Pourquoi l’Union européenne ne parvient pas à sortir de sa logique perdante

Article de Romaric Godin  publié le 12/9 sur La tribune

Si la classe ouvrière et ses organisations ne prennent pas la tête de la lutte contre l’UE, en opposant à celle-ci une perspective internationaliste, le champ sera libre pour tous les démagogues droitiers ou fascisants.

Le refus de l’UE de faire face aux insuffisance des politiques économiques menées conduit à une incapacité à construire un projet pour l’avenir. Le sommet de Bratislava qui se tiendra le 16 septembre prochain s’annonce déjà comme un échec.

Souvenez-vous, c’était au lendemain du 23 juin dernier. Les Britanniques venaient de voter en faveur d’une sortie de l’Union européenne (UE). Sous le choc, l’ensemble des dirigeants européens promettait une nouvelle orientation pour l’Europe et une réponse forte pour empêcher l’exemple britannique de se répandre. Pour réaliser cette réforme nécessaire de l’UE, un sommet extraordinaire avait été convoqué. Il se tiendra vendredi 16 septembre à Bratislava. Et d’ores et déjà, il semble évident qu’il n’en débouchera que des bonnes paroles et peu d’actes, du moins en matières économiques.

La situation est pourtant doublement préoccupante. En matière économique, les derniers mois viennent de confirmer l’échec des politiques menées jusqu’ici, notamment dans l’espace le plus intégré de l’UE, la zone euro. La croissance y est faible et devrait le demeurer. L’inflation est sans dynamique et reste trop faiblement modérée pour conduire à des dynamiques d’investissement. La confiance des ménages s’est renforcée dans les enquêtes, mais elle s’est affaissée, car ces ménages continuent d’épargner trop pour les besoins de l’économie. Enfin, les zones de croissance existantes, comme l’Irlande, l’Espagne ou l’Allemagne, sont des zones où les inégalités se creusent, causant les mêmes déstabilisations politiques que la faible croissance ailleurs…

Une situation économique préoccupante
Cette situation est intenable. Sur le plan strictement économique, cette politique est une politique de courte vue qui laisse l’Europe face à un déficit d’investissement préoccupant pour l’avenir, confiant à la seule BCE la gestion de la politique économique de la zone euro. Or, cette dernière ne peut plus rien faire seule, comme l’a confirmé Mario Draghi lors de la réunion du 8 septembre. Sans actions coordonnées des gouvernements, sans vraie relance, la BCE injectera des centaines de milliards d’euros pour empêcher la déflation en créant les conditions d’une future crise financière. Le réflexe consistant à réclamer un respect des règles budgétaires et des « réformes structurelles » conduit à aggraver la menace déflationniste et, partant, joue contre la BCE.

Pire même, ces « réformes » ont partout aggravé les inégalités. Leur échec social alimente la montée des mécontentements et des partis contestataires, y compris à l’extrême-droite. Le FN en France, AfD en Allemagne, le PVV aux Pays-Bas devraient être les grands gagnants des scrutins prévus l’an prochain. Le Brexit n’a, en réalité, été rendu possible que parce que les populations des zones industrielles dévastées du nord de l’Angleterre et du pays de Galles ont voté massivement (par exemple à 65 % à Middlesbrough) en sa faveur. Si l’UE n’est plus capable de montrer son utilité pour ces classes les plus fragiles, elle sera en danger à chaque référendum ou à chaque élection, car si elles ne sont pas majoritaires, ces populations sont souvent décisives. Et, évidemment, en cas de nouvelle crise, la situation deviendra encore plus délicate.

Sur le plan économique, sauver l’Europe consiste donc à trouver un nouveau mode d’action de politique économique et permettre de « protéger » davantage ces populations. Deux éléments qui supposeraient une forte action publique par de vrais plans d’investissement, notamment de réindustrialisation, et une inversion des politiques de « réformes » et de « consolidation budgétaire ». Or, cette double exigence ne semble pas d’actualité.

Division nord-sud
Une des raisons souvent avancée est la traditionnelle division entre « fourmis » du nord et de l’est de l’Europe et « cigales » du sud de l’Europe. Mais la division n’est, en réalité, pas si simple. Certes, la réunion à Athènes, ce vendredi 9 septembre 2016, des sept pays du sud de l’UE s’est terminée sur la demande d’un doublement des moyens attribués au plan Juncker et sur une politique « de promotion de l’emploi et d’amélioration des conditions de vie et des conditions de travail ». Cette demande a immédiatement provoqué une réaction de mépris des ministres des Finances du nord, lors de l’Eurogroupe du samedi soir. Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, a ainsi jugé que « rien d’intelligent ne sort jamais » de ce type de réunion. Ceci prouve assez que les demandes des sept pays ont peu de chance d’être entendues.

Faibles ambitions au sud
Mais, en réalité, ces demandes mêmes semblent trop floues et trop timides pour réellement apporter des réponses à la crise de l’Europe. Il semble désormais établi, comme le soulignait en juin le think tank bruxellois Bruegel, que le plan Juncker est insuffisant et mal construit. Le doubler ne nuirait certes pas, mais il ne saurait apporter le souffle suffisant pour apporter l’air nécessaire à la politique de la BCE. Quant à la « promotion de la croissance », il s’agit du vocabulaire typique de ces sommets européens qui ne décident rien et affichent des objectifs rayonnants sans s’en donner les moyens. Cette réunion d’Athènes n’a pas échoué par le seul mépris de Wolfgang Schäuble, mais aussi parce que les sept pays n’ont pas été capables de fixer un agenda clair et précis de la réforme de l’UE et de la zone euro.

Division au sud
Rien d’étonnant à cela. L’Espagne est sans gouvernement, et son gouvernement en fonction, celui de Mariano Rajoy, ne cesse de prétendre que sa politique d’austérité est à l’origine de la croissance. Comment pourrait-il défendre une position radicalement opposée au niveau européen ? Madrid, qui n’a envoyé à Athènes que son secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, est, en réalité, un appui de Berlin en Europe. Ce n’est pas un hasard si, comme l’a révélé El País, c’est Wolfgang Schäuble lui-même qui a refusé toute amende pour déficit budgétaire excessif. Comme la France, l’Espagne soutiendra pour obtenir des sursis de Bruxelles, le maintien du statu quo. Du reste, François Hollande a imposé son agenda sécuritaire à la déclaration commune de la réunion d’Athènes qui réduit l’économie à la portion congrue. Là encore, le président français n’a pas abandonné sa stratégie habituelle, la même que Mariano Rajoy : s’assurer la bienveillance sur ses déficits en laissant à l’Allemagne l’initiative des réformes de la zone euro. Ni Matteo Renzi, qui a parlé vendredi de « l’Europe de la beauté », ni Alexis Tsipras, qui utilise ce sommet pour se refaire une image alors que l’austérité continue de ravager son pays sous sa direction, ne peuvent prendre la tête d’un quelconque « front uni ».

L’alternative est morte en Grèce

En réalité, l’option d’une vraie relance et d’une politique alternative en zone euro n’est simplement plus envisageable parce qu’elle a été refusée avec la plus grande clarté en Grèce voici un an. Les propositions du premier gouvernement Syriza visaient précisément à ouvrir la possibilité d’une politique économique débarrassée des simplismes de l’austérité et du mythe de la « neutralité ricardienne » afin de promouvoir un investissement paneuropéen par le financement de projets de la BEI par la BCE. Ces propositions ont été balayées et la Grèce a ouvertement été punie de son audace. Dès lors, la réflexion économique est forcément bornée en zone euro et dans l’UE, réduisant les outils. Le sommet d’Athènes, comme celui de Bratislava, sont incapables de lever ces tabous imposés en 2015 par les Allemands et leurs alliés avec la complicité des gouvernements français et italiens. L’échec s’annonce d’avance : le 13 juillet 2015, date de l’humiliation d’Alexis Tsipras, ce n’est pas seulement la Grèce, mais aussi l’Europe qui a est sortie perdante.

Rejet de toute « socialisation » des dettes
De fait, toute réforme ambitieuse de l’Europe est exclue. On sait qu’une intégration fédérale est souhaitable en théorie. Mais, en réalité, nul n’en veut. L’Europe de l’est la rejette. La France craint d’y voir un carburant pour le FN. Mais l’Allemagne n’est pas capable de porter ce projet, quoi qu’en dise Angela Merkel. La chancelière a fait du refus de « l’union des transferts » une de ses priorités et la montée de la contestation sur sa droite renforce sa dureté sur ce point : elle ne peut se permettre de prendre le risque de rompre davantage les ponts avec l’électorat conservateur. D’autant que toute avancée vers une Europe fédérale supposera un changement de constitution outre-Rhin. Tout mouvement vers la « socialisation » des dettes est donc exclu, comme le montre le refus du « troisième pilier de l’Union bancaire », la garantie européenne des dépôts bancaires. Mais, plus largement, ce sont tous les efforts pour réduire les excédents allemands qui sont exclus. La proposition Ayrault-Steinmeier du 25 juin, qui prévoyait la fin des « ajustements unilatéraux » des Etats de la zone euro, a ainsi été rapidement mise au placard. Or, sans un tel mouvement vers un effort partagé et une union des transferts, les discours sur davantage d’intégration européenne sont des mots creux. Et les limites de la zone euro ne vont cesser d’apparaître au grand jour, donnant plus de poids aux arguments eurosceptiques.

Crainte des élections
Les gouvernements sont partout paralysés par la crainte des élections. Tout changement de traité – préalable à toute réforme ambitieuse, même si certaines mesures, comme le plan d’investissement européen, peuvent s’en passer – est exclu par cette crainte même d’un référendum perdu. Le Brexit, pour lequel l’argument de la crainte de l’inconnu, jusqu’ici un des piliers les plus solides en faveur de l’UE, n’a pas suffi, a encore renforcé cette peur. De même, les deux plus grands pays de l’UE résiduelle après le Brexit, la France et l’Allemagne votent l’an prochain. L’Italie peut-être aussi après le référendum sur les réformes institutionnelles prévu en octobre où Matteo Renzi a mis son mandat dans la balance. Pourquoi ne pas utiliser ces élections pour porter un projet de renforcement de l’UE et de la zone euro devant les 105 millions d’électeurs français et allemands ? Parce que les dirigeants européens sont persuadés que porter un tel projet devant leurs électeurs conduira à un renforcement des Eurosceptiques aux élections.

Mais ne rien faire conduira évidemment au même renforcement puisque les conditions actuelles jouent dans ce sens. Mais du moins préfère-t-on ne pas tendre le bâton pour se faire battre. La gifle reçue par Angela Merkel aux élections régionales de Mecklembourg-Poméranie Occidentale le 4 septembre dernier a rendu limpide l’issue du sommet de Bratislava : aucune réforme ne sera portée en matière économique et financière. C’est un paradoxe préoccupant, car il traduit en réalité une vision négative de l’Europe de la part des dirigeants actuels qui sont persuadés que placer ce sujet au cœur du débat sera un choix perdant. Aussi préfèrent-ils les incantations de bonne volonté et le maintien d’un statu quo pourtant intenable.

Priorité à la sécurité et au contrôle des frontières
Pour séduire les déçus de l’Europe, les dirigeants européens vont préférer mettre l’accent sur la sécurité et le contrôle des frontières, plaçant ainsi, comme les Eurosceptiques de droite et d’extrême-droite, la question migratoire au centre du problème. C’est ce que laisse entendre l’action de François Hollande au sommet d’Athènes, qui a beaucoup insisté, avec l’Espagne, sur ce sujet, mais aussi le projet de défense commune qui pourrait être engagé. L’espoir est que, en montrant que l’UE agit sur ses domaines, les électeurs déçus de l’Europe et tentés par le vote d’extrême-droite reviendront à l’adhésion à l’Europe. Mais c’est un pari doublement dangereux. D’abord parce que la mauvaise situation économique et le rejet des migrants se nourrissent souvent l’un l’autre et ensuite parce qu’une telle stratégie entre dans la logique des partis d’extrême-droite qui, sur le plan sécuritaire, sont toujours prêts à jouer la surenchère avec succès.

Logique perdante
L’incapacité européenne de dépasser sa logique du rejet de toute action publique pour soutenir directement l’économie réelle, de « politiser l’économie », est donc lourde de conséquence. Elle provoque une incapacité de l’Europe à se donner les moyens de combler le fossé avec une partie de la population qui est cruciale pour sa survie. Cette incapacité entretient la peur de la sanction démocratique, qui paralyse, à son tour, tout projet de réelle réforme et alimente une focalisation sur les questions sécuritaires, là, précisément, où l’extrême-droite veut emmener le débat politique. C’est donc une logique perdante dans laquelle se trouvent l’UE et la zone euro. Et l’origine de cette logique perdante est bien d’origine économique.

 

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