Par Dimitris Konstantakopoulos
L’ancien Premier ministre du Portugal et ancien dirigeant de l’Internationale socialiste (elle existe toujours pour ceux qui ne le savent pas), Antonio Guterres, qui a été élu Secrétaire général de l’ONU avec l’aide des États-Unis et de la Grande-Bretagne, a décidé, au milieu de la pandémie de coronavirus, mais aussi d’une pandémie de crises internationales, de se rendre à Genève et d’y rester assis pendant presque une semaine entière.
Il ne s’est pas rendu à Genève pour traiter les nombreuses et menaçantes crises de la paix mondiale. Il n’est pas allé en Suisse pour essayer de coordonner les efforts internationaux de lutte contre le coronavirus, ou pour promouvoir la nécessité de faire face à une crise climatique extrêmement urgente qui menace directement la survie même de l’humanité et de sa civilisation.
Non, rien de tout cela. M. Guterres ne se préoccupe pas tant aujourd’hui de l’Ukraine, de l’Iran ou des tensions en mer de Chine méridionale, de la résurgence de la menace des armes nucléaires et biologiques, ou de la pandémie de la dette mondiale.
M. Guterres brûle désormais de faire régner la paix à Chypre, un petit État membre de l’Union européenne situé en Méditerranée orientale. Il y a effectivement un conflit à Chypre qui aurait dû, si possible, être résolu il y a longtemps, de manière démocratique et durable. Mais la dernière fois que des armes ont été entendues sur l’île, c’était en 1974. Pourquoi M. Guterres considère-t-il qu’il est plus urgent et important de s’occuper de Chypre plutôt que de la situation dans le Donbass ou au Myanmar ? Est-il simplement l’idiot utile de l’OTAN ?
Une conférence convoquée contre tous les principes fondamentaux de la Charte de l’ONU
A Genève, le Secrétaire général des Nations Unies organise et prête le prestige de sa fonction à une conférence sur la constitution et le statut international de la République de Chypre, membre de l’Union européenne et des Nations Unies, avec la participation de la Grande-Bretagne et de la Turquie. Vous conviendrez qu’il est plutôt aberrant d’inviter l’État qui a créé le problème chypriote (la Grande-Bretagne) et l’État qui a envahi Chypre (la Turquie) à décider de sa constitution !
Mais en réalité, personne n’aurait dû être invité à la conférence, pour une raison très simple. La République de Chypre est un État indépendant, membre de l’ONU et de l’UE. Une conférence internationale, avec la participation de tout autre État, pour examiner et probablement décider de sa constitution est tout simplement inconcevable.
Cela représente déjà la plus grave violation de la Charte des Nations unies, c’est le moins que l’on puisse dire. Les constitutions des États ne doivent pas être rédigées lors de conférences internationales, avec l' »aide » et l’accord d’autres États. Elles doivent être rédigées soit par des assemblées constituantes, soit par d’autres organes de pouvoir internes, et décidées par les citoyens des États concernés, de préférence par référendum. C’est la procédure qui a été suivie à Chypre jusqu’en 2016. Selon la procédure suivie, les représentants des Chypriotes grecs et des Chypriotes turcs négociaient une solution, y compris une nouvelle constitution. S’ils parvenaient à s’entendre, leur accord était soumis à un référendum. Cette méthode garantissait que le résultat serait accepté par la population et conduirait à une solution pacifique et stable du problème chypriote.
À l’intérieur de Chypre, des voix (minoritaires) ont toujours critiqué cette méthode de résolution du problème par les pourparlers intercommunautaires. Certains pensaient qu’aucun dialogue ne pourrait porter ses fruits si les troupes turques ne quittaient pas l’île avant les pourparlers. Le Conseil de sécurité de l’ONU attend depuis 1974 le retrait des troupes étrangères, selon les résolutions qu’il a votées. D’autres personnes à Chypre ont proposé de convoquer une Assemblée constituante.
Mais, en tout cas, les pourparlers intercommunautaires avec une disposition pour un référendum, même s’ils n’ont pas pu résoudre le problème chypriote, constituent un filet de sécurité contre la possibilité très réelle d’essayer d’imposer à la population de l’île une solution monstrueuse dont elle ne veut pas, comme ils ont essayé de le faire en 2002-04, créant ainsi plus d’instabilité et une forte probabilité de conflits armés sur l’île, comme dans le passé, ou, dans le cas le plus extrême, même une guerre entre la Grèce et la Turquie.
Déjà en convoquant cette conférence, M. Guterres nous ramène à la période de la Sainte-Alliance, qui a régné sur l’Europe après la défaite de Napoléon. Une période que nous pensions définitivement résolue après la Seconde Guerre mondiale, avec la création des Nations unies et la reconnaissance internationale du principe d’autodétermination des peuples et des nations.
Nous espérons que cette étrange insistance à résoudre le problème chypriote maintenant n’est pas liée à de nouveaux plans aventureux au Moyen-Orient ou contre la Russie, mais, étant donné l’histoire du conflit chypriote, nous ne pouvons pas en être si sûrs.
Une conférence sur l’UE sans l’UE
D’ailleurs, tout accord qui pourrait être trouvé à Genève aura un impact très important sur l’UE elle-même, son fonctionnement et ses relations internationales. Pourtant, M. Guterres a interdit à l’UE d’envoyer ne serait-ce que des observateurs à une conférence sur l’avenir de l’un de ses membres et sur elle-même, bien plus que ne l’imaginent les dirigeants plutôt erratiques de l’UE actuelle.
Parce que, entre autres choses, le plan discuté à Genève pour une solution au problème chypriote donne à la Turquie, bien avant qu’elle n’adhère à l’UE elle-même, des droits de veto dans l’UE, par le biais du partage égal de Nicosie dans le vote de l’UE entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, contrôlé de près par Ankara. D’une certaine manière, cela place la Turquie dans l’UE avant qu’elle n’y entre ! Bien entendu, cela rend Londres extrêmement heureux, car cela fournit à la Grande-Bretagne une arme précieuse avec laquelle elle pourra exercer une pression, une influence et même un chantage sur l’UE, même après le Brexit, liant également, éventuellement, la Turquie à l’Occident. Cela peut provoquer d’énormes crises.
Cela se serait produit dès 2004, si la grande majorité des citoyens de la République de Chypre n’avaient pas rejeté le Plan Annan lors du référendum qui a eu lieu à l’époque, ignorant les pressions sans précédent et les menaces claires et ouvertes qu’ils ont reçues des Américains, des Européens et d’une très grande partie de l' »élite » chypriote et grecque. (*)
Un petit État d’importance mondiale. L’Occident et Chypre
Chypre est une île de la Méditerranée orientale, colonisée en deux vagues par les Grecs minoens au cours du deuxième millénaire avant J.-C. et toujours habitée aujourd’hui par une écrasante majorité de Grecs (82% de la population). La République de Chypre est un petit État. Son importance géopolitique globale est cependant inversement proportionnelle à sa taille et cela a été la malédiction de son peuple au fil du temps, puisqu’elle a vu l’île devenir l’objet des invasions conquérantes de tous les empires qui ont voulu dominer la Méditerranée et le monde.
Toute forme de solution au problème chypriote affectera profondément non seulement l’équilibre entre la Grèce, la Turquie et l’Union européenne, mais tous les équilibres mondiaux. Cela rend encore plus étrange le fait que le Secrétaire Général des Nations Unies n’ait pas pris soin d’inviter, même en tant qu’observateurs, les représentants des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, afin que tout le monde soit un peu plus confiant que la solution à trouver ne perturbera pas, mais consolidera la paix et la stabilité dans la région méditerranéenne et au niveau international.
Ce n’est pas la première fois que les puissances occidentales s’intéressent à la « résolution » du problème chypriote. Chaque fois qu’elles l’ont fait, aucune paix n’a été établie en Méditerranée, des coups d’État ont été provoqués (en Grèce et à Chypre), des troubles ont éclaté à Chypre même, et la Grèce et la Turquie ont failli entrer en guerre. Cela s’explique par le fait que leur objectif permanent n’était pas de résoudre le conflit entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, qu’ils ont tout fait pour créer en premier lieu, mais de l’utiliser pour enlever le contrôle de l’île à ses habitants, pour la contrôler complètement, en raison du grand rôle qu’elle a joué dans toutes leurs interventions au Moyen-Orient élargi et dans le contexte de la guerre froide avec l’Union soviétique dans le passé, avec la Russie aujourd’hui. Celui qui contrôle Chypre, la Crète, Malte et Gibraltar règne sur le monde », aurait dit Henry Kissinger.
Et parce que c’est précisément le cas, la CIA a organisé un coup d’État à Athènes en 1967, puis a utilisé la dictature imposée par elle-même pour en organiser un à Nicosie en 1974, copie exacte du coup d’État organisé par Kissinger en 1973, à Santiago du Chili. La seule différence est que Makarios a survécu, contrairement à Allende, et que Son Excellence M. Kissinger a mis en œuvre la deuxième phase, en encourageant l’invasion turque de Chypre, après s’être assuré au préalable que les forces armées grecques contrôlées par la CIA ne réagiraient pas à cette invasion. Le résultat final de tout cela a été que le peuple chypriote a subi plus de pertes, en pourcentage de sa population, que l’Irak lors de l’invasion de 2003 et, également, le nettoyage ethnique de centaines de milliers de Grecs du nord de l’île.
Le problème chypriote lui-même et le conflit entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs ont été créés historiquement par la Grande-Bretagne elle-même, afin de ne jamais permettre l’indépendance de l’île qui était sa colonie, en appliquant le principe « diviser pour régner », tant à Chypre qu’entre la Grèce et la Turquie. Le 28 juillet 1954, l’honorable Harry Hopkins, ministre des Colonies du Royaume-Uni, s’adressant à la Chambre des Communes, a déclaré que Chypre appartenait aux parties du Commonwealth qui ne peuvent jamais espérer devenir pleinement indépendantes. C’est la politique constante de l’État britannique depuis lors, et c’est la seule raison pour laquelle Londres et Washington traînent M. Guterres à Genève.
La conférence convoquée à Genève ne cherche pas, et ne peut pas, de par sa composition même, chercher une solution démocratique et durable au problème chypriote, conformément aux principes de l’ONU. Une telle solution doit être trouvée par les habitants de l’île eux-mêmes et, si elle est trouvée par leurs représentants, elle doit être approuvée ou rejetée par référendum par les citoyens eux-mêmes. Personne en dehors de Chypre n’a le droit et ne peut avoir son mot à dire sur le statut interne ou international de la République de Chypre, bien plus, ceux qui sont invités à Genève par Guterres ne peuvent pas et n’ont pas le droit d’avoir leur mot à dire sur Chypre sur ordre de Washington et Londres, cette dernière étant la puissance qui a créé le problème de Chypre, et Ankara la puissance qui a envahi Chypre en 1974.
Du plan Annan à la conférence de Genève. Le rôle de Victoria Nuland
En 2004, l’architecte du plan Annan, le britannique Lord Hannay, perdant son sang-froid, déclare à CNN Turk que si les Chypriotes grecs (soit 82% de la population chypriote) votent non au référendum sur le plan Annan, « nous leur proposerons encore et encore un référendum jusqu’à ce qu’ils disent oui ».
Pour que cela soit possible, ils ont tout essayé, tant au premier plan qu’à l’arrière-plan des scènes politiques chypriotes, grecques et internationales, depuis 2004. Nous ne pouvons pas exclure que l’une des motivations des guerres économiques lancées contre la Grèce et Chypre, était de créer les conditions pour que le plan Annan soit adopté.
Mais il s’est avéré impossible de modifier la conscience profonde des citoyens chypriotes. Il ne semblait pas qu’ils seraient prêts à voter pour une solution qui mettrait fin à l’indépendance et à la souveraineté de l’État dans lequel ils vivaient, ainsi qu’à la démocratie, annulant tout avantage de l’UE pour Chypre, et faisant entrer la Turquie dans l’UE par la fenêtre chypriote.
L’affaire menait à une impasse. Mais le mot impasse est inconnu de l’ancienne secrétaire d’État américaine chargée de la question chypriote, Victoria Nuland, comme le prouve son rôle si important, en tant que conseillère de Dick Cheney, dans la préparation de l’invasion de l’Irak en 2003, amorçant une série de désastres au Moyen-Orient qui ne sont pas encore terminés, ainsi que son rôle de premier plan dans le coup d’État de Kiev en 2014, qui a détruit les relations entre l’Europe et la Russie, au profit des États-Unis, et lancé la nouvelle guerre froide.
Mme Nuland, en coopération avec l’État britannique, toujours désireux de jouer un rôle central dans toutes les affaires sales de ce monde, après avoir réalisé qu’il était impossible de faire se suicider les Chypriotes en votant pour les plans monstrueux élaborés par les lords britanniques, a conçu la formule de cette conférence internationale, dans le seul but d’abolir l’État chypriote existant par un accord international, puisqu’elle ne pouvait pas le faire disparaître par référendum. Le mécanisme de l’Union européenne, qui agit probablement sur le plan international comme une Union américaine, a également participé à la conspiration. Cela a été illustré par l’imprudence de Mme Morgherini, qui a déclaré que l’UE était prête à reconnaître tout État issu de la conférence de Genève !
La mise en œuvre de cette idée, avec laquelle Ankara était également d’accord, a été entreprise par le Secrétariat général de l’ONU et les politiciens de Chypre et de Grèce, dépendants des États-Unis, déjà écrasés par les guerres économiques contre ces deux pays.
Que va-t-il se passer maintenant si cette conférence parvient à ses fins ?
Une solution injuste, dont ils ne veulent pas et qui n’est pas durable, sera imposée au peuple chypriote. La clarté dans les relations de souveraineté protège la paix. L' »ambiguïté constructive » de la diplomatie britannique est le moyen de provoquer un conflit. C’est pourquoi il est fort probable que la solution négociée ne fonctionnera pas, mais provoquera, comme les plans britannique et américain pour Chypre l’ont fait dans le passé, des conflits sanglants entre Chypriotes grecs et entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, et exacerbera également la tension entre la Grèce et la Turquie.
Toute solution injuste et antidémocratique à Chypre, imposée à ses habitants contre leur gré, ne rapprochera pas la paix de Chypre et de la Méditerranée. Elle créera les conditions de nouveaux conflits, menacera la paix en Méditerranée orientale et deviendra une bombe à retardement pour l’Union européenne elle-même. Elle contribuera également à la probabilité de nouvelles aventures au Moyen-Orient et contre la Russie.
( * ) En mettant sur un pied d’égalité 82% de Chypriotes grecs et 18% de Chypriotes turcs, le plan Annan abolit la règle de la majorité, c’est-à-dire la démocratie. Comme cet « État » ne serait pas en mesure de prendre des décisions, le Secrétaire général de l’ONU (et non le Conseil de sécurité) nommerait trois juges étrangers qui concentreraient entre leurs mains tout le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire final, en violation du principe de séparation des pouvoirs et de tout concept de souveraineté nationale et populaire. Très probablement, compte tenu de la situation politique internationale, ces juges exprimeraient les intérêts des États-Unis, de la Grande-Bretagne et d’Israël. Ces juges, et une pléthore d’autres fonctionnaires internationaux, nommés par le Secrétaire général de l’ONU à des postes critiques dans le nouvel État, désigneraient, à l’expiration de leur mandat, leurs successeurs. Le nouvel « État » n’aurait pas le droit fondamental de tous les États à l’autodéfense et ne disposerait pas de ses propres forces armées. Le plan Annan est probablement la constitution la plus monstrueuse qui ait été proposée dans l’histoire du monde et constitue un renversement complet de tous les principes fondamentaux qui se sont appliqués après la Renaissance, les Lumières, les révolutions française, anglaise et américaine, ainsi qu’après la victoire sur le nazisme et la création de l’ONU. Malgré son rejet, ce plan reste sur la table des négociations sur la question chypriote et il constitue la base des négociations qui se tiennent actuellement à Genève.