par Martine Orange
Au terme d’un marathon de quatre jours, les responsables européens ont abouti à un compromis laborieux. S’inscrivant dans la même doctrine qu’auparavant, le plan de relance de 750 milliards d’euros risque d’être insuffisant et n’apporte aucun remède aux dysfonctionnements de l’Union.
Ce sommet devait être le moment hamiltonien de l’Europe, celui de la refondation financière de l’Union. Au terme d’un marathon de quatre jours, ponctués de coups d’éclat, de menaces, de bras de fer, les responsables européens ont abouti au petit matin du mardi 21 juillet à un compromis laborieux, qui n’apporte aucun remède aux règles dysfonctionnelles de l’Union européenne.
Un plan de relance de 750 milliards d’euros, destiné à soutenir les économies européennes mises à mal par la pandémie du Covid-19, a bien été adopté, comme le souhaitaient l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et la Commission européenne. Il vient compléter un budget européen de 1 000 milliards d’euros pour les sept prochaines années. Mais les ambiguïtés, les non-dits, les flous sur lesquels a été fondé cet accord obèrent tout le dispositif.
Pour mesurer les zones d’ombre de cet accord, il suffisait d’écouter les différents camps au sortir de leur interminable réunion mardi matin : chacun avait gagné la partie ! « Nous l’avons fait. L’Europe est au rendez-vous, l’Europe est rassemblée », s’est félicité Charles Michel, président du Conseil européen. « Nous avons apporté une réponse à la plus grande crise de l’histoire européenne », a renchéri Angela Merkel, tandis qu’Emmanuel Macron insistait sur le caractère « historique » de ce plan.
Au même moment, Mark Rutte, le premier ministre néerlandais qui a mené la fronde des pays dits « frugaux », hostiles à toute mutualisation des dettes au niveau européen, insistait sur le fait que le plan de relance ne transformerait pas l’Europe en une union de transferts de richesses, parce que les Pays-Bas et ses alliés avaient veillé à ce que ce soit un programme ponctuel et limité dans le temps, juste pour faire face à la crise sanitaire.
Alors que l’Europe affronte sa troisième grave crise économique en l’espace de dix ans, les dirigeants européens savaient qu’ils ne pouvaient se quitter sur un échec : il en allait de la survie de la zone euro. Durement touchée par la pandémie, l’Italie risquait de sombrer dans des niveaux d’endettement insoutenables si aucune aide ne lui était apportée, au risque de provoquer une nouvelle crise de la dette en Europe. Et, cette fois, la Banque centrale européenne, qui tient la zone euro à bout de bras depuis une décennie, risquait de se trouver sans munitions monétaires suffisantes, si les États européens ne prenaient pas le relais avec des dispositifs budgétaires.
C’est cette menace qui a conduit Angela Merkel à faire volte-face et à abandonner la position dure de refus de soutien aux autres pays européens qu’elle avait adoptée au cours des dix dernières années. Alors que la crise sanitaire met à mal toute l’économie mondiale, que la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump fait peser un risque sur ses exportations, que les produits chinois sont désormais en concurrence directe des productions allemandes, que l’industrie automobile, pièce centrale de l’économie allemande, connaît une crise existentielle, Berlin ne pouvait se payer le luxe en plus de voir s’effondrer la zone euro, devenue son marché intérieur. « Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Union européenne ne s’effondre pas », reconnaissait sans ambages Angela Merkel en juin.
Mais cette conversion de la chancelière allemande, applaudie par la France et les responsables européens, n’a pas convaincu tout le monde. Les dirigeants européens pensaient s’être débarrassés de toute opposition forte avec le départ de la Grande-Bretagne, après le Brexit. Ils ont trouvé face à eux un opposant tout aussi embarrassant : les Pays-Bas. Ceux-ci ont réussi à fédérer autour de leur cause le Danemark, la Suède, l’Autriche et la Finlande. Dès que le premier ministre néerlandais a entendu la proposition de la Commission européenne de lever de la dette sous la signature de l’Union afin de faire profiter les pays européens les plus exposés de taux plus bas ou, pire encore, de leur donner de l’argent sans exiger de remboursement, il s’est opposé de toutes les manières possibles au projet. Avec un succès certain.
Car quoi qu’en disent les communicants de l’Élysée, le couple franco-allemand, sur lequel Emmanuel Macron fait reposer toute sa stratégie européenne, a été sérieusement à la peine pendant ce sommet. Loin de donner le la, il lui a fallu aller de concessions en renoncements pour faire approuver son plan de relance. Tous s’attendaient à des révisions à la baisse par rapport au projet de 500 milliards d’euros de dons aux pays les plus en difficulté, présenté en mai. Mais pas dans de telles proportions.
Pendant le week-end, l’Allemagne et la France annonçaient encore que la somme de 450 milliards d’euros était leur dernière limite, la « ligne rouge » qu’ils se refusaient à franchir. Ils ont finalement transigé à 390 milliards d’euros. Tout le reste (360 milliards d’euros) sera versé sous forme d’emprunts auprès des différents pays demandeurs. Et encore : il faudra que ceux-ci montrent patte blanche.
Même si les pays dits frugaux ont en apparence échoué à imposer des conditionnalités sur le versement des crédits dispensés par l’Union – c’est-à-dire à placer les pays sous la direction de la Commission – et à obtenir un droit de veto – les plans seront adoptés à la majorité qualifiée –, ils ont arraché cependant une possibilité de faire appel dans un délai de trois mois, s’ils considèrent que les pays bénéficiaires ne respectent pas les règles. Surtout, ils ont réussi à imposer un contrôle étroit de la Commission européenne sur tous les projets financés par l’Union. Ce ne sera pas la troïka, qui a laissé un souvenir traumatisant dans toute l’Europe, mais cela ira bien au-delà du nécessaire contrôle pour lutter contre la corruption et le détournement des fonds publics.
Le ralliement de l’ensemble des pays européens aux positions néerlandaises sur ce sujet met en lumière la permanence des schémas macro-économiques dans lesquels s’inscrit le plan de relance. Officiellement, celui-ci est censé marquer une rupture avec l’austérité expansionniste, imposée à toute l’Europe depuis 2008, et qui a valu à la zone euro la croissance la plus faible de tous les pays occidentaux. Mais cet abandon n’est que provisoire, une parenthèse pour faire face à la crise économique provoquée par la pandémie : les critères fixés par les traités existants demeurent.
Surtout, cette mise à l’écart n’est que partielle : les réformes structurelles (retraites, marché du travail, Sécurité sociale, santé) sont toujours de mise. Les mises en demeure de Mark Rutte, qui a insisté sur la nécessité de mener à bien ces fameuses réformes structurelles, n’ont suscité aucun désaccord dans les rangs des autres dirigeants européens. Les financements dégagés par l’Europe doivent servir à des projets à même de mettre en œuvre ces réformes, censées soutenir une croissance durable – ce qui n’a jamais été prouvé, les expériences passées démontrant même le contraire. Mais cela vaut aussi pour les projets destinés à soutenir la transition écologique, le développement numérique.
Tout s’inscrit dans la même idéologie ordolibérale, promouvant les mêmes schémas de croissance que par le passé, la même stratégie de l’offre. À cette aune, le grand plan de relance risque vite de se transformer en un programme de soutien au secteur privé, en excluant toute politique publique, la Commission européenne censurant tous ceux qui seraient tentés de s’écarter du « droit chemin ».
Le risque d’un tsunami social à la rentrée
Mais ce n’est pas le seul risque que comporte ce plan. « L’accord ne sera manifestement pas assez important pour faire face à l’ampleur de la crise que nous traversons », prévenait dès lundi Christopher Dembik, responsable de la recherche macro-économique à la Saxo Bank, alors que les chiffres du plan commençaient à fuiter.
L’économie européenne est encore en apesanteur depuis la fin du confinement dans de nombreux pays. Grâce aux nombreux programmes d’aide et de soutien adoptés par les gouvernements, le chômage, quoique déjà important, reste encore sous contrôle. Mais de nombreux économistes redoutent une envolée de licenciements, des pertes d’emplois et de la précarité, au fur et à mesure que ces programmes vont s’arrêter.
D’autant que de nombreux secteurs restent quasi moribonds depuis la fin du confinement. C’est particulièrement vrai pour le tourisme, la restauration, les services, des activités qui représentent 20 % du PIB en Grèce, 15 % en Espagne et 13 % en Italie. Privés des touristes américains et asiatiques qui sont interdits d’entrée en Europe, ces pays sont aussi désertés par les Européens, qui pour beaucoup ont décidé de ne pas quitter leur territoire national, à la fois par prudence et par souci d’économie.
Pour de nombreux observateurs, on risque de reparler très vite de la Grèce, dont tout le plan de sauvetage de 2015 repose sur ces recettes touristiques.
Plus largement, beaucoup craignent un tsunami social et un effondrement de la demande à la rentrée. Si une deuxième vague de Covid reprend en Europe, la situation risque encore de s’aggraver. Selon un scénario de consultant repris par le Financial Times, les banques pourraient faire face à plus de 800 milliards d’euros de pertes liées aux mauvaises créances et aux emprunts qui ne peuvent plus être remboursés. Après la crise sociale et économique, l’Europe n’est donc pas à l’abri d’une crise bancaire et financière.
Face à un tel séisme, les 1 000 milliards de budget pluriannuel européen et les 750 milliards d’euros du plan européen semblent peser peu. C’est à peine 10 % du PIB sur plusieurs années. À titre de comparaison, le gouvernement américain a mis sur la table 3 000 milliards de dollars, sous forme d’aides directes et d’allégements d’impôt, soit l’équivalent de 15 % de son PIB. Le Japon, quant à lui, compte engager des sommes représentant 21 % de son PIB.
De plus, même si les dirigeants européens ont décidé de ne plus respecter les règles de proportionnalité et de verser en priorité aux pays qui en ont le plus besoin – l’Italie devrait ainsi recevoir quelque 120 milliards d’euros dans ce cadre –, ces sommes risquent de ne pas suffire à combler le fossé entre les pays les plus riches et les plus pauvres de l’Union. Celui-ci risque même de se creuser encore plus profondément avec la crise du Covid-19.
Ainsi, quelque 327 milliards d’euros vont être débloqués par le gouvernement allemand et les Länder pour venir en soutien de l’économie du pays. Cela représente environ 14 % du PIB allemand. Si on exclut les garanties apportées par l’État, qui faussent la présentation des chiffres, les sommes accordées par la France sont à peine supérieures à 6 % du PIB. L’Italie a débloqué des moyens budgétaires représentant l’équivalent de 5 % de son PIB. En Espagne, le stimulus budgétaire est évalué à 3,2 % du PIB.
La crise provoquée par la pandémie risque donc d’exacerber les forces centrifuges qui s’exercent dans la zone euro depuis plus dix ans.
Aucun mécanisme qui aurait permis de s’attaquer aux causes profondes de ces divergences, de commencer à corriger des dysfonctionnements connus de longue date (absence d’harmonisation fiscale, absence de transferts, absence de budget digne de ce nom, etc.), n’est envisagé à ce stade. Au contraire. Les pays dits « frugaux » ont obtenu, en contrepartie de leur accord au plan, un nouveau rabais sur leur contribution au financement de l’Union européenne. L’Autriche va ainsi bénéficier d’une réduction annuelle de 565 millions d’euros, soit le double de celle qu’elle avait précédemment, tandis que les Pays-Bas voient leur rabais annuel monter de 1,57 milliard à 1,92 milliard d’euros.
La solidarité européenne en ressort un peu plus mise à mal. Et tout laisse craindre que ce ne soit qu’un début. Car le plan de relance est adopté mais n’est pas financé. La Commission européenne est prête à emprunter au nom des États membres mais elle n’a pas encore indiqué quelles ressources financières nouvelles elle mettait en face pour rembourser ces prêts. On parle d’une taxe sur le CO2 aux frontières, d’une taxe sur les Gafa, voire d’une taxe sur les transactions financières. Mais rien n’est arrêté à ce stade. Forts de leurs premiers succès, les pays dit « frugaux », parmi lesquels figurent de nombreux adeptes du dumping fiscal, risquent à nouveau de brandir leur droit de veto sur des mesures qui toucheraient à leurs privilèges.
Au sortir de ce marathon de quatre jours, jamais l’Europe n’a été plus divisée entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est. L’accord obtenu ce mardi risque de ne pas suffire à faire oublier le niveau d’acrimonie, de défiance mutuelle entre les différents membres qui s’est exprimé lors de ce sommet. Alors que vingt-trois parlements doivent approuver le plan de relance et le budget pluriannuel, des tensions et des oppositions menacent de resurgir assez vite, imposant le constat que rien n’est réglé.
Source : http://www.cadtm.org/Europe-un-plan-de-relance-pour-sauver-la-face
Martine Orange