Centre de santé Elleniko menacé d’expulsion

Grèce. L’immobilier de luxe chasse un dispensaire social

Vendredi, 15 Juin, 2018 Rosa Moussaoui l’Humanité

Le centre de santé solidaire d’Elleniko, fondé en 2011, a reçu un avis d’expulsion. Il doit quitter les terrains de l’ancien aéroport, cédés au milliardaire Latsis.

L’ultimatum est sans appel. Soignants et patients doivent déguerpir avant le 30 juin. Installé sur les terrains de l’ancien aéroport d’Athènes, le dispensaire social d’Elleniko est prié d’évacuer les lieux par la société chargée de liquider le foncier. Sans proposition alternative d’hébergement. Fondé en 2011 par le cardiologue Giorgos Vichas, ce lieu a pourtant fait la preuve de son utilité publique, dans la longue nuit austéritaire qui s’est abattue sur la Grèce. De la médecine générale à l’oncologie, plus de 90 praticiens bénévoles y dispensent gratuitement des soins aux patients de toute la région Attique privés de couverture sociale après la perte de leur emploi. « Au mois d’août 2011, j’ai assisté à un concert de Mikis Theodorakis, notre grand compositeur. Il a fait un discours passionné et il a dit, entre autres, ce que je pensais depuis un bon moment, que les médecins devaient entreprendre quelque chose pour aider les gens ayant perdu leur assurance-maladie. Cela m’a beaucoup perturbé, raconte le Dr Vichas. Le concert a eu lieu ici, sur le terrain de l’ancien aéroport. Alors, j’ai eu une idée : il y avait tous ces locaux vides et j’ai pensé qu’on pourrait établir un centre de santé libre dans un de ces bâtiments. Le maire était prêt à nous aider. Il nous a prêté ce bâtiment tout en prenant en charge les frais d’électricité et d’eau. »

Depuis, ce centre de santé, ouvert tous les jours de 16 heures à 20 heures sans jamais désemplir, a rendu possibles 64 000 consultations médicales. Les malades peuvent aussi s’y procurer des médicaments collectés par des réseaux de solidarité. L’expérience d’Elleniko a essaimé dans toute la Grèce, qui compte aujourd’hui une cinquantaine de structures de santé de ce type, organisées sur le mode de l’autogestion démocratique et de l’indépendance économique et politique. Pour ceux qui offrent leur temps pour les faire vivre, médecins, dentistes, infirmiers, pharmaciens, psychologues, il s’agit de faire face à l’urgence, tout en revendiquant le rétablissement d’une couverture sociale pour tous.

L’oligarque s’est porté acquéreur d’une vaste friche de 620 hectares

Si le dispensaire social d’Elleniko doit aujourd’hui faire place nette, c’est que les terrains de l’ancien aéroport ont été privatisés. Comme les ports d’Athènes et de Thessalonique, les quinze aéroports régionaux, la Compagnie des eaux d’Athènes, l’opérateur ferroviaire Trainose et tant d’autres actifs de l’État grec, ces terrains font partie des biens publics soldés sur ordre des créanciers d’Athènes. Ils sont aujourd’hui livrés à la spéculation immobilière. Le bénéficiaire de cette opération ? Lamda Development, une filiale du groupe tentaculaire sur lequel règne le milliardaire grec Spiros Latsis (banque, immobilier, pétrole, construction navale). Allié à un consortium d’investisseurs chinois et émiratis, cet oligarque s’est porté acquéreur, à prix cassés, de cette vaste friche de 620 hectares en bord de mer, qu’il destine à l’immobilier de luxe. Montant de la transaction : 915 millions d’euros. Les travaux d’aménagement des réseaux d’eau et d’électricité restent, bien sûr, à la charge de l’État. On parle même d’une autoroute qui pourrait relier le futur complexe immobilier au nouvel aéroport. L’affaire est belle. Sa négociation a été facilitée par une certaine Evangelia Tsitsogiannopoulou, experte en spéculation immobilière, qui a occupé, d’avril 2015 à mai 2017, les fonctions de directrice exécutive du Taiped, le fonds chargé de liquider les biens publics grecs. Elle en est toujours, aujourd’hui, administratrice. Il se trouve qu’elle a fait ses premières armes dans le monde des affaires… chez Lamda Development. Les Grecs ont une expression très imagée pour décrire ces arrangements entre amis : ils parlent des « intérêts enchevêtrés » que cultive l’oligarchie. Spiro Latsis en est familier : il se trouve au cœur d’autres transactions litigieuses liées à l’acquisition de biens publics. En 2015, dans un rapport de 200 pages, le parquet anticorruption concluait à la sous-estimation de la valeur raisonnable de 28 bâtiments publics cédés à deux établissements financiers, Ethniki Pangaia et Eurobank Property, filiale de la banque grecque Eurobank, propriété de Latsis. Montant du préjudice pour l’État grec : 580 millions d’euros. L’enquête avait abouti à la mise en examen de six experts et membres du conseil d’administration du Taiped pour « abus criminel de biens sociaux ». Tous ont finalement été relaxés sous pression de Bruxelles, qui conditionnait le versement à Athènes d’une tranche de prêt de 7,5 milliards d’euros à la levée des poursuites. « Des marges de manœuvre satisfaisantes devraient être garanties à tous les experts européens qui aident la Grèce à redresser son économie », avait alors justifié le porte-parole de la Commission européenne, Margaritis Schinas.

Le dispensaire social n’est pas la seule structure d’intérêt public menacée par l’obscure privatisation des terrains d’Elleniko. Ceux-ci accueillent aussi les locaux de la municipalité, des écoles, des clubs sportifs. Opposés à ce bradage comme au bétonnage de leurs 3,5 kilomètres de côte appréciés des promeneurs, les riverains ont multiplié les recours jusqu’au Conseil d’État, qui a finalement donné, en février, son feu vert à la transaction. Un appel de soutien au centre de santé d’Elleniko circule ces jours-ci en Grèce et bien au-delà de ses frontières. Ses signataires soulignent son « immense contribution sociale et humanitaire » et sa valeur d’« exemple novateur de gestion communautaire des biens publics et de l’espace urbain ». Aux antipodes des arrangements entre « experts européens » et gros affairistes pour braquer tous les biens communs, ils appellent à soutenir la lutte du dispensaire social d’Elleniko « pour continuer sur la voie de la solidarité, de la dignité, du respect et de l’humanisme ».

rédaction

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Translate »