Comment l’austérité a contribué aux incendies historiques de forêts en Grèce

par Stelios Foteinopoulos

Si Ferdinand Lassalle vivait aujourd’hui, il pourrait voir ses idées mal vieillir. En 1862, Lassalle, s’adressant à un rassemblement socialiste à Berlin, exposait sa théorie de l’État veilleur de nuit – un concept néolibéral selon lequel l’État transfère son modus operandi au secteur privé et ne conserve que quelques fonctions vitales mais limitées, comme assurer la sécurité et la stabilité sociale.

Ces dernières semaines en Grèce, la majeure partie des habitant·e·s aurait été surprise d’en avoir eu un aperçu. L’État grec a failli, même à assumer une fonction de veilleur de nuit dont la seule responsabilité aurait été d’éviter le pire.

Á l’heure où j’écris, plus de 250.000 hectares de terrains ont brûlés en Grèce par des incendies ravageurs, dont 150.000 sur l’île d’Eubée. Plus de 100.000 personnes ont été touchées.

La série d’incendies des deux dernières semaines a littéralement carbonisé de vastes zones d’Athènes, du Péloponnèse et d’ailleurs. Quarante communautés et villes ont été balayées alors que les incendies restent hors de contrôle obligeant des milliers de personnes à fuir leurs maisons, souvent dans des délais très courts. Sur la plupart des fronts, camions de pompiers, forces terrestres et forces aériennes étaient limitées voir même carrément inexistantes. Les États de l’UE, qui par le passé ont contraint la Grèce à accepter des coupes budgétaires, se précipitent aujourd’hui pour fournir de l’aide et des avions bombardiers d’eau.

La pire catastrophe écologique de tous les temps en Grèce, et l’une des pires en Europe, est survenue au plus fort d’une vague de chaleur extrême qui a duré environ trois semaines. La chaleur a asséché l’humidité effrayante et laissé les forêts de pins prêtes à brûler – ce qui prouve que le dérèglement climatique est déjà là.

La question qui reste en suspens est simple : est-ce que quelque chose aurait pu être évité ? Ces incendies sont-ils directement liés aux effets de la crise climatique, ou s’agit-il de quelque chose de plus compliqué ?

Au mois de novembre dernier, juste avant que le gouvernement grec ne rédige le budget annuel de 2021, les autorités forestières ont officiellement demandé 17,7 millions d’euros. Le gouvernement ne leur a accordé que 1,7 million.

Cela n’a surpris personne : les dernières années ont été marquées par l’austérité et les coupes budgétaires. De 2016 à 2020, les dépenses gouvernementales dirigées vers les autorités forestières n’étaient en moyenne que de 1,72 million d’euros, laissant leurs opérations structurellement sous-financées et donc les services en sous-effectif – malgré le fait qu’un tiers du pays soit couvert de forêts. Environ cinq mille pompiers ont également vu leur contrat prendre fin, tandis que le gouvernement a augmenté le nombre de policiers de plusieurs centaines.

L’austérité est très présente en Grèce, malgré ce que les penseurs néolibéraux peuvent prêcher sur un retour à la « normalité économique ». Les incendies de forêt à Eubée, la deuxième plus grande île grecque après la Crète, sont les résultats dévastateurs d’un État qui ne parvient pas à aligner ses priorités sur celles de sa population. Ces derniers mois, 1,9 milliard d’euros ont été consacrés à l’achat d’avions de combat pour justifier l’antagonisme militaire entre la Grèce et la Turquie (toutes deux membres de l’OTAN), et 6,6 milliards d’euros ont été versés à l’OTAN. 30 millions d’euros ont été alloués à la création d’une force de police spéciale qui sera placée dans les universités publiques de Grèce. C’est là que réside la contradiction d’un État qui dépense autant pour des mécanismes de répression mais ne peut assurer la sécurité (de sa population).

La stratégie du gouvernement pour faire face aux incendies reposait en grande partie sur des messages d’évacuation envoyés sur les téléphones portables des habitant·e·s. Mais les efforts du Premier ministre pour éviter les pertes humaines se sont retournés contre lui : en l’absence de lignes de défense autour des villages et des petites villes, les habitant·e·s ont décidé de prendre le relais et de mener la bataille d’eux et elles-mêmes. À l’aide de toutes sortes de moyens, des tuyaux d’arrosage aux véhicules agricoles, des camions-citernes aux pelles et aux bêches, les habitant·e·s, ainsi que les personnes qui passaient leurs vacances dans la région, se sont jetées sur les incendies, souvent avec des résultats remarquables. En raison de l’urgence et de l’incapacité de l’État à fournir le soutien nécessaire, les réseaux de solidarité ont pu prendre l’initiative.

Ces réseaux et organisations prennent désormais en charge la situation. Elles ont commencé à construire des contre-structures pour fournir des produits de première nécessité aux personnes touchées, à mettre en place des cuisines sociales, à apporter des générateurs là où l’électricité est coupée et à apporter un soutien psychologique à celles et ceux qui en ont besoin. Un nouveau monde renaissant littéralement de ses cendres a permis à tous et toutes de réfléchir à ce qui s’est passé et à ce qui reste à venir.

Les incendies sont maintenant presque sous contrôle [1], mais l’étendue de leurs ravages n’a pas encore été déterminée. Des milliers de personnes risquent d’être évacuées sur le long terme et de perdre leurs maisons, leurs fermes et leurs entreprises, sans parler des infrastructures.

Pour les communautés locales, c’est une question de survie et non pas juste une question de gestion de crise pour des personnes marginalisées. Dans un monde en proie au changement climatique, nous sommes tou·te·s potentiellement marginalisé·e·s. Regarder les gens fuir leur maison pour rejoindre les petits bateaux sur la côte illustre clairement à quoi pourraient ressembler les réfugiés climatiques.

En déplaçant notre regard du local au global, nous sommes forcé·e·s de constater que l’ordre néolibéral dans le monde d’aujourd’hui n’a rien « d’ordonné ». Avant que nous finissions par nous battre pour la survie de nos communautés, nous devrions considérer si le combat pour la redistribution des richesses et un déplacement majeur des priorités de nos États ne serait pas une condition sine qua non pour avoir une chance décente de survie. Nous devrions également envisager ce qui nous attend : l’aggravation des inégalités, la lutte pour les ressources restantes, l’instabilité sociale et géopolitique.

Ce qui se passe en Grèce pourrait bien n’être que le prélude à tous ces avenirs. Si ceux qui alimentent la crise climatique mondiale n’ont pas l’intention d’agir, il faudra que ce soit nous.

Traduit par Eva Betava

Source : Tribune
Notes
[1En chiffres absolus, jusqu’à midi le vendredi 20 août 2021, 66 grands incendies de forêt ont été enregistrés dans le pays, brûlant une superficie totale égale à 511.538 hectares. Source : https://www.efsyn.gr/ellada/periballon/307216_stahti-o-fysikos-ploytos-tis-horas

Auteur.e Stelios Foteinopoulos est un ancien chargé de mission en relations internationales à l’Institut Nicos Poulantzas d’Athènes, en Grèce. Il est maintenant analyste des affaires de l’Union européenne et membre de Momentum.

Source https://www.cadtm.org/Comment-l-austerite-a-contribue-aux-incendies-historiques-de-forets-en-Grece

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