La BCE Face à ses limites

La BCE face à ses limites Par Martine Orange

Trois mois après avoir annoncé sa volonté de revenir à la normale, la BCE fait demi-tour : elle reprend une partie de sa politique monétaire accommodante pour contrer une conjoncture européenne qui se dégrade rapidement. Les banques et la zone euro ne se sont toujours pas remises de la crise. Elles risquent de ne pas être en état de faire face à une récession.

Ce n’était sans doute pas la performance que Mario Draghi rêvait de réaliser : il va être le seul président de la Banque centrale européenne (BCE) à avoir passé ses huit années de mandat sans jamais augmenter les taux d’intérêt.

Début décembre, il espérait encore finir son mandat en octobre 2019 en ayant normalisé la politique monétaire de la zone euro. Il avait annoncé la fin de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou rachat des dettes sur le marché) et prévoyait d’augmenter les taux d’intérêt – à zéro, voire négatifs pour les dépôts depuis des années – avant l’automne.

Trois mois après, tout est oublié. La BCE exclut de remonter ses taux directeurs, au moins jusqu’en 2020. L’institution ressort aussi une partie de ses armes monétaires, estimant que la zone euro a besoin de ces béquilles pour ne pas vaciller.

Pour justifier ce tête-à-queue, le président de la BCE a invoqué le cas de force majeure. « Les perspectives de croissance à court terme sont

Les prévisions économiques révisées de la BCE.
  Les prévisions économiques révisées de la BCE.
inférieures aux anticipations, notamment dans l’industrie », a-t-il expliqué. Les incertitudes géopolitiques, la montée du protectionnisme, le ralentissement de plus en plus marqué de l’économie chinoise, le Brexit, les crispations politiques en Europe s’additionnent, selon la BCE, pour tirer la conjoncture européenne vers le bas. Après l’OCDE, l’institution monétaire a révisé « substantiellement » à la baisse toutes ses prévisions : alors qu’elle tablait encore sur une croissance de 1,7 % en décembre, elle ne prévoit plus que 1,1 %, au mieux.                                                   
La brutalité de ces révisions a surpris de nombreux observateurs. Elles pourraient pourtant se révéler encore trop optimistes : le ralentissement économique en Europe est plus sévère qu’attendu, mais il ne date pas du début de l’année, contrairement à ce que la BCE veut faire croire. Il a commencé au tournant de l’été 2018, frappant d’abord le cœur de la zone euro : l’Allemagne.

La machine à exporter allemande est touchée. Depuis cet été, l’industrie allemande voit ses carnets de commande chuter. En janvier, les commandes à l’industrie ont encore baissé de 2,6 %, alors que les prévisions tablaient plutôt sur une diminution de 0,5 %. Les seules commandes en provenance de l’étranger affichent une chute de 5,6 %.

 © Reuters
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Grande bénéficiaire de l’expansion économique chinoise, l’Allemagne ressent durement depuis quelques mois les effets conjugués du ralentissement chinois, des tensions commerciales provoquées par Donald Trump et de la baisse de la demande en Europe. Facteur aggravant : le secteur automobile, pilier de l’industrie allemande, est entré dans une crise profonde liée à la fin du diesel, mais plus globalement à une remise en cause du rôle de l’automobile dans la société, alors que le réchauffement climatique menace.                                                                   

L’ébranlement du modèle allemand commence à susciter un vaste débat politique outre-Rhin. Certains sujets ne sont plus tabous. Le ministre de l’économie, Peter Altmaier, a ainsi commencé à parler de l’intérêt d’une politique industrielle, soutenue par l’État, visant à développer l’industrie du futur. Le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, jusqu’alors considéré comme le gardien du temple de l’orthodoxie monétaire, a déclaré la semaine dernière ne plus être opposé à une politique monétaire plus lâche pour soutenir l’économie, « compte tenu des circonstances ».
Les pouvoirs publics, hostiles depuis des années à tout relâchement salarial, ont accepté une revalorisation salariale de 8 % sur plusieurs années – dont 3,2 % dès cette année – pour tous les salariés de la fonction publique, beaucoup étant sous contrat privé. Le soutien à une demande intérieure, négligée depuis plus d’une décennie, revient dans les discussions, alors que l’économie perd de sa vitesse. Selon les prévisions de l’OCDE, la croissance allemande ne devrait pas dépasser les 0,7 % cette année.

Pour l’Italie, la situation est encore plus difficile : le pays est en récession. Alors que ses exportations ralentissent, il n’existe aucune dynamique interne pour soutenir l’activité économique. Les Pays-Bas, quant à eux, s’inquiètent du contrecoup d’une sortie anarchique du Royaume-Uni de l’Union européenne. L’Espagne voit ses perspectives s’assombrir. Il n’y a guère que la France, dont l’activité est soutenue en partie par les mesures prises en réponse à la révolte des « gilets jaunes », qui résiste à peu près.

Ce ralentissement général de la zone euro, qui intervient après à peine 18 mois de rebond, se lit en reflet dans le crédit. Si la demande de crédit reste encore assez soutenue en France et en Allemagne, dans les pays de l’Europe du Sud, le resserrement est très net. « L’impulsion du crédit était quasi nulle au quatrième trimestre 2018 en Italie et s’enfonce plus loin en territoire négatif en Espagne, à −2,1 % du PIB, un niveau qui n’avait plus été observé depuis la fin de l’année 2013. […] Il y a fort à parier que ce resserrement du crédit pèsera sur la demande intérieure dans la mesure où cette dernière est fortement corrélée à l’impulsion du crédit », soulignait il y a quelques jours une note de Saxobank.

Face à cette nouvelle montée des risques récessifs, la BCE a pour la première fois préféré agir préventivement plutôt que d’agir en réaction, comme par le passé. À défaut d’autres moyens, elle a choisi de reprendre son programme de refinancement à long terme des banques (TLTRO : Target long-term refinancing operations) à partir de septembre 2019.

Les relations des banques avec la BCE par pays (en bleu, les financements obtenus auprès de la Banque centrale, en vert, les dépôts de liquidités à la Banque centrale). Les relations des banques avec la BCE par pays (en bleu, les financements obtenus auprès de la Banque centrale, en vert, les dépôts de liquidités à la Banque centrale).

Cet outil permet aux banques de se refinancer directement auprès de la Banque centrale européenne, ce qui leur fait bénéficier de conditions de financement beaucoup plus basses que celles du marché. Deux opérations de TLTRO ont déjà été lancées, l’une en 2014, l’autre en 2016. Cette dernière devait s’achever fin juin. Les banques, notamment en Espagne et en Italie, qui dépendent beaucoup des financements de la BCE, risquaient alors de rencontrer des difficultés à lever des fonds sur le marché, ou à un prix tel qu’il aurait conduit à un nouveau resserrement du crédit. Au risque de provoquer ou d’aggraver le ralentissement économique.En ouvrant un troisième programme, la BCE tente de prévenir le péril. Ce programme, toutefois, se veut moins généreux que le précédent, en plafonnant l’accès des banques au guichet de l’institution monétaire. Surtout, il laisse une période de latence entre juin et septembre, qui ne laisse pas d’inquiéter les observateurs financiers. Que se passera-t-il pendant ces trois mois ? Comment les banques se refinanceront-elles à ce moment-là ?

Ces incertitudes ont été repérées par les financiers. Ceux-ci semblent trouver les nouvelles mesures à la fois inquiétantes et insuffisantes. Mais la BCE ne peut faire plus. Elle touche désormais aux limites d’une politique monétaire, qui ne peut s’appuyer sur aucun autre soutien – ni budgétaire, ni fiscal, ni d’investissement –, compte tenu du refus collectif des États membres d’envisager autre chose que l’austérité et la discipline budgétaire. Elle a utilisé depuis 2011 tous les moyens – taux zéro, refinancement automatique, rachats de dettes… – qu’elle avait à sa disposition, dans la limite de son mandat, sans parvenir à rétablir la solidité des banques et surtout, plus largement, de la zone euro.

Dix ans après la crise, en dépit des milliards injectés, le système bancaire européen n’est toujours pas réparé. Les banques sont toujours aussi fragiles, aussi dépendantes du soutien de la Banque centrale. Les disparités mêmes n’ont cessé de se creuser entre les banques dites des pays périphériques – Espagne et Italie – et celles du cœur de la zone – France et Allemagne (à l’exception notable cependant de la Deutsche Bank, qui ne se relève pas de ses turpitudes passées et continue de poser un problème systémique gigantesque pour toute la zone).Ce sont les mêmes disparités que l’on retrouve au niveau économique. Car au-delà des banques, c’est l’ensemble de la zone euro qui reste en souffrance. Les choix politiques de renoncer à toute intervention collective publique, à toute dépense et investissement publics, de préférer financer la dette privée plutôt que la dette publique, de poursuivre des dévaluations internes se sont traduits par une croissance anémiée, un taux de chômage élevé, un exode de la jeunesse sans précédent dans les pays les plus touchés, un sous-investissement massif. La zone euro ne s’en est pas remise.

Elle n’est pas aujourd’hui en état de faire face à une récession, si celle-ci advient, comme d’aucuns le redoutent. Et la BCE, qui a épuisé l’essentiel de ses instruments, pourrait ne plus être en mesure de jouer les paratonnerres. C’est cela aussi que dit l’intervention de Mario Draghi, ce jeudi 7 mars. Comme une dernière tentative pour conjurer le sort.

Source https://www.mediapart.fr/journal/international/080319/la-bce-face-ses-limites?onglet=full

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