Il avait juré, martial, de « nettoyer Exarchia en un mois ». Kyriakos Mitsotakis et son gouvernement de droite ont lancé, lundi, l’offensive promise contre ce quartier réfractaire du centre d’Athènes, refuge de toutes les résistances, havre de vie, de liberté, de solidarité. Pour faire place nette (sous l’œil de journalistes dûment accrédités et embarqués comme à la guerre alors que les habitants filmant la scène étaient, eux, brutalisés), les grands moyens ont été déployés : MAT (l’équivalent des CRS) et voltigeurs Dias aux allures de soldats, agents des services de renseignements, cagoules noires des équipes antiterroristes… Toute cette artillerie pour expulser militants et réfugiés de quatre squats emblématiques, sur la vingtaine de lieux occupés que compte le quartier. Aux abords de Spirou Trikoupi 17, Transito, Rosa de Foc et Gare, les mêmes scènes se sont répétées : des familles jetées à la rue, nassées par les policiers, poussées manu militari vers des véhicules affrétés pour l’occasion. Il fallait voir le regard vide de cette réfugiée probablement syrienne, son bébé dans les bras, sommée de monter dans un fourgon. Celui, encore, de ce bambin, quatre ou cinq ans tout au plus, le nez collé à la vitre d’un car l’emmenant avec sa mère vers une destination inconnue…
Le premier ministre grec a retenu la leçon de son mentor, Antonis Samaras. Lorsqu’il dirigeait, en 2012, le pays sur lequel venait de s’abattre la catastrophe du second mémorandum d’austérité, ce dernier avait créé un dispositif cyniquement baptisé Xenos Zeus (« Zeus hospitalier »). Les rafles ordonnées pour « nettoyer » la capitale de ses migrants s’étaient soldées par des milliers d’arrestations et cette politique encouragea la violence déchaînée des néonazis d’Aube dorée, alors en pleine ascension. De Samaras à Mitsotakis, la parenthèse Syriza passée, la Nouvelle Démocratie doit son retour aux affaires à une campagne aux accents extrémistes, avec des promesses de durcissement des politiques migratoires : renforcement du contrôle aux frontières, accélération du renvoi en Turquie des demandeurs d’asile déboutés, restriction de l’accès des migrants à la sécurité sociale. Les réfugiés sont dans le viseur, ceux qui les soutiennent et les entourent aussi.
Une zone protégée des agressions racistes et du harcèlement policier
La droite espère dissiper jusqu’au souvenir de l’extraordinaire élan de solidarité manifesté par le peuple grec quand l’Europe se hérissait de barbelés pour barrer la route aux populations fuyant les atrocités de la guerre. Or, Exarchia reste un symbole vivant de cette « philoxenia » à laquelle le nouveau gouvernement veut tourner le dos. Les exilés y trouvent des permanences juridiques, des cours de langue, des lieux de soutien psychologique, dans une zone protégée des agressions racistes et du harcèlement policier.
Cette tradition d’accueil est inscrite dans l’histoire et l’identité de ce quartier rebelle, bastion historique des anarchistes et de la gauche antiautoritaire. Au milieu du XIXe siècle déjà, alors qu’un vent d’indépendance et de liberté soufflait sur toute l’Europe, Exarchia entrait en ébullition. L’épisode des « skiadika » (chapeaux) vit s’y affronter policiers et étudiants coiffés de couvre-chefs du cru, pour soutenir les chapeliers grecs étranglés par l’essor des importations. Moins d’un siècle plus tard, sous l’occupation nazie, le quartier offrait refuge aux résistants communistes de l’Elas, l’Armée populaire de libération nationale grecque, puis, le pays libéré, les premières lignes de front de la guerre civile s’y dessinèrent, au fil des barricades et des colonnes de tanks anglais traquant les irréductibles. C’est là, encore, que les étudiants allumèrent le soulèvement qui devait conduire à la chute, en 1974, de la dictature des colonels. Les anciennes grilles de l’École polytechnique tordues par l’assaut des chars témoignent toujours de la sanglante répression qui s’abattit alors sur les insurgés. Plus près de nous, en 2008, lorsque le jeune Alexis Grigoropoulos est tombé sous les balles des policiers réprimant une manifestation lycéenne, le quartier s’est aussitôt consumé de colère, prélude à l’embrasement de toute la Grèce, secouée un mois durant par de violentes émeutes urbaines.
Airbnb a trouvé dans le centre d’Athènes un nouvel eldorado
Exarchia est un drôle de carrefour. L’avant-garde artistique, musicale et littéraire y côtoie les déshérités comme la militance la plus acharnée, aux marges, parfois, de la légalité. Le trafic de drogue, pourtant vigoureusement combattu par certains activistes, y prospère : la droite en tire argument pour cultiver le fantasme d’une « mafia libertaire » prête à enrôler migrants et dealers dans ses menées subversives. Les affrontements entre anarchistes et policiers y ont pris la forme d’un rituel que ne trouble pas la gentrification récente du quartier. À ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, l’austérité a imposé d’insupportables épreuves. Aux plus fortunés, la crise a offert des opportunités et pour qui sait jouer, l’immobilier peut réserver de juteuses affaires : les façades décaties des vieilles maisons néoclassiques reprennent des couleurs ; les boutiques et les cafés tendance remplacent peu à peu les vieilles tavernes et les librairies ; Airbnb a trouvé dans le centre d’Athènes un nouvel eldorado. Les loyers flambent et à l’orée de Kolonaki, ghetto de la bourgeoisie athénienne, certaines rues d’Exarchia affectent désormais des airs chics et bohèmes. Le quartier n’a-t-il pas voté « oui » au référendum de 2015, à contre-courant du retentissant « non » grec à l’austérité ? Les conservateurs ont toujours cherché à mettre au pas cet îlot de désobéissance. Mais l’empressement hygiénique de Mitsotakis s’inscrit aujourd’hui dans les mutations urbaines qui façonnent, depuis le début de la crise, le nouveau visage d’Athènes. Celui d’une ville purgée du petit capital, débarrassée des classes populaires, docile devant sa mue néolibérale.