Par Aline Fares
Les banques ont non seulement bénéficié des effets indirects des plans de soutien à l’économie mais également de garanties publiques qui leur sont directement adressées. Les revenus de remplacement – qui n’ont pas nécessairement atteint les plus précaires et n’ont bien souvent pas été suffisants. Les moyens publics bénéficient donc aux grandes entreprises, banques incluses, et aux propriétaires – in fine, donc, à des personnes dont on ne fait que conforter et renforcer une position déjà dominante.
Le niveau d’anxiété général augmente. Notre santé mentale collective se dégrade. Les faillites s’accélèrent, à commencer par les petits commerces et les petites entreprises. Les conditions d’existence sont de plus en plus difficiles et la misère se répand dans les pays les plus riches telle une gangrène. Les soignant.e.s sont toujours aussi méprisé.e.s et pourtant on n’est pas au bout de la pandémie. La violence d’État, elle, est à son comble. Alors on se dit « 2020, vivement la fin ».
Au début de cette terrible année, les investisseurs aussi plongeaient dans les tréfonds du désespoir. Mais cela n’a pas duré, car il y a eu beaucoup d’aide, de soin et de soutien à l’égard des banques et des marchés financiers, et ce depuis les premiers signes de la pandémie. Alors forcément, la bourse, elle, se porte plutôt bien. Décryptage d’un phénomène de captation des richesses.
En mars, les banques centrales sortaient le « bazooka »
Après 2019 qui fut l’une de leurs meilleures années, les marchés ont commencé 2020 par une plongée dans l’angoisse. En janvier, la production chinoise s’arrête net, et c’est bientôt le monde entier qui suit. On ne sait pas combien de temps cela va durer, alors qu’en sera-t-il des profits des entreprises et des dividendes ?
C’est trop de suspense et les investisseurs n’aiment pas le suspense : ils aiment les événements prévisibles (et des règles du jeu favorables et stables). Or l’arrêt de la machine, c’est l’entrée dans l’inconnu. La panique monte. « Le virus chinois fait vaciller les marchés » : dans le doute, et de peur de voir leurs actions perdre trop de valeur, les investisseurs vendent et enclenchent leur prophétie auto-réalisatrice : les ventes en masse font baisser le cours des actions, on vend encore, les cours baissent encore.
Gouvernants et banques centrales prennent rapidement la mesure des choses : dès la mi-mars, « la Banque centrale européenne blinde son bazooka monétaire » . Il est vrai que le dispositif est impressionnant : 750 milliards de « liquidités », suivis quelques temps plus tard de 600 milliards de plus car cela ne suffisait pas à rassurer les marchés.
Ce que cela signifie, c’est que les banques centrales rachètent les titres financiers (dettes des États, dettes et actions des entreprises) dont les banques ne voudraient plus, et ce avant que ces titres ne perdent de la valeur. C’est ce qu’on appelle un sauvetage bancaire.
Mais en pleine pandémie, annoncer un sauvetage bancaire ferait mauvais genre. Car dans le même temps, alors que la population est largement confinée, les travailleur.euse.s des secteurs dits essentiels, et toutes les personnes déjà dans la précarité ou plongées droit dedans, sont laissées à l’abandon, sans ressources concrètes, si ce n’est parfois quelques mots d’encouragement et des applaudissements. .
Ensuite, les banques ont non seulement bénéficié des effets indirects des plans de soutien à l’économie mais également de garanties publiques qui leur sont directement adressées.
Les revenus de remplacement – qui n’ont pas nécessairement atteint les plus précaires et n’ont bien souvent pas été suffisants – ont permis de limiter les impayés : loyers, remboursement de crédits, factures. Mais cet argent a principalement soutenu les propriétaires des immeubles loués (qui ont continué de percevoir leurs loyers, et sont en majorité des personnes qui ont les moyens de supporter quelques mois d’impayés), les banques (qui ont continué de percevoir des remboursements) et les grandes entreprises (qui ont continué d’être payées, notamment pour l’eau, l’électricité, le gaz, la téléphonie, l’accès à internet).
Et pour ce qui est des dépenses telles que l’alimentation et autres dépenses courantes, les fermetures des petits commerces et le maintien des supermarchés et de la vente en ligne, ont là encore largement dirigé les flux d’argent vers les multinationales plutôt que les petites entreprises, pourtant premières pourvoyeuses d’emploi.
Les moyens publics bénéficient donc aux grandes entreprises, banques incluses, et aux propriétaires – in fine, donc, à des personnes dont on ne fait que conforter et renforcer une position déjà dominante.
Mais ces mesures ne suffisant pas à maintenir les marchés à flot, il a été décidé de les compléter en ouvrant grand les vannes du crédit : les États ont soutenu les banques afin qu’elles octroient de nouveaux crédits aux entreprises et aux ménages, une manière certes de limiter la casse à court terme, mais aussi de faire en sorte que ces mêmes loyers et factures soient payées.
Les États ont ainsi offert des centaines de milliards de garanties aux banques : lorsque les emprunteurs se trouveront dans l’impossibilité de rembourser, ce qui arrivera immanquablement, c’est encore avec les finances publiques que sont censées être épongées les pertes, pas avec les réserves des banques, de leurs créanciers et de leurs actionnaires, et pourtant, des réserves, il y en a, il suffit de regarder les dividendes qui seront versées en Janvier 2021.
La voie est encore celle de l’endettement de l’État – et la dette publique de gonfler.
Dans l’ensemble donc, le mode de fonctionnement du système n’est pas du tout remis en question, et les privilèges économiques et sociaux existants sont préservés et même renforcés, alors que les plus privilégiés, justement, auraient pu être mis à contribution.
Les efforts et l’attention auraient dû être concentrés sur les soins de santé (personnel, matériel, logistique…), le logement (puisqu’il y a confinement et qu’un bon logement est la base d’une bonne santé), l’alimentation, les conditions de travail pour qu’elles permettent de respecter les mesures sanitaires, une prise en compte des réalités écologiques (déterminantes dans la survenue de pandémies), etc. Mais rien de tout cela n’a vraiment eu la priorité, entraînant une précarisation générale pourtant évitable – pour autant que l’on touche à ces privilèges.
Est ensuite arrivée l’annonce de “la relance”
Le 12 mars déjà, en France, un journal, citant le président français, titrait « Relancer l’économie, quel qu’en soit le prix ». En France ou en Belgique, on n’était alors même pas encore confiné.e.s. A ce stade, une telle annonce n’avait pour effet que de rassurer les acteurs économiques sur le soutien financier dont ils bénéficieraient une fois qu’on verrait le bout de cette crise sanitaire, mais les annonces se sont vite concrétisées.
Ainsi, dès le mois de juin, l’Allemagne lançait son plan à 130 milliards. En septembre c’était le tour de la France avec ses 100 milliards. En novembre, c’était le très attendu plan de relance européen à 750 milliards. Et il y en a eu d’autres à travers l’Europe et au-delà. De tels montants, de tels dispositifs, c’est du jamais vu.
Mais la deuxième vague de pandémie était déjà en route, et les vaccins pas encore prêts. De quoi rendre fragiles les espoirs de relance et les perspectives de profits. L’incertitude encore. Malgré les centaines de milliards cumulés de la banque centrale, des garanties publiques et des plans de relance, les marchés sont encore inquiets et les banques sont fébriles.
Tout cela n’est pas encore assez et de nouvelles décisions viennent soutenir les banques et donc tout le système financier.
Les crédits, on le voit, font office de palliatif aux revenus absents, ils permettent de maintenir un semblant de prospérité économique : on continue de produire, d’acheter, de payer… à crédit. « Il faut » donc encourager les banques à continuer à prêter, en attendant qu’un jour revenus et salaires soient rétablis. Or les revenus des entreprises et des particuliers, et donc leur capacité de remboursement, sont trop incertains. Les banques limitent donc leurs prêts. Sauf que sans ces prêts, l’édifice ne tient plus.
Les institutions européennes, qui définissent les règles en matière bancaire et financière, avaient déjà relâché certaines règles prudentielles dès le mois d’Avril. Pour soutenir encore le crédit, elles ont donc décidé, quelques mois plus tard, de se débarrasser d’une des rares mesures qui permettait de pousser les banques à assumer (un peu…) les risques qu’elles prennent : le « cap sur l’effet de levier ».
Du jargon, certes, mais qui correspond à une réalité simple : les grandes banques ne détiennent que très peu de capital, elles empruntent énormément. Du coup, en cas de coup dur (par exemple : une pandémie, un confinement, du chômage, des faillites), elles n’ont que peu de réserves propres pour absorber les pertes. Très vite, on se retrouve à « devoir » les sauver avec de l’argent public pour éviter qu’elles n’emportent épargne et moyens de paiement dans leur chute.
Lever le cap sur l’effet de levier, c’est les autoriser à prêter encore plus avec un même montant de capital et ainsi les rendre plus fragiles encore – et nous mettre plus encore sous la menace de leur possible faillite.
Les centaines de milliards n’ont pas suffit. Ils ne règlent en rien la situation dans les hôpitaux, ils n’améliorent pas les conditions de logement, la qualité de l’alimentation, les conditions de travail et de revenus, pourtant essentiels pour faire face à la pandémie et à la crise économique que nous vivons. Ils tendent à les empirer. Alors la gestion par le confinement continue, les chiffres des faillites à venir deviennent effrayants et les pertes des banques pourraient les faire vaciller.
Une nouvelle crise financière ? Ce serait quand même le pompon. Régulateurs et gouvernants viennent de sortir deux nouvelles trouvailles pour repousser encore cette possibilité : d’abord la création de « bad banks », autrement dit des banques poubelles.
L’idée, discutée depuis le début de l’automne, est de créer une entité séparée, détenue par d’autres actionnaires (a priori l’État) et d’y mettre tous les crédits qui risquent de ne jamais être remboursés. Il fallait y penser… Ensuite, l’annonce par la Banque centrale européenne, le 15 décembre, que les banques pourraient de nouveau verser des dividendes dès le 1er janvier.
Les bourses vont donc plutôt bien, et les investisseurs encaissent des profits colossaux pour grand nombre d’entre eux, mais ça ne sort pas de nulle part: les gouvernements les gâtent, les banques centrales les choient, les régulateurs les cajolent.
Non seulement les mesures décrites ici sont inacceptables, mais nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle invention qui pousserait les limites un peu plus loin. La nouvelle version du virus découverte en Grande-Bretagne a entraîné une légère baisse des marchés, que vont-ils encore inventer si elle se prolonge ?
Dès le début de la pandémie, on aurait pu écrire une histoire de solidarité, dans laquelle les plus riches et les multinationales auraient été mises à contribution. Par exemple, on aurait pu annuler les loyers, en partant du constat que les propriétaires, dans leur majorité, ont un patrimoine suffisant pour qu’une perte de loyer n’affecte pas leur capacité à se loger, se nourrir, se déplacer, se soigner ou se vêtir. On aurait aussi pu annuler des factures dues par des petits commerces à des multinationales des télécommunications, des paiements ou de l’énergie. On aurait pu rendre supportables les pertes de revenus en allégeant le poids des dépenses. On aurait pu diriger les flux d’argent vers le système de santé. Tout cela est encore possible. Alors arrêtons de nous tenir sages.