique depuis dix ans maintenant, c’est celle de considérer que l’austérité est un mal nécessaire ; or, le mal nécessaire a fatigué tout le monde et a été déployé au pire moment, à savoir lorsque la croissance était faible avant 2014 (date de la sortie de la troïka). Par ailleurs, il y a de bons et de mauvais déficits, une réflexion qualitative, comme souvent, aurait permis de comprendre que jamais le Portugal n’avait réellement besoin du FMI. De plus, la dominante est de considérer que les gauches sont responsables de l’explosion des déficits et de la dette : or, ce ne fut pas le cas, même en France ! Et d’ailleurs parfois même avec des politiques d’austérité ! Ce qui est assez fort pour être dit !
Au Portugal, quand la droite arrive en tête des élections législatives en octobre 2015, la perspective d’une nouvelle politique d’austérité permet justement de créer ce compromis parlementaire. Il faut une politique économique avant tout contracyclique qui combine bien austérité et croissance et ne pas étouffer la croissance par l’austérité lorsque celle-ci revient. C’est ce qu’a réussi ce compromis : laisser respirer l’économie en période difficile, ajuster la rigueur plus tard en attendant des jours plus ensoleillés.
Olivier Barbarant Évitons de rêver d’un modèle : il n’y en a pas. Et, comme je l’ai dit, cette politique est exclusivement en situation : elle desserre l’étau libéral sans pouvoir seule s’en émanciper. Elle doit aussi sa relative longévité à des stratégies européennes : l’acharnement contre la Grèce est si mal perçu qu’il s’agirait de se montrer un peu moins tyrannique avec des pays proches, et quelquefois plus puissants (Espagne, et par ricochet Portugal). Mais l’expérience prouve que l’on peut, au moins momentanément, arrêter une logique mortifère et purement comptable, rétablir certains droits, rouvrir un peu de pouvoir d’achat… Elle donne à penser surtout au rôle des alliances, notamment la complémentarité possible entre des mouvements et des partis. Les uns comme les autres ont su faire preuve de responsabilité : le PS en assumant le pouvoir dans des conditions délicates et même acrobatiques, PC et BE en refusant de camper sur la pureté doctrinaire qui fait souvent prendre, à la gauche de la gauche, tout soutien partiel pour une compromission. C’est à méditer. Encore faudrait-il chez nous que l’on cesse de hurler à la cuisine politicienne dès qu’on propose des accords à géométrie variable.
Pedro da Nóbrega Une telle expérience est une inspiration pour tous ceux qui pensent qu’être de gauche a une portée politique et économique, quelle que puisse être la diversité des options sur cette question. Car la ligne majeure de fracture me semble bien être entre ceux qui pensent que le capitalisme est indépassable et qu’il convient juste d’en amender les aspects les plus détestables et ceux qui estiment qu’il ne saurait y avoir d’avenir durable dans ce cadre.
Le schéma institutionnel portugais se prête à ce type d’expérience. Il convient à cet égard de rappeler qu’il est issu de la révolution des œillets. Quand d’aucuns parlent de VIe République en France, c’est en partant de l’échec démocratique de la Ve, accentué par le couplage des législatives avec la présidentielle. Le processus électoral en cours en France en est la triste illustration, où l’élection des députés vise à conforter l’élection d’un président qui reste le chef de l’exécutif.
Avec un taux d’abstention pour un premier tour des législatives qui dépasse les 50 %. Une situation qu’a pu connaître le Portugal avant cette expérience inédite de gestion par une gauche qui assume ses divergences. C’est bien là, à mon sens, que réside la pierre de touche des cheminements qui restent à inventer. Pense-t-on indispensable de s’affranchir du capitalisme pour trouver une voie d’avenir ou le voit-on comme un horizon indépassable quelle qu’en puisse être la réalité du moment ?
http://www.humanite.fr/une-voie-portugaise-contre-lausterite-637462