La fermeture de l’usine historique GKN, près de Florence, et la mobilisation ouvrière qui s’y déploie constituent un cas exemplaire à bien des égards. Celui-ci montre notamment que l’Union européenne n’est pas un cadre neutre mais un moyen pour les bourgeoisies du continent de mettre en concurrence les travailleurs·ses et les systèmes sociaux des différents pays qui la composent. 

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« Nous avons les larmes aux yeux, un millier d’histoires humaines à raconter, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui. Nous ne sommes pas les pauvres travailleurs qui rentrent chez eux. Nous sommes dignité, fierté et résistance. Faites-vous une faveur en vous unissant à notre lutte. Insurgeons-nous ».

Ces phrases sont les premiers mots des centaines de travailleurs et travailleuses de l’usine historique GKN de Campi Bisenzio, près de Florence, lorsqu’ils ont appris par email début juillet la fermeture immédiate de leur usine – et donc leur licenciement.

422 employés, auxquels il faut ajouter au moins quatre-vingts travailleurs et travailleuses en sous-traitance (cantine, nettoyage, etc.). Certains d’entre eux y travaillaient depuis vingt ou trente ans, une vie passée à fabriquer des pièces détachées pour les plus grandes marques automobiles italiennes et européennes. Du jour au lendemain, à la rue. Malgré les raisons invoquées par la multinationale pour expliquer la crise, les travailleurs de GKN sont catégoriques : il ne s’agit pas d’une usine en crise, ici les commandes sont nombreuses et le travail constant.

Face à une décision qui leur semble absurde, les travailleurs et travailleuses décident de se battre : ils occupent l’usine et constituent une assemblée permanente, organisent des rassemblements et des manifestations gigantesques, font le tour de l’Italie pour construire un réseau de solidarité local et national, convoquent une assemblée de juristes solidaires pour rédiger avec eux une loi contre les licenciements et les délocalisations. Et ils obtiennent un large soutien de l’opinion publique et une très grande visibilité médiatique.

À gauche comme à droite, les déclarations de soutien des politiciens se succèdent, et le maire de Campi Bisenzio prend même un arrêté interdisant le transit des camions TIR pour empêcher la multinationale britannique de venir récupérer ses machines. Le gouvernement annonce même une loi anti-délocalisation pour laquelle il prétend vouloir s’inspirer de notre très inefficace « loi Florange ». Et les travailleurs gagnent une première bataille : en septembre, le tribunal du travail de Florence a annulé l’ouverture des licenciements collectifs pour « comportement antisyndical » de la direction. Mais il est évident que la multinationale n’abandonnera pas si facilement, et que la bataille ne s’arrêtera pas là.

De Campi Bisenzio, Birmingham, Offenbach… à Olesnica

On n’en parle pas beaucoup dans les journaux italiens, mais pendant ce temps, dans le nord industriel de l’Angleterre, les travailleurs de GKN-Driveline Birmingham vivent depuis des mois une situation très similaire à celle de Campi Bisenzio. En janvier 2021, GKN a annoncé la fermeture, prévue pour 2022, de son site automobile de Chester Road à Erdington – là encore un site historique de l’industrie métallurgique britannique datant des années 1930. Il s’agirait d’au moins 519 personnes licenciées, et jusqu’à 1 000 autres travailleurs de la chaîne d’approvisionnement qui pourraient perdre leur emploi.

Là aussi, les travailleurs se mobilisent et reçoivent des déclarations de solidarité de droite et de gauche. Le gouvernement propose d’investir dans la formation professionnelle et l’achat de nouvelles machines pour éviter la fermeture. En mai, les travailleurs présentent un business plan alternatif pour sauver leur usine – plan immédiatement rejeté par la multinationale. Il y a quelques semaines, les travailleurs de GKN Erdington se sont exprimés, avec 95 % de votes favorables et 95 % de participation, pour une grève illimitée contre la fermeture de leur usine.

Vu sous l’angle européen, on comprend mieux les enjeux de l’affaire de Campi Bisenzio. Lors de l’acquisition controversée de GKN par le fonds d’investissement britannique Melrose Industries pour 8,1 milliards de livres sterling en 2018, l’acheteur avait promis de mettre en avant le « bien-être des employés » de ses filiales. Ce qui ne l’a pas empêché bien sûr de faire exactement le contraire. Même avant les licenciements de Campi Bisenzio et d’Erdington, en effet, en 2019, la multinationale annonçait la fermeture de son usine GKN-Aerospace de Kings Norton, toujours à Birmingham, qui a fermé ses portes en mars 2021 : au moins 170 personnes ont été licenciées. Enfin, fin 2020, GKN/Melrose supprimait 540 emplois dans sa filiale allemande GKN-Driveline à Offenbach.

Ces licenciements ne sont pas le résultat d’une crise du secteur automobile ou de la multinationale, ou encore moins du site de Florence. Dans une récente interview, le PDG de GKN Automotive, Liam Butterworth, estimait que 102 millions de véhicules seront fabriquées en 2030 contre 89 millions en 2019, et se montrait particulièrement enthousiaste quant aux énormes possibilités offertes par la transition vers les véhicules électriques.

Avec 27 000 travailleurs et 51 sites de fabrication dans 20 pays différents, un chiffre d’affaires de 4,7 milliards de livres sterling en 2019, l’entreprise se targue de fournir des composants à 90 % des constructeurs automobiles mondiaux pour 50 % des voitures produites dans le monde. Le PDG britannique entend doubler la taille de l’entreprise d’ici 2030 en restant à la pointe de la course à l’électrification. Par ailleurs, le site de Florence était en pleine reprise économique après le ralentissement dû à la pandémie : le premier trimestre 2021 avait montré une augmentation du chiffre d’affaires global de l’entreprise de 7% par rapport au dernier trimestre 2020, et un surplus budgétaire de 14%.

En d’autres termes, ces licenciements ne correspondent évidemment pas à une gestion économique axée sur les besoins des personnes ou de l’environnement, mais à une pure logique de spéculation financière. La devise de Melrose est « buy, improve, sell » : « achète, améliore et vends » – où « améliorer » signifie généralement réduire les coûts de main-d’œuvre et donc gonfler les dividendes des actionnaires. Il est très probable, notamment dans les cas de Birmingham et de Florence, que l’intention de l’entreprise soit de transférer la production vers d’autres pays de l’UE, en partie probablement vers Olesnica en Pologne, où les salaires sont plus bas et les syndicats plus faibles. Le fait est qu’immédiatement après l’annonce des fermetures d’usines, le cours de l’action de Melrose a recommencé à monter en bourse.

Le sort des travailleurs italiens, britanniques et allemands de GKN n’a rien d’original. Au contraire, c’est le sort commun de centaines de milliers de travailleurs dans l’Europe du capital que nous avons construite depuis soixante-dix ans. Une Union européenne qui consacre la libre circulation des marchandises, des capitaux et des entreprises, et qui est fondée sur la concurrence fiscale, sociale et salariale entre les États membres. Dans cette Union européenne, les quelques instruments censés protéger les intérêts des travailleurs et des travailleuses sont trop faibles et inefficaces pour être d’un quelconque secours à ceux qui tentent aujourd’hui de sauver leur usine à Campi Bisenzio. Et pourtant il aurait pu en être autrement.

Démocratie économique

L’extrême assujettissement des travailleurs et des travailleuses face à la toute-puissance des multinationales et du capital financier en Europe et dans le monde n’est pas le fruit du hasard ou de la fatalité. Il est le résultat de décennies de lutte de classe qui, depuis la seconde moitié des années 1970, a vu la réaffirmation progressive des intérêts du capital aux dépens d’une classe ouvrière de plus en plus fragmentée – et cela non seulement au niveau local ou national, mais surtout à l’échelle transnationale. Dans ce scénario, le rôle de la « construction européenne » a été crucial.

À la fin des années 1960 déjà, l’imbrication croissante des économies européennes et mondiales, ainsi que le pouvoir grandissant des entreprises multinationales en Europe, rendaient évidentes la nécessité pour les gauches de s’organiser de manière transnationale. C’est à cette époque que le projet d’une « Europe sociale » – ou « Europe des travailleurs » – prit véritablement racine à gauche. En lieu et place de l’Europe libérale qui s’était construite depuis la guerre, la plupart des partis et syndicats socialistes, et même certains des partis et syndicats communistes européens, commençaient alors à appeler à une réforme des politiques et institutions de la Communauté européenne (qui ne s’appelait pas encore Union européenne) qui servirait les intérêts des travailleurs et travailleuses.

Ce projet promouvait la redistribution des richesses, la régulation des marchés et la planification économique, l’harmonisation sociale et fiscale, l’augmentation des fonds sociaux et régionaux européens, un plus grand contrôle des mouvements de capitaux, des grandes entreprises et des multinationales, la redistribution du travail par la réduction du temps de travail, etc. Et tout cela, pas uniquement au niveau national, mais au niveau continental ; formant ainsi une idée d’Europe très différente de l’Europe néolibérale qui allait ensuite s’affirmer progressivement, surtout depuis les années 1980.

L’une des principales revendications de cette « Europe des travailleurs » était la démocratisation de l’économie et des entreprises. La question avait été mise en lumière à la suite du réveil de la combativité ouvrière depuis la fin des années 1960 : assemblées de travailleurs, grèves sauvages, occupations d’usines et expériences d’autogestion ouvrière, comme l’emblématique entreprise LIP en France, exprimaient la volonté des travailleurs de peser dans la gestion des entreprises. Cet élan fut repris par la gauche européenne, bien que sous des formes variées et divergentes, y compris en fonction du contexte national. Par exemple, alors qu’en France se répandait surtout l’idée d’autogestion des usines par les ouvriers, en Allemagne, c’est l’idée de la cogestion par des représentants des ouvriers et du patronat qui dominait.

Dans les années 1970, la question inspira de nombreuses propositions de réforme en Europe. En Italie, l’apparition des conseils d’usine après 1968 et le Statut des travailleurs de 1970 renforcèrent le rôle des travailleurs et de leurs représentants syndicaux dans les entreprises. En Allemagne, la loi de 1976 sur la codétermination (Mitbestimmung) étendit la participation des représentants des travailleurs aux conseils de surveillance (mais pas aux conseils de direction) à toutes les entreprises de plus de 2 000 salariés.

Au Royaume-Uni, le rapport Bullock de 1977, commandé deux ans plus tôt par le Premier ministre travailliste Harold Wilson (mais jamais mis en œuvre), allait beaucoup plus loin que la codétermination à l’allemande, en formulant une proposition connue sous le nom de « 2x + y », qui prévoyait le même nombre d’administrateurs choisis par les travailleurs et les employeurs au sein du conseil d’administration, complété par un certain nombre d’administrateurs nommés par l’État. En Suède, le Plan Meidner présenté en 1975 par la principale confédération syndicale du pays, LO, visait à la socialisation progressive de la propriété des entreprises.

La question de la démocratisation de l’économie se posa également au niveau européen, tant par le biais des syndicats – qui s’organisaient et s’unifiaient alors à l’échelle du continent avec la création en 1973 de la Confédération européenne des syndicats (CES) – que par celui de la social-démocratie européenne, qui connaissait alors d’importants succès électoraux. Ainsi, la Commission européenne élabora une série de propositions – systématiquement écartées ensuite par le Conseil européen – visant à garantir la représentation des travailleurs dans la gestion des entreprises ou à créer des comités d’entreprise transnationaux.

À ces tentatives de renforcer le contrôle des travailleurs dans les entreprises s’ajoutaient celle du mouvement syndical international – reconstruite par Francesco Petrini – d’établir un contrôle démocratique sur les multinationales. Face au phénomène émergent des délocalisations ou des techniques d’évitement fiscal adoptées par les grandes entreprises, le syndicalisme international développa diverses stratégies pour endiguer la perte de pouvoir d’organisation et de négociation qui en résultait pour lui.

Tout d’abord, les syndicats essayèrent de développer des structures syndicales transnationales au niveau de l’entreprise, les Comités d’entreprise mondiaux. Deuxièmement, ils s’activèrent au sein d’organisations internationales telles que les Nations unies et l’Organisation internationale du travail afin d’obtenir un cadre juridique pour réglementer les activités des multinationales. Cette tentative, qui trouvait un allié important dans le mouvement des pays du tiers monde, se heurta à une forte résistance de la part du big business et des gouvernements qui le représentait (États-Unis en tête) et n’aboutit qu’à l’adoption de codes de conduite vagues et non contraignants pour les multinationales.

La troisième stratégie se développa au sein de la Communauté européenne (CE), la seule organisation internationale dotée de pouvoirs législatifs supranationaux. Ici, les tentatives de démocratisation des entreprises et de contrôle des multinationales culminèrent avec la proposition d’une directive européenne sur l’information et la consultation des travailleurs dans les sociétés transnationales. Celle-ci fut présentée en 1980 par le commissaire européen aux affaires sociales, le travailliste néerlandais Henk Vredeling – un des principaux promoteurs des revendications syndicales et socialistes en faveur d’une « Europe sociale » – qui réussit à faire adopter sa proposition par la Commission, malgré les fortes critiques et l’hostilité de la plupart des commissaires.

Bien qu’elle n’eût rien de révolutionnaire – il s’agissait d’information et de consultation, pas de codécision et encore moins d’autogestion – cette proposition était néanmoins considérée comme une menace sérieuse par les multinationales, car elle favorisait la possibilité pour les travailleurs de s’organiser au niveau transnational. Le texte stipulait que les décisions des entreprises multinationales sur toutes les questions « susceptibles d’affecter substantiellement les intérêts des travailleurs » (y compris les investissements, les fermetures ou transferts, les changements organisationnels majeurs, les fusions, etc.) seraient soumises à l’information et à la consultation des représentants des travailleurs dans les filiales européennes. En outre, les entreprises concernées seraient soumises à des obligations de divulgation (concernant leur situation économique, leur production, leurs investissements, leurs projets de restructuration, l’introduction de nouvelles méthodes de travail et de nouvelles technologies, etc.).

En outre, le projet de directive visait à rendre les sièges des sociétés multinationales responsables devant les travailleurs de leurs filiales. En effet, la clause dite de « by-pass » permettait aux représentants des travailleurs d’entrer en consultation directe avec le siège de la société dans le cas où sa filiale locale ne fournirait pas d’informations satisfaisantes, même quand le siège serait situé en dehors de la Communauté européenne. Dans ce dernier cas, la société mère devrait désigner un « agent » au sein de la Communauté européenne pour informer et consulter les employés ; sinon, cette responsabilité incomberait à la plus grande filiale de la société au sein de la Communauté européenne.

La directive devait s’appliquer à toutes les entreprises multinationales comptant plus de 99 employés et à toutes les entreprises dont le siège social se trouvait en dehors de la Communauté européenne mais qui employaient plus de 99 travailleurs dans une de leurs filiales européennes. En bref, en s’attaquant au secret des affaires, en contournant la gestion locale et en étant applicable aux entreprises hors de la CE, la directive entendait frapper la liberté absolue et l’immunité aux négociations collectives dont jouissaient – et dont jouissent encore aujourd’hui – les entreprises opérant dans plus d’un pays. Enfin, par rapport à d’autres accords internationaux, la « directive Vredeling » aurait été juridiquement contraignante.

L’échec de la gauche européenne

Naturellement, la proposition de directive déclencha une réaction féroce de la part des multinationales et de leurs alliés politiques – et déclencha ce qui fut décrit à l’époque comme la campagne de lobbying la plus coûteuse de l’histoire du Parlement européen. Les milieux d’affaires européens, américains et internationaux déchaînèrent leurs pressions auprès de la Commission européenne, le Conseil et les États membres, mais aussi du Parlement européen et du Comité économique et social, qui n’avaient pourtant qu’un pouvoir consultatif. Les détracteurs décrivaient la directive comme une « véritable révolution ». L’UNICE – l’organisation du patronat européen, aujourd’hui BusinessEurope – rejeta fermement la proposition jugée « inacceptable » ; « inutile » étant donné qu’il existait déjà les codes de conduite (non contraignants) de l’OCDE, des Nations unies et de l’OIT ; préjudiciable à l’autorité des employeurs et à la compétitivité des entreprises au sein de la communauté.

Tout comme l’UNICE, d’innombrables chambres de commerce internationales et nationales, des organisations patronales, des multinationales européennes, américaines et japonaises, des politiciens et des fonctionnaires engagèrent des efforts constants pour s’opposer à la directive, en critiquer chaque détail, et retarder la procédure, dans le but de la faire enterrer. Au Congrès américain, des projets de loi furent même présentés pour protéger les entreprises américaines de la directive, par exemple pour empêcher les entreprises américaines de divulguer des informations en Europe.

Face à une contre-offensive aussi massive, comme pour toutes ses propositions pour une Europe sociale, la gauche européenne aurait dû intensifier ses efforts pour construire un bloc social et politique efficace. Outre la Commission et les États membres, l’un des principaux champs de bataille institutionnels était le Parlement européen qui, bien que n’ayant encore qu’un rôle consultatif, commençait à gagner en légitimité politique, notamment à la suite de sa première élection directe en 1979. Son avis pouvait donc influencer les décisions de Communauté, et les élites économiques en étaient bien conscientes. Malheureusement pour la gauche européenne, les élections de 1979 avaient marqué l’émergence d’une majorité de droite composée de conservateurs, de chrétiens-démocrates, de libéraux et de gaullistes. La gauche du Parlement européen aurait donc dû travailler très dur pour gagner le soutien de membres des autres groupes, notamment les chrétiens-démocrates de gauche, plus proches des syndicats.

La bataille n’était pas perdue d’avance ; au contraire, au cours des premiers mois, le Conseil et le Comité économique et social, ainsi que la commission des affaires sociales du Parlement, donnaient des signes encourageants pour la gauche européenne. Mais lors de la préparation des débats en séance plénière à l’automne 1982, la majorité de droite déposa près de 300 amendements tandis que l’attitude des députés socialistes ressembla à de l’auto-sabotage, entre absentéisme, manque de discipline dans le vote et une faible capacité à rallier des soutiens dans les autres groupes.

La directive fut donc démantelée au moment du vote. Au cours des années suivantes, le lobby industriel continua de faire pression pour enterrer la proposition, recevant pour cela une aide considérable du gouvernement britannique de Margaret Thatcher. La proposition de Vredeling fut donc officieusement abandonnée après des années de discussions peu concluantes. Le syndicalisme européen n’obtint donc presque rien après plus de dix ans de lutte – n’étant parvenu ni à organiser une mobilisation transnationale des travailleurs européens, ni à tenir tête au lobby patronal dans la bataille institutionnelle.

Comme pour d’autres batailles – celle sur la réduction du temps de travail, par exemple – la défaite de la gauche européenne sur la directive Vredeling était à la fois cause et symptôme d’un changement dans l’équilibre du pouvoir au niveau européen. Alors que l’hégémonie sociale-démocrate et l’intensité des luttes des « longues années 1968 » avaient semblé ouvrir une fenêtre d’opportunité pour la construction d’une Europe plus proche des intérêts des travailleurs, dès le début des années 1980 un tournant conservateur était clair, tant au sein de la Communauté européenne que de ses États membres.

Lutter dans une Europe néolibérale

L’Union européenne néolibérale d’aujourd’hui est le résultat de ces défaites, et plus généralement de la défaite subie par les travailleurs dans l’affrontement des longues années 1970, lors de l’essoufflement du « compromis keynésien ». À partir de la signature de l’Acte unique européen en 1986, l’UE n’a cessé d’accélérer la libéralisation des marchés des capitaux, des biens et des services, jusqu’à abandonner totalement l’idée de planification et de réglementation économique et sociale qui avait caractérisé le projet d’« Europe sociale ».

Les élargissements successifs et les accords commerciaux avec le reste du monde ont eux aussi favorisé une concurrence accrue entre les travailleurs en Europe et dans le monde. De plus, le syndicalisme confédéral européen, ainsi que la social-démocratie européenne et certains héritiers de l’eurocommunisme, se sont progressivement alignés sur le compromis néo-libéral, détruisant les chances déjà minces de réaliser une Europe « des travailleurs et des travailleuses ».

Dans l’ensemble, malgré quelques modestes extensions de la « dimension sociale » de l’UE (par exemple dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail), on peut dire que la politique sociale européenne a subi depuis les années 1980 ce que Wolfgang Streeck a appelé une « régression progressive » : elle a été de plus en plus orientée vers les objectifs de compétitivité, de flexibilité et de « restructuration » du marché.

Un exemple de cette régression est le sort de la directive Vredeling : après la défaite de ce projet, le principe d’information et de consultation des travailleurs européens est resté en sommeil pendant plusieurs années. En 1994, grâce à l’extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil, l’UE a finalement adopté une directive sur l’établissement de Comités d’entreprise européens (CEE), qui obligeait les entreprises de plus de 999 employés, dont au moins 150 dans deux pays européens différents, à négocier et à mettre en place un organe transnational de représentants des travailleurs, avec des droits légaux à l’information et à la consultation.

Toutefois, la directive adoptée en 1994 (révisée en 2009) est beaucoup moins ambitieuse que la directive Vredeling. En effet, les CEE ne sont pas obligatoires, mais doivent être négociés après une initiative d’au moins cent employés ; la directive ne fournit que des exigences générales au lieu d’un cadre commun sur les compétences, les procédures, le rôle et la composition du CEE ; elle favorise la flexibilité et encourage la création d’une culture d’entreprise pour faciliter la gestion ; elle ne s’étend pas aux établissements situés en dehors de l’UE ou de l’Espace économique européen ; et surtout, tous les CEE créés avant septembre 1996 (39% des plus de 1000 CEE existant aujourd’hui) sont exclus du cadre juridique contraignant de la directive.

En fait, les études montrent que les droits prévus pour les CEE sont très souvent ignorés et violés : seule une minorité des comités est informée avant que les décisions soient finalisées ou même rendues publiques ; près d’un tiers d’entre eux ne sont pas consultés du tout. C’est le cas de GKN, dont le CEE n’a absolument pas été informé ni consulté au sujet de la fermeture et des licenciements de Campi Bisenzio. Plus généralement, comme l’a récemment souligné l’Institut syndical européen, la démocratie industrielle est en net recul en Europe. Il suffit de constater la faiblesse des revendications de la Confédération européenne des syndicats concernant le débat actuel au sein de la commission des affaires sociales du Parlement européen sur une réforme de la directive CEE pour comprendre que cette tendance n’est pas prête de s’inverser.

Les travailleurs de GKN peuvent le constater par eux-mêmes aujourd’hui : l’Europe actuelle est loin d’être l’Europe « des travailleurs ». Le mois dernier, des membres du collectif des travailleurs de l’usine, ainsi que des militants de Potere al Popolo, ont rencontré des députés européens du groupe The Left. La réunion a confirmé l’absence, dans les traités et instruments européens, de protections qui pourraient venir en aide aux travailleurs de Florence. Le fait que GKN ait reçu des millions de fonds publics, italiens comme européens, et que la société continue à verser des dividendes à ses actionnaires est sans conséquences dans le cadre des règles européennes, comme l’a dénoncé le député européen Marc Botenga dans une question adressée à la Commission européenne.

Aujourd’hui, la bataille des travailleurs de GKN ne peut donc que se situer avant tout au niveau national. Les travailleurs demandent à juste titre au gouvernement italien d’intervenir par un décret d’urgence pour mettre fin aux fermetures et aux licenciements, et de prendre des mesures pour adopter une législation générale visant à lutter contre les délocalisations et le démantèlement du tissu productif, pour garantir la continuité de l’emploi. Ils ont même déposé il y a quelques jours leur propre projet de loi au Parlement italien. Empêcher, au sein de l’Union européenne et au-delà, les entreprises multinationales de profiter des disparités salariales, sociales et fiscales injustes entre les États membres, reste par contre aujourd’hui un objectif lointain.

Par ailleurs, les travailleurs de GKN à Campi, Birmingham et Offenbach continuent leur lutte de manière fragmentaire. En outre il n’existe pas aujourd’hui de mobilisation de masse pour un salaire minimum européen, pour une redistribution du temps de travail au niveau européen, etc. Tant que nous ne serons pas en mesure de commencer à organiser un contre-pouvoir populaire au niveau international qui réussisse là où la social-démocratie a échoué, nous ne serons pas en mesure de nous opposer réellement aux intérêts du capital et de renverser l’ordre européen et mondial hérité surtout des années 1970. Pour y arriver, il nous faudra tirer les leçons de l’histoire.

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Aurélie Dianara est chercheuse post-doctorante en histoire européenne à l’Université d’Évry Paris Saclay, militante féministe, et membre de Potere al Popolo en Italie.

Illustration  : Michele Lantini.

Source  https://www.contretemps.eu/travailleurs-gkn-europe-neoliberale/