Sur l’île de Samos, une poudrière pour des milliers d’exilés confinés à l’entrée de l’UE Par Elisa Perrigueur
Avec 6 000 migrants pour 650 places, le camp grec de Samos est une poudrière ravagée par un incendie à la mi-octobre. Alors que la Grèce redevient la première porte d’entrée dans l’UE, autorités comme réfugiés alertent sur la catastrophe en cours. Reportage sur cette île, symptôme de la crise européenne de l’accueil.
Samos (Grèce), correspondance.– La ligne d’horizon se fond dans le ciel d’encre de Samos. L’île grecque des confins de l’Europe est isolée dans la nuit d’automne. Sur le flanc de la montagne qui surplombe la ville côtière de Vathy, des lumières blanches et orange illuminent un amas de blocs blancs d’où s’élèvent des voix. Elles résonnent loin dans les hauteurs de cyprès et d’oliviers, où s’égarent des centaines de tentes. Ces voix sont celles d’Afghans et de Syriens en majorité, d’Irakiens, de Camerounais, de Congolais, de Ghanéens… Pour moitié d’entre eux, ce sont des femmes et des enfants. Un monde au-dehors qui peine à s’endormir malgré l’heure tardive.
Ils sont 6 000 à se serrer dans les conteneurs prévus pour 648 personnes, et la « jungle » alentour, dit-on ici. Ce camp est devenu une ville dans la ville. On y compte presque autant de migrants que d’habitants. « Samos est un petit paradis avec ce point cauchemardesque au milieu », résume Mohammed, Afghan qui foule ces pentes depuis un an. Les exilés sont arrivés illégalement au fil des mois en Zodiac, depuis la Turquie, à deux kilomètres. Surpeuplé, Vathy continue de se remplir de nouveaux venus débarqués avec des rêves d’Europe, peu à peu gagnés par la désillusion.
À l’origine lieu de transit, le camp fut transformé en 2016 en « hotspot », l’un des cinq centres d’identification des îles Égéennes gérés par l’État grec et l’UE. Les migrants, invisibles sur le reste de l’île de Samos, sont désormais tous bloqués là le temps de leur demande d’asile, faute de places d’hébergement sur le continent grec, où le dispositif est débordé par 73 000 requêtes. Ils attendent leur premier entretien, parfois calé en 2022, coincés sur ce bout de terre de 35 000 habitants.
Naveed Majedi, un Afghan de 27 ans, physique menu et yeux verts, évoque la sensation d’être enlisé dans un « piège » depuis sept mois qu’il s’est enregistré ici. « On est bloqués au milieu de l’eau. Je ne peux pas repartir en Afghanistan, avec les retours volontaires [proposés par l’Organisation internationale pour les migrations de l’ONU – ndlr], c’est trop dangereux pour ma vie », déplore l’ancien traducteur pour la Force internationale d’assistance à la sécurité à Kaboul.
Le camp implose, les « habitations » se négocient au noir. Naveed a payé sa tente 150 euros à un autre migrant en partance. Il peste contre « ces tranchées de déchets, ces toilettes peu nombreuses et immondes. La nourriture mauvaise et insuffisante ». Le jeune homme prend des photos en rafale, les partage avec ses proches pour montrer sa condition « inhumaine », dit-il. De même que l’organisation Médecins sans frontières (MSF) alerte : « On compte aujourd’hui le plus grand nombre de personnes dans le camp depuis 2016. La situation se détériore très vite. Le lieu est dangereux pour la santé physique et mentale. »
Il n’existe qu’une échappatoire : un transfert pour Athènes en ferry avec un relogement à la clef, conditionné à l’obtention d’une « carte ouverte » (en fonction des disponibilités, de la nationalité, etc.). Depuis l’arrivée en juillet d’un premier ministre de droite, Kyriakos Mitsotakis, celles-ci sont octroyées en petit nombre.
Se rêvant dans le prochain bateau, Naveed scrute avec obsession les rumeurs de transferts sur Facebook. « Il y a des nationalités prioritaires, comme les Syriens », croit-il. Les tensions entre communautés marquent le camp, qui s’est naturellement divisé par pays d’origine. « Il y a constamment des rixes, surtout entre des Afghans et des Syriens, admet Naveed. Les Africains souvent ne s’en mêlent pas. Nous, les Afghans, sommes mal perçus à cause de certains qui sont agressifs, on nous met dans le même sac. » Querelles politiques à propos du conflit syrien, embrouilles dans les files d’attente de repas, promiscuité trop intense… Nul ne sait précisément ce qui entraîne les flambées de colère. La dernière, sanglante, a traumatisé Samos.
Le camp était une poudrière, alertaient ces derniers mois les acteurs de l’île dans l’indifférence. Le 14 octobre, Vathy a explosé. Dans la soirée, deux jeunes exilés ont été poignardés dans le centre-ville, vengeance d’une précédente rixe entre Syriens et Afghans au motif inconnu. En représailles, un incendie volontaire a ravagé 700 « habitations » du camp. L’état d’urgence a été déclaré. Les écoles alentour ont fermé. Des centaines de migrants ont déserté le camp.
L’Afghan Abdul Fatah, 43 ans, sa femme de 34 ans et leurs sept enfants ont quitté « par peur » leur conteneur pour dormir sur la promenade du front de mer. Les manifestations de migrants se sont multipliées devant les bureaux de l’asile. Des policiers sont arrivés en renfort et de nouvelles évacuations de migrants vers Athènes ont été programmées.
Dans l’attente de ces transferts qui ne viennent pas, les migrants s’échappent quand ils le peuvent du camp infernal. Le jour, ils errent entre les maisons pâles du petit centre-ville, déambulent sur la baie, patientent dans les squares publics.
« Nous ne sommes pas acceptés par tous. Un jour, j’ai voulu commander à dîner dans une taverne. La femme m’a répondu que je pouvais seulement prendre à emporter », relate Naveed, assis sur une place où trône le noble Lion de Samos. Un homme du camp à l’air triste sirote à côté une canette de bière. Une famille de réfugiés sort d’un supermarché les bras chargés : ils viennent de dépenser les 90 euros mensuels donnés par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans l’échoppe où se mêlent les langues grecque, dari, arabe et français.
D’autres migrants entament une longue marche vers les hauteurs de l’île. Ils se rendent à l’autre point de convergence des réfugiés : l’hôpital de Samos. Situé entre les villas silencieuses, l’établissement est pris d’assaut. Chaque jour entre 100 et 150 demandeurs s’y pressent espérant rencontrer un docteur, de ceux qui peuvent rédiger un rapport aidant à l’octroi d’un statut de « vulnérabilité » permettant d’obtenir plus facilement une « carte ouverte ».
La « vulnérabilité » est théoriquement octroyée aux femmes enceintes, aux personnes atteintes de maladies graves, de problèmes psychiques. Le panel est flou, il y a des failles. Tous le savent, rappelle le Dr Fabio Giardina, le responsable des médecins. Certains exilés désespérés tentent de simuler des pathologies pour partir. « Un jour, on a transféré plusieurs personnes pour des cas de tuberculose ; les jours suivants, d’autres sont venues ici, nombreuses, en prétextant des symptômes, relate le médecin stoïque. On a également eu beaucoup de cas de simulations d’épilepsie. C’est très fatigant pour les médecins, stressés, qui perdent du temps et de l’argent pour traiter au détriment des vrais malades. Avec la nouvelle loi en préparation, plus sévère, ce système pourrait changer. »
En neuf mois, l’établissement de 123 lits a comptabilisé quelque 12 000 consultations ambulatoires pour les réfugiés. Les pathologies graves constatées : quelques cas de tuberculose et de VIH. L’unique psychiatre est parti de l’hôpital il y a quelques mois. Depuis un an et demi, deux postes de pédiatres sont vacants. « Le camp est une bombe à retardement, lâche le Dr Fabio Giardina. Si la population continue d’augmenter, on franchira la ligne rouge. »
Dans le couloir où résonnent les plaintes, Samuel Kwabena Opoku, Ghanéen de 42 ans, est venu pour sa femme Alice enceinte de huit mois. Ils ont mis longtemps à obtenir ce rendez-vous, qui doit être pris avec le médecin du camp. « Nous, les Noirs, passons toujours au dernier plan, accuse-t-il. Une policière m’a lancé un jour : vous, les Africains [souvent venus de l’ouest du continent – ndlr], vous êtes des migrants économiques, vous n’avez rien à faire là. » Ils sont les plus nombreux parmi les déboutés.
Le maire : « L’Europe doit nous aider »
Samuel, lui, raconte être « menacé de mort au Ghana. Je devais reprendre la place de mon père, chef de tribu important. Pour cela, je devais sacrifier le premier de mes fils, eu avec mon autre femme. J’ai refusé ce crime rituel ». Son avocate française a déposé pour le couple une requête d’urgence, acceptée, devant la Cour européenne des droits de l’homme. Arrivés à Samos en août, Samuel et Alice ont vu le gynécologue, débordé, en octobre pour la première fois. L’hôpital a enregistré 213 naissances sur l’île en 2019, dont 88 parmi la population migrante.
Des ONG internationales suisses, françaises, allemandes sillonnent l’institution, aident aux traductions, mais ne sont qu’une quinzaine sur l’île. « Nous sommes déconnectées des autorités locales qui communiquent peu et sommes sans arrêt contrôlées, déplore Domitille Nicolet, de l’association Avocats sans frontières. Une situation que nous voulons dénoncer mais peu de médias s’intéressent à ce qui se passe ici. »
Chryssa Solomonidou, habitante de l’île depuis 1986 qui donne des cours de grec aux exilés, est en lien avec ces groupes humanitaires souvent arrivés ces dernières années. « Les migrants et ONG ont rajeuni la ville, les 15-35 ans étaient partis à cause de la crise », relate-t-elle. Se tenant droite dans son chemisier colorée au comptoir d’un bar cossu, elle remarque des policiers anti-émeute attablés devant leurs cafés frappés. Eux aussi sont les nouveaux visages de cette ville « où tout le monde se connaissait », souligne Chryssa Solomonidou. En grand nombre, ils remplissent tous les hôtels aux façades en travaux après une saison estivale.
« J’ai le cœur toujours serré devant cette situation de misère où ces gens vivent dehors et nous dans nos maisons. C’est devenu ici le premier sujet de conversation », angoisse Chryssa. Cette maman a assisté, désemparée, à la rapide montée des ressentiments, de l’apparition de deux univers étrangers qui se croisent sans se parler. « Il y a des rumeurs sur les agressions, les maladies, etc. Une commerçante vendait des tee-shirts en promotion pour 20 euros. À trois hommes noirs qui sont arrivés, elle a menti : “Désolée, on ferme.” Elle ne voulait pas qu’ils les essayent par peur des microbes », se souvient Chryssa.
Il y a aussi eu cette professeure, ajoute-t-elle, « poursuivie en justice par des parents d’élèves » parce qu’elle voulait faire venir des migrants dans sa classe, ce que ces derniers refusaient. L’enseignante s’est retrouvée au tribunal pour avoir appelé les enfants à ignorer « la xénophobie » de leurs aînés. « Ce n’est pas aux migrants qu’il faut en vouloir, mais aux autorités, à l’Europe, qui nous a oubliés », déplore Chryssa.
« L’UE doit nous aider, nous devons rouvrir les frontières [européennes – ndlr] comme en 2015 et répartir les réfugiés », prône Giorgos Stantzos, le nouveau maire de Vathy (sans étiquette). Mais le gouvernement de Mitsotakis prépare une nouvelle loi sur l’immigration et a annoncé des mesures plus sévères que son prédécesseur de gauche Syriza, qui devaient être présentées au parlement ce jeudi 31 octobre, comme le durcissement des lois sur l’asile et le renvoi de 10 000 migrants en Turquie.
Les termes de l’accord controversé signé en mars 2016 entre Ankara et l’UE ne s’appliquent pas dans les faits. Alors que les arrivées en Grèce se poursuivent, la Turquie affirme que seuls 3 des 6 milliards d’euros dus par l’Europe en échange de la limitation des départs illégaux de ses côtes auraient été versés. Le président turc Erdogan a de nouveau menacé au cours d’un discours le 24 octobre « d’envoyer 3,6 millions de migrants en Europe » si celle-ci essayait « de présenter [son] opération [offensive contre les Kurdes en Syrie – ndlr] comme une invasion ».
À Samos, où les avions militaires turcs fendent régulièrement le ciel, ce chantage résonne plus qu’ailleurs. « Le moment est très critique. Le problème, ce n’est pas l’arrivée des familles qui sont réfugiées et n’ont pas le choix, mais les hommes seuls. Il n’y a pas de problèmes avec les habitants mais entre eux », estime la municipalité. Celle-ci « n’intervient pas dans le camp, nous ne logeons pas les réfugiés même après les incendies, ce n’est pas notre job ».
L’édile Giorgos Stantzos multiplie les déclarations sur Samos, trop éclipsée médiatiquement, selon les locaux, par la médiatisation, légitime, de l’île de Lesbos et de son camp bondé, avec 13 000 migrants. Au cours d’un rassemblement appelé le 21 octobre, Giorgos Stantzos a pris la parole avec les popes sur le parvis de la mairie de Samos. « Nous sommes trop d’êtres humains ici […], notre santé publique est en danger », a-t-il martelé sous les applaudissements de quelques milliers d’habitants.
La municipalité attend toujours la « solution d’urgence » proposée par l’État grec et l’UE. Bientôt, un nouveau camp devrait naître, loin des villes et des regards. Un mastodonte de 300 conteneurs, d’une capacité de 1 000 à 1 500 places, cernés de grillages de l’OTAN, avec « toutes les facilités à l’intérieur : médecins, supermarchés, électricité, etc. », décrypte une source gouvernementale. Les conteneurs doivent être livrés mi-novembre et le camp devrait être effectif à la fin de l’année. « Et le gouvernement nous a assuré qu’il organiserait des transferts de migrants vers le continent toutes les semaines d’ici la fin novembre pour désengorger Samos », précise le maire Giorgos Stantzos.
Sur les quais du port, le soir du 21 octobre, près de 700 Afghans, Syriens, Camerounais, Irakiens… ont souri dans le noir à l’arrivée du ferry de l’État aux lumières aveuglantes. Après s’y être engouffrés sans regret, ils ont fait escale au port du Pirée et voulu rejoindre des hébergements réquisitionnés aux quatre coins du continent. Quelque 380 passagers de ce convoi ont été conduits en bus dans le nord de la Grèce. Eux qui espéraient tant de cette nouvelle étape ont dû faire demi-tour sous les huées de villageois grecs : « Fermez les frontières », « Chassez les clandestins ».
L’actuel camp de conteneurs de Vathy, entouré de barbelés, n’est accessible qu’avec l’autorisation du gouvernement, et il est donc uniquement possible de se rendre dans la « jungle » de tentes alentour.
Dès le 10 octobre, nous avons formulé des demandes d’interviews avec le secrétaire de la politique migratoire, Giorgos Koumoutsakos (ou un représentant de son cabinet), la responsable du « hotspot » de Samos et/ou un représentant de l’EASO, bureau européen de l’asile. Le 15 octobre, nous avons reçu une réponse négative, après les « graves incidents » de la veille. Nous avons réitéré cette demande les 20 et 23 octobre, au cours de notre reportage à Samos. Avec un nouveau refus des autorités grecques à la clef, qui évoquent une « situation trop tendue » sur les îles.