Réfugies : tentative de récupération de l’extrême droite

Réfugiés en Grèce: chronique d’une tentative de récupération de l’extrême droite locale et européenne

Par Elisa Perrigueur et Sébastien Bourdon

Début mars, l’île de Lesbos était au centre de la communication des groupes d’extrême droite européens. L’espace de quelques jours, après l’annonce de l’ouverture des frontières par Ankara aux migrants voulant rejoindre l’Europe, une poignée de militants se sont rendus sur place. Une tentative de récupération ratée, selon les riverains qui s’inquiètent davantage d’une montée de l’extrême droite locale.

Lesbos s’est arrêtée, soumise au confinement total en raison du Covid-19. Les habitants désertent le port de Mytilène. Les 19 000 réfugiés de Moria sont sommés de rester au camp. Les quelques exilés égarés qui arrivent encore depuis la Turquie sont directement placés en quarantaine à leur arrivée. Les 39 passagers, parmi lesquels des Congolais, des Afghans et des Mauritaniens, qui ont par exemple accosté le 1er avril, ont entamé leur confinement sous des tentes installées sur le rivage, faute de structures disponibles.

L’île grecque attend désormais la régression du virus, qui a causé à ce jour 116 décès en Grèce. Un mois plus tôt, avant que la pandémie ne déferle sur le monde, c’était une autre menace qui submergeait Lesbos. Celle d’une poussée de l’extrême droite, aujourd’hui en suspens mais toujours tenace, estime Christos, professeur de 58 ans, natif de Mytilène.

« Les habitants seront d’abord préoccupés après le passage du virus par le droit du travail, les questions économiques, car nous sortions à peine de dix ans d’austérité. Plus personne ne risque d’aider les réfugiés… Le repli sur soi et l’extrémisme seront de graves menaces », prédit ce militant du groupe d’initiative antifasciste locale. Car il n’oublie pas la poussée extrémiste « choquante », à laquelle il a assisté au cours des premières semaines de mars, épisode désormais éclipsé par le virus mondial. « C’est désormais devenu très difficile pour les ONG, les antifascistes, les réfugiés de s’exprimer, l’environnement est devenu hostile », résume-t-il.

Lesbos a vu début mars la montée des extrémistes locaux mais aussi le passage d’identitaires étrangers venus profiter de la confusion causée par l’annonce de la Turquie. Le 27 février, Ankara a ouvert sa frontière, incitant les migrants en quête d’Europe à s’y rendre. Pleins d’espoir, ces réfugiés manipulés dans ce jeu politique ont alors débarqué sur l’île, parfois accueillis dans une ambiance de haine.

Une scène, surtout, semble avoir cristallisé la tension, le 1er mars, dans le petit port de Thermis, dans l’est. Un groupe de plusieurs dizaines de badauds accueillent un zodiac d’une trentaine de migrants aux cris de « Rentrez chez vous », « dégagez ». Une poignée d’extrémistes présents retournent leur haine contre des journalistes et membres d’ONG sur place, brutalisés. Cette séquence de plusieurs heures, virulente, est largement médiatisée.

Ce jour de colère, Lesbos est déjà à bout. Les arrivées d’exilés ont explosé depuis l’accession au pouvoir du premier ministre conservateur Kyriakos Mitsotakis, en juillet. Leur nombre est passé en neuf mois de 6 000 à 19 000 dans le camp insalubre de Moria. Ici, migrants, volontaires et habitants se disent « oubliés » par les autorités grecques et européennes. La colère des riverains, de tous bords politiques, vient d’exploser alors que le gouvernement a annoncé la construction d’un nouveau camp. Envoyés le 24 février pour encadrer les travaux, les MAT (CRS grecs) affrontent les riverains, dans un climat de violence inédite, pendant trois jours. Ils sont finalement repartis le 26 février, hasard du calendrier, la veille des annonces turques sur l’ouverture de la frontière.

Ces affrontements ont signé « l’affirmation de l’extrême droite sur l’île, présente dans ce mouvement contestataire », explique le militant antifasciste Christos. « Les fascistes l’ont clamé haut et fort : “Après les CRS, ce sont les réfugiés qu’on mettra dehors” », relate le professeur.

Début mars, les extrémistes locaux sortent ainsi de l’ombre : barrages mis en place sur les routes de l’île, attaques des voitures de location soupçonnées d’être empruntées par des reporters ou volontaires. Un incendie ravage le centre d’accueil pour réfugiés – inoccupé – Stage2, du Haut-Commissariat aux Nations unies (HCR). Un autre local vide de l’association suisse One Happy Family est réduit en cendres. Quelques semaines plus tard, ce sont les installations de l’association locale Stand By Me qui brûlent. Des enquêtes sont en cours.

Les ONG sont sous le choc, certaines fuient l’île. « Il n’y a jamais eu un tel niveau de violence, témoigne aujourd’hui Effy Latsoudi membre de Lesbos Solidarity. Nous [travailleurs humanitaires – ndlr] nous sentons très exposés, nous sommes devenus des cibles car nous aidons les réfugiés. Les menaces ont déferlé sur Facebook. Nos noms, parfois nos adresses, ont été diffusés. Tout cela est le fait de groupes grecs. » L’humanitaire estime que « derrière ces opérations, il y a le parti grec néonazi Aube dorée et des partisans radicaux du gouvernement Nouvelle Démocratie (ND). » Le militant antifasciste Christos précise : « On ignore officiellement si les groupes locaux sont liés à Aube dorée, mais ils partagent les mêmes idées xénophobes. »

Sur les réseaux sociaux, les mouvances identitaires européennes scrutent Lesbos mais aussi la frontière terrestre gréco-turque, à des centaines de kilomètres dans le nord-est du continent grec. Là-bas aussi les migrants affluent, ils sont alors 12 000 bloqués côté turc, face aux militaires grecs. Autour du hashtag #IStandWithGreece (« Je soutiens la Grèce »), des groupes dénoncent l’« invasion » du pays et certains réclament notamment « l’envoi de troupes françaises à la frontière gréco-turque » via une pétition, ayant récolté à ce jour plus de 4 300 signatures. Les fausses informations sont largement relayées. Comme cette vidéo, reprise par des sites d’extrême droite internationaux, montrant des migrants côté turc de la frontière en train de secouer des enfants et de les placer au-dessus de feux afin de présenter leurs yeux larmoyants aux caméras. Des gestes qui permettaient en réalité d’atténuer les effets des gaz lacrymogènes, tirés ce jour-là par les forces de l’ordre grecques.

Des mouvements nationalistes français entament alors leur communication, touchant néanmoins une audience restreinte. Certains diffusent des images de banderoles déployées en « soutien au peuple grec » ou dénonçant une « invasion migratoire ». Ils relaient aussi des photos de leurs affiches, comme le groupe l’Alvarium à Angers – proche de la mouvance de l’ex-Bastion social – qui poste la sienne avec le message « Aujourd’hui Lesbos, demain Angers ! Contre la guerre, vive les frontières ! Soutien aux Grecs ».

Un militant de Génération identitaire évoque, lui, sur Twitter des « scènes de guerre à la frontière grecque ». Le 7 mars, ce groupe organise un happening devant l’ambassade de Turquie, à Paris. Une trentaine de militants se réunissent brièvement derrière une banderole « Erdogan ennemi de l’Europe », agitant des fumigènes et un drapeau grec. Habitués des coups de communication médiatiques, plusieurs membres de ce groupe avaient été condamnés en 2019 pour avoir sillonné symboliquement la frontière franco-italienne dans les Hautes-Alpes en avril 2018, tentant de bloquer les passages de migrants au cours d’une opération baptisée Defend Europe.

D’autres actions similaires sont menées devant le consulat de Turquie à Marseille par le mouvement Tenesoun ainsi qu’à Lyon par Lyon Populaire. À chaque fois, ils sont une dizaine de militants. Dans ces deux cas, il s’agit des groupes héritiers du Bastion social, un mouvement dissous en avril 2019 pour l’implication de plusieurs de ses membres dans des agressions racistes..

.« La mouvance antifasciste de l’île s’est renforcée »

En Grèce, la rumeur d’une arrivée imminente de nombreux militants d’extrême droite sur les îles se répand parmi les ONG et journalistes sur place. Dès le 5 mars, un document en anglais intitulé « French Volunteers in Greece » (« Volontaires français en Grèce ») est publié via la messagerie chiffrée Telegram sur une chaîne de diffusion marquée à l’extrême droite comptabilisant plus de 5 000 abonnés. Ses auteurs anonymes, vraisemblablement les gestionnaires de la chaîne de diffusion, affirment avoir la confirmation qu’entre 90 et 120 Français se rendraient en Grèce au cours des trois prochaines semaines. D’après ce document, une trentaine seraient « d’anciens soldats » et des « vétérans des guerres en Croatie, Liban, Bosnie, Zaïre et au Donbass ».

À Lesbos, les locaux semblent plus inquiétés par la violence de certains Grecs que par la présence de militants étrangers. Finalement, ceux-ci ne sont qu’une poignée à avoir visiblement fait le déplacement. Seuls le porte-parole de Génération identitaire, et le responsable de la section Provence du mouvement, ont signalé leur présence en Grèce autour du 8 mars. Ils se sont rendus dans le village et dans le camp de Moria, se faisant passer pour des étudiants en école de journalisme, d’après une reporter Instagram sur place. Enfin, les deux militants ont pris la pose sur le site de la bataille des Thermopyles, à des centaines de kilomètres de l’île, dans l’ouest du continent grec. Plus discret, le responsable du local l’Alvarium à Angers se serait également rendu, d’après ses dires, à Lesbos, signant à son retour un article pour le journal d’extrême droite Présent.

D’autres militants de l’extrême droite européenne ont reçu un accueil plus houleux. Le Youtubeur irlandais Grand Torino a été pris à partie alors qu’il diffusait en direct sur Facebook des images de ses déambulations. Des membres d’un groupe d’identitaires allemands et autrichiens ont été frappés en pleine rue commerçante à Mytilène. Les images montrant ces extrémistes ensanglantés ont fait le tour des médias. Cette visite, la plus remarquée, se serait faite en lien avec des habitants de l’île, affirme le média local Sto Nisi. « [Ces militants identitaires] seraient venus après avoir été contactés par des locaux, par des personnes de la sphère publique, dont certains veulent jouer un rôle ces derniers temps dans les luttes patriotiques, rapporte ce journal. Les quatre hommes (de ce groupe) se sont déclarés “journalistes d’un magazine patriotique”. »

En réaction à cette situation, « la mouvance antifasciste de l’île s’est renforcée », indique le militant antifasciste Christos. Le 8 mars, une manifestation de soutien aux réfugiés a réuni plusieurs centaines de personnes sur le port de Mytilène alors qu’à Athènes, des milliers de personnes ont défilé en solidarité avec les migrants.

Côté institutionnel, quatre eurodéputés ont fait le déplacement le 10 mars dans le nome grec [district – ndlr] de l’Evros, à la frontière terrestre. Parmi eux, les élus français du Rassemblement national (RN) Jérôme Rivière et Jordan Bardella. Le vice-président du RN publie ainsi sur son compte Twitter des images avec les militaires omniprésents ou le maire d’une petite commune. Dans la région, des milices de citoyens se sont formées « pour défendre les portes de la Grèce et de l’Europe », d’après l’AFP.

Pour un riverain, ingénieur de 40 ans qui préfère rester anonyme, le problème est moins la venue d’identitaires européens que « l’émergence locale d’un système organisé sur l’île qui agit en toute impunité, sans qu’il n’y ait d’action des autorités, de la police ou des élus locaux ». Deux insulaires ont été condamnés le 7 mars à trois mois de prison avec sursis pour menaces à l’encontre d’ONG. Une plainte de la police routière de Mytilène a été déposée contre 55 personnes ayant bloqué les routes aux réfugiés et ONG. Personne n’a encore été convoqué, l’activité judiciaire étant suspendue en raison du Covid-19.

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/210420/refugies-en-grece-chronique-d-une-tentative-de-recuperation-de-l-extreme-droite-locale-et-europeenn?onglet=full

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