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L’Europe est au bord de l’abîme Entretien avec J Stiglitz

Par Mathieu Magnaudeix

Dans un entretien à Mediapart, le célèbre prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz s’inquiète de la poursuite de l’austérité dans la zone euro. Il s’alarme aussi des politiques de Donald Trump et de l’explosion des inégalités, dix ans après la crise financière de 2008. Plus que jamais, il plaide pour « augmenter les salaires », réguler la finance et lutter contre les « monopoles ».

Lui aussi membre de l’ICRICT, le célèbre prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, professeur à l’université Columbia et ancien chef économiste de la Banque mondiale, a répondu aux questions de Mediapart.

 Panama Papers, Paradise Papers, Swiss Leaks, LuxLeaks, Malta Files, etc. Depuis la crise de 2008, de grandes enquêtes internationales ont prouvé l’ampleur de l’évasion fiscale dans le monde. Mais la situation a-t-elle vraiment changé ?

Joseph Stiglitz. La crise financière de 2008 n’a pas été provoquée par les paradis fiscaux, mais il est assez remarquable de constater la lumière crue qu’elle a projetée sur eux. Et c’est une bonne chose ! Grâce au travail d’investigation de journalistes du monde entier, on s’est rendu compte de la magnitude de l’évasion fiscale, mais aussi de l’évitement fiscal, qui privent les États de ressources cruciales. Les restrictions budgétaires qui ont suivi la crise ont d’ailleurs accru cette prise de conscience et rendu l’opinion très sensible à ces questions.

Plus récemment, je pense que l’élection de Donald Trump a aussi aidé à cette prise de conscience. Le président américain est un expert incontesté du blanchiment d’argent. Avec lui, l’opinion a découvert ce marché obscur où toutes sortes de gens miteux blanchissent de l’argent sale en achetant et revendant des appartements de luxe. C’est exactement le modèle de Trump ! (Il regarde par la fenêtre, au 34e étage d’une tour de Manhattan, qui donne sur des gratte-ciel sur la 3e Avenue).

Tout cela a fini par renforcer le sentiment que dans une ville comme celle-ci, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Les gens ordinaires ne peuvent plus acheter de biens immobiliers. Les plus pauvres habitent à l’extérieur et doivent chaque jour faire de longs trajets. Mais au cœur de la ville, il y a des milliers et des milliers de mètres carrés vides, propriété de riches spéculateurs, qui s’en servent souvent à des fins de blanchiment. Ce genre de choses renforce la colère des citoyens.

Y a-t-il eu des progrès depuis dix ans pour réduire les paradis fiscaux et réguler les marchés financiers ?

Sur la transparence du système financier international et l’évasion fiscale, il y a eu certains progrès. Mais c’est loin d’être suffisant. Le verre reste aux trois quarts vide. Quant au système financier, est-il plus stable qu’il y a dix ans ? Je dirais probablement. Les seuils de capitaux minimums exigés [des banques – ndlr] ont été augmentés, il y a davantage de supervision. Mais ce n’est clairement pas suffisant. Au cours des trois ou quatre dernières années, il y a même eu d’importantes rechutes, avec la remise en cause de régulations financières adoptées après la crise. La pression des grandes banques américaines a été couronnée de succès. À l’instar de Citigroup, elles ne se cachent pas de faire pression au travers d’amendements législatifs écrits par leurs lobbyistes.

La différence avec le monde de 2008, n’est-ce pas que l’urgence est encore plus grande ? Il y a le défi climatique, l’émergence d’énormes entités monopolistiques comme Apple et Amazon (dont les capitalisations boursières dépassent désormais les 1 000 milliards de dollars), l’explosion des inégalités. Le sénateur socialiste américain Bernie Sanders cite souvent ce fait frappant : aux États-Unis, la fortune cumulée de trois milliardaires, Warren Buffett, Bill Gates et Jeff Bezos, est supérieure au bas de laine de la moitié des Américains les plus modestes…

L’urgence de la question des inégalités est en effet la grande différence. En mars 2011, lorsque j’ai fait paraître un article sur la captation par 1 % des Américains du quart des revenus, il n’y avait pas encore de prise de conscience globale. Désormais, on sait qu’au cours des trois ou quatre dernières décennies, presque tous les bénéfices de la croissance sont allés aux plus aisés. Le capitalisme est en échec. Malgré les progrès fantastiques de la recherche médicale, l’espérance de vie aux États-Unis est en train de décliner, c’est inouï. De plus en plus de gens se disent que le rêve américain est un mythe. L’élection de 2016 est la preuve que l’explosion des inégalités a désormais des conséquences politiques et sociales majeures.

Garantir l’emploi

Justement, Donald Trump, le héraut du « Make America great again », a été élu il y a deux ans. Il se vante souvent d’un taux de chômage au plus bas depuis dix-huit ans et des records de la bourse, autant de preuves, dit-il, de son succès. Que penser de ses politiques économiques ?

D’abord, elles ne marchent pas pour la plupart des Américains. Le marché des actions monte parce que les salaires sont faibles et les taux d’intérêt sont bas. En baissant les salaires et en transférant l’argent vers les profits, il n’est pas difficile de faire monter les marchés d’action, a fortiori si vous baissez les impôts des entreprises !

La réforme fiscale de Trump, une baisse d’impôt massive pour les milliardaires et les grandes entreprises, a substantiellement creusé le déficit budgétaire américain [il pourrait atteindre mille milliards de dollars en 2020 selon le Congrès américain – ndlr] mais la croissance supplémentaire créée par ce cadeau fiscal massif est en réalité très faible. C’était une très mauvaise réforme fiscale, dont l’impact ne sera que de très court terme et minime. Rajoutons à ça le protectionnisme de Trump, qui plonge le monde dans l’incertitude…

Que pensez-vous des « guerres commerciales » lancées par Trump avec la Chine, l’Europe, etc. ?

Dans les guerres commerciales, tout le monde perd. Donald Trump s’est donné comme objectif de réécrire les règles du commerce international pour donner un avantage significatif aux États-Unis et réduire le déficit commercial américain. Mais ce sont des fadaises. Ce qui détermine les déficits commerciaux, c’est la macroéconomie, et quoi qu’il fasse, le déficit commercial américain va s’aggraver. Derrière la rhétorique et ses rugissements, il récolte des cacahuètes.

Regardez l’accord avec le Mexique, récemment annoncé en fanfare. Les États-Unis ont en réalité obtenu une concession mineure sur la part de voitures construites en Amérique du Nord : c’est peu et cela risque in fine d’augmenter les coûts de production et donc de détruire des emplois. L’accord avec la Corée du Sud n’aura pas non plus beaucoup d’effet : la Corée a accepté de faire entrer davantage de voitures américaines qui ne respectent pas forcément leurs critères de sécurité. Mais les Coréens ne les achètent pas ! Qu’il y en ait davantage sur le marché ne changera pas la donne.

Dans la presse américaine, on lit fréquemment des analyses qui annoncent une nouvelle crise financière. Certains pointent les excès de la finance, d’autres la bulle énergétique aux États-Unis, d’autres encore le caractère insoutenable de l’endettement des ménages américains. Doit-on craindre une nouvelle crise ?

Pour la Turquie et l’Argentine, on y est déjà. On se doutait que les politiques d’« assouplissement quantitatif » mises en place par les banques centrales après la crise allaient poser un problème pour les économies émergentes lorsque les taux d’intérêt allaient remonter, à cause de leurs déficits et de leurs dettes. C’est ce qui est en train de se passer et on ne connaît pas le degré de contagion. D’un point de vue global, c’est le risque le plus imminent.

Après, il y a ce que vous mentionnez, notamment la dette étudiante des Américains qui atteint 1 500 milliards de dollars. L’effet négatif sur notre économie est déjà là. De très nombreux Américains ne peuvent plus acheter de bien immobiliers, ils retardent leurs projets familiaux, cela affaiblit l’économie. Le problème, c’est que passé son effet cosmétique, la réforme fiscale de Trump va commencer à avoir un impact négatif sur l’économie. On peut donc s’attendre à un ralentissement économique significatif en 2019 ou en 2020. À ce moment-là, les dettes pourraient accélérer les problèmes.

Vous avez depuis longtemps mis en garde contre l’absence de réforme de l’euro et les politiques d’austérité. L’Europe est-elle en train de sombrer ?

Il est décevant de constater qu’alors que le risque grec a diminué, les efforts pour réformer l’euro et la zone euro ont aussi diminué, tandis que les politiques d’austérité ont continué. La Grèce est toujours en dépression avec des objectifs de surplus budgétaires qui risquent de l’étouffer, les jeunes Grecs continuent de fuir leur pays, et l’Europe semble fermer les yeux. Avec son nouveau gouvernement qui envisage une sortie de l’euro, l’Italie est un risque de crise potentielle. Si l’Europe ne réforme pas l’euro, je pense qu’il faut anticiper une crise. Des pays quitteront l’euro, réellement ou de facto en créant des monnaies parallèles.

L’Europe est au bord de l’abîme. Et quand vous restez au bord de l’abîme, il y a une bonne chance que vous tombiez.

Le président français Emmanuel Macron affiche son intention de réformer l’Europe. À domicile, il mène des politiques orthodoxes.

Il a une vision de l’Europe mais elle ne semble pas convaincre l’Allemagne et d’autres pays. Encore une fois, à part une réforme de l’eurozone et de l’euro, la possibilité de politiques expansionnistes est très limitée. En attendant, l’Europe pratique la dévaluation interne, ce qui cause la récession, affaiblit l’économie, compresse les salaires. L’autre piste, c’est une taxe carbone qui stimulerait l’économie.

En France, en Europe, aux États-Unis, les progressistes recherchent des politiques pour résoudre la question des inégalités, répondre aux défis du changement climatique, lutter contre l’autoritarisme et l’extrême droite. Que leur suggérez-vous ?

Une des sources des inégalités, c’est le déséquilibre croissant entre d’un côté le pouvoir toujours plus grand des monopoles, et de l’autre l’affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés. Il faut donc renforcer les syndicats et attaquer les monopoles, à la fois en les régulant et en renforçant la concurrence. Par ailleurs, il faut davantage de redistribution – songez qu’aux États-Unis nous avons un système fiscal non pas progressif, mais régressif ! –, augmenter les salaires des travailleurs, renforcer l’éducation publique, réduire le poids des transferts intergénérationnels avec une taxe sur l’héritage, améliorer la santé, le logement, avoir l’objectif d’un emploi pour tous.

Aux États-Unis, plusieurs figures émergentes du Parti démocrate proposent une « garantie d’emploi » pour les salariés. Ce pourrait même être une des idées phares du candidat opposé à Trump à la présidentielle de 2020. Qu’en pensez-vous ?

C’est une des idées que je soutiens. Pour les classes les plus populaires, et les minorités, le marché ne fonctionne pas comme il devrait. D’un côté, il y a d’énormes besoins, par exemple pour entretenir les villes et apporter des soins aux personnes âgées. De l’autre, plein de gens n’ont pas de travail. Faire se rencontrer les deux réduirait les inégalités, stimulerait l’économie et bénéficierait à toute la société.

Trump est au pouvoir, l’Europe est rongée par l’extrême droite et pourtant vous restez optimiste…

Je n’ai jamais vu les jeunes Américains aussi motivés. Ils réalisent que leur futur est en jeu. Notre démocratie prend l’eau, l’économie est défaillante, mais ils ont encore confiance dans nos processus démocratiques. Ils ont compris que la direction dans laquelle nous entraîne le Parti républicain est un trou noir. Quand je voyage, je sens cela aussi en Europe et dans d’autres parties du monde. Voilà mon espoir.

Inégalités et concentration de richesse

Au cœur des inégalités, la fin des politiques publiques

Par Martine Orange de Mediapart

Réalisé par une centaine d’économistes, le Rapport sur les inégalités mondiales 2018 pointe la révolution capitaliste de ces quarante dernières années, qui a conduit à une concentration inégalée de richesse. L’abandon des politiques publiques de redistribution, la remise en cause de l’État sont au centre de ce creusement des inégalités.

« Ils disaient il y a vingt ans que le capitalisme globalisé et financiarisé apporterait la prospérité au plus grand nombre. Quand il est devenu évident que le capital était de plus en plus concentré à l’échelle mondiale et encore plus agressif contre les non-possédants, ils ont déclaré que la lutte des classes était terminée. » Dans une de ses dernières tribunes, Yanis Varoufakis rappelle en quelques phrases les origines du malaise politique et social qui mine les sociétés occidentales : un creusement des inégalités sans précédent dans le monde, une lutte des classes qui ne dit pas son nom, qu’on refuse même de nommer. Et ce n’est pas par hasard que l’ancien ministre grec de l’économie appuie sa démonstration sur ce qui se passe au Royaume-Uni et aux États-Unis. Ils ont été au centre de la grande transformation capitalistique mondiale de ces quarante dernières années.

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Rarement le monde a connu un tel changement et à une telle vitesse. Un des mérites du Rapport sur les inégalités mondiales 2018, réalisé par des chercheurs du World Wealth and Income Database (WID) travaillant sous la coordination des économistes Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, est de remettre ce bouleversement en perspective. S’inscrivant sur une longue période – de 1980 à 2016 –, ils ont dépouillé les statistiques fiscales et comptables d’une soixantaine de pays, pas seulement les pays occidentaux ou industrialisés mais aussi des pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, afin d’examiner les évolutions des revenus et des patrimoines de toutes les catégories.

Leur constat est sans appel : même si l’ascension de la Chine a contribué statistiquement à réduire le niveau des inégalités au niveau mondial, les inégalités entre les pays, à l’intérieur des pays, entre les catégories les plus riches et les plus pauvres, n’ont cessé de se creuser, quelles que soient les régions du monde. Celles-ci ne sont pas encore au niveau atteint au début de XXe siècle, au moment de la première mondialisation. Mais pas loin.

Le constat n’est malheureusement pas nouveau. De rapport en rapport, les grandes institutions comme l’OCDE, des ONG comme Oxfam et même des acteurs financiers comme Crédit suisse chroniquent depuis plusieurs années ce phénomène de l’extrême concentration des richesses à laquelle nous assistons. Comme le rappelle Oxfam, la fortune des 388 premiers milliardaires dans le monde équivalait à la richesse de la moitié de la population mondiale la plus pauvre. En 2016, les huit premiers milliardaires dans le monde totalisaient une fortune égale à celle de la moitié de la population mondiale. À ce stade, il ne s’agit pas plus des 1 %, ni même des 0,1 %, voire des 0,001 %.

Une telle accumulation en si peu de mains était-elle inévitable ? Dans une récente étude, le FMI tentait d’expliquer que le creusement des inégalités dans le monde était d’abord le produit de la mondialisation et des ruptures technologiques. Chiffres à l’appui, les chercheurs du WID récusent totalement cette thèse : les politiques publiques ont un rôle déterminant dans l’évolution des inégalités.

La comparaison de ce qui s’est passé entre l’Europe et les États-Unis au cours des trente dernières années est assez éclairante. Au début des années 1980, les 1 % les plus riches de part et d’autre de l’Atlantique possèdent environ 10 % des revenus nationaux. Trente ans plus tard, la part de ces plus fortunés est montée à 12 % des revenus en Europe, tandis qu’elle dépasse les 20 % aux États-Unis.

La période a vraiment été faste pour les Américains les plus riches. Leur revenu annuel a augmenté de 205 % depuis 1980 pour les 1 % et de 636 % pour les 0,0001 %. Dans le même temps, le salaire moyen des 50 % a stagné depuis 1980 autour de 16 000 dollars par personne (13 500 euros environ), alors que le PIB américain était multiplié par dix ! Une génération a été exclue de toute croissance.Cette immense distorsion est le fruit des politiques qui ont été mises en œuvre. C’est à partir des années Reagan qu’une totale liberté est donnée à la finance, à la circulation sans frein des capitaux. Dans le même temps, les gouvernements américains successifs réforment leur politique fiscale au profit des plus riches, renoncent à tout salaire minimum au niveau fédéral. Les protections salariales sont démontées tandis que les syndicats disparaissent peu à peu. L’accès à l’éducation, aux services de santé devient de plus en plus coûteux, de plus en plus inégalitaire.

La même comparaison peut être faite au niveau des pays émergents. Comment expliquer en effet que la Chine et l’Inde, voire la Russie, affichent de telles différences dans les évolutions des inégalités ? D’un côté, la Chine a connu une croissance hors normes. Une nouvelle classe de millionnaires, voire de milliardaires, a émergé. Les inégalités se sont creusées mais elles sont sans comparaison avec celles qui sont apparues en Inde ou en Russie. La différence, pour les chercheurs du WID, s’explique par les politiques publiques menées.

Part de revenu des 10 % des plus riches dans le monde entre 1980 et 2016. Part de revenu des 10 % des plus riches dans le monde entre 1980 et 2016.

Le gouvernement chinois a veillé malgré tout à prendre des mesures pour l’ensemble de la population. Il a permis la naissance d’une classe moyenne. En Inde, par incapacité politique ou institutionnelle peut-être, rien n’a été fait pour corriger les écarts, au contraire : alors que les 10 % les plus riches captaient 30 % des revenus nationaux en 1980, ils en accaparent 60 % aujourd’hui. Quant à la Russie, c’est une véritable kleptocratie qui s’est constituée à la faveur de la chute de l’URSS. Les 10 % les riches, qui détenaient moins de 20 % des revenus nationaux en 1980, en ont accaparé près de 50 % dès 1995, pour ne rien lâcher par la suite.

L’effondrement des patrimoines publics

C’est à ce moment charnière des années 1980 que les économistes néolibéraux préconisent d’abandonner les principes d’égalité au profit des principes d’équité, bien plus féconds selon eux, surtout qu’ils ont l’immense mérite de délégitimer toute politique redistributive, de récuser par avance toutes les inégalités. Dans le même mouvement, la notion de politique publique, celle d’action de l’État, voire d’État tout court, sont remises en cause par les mêmes penseurs. L’État, selon eux, ne peut que perturber le marché, par nature efficient et parfait.

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C’est un des points les plus intéressants et les plus novateurs de ce rapport sur les inégalités. Il met en lumière les conséquences de cette délégitimation de l’État, le formidable transfert qui s’est organisé entre les patrimoines publics et privés.

En 1970, les patrimoines privés représentaient entre 200 et 350 % du revenu national dans les pays occidentaux. Aujourd’hui, ils atteignent entre 400 % et 700 %. « La crise financière de 2008 n’a pratiquement pas infléchi cette augmentation, pas plus que l’éclatement des bulles spéculatives qui s’étaient formées dans certains pays comme le Japon ou l’Espagne », relève le rapport. Les politiques monétaires, menées depuis 1987 par les banques centrales, si favorables à la finance et aux classes les plus aisées, ne sont sans doute pas pour rien dans cette évolution.

Dans le même temps, poursuit le rapport, « le patrimoine public a diminué dans presque tous les pays depuis les années 1980 ». Au Japon, en Allemagne et en France, il est à peine au-dessus de zéro. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, il est même devenu négatif. « Cette situation ne peut que limiter les capacités d’action des États pour lutter contre les inégalités », constatent les chercheurs du WID.

Pendant ces quatre décennies, les responsables ont défendu ces ruptures au nom de l’efficacité économique. L’ennui est que ces affirmations ne résistent à l’examen des chiffres. Les pays qui ont accepté et entretenu les plus fortes inégalités ont eu des croissances sur le long terme qui ne diffèrent en rien des autres. La seule différence est que cette croissance a été répartie de façon très inéquitable. « Les 1 % les plus riches ont profité deux fois plus de la croissance mondiale que les 50 % les plus pauvres », rappelle le rapport.

Les cohésions sociales, elles, sont de plus en plus mises à mal. Le creusement des inégalités se paie en matière d’éducation, de santé, par une montée de la précarité et de l’exclusion à l’intérieur des pays entre les plus aisés et les plus pauvres, et entre les pays les plus riches et les plus pauvres. Demain, il faudra sans doute y ajouter les risques environnementaux et climatiques que les économistes ne savent pas encore chiffrer précisément mais dont ils pressentent l’importance. Les plus pauvres seront à nouveau les plus exposés.

En dépit de la multitude des signaux d’alarme, la remise en cause de cette politique ne semble pas être à l’ordre du jour. Bien au contraire. Le budget adopté par le Sénat américain, qui prévoit la diminution de toutes les taxes et les impôts, s’annonce comme un nouveau cadeau fait aux riches. La réforme fiscale lancée par le gouvernement Macron, proposant la suppression de l’ISF, une flat tax sur le capital, des allègements pour les plus riches, s’inscrit dans la même ligne.

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Plus généralement, les politiques d’austérité menées depuis la crise financière en Europe, marquées par des coupes dans tous les budgets publics, un démaillage des services publics, de santé, d’éducation, des allègements sur le capital, conduisent à un alignement sur les pratiques américaines et britanniques. Si l’Europe affiche encore dans les chiffres des différences moins marquées en matière d’inégalités en raison de ses politiques sociales, il n’est pas sûr que, au train où vont les évolutions, celles-ci subsistent encore dans quelques années.

Si rien n’est fait pour corriger la trajectoire exponentielle des inégalités, à terme, les 0,1 % les plus riches pourraient cumuler l’équivalent des patrimoines de l’ensemble des classes moyennes mondiales, avertissent les économistes du WID. Les inégalités risquent alors d’atteindre un niveau insupportable, dit le rapport. Les spasmes qui secouent l’ensemble des sociétés occidentales tendraient à prouver que ce niveau n’est pas loin d’être atteint.

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