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L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

ReCommons Europe : L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

L’ année 2020 a été marquée par deux événements qui ont indiqué, une fois de plus, les limites du système capitaliste. D’abord, la pandémie de Covid-19 due au nouveau coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes, a mis en évidence la vulnérabilité des sociétés humaines en l’absence de services de santé publique dotés de moyens suffisants. Elle a aussi permis de montrer quelles sont les activités essentielles à la vie des sociétés humaines. Deuxièmement, la pandémie a précipité la plus grande crise économique depuis les années 1930. En révélant la fragilité de sociétés soumises à une extrême rapidité des échanges et dotées de chaînes de production internationalisées, la pandémie montre aussi les aspects les plus irrationnels du système économique qui régit et structure les rapports sociaux sur la quasi-totalité de la planète. Ainsi, le capitalisme apparaît comme étant incapable non seulement de subvenir aux besoins humains élémentaires mais aussi de reproduire son propre fonctionnement. L’ensemble des gouvernements qui essayent de ménager la loi du profit et la défense de la vie de leurs citoyen·ne·s se retrouvent inéluctablement tentés de défendre la première face à la seconde.

Les politiques néolibérales d’ajustement structurel, impulsées depuis des décennies, ont joué un rôle important dans l’augmentation des inégalités et, en fin de compte, dans la manière dont s’est propagée l’épidémie. Une épidémie qui – contrairement à une idée répandue – fait bien la différence entre origines et entre classes sociales, touchant notamment celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale. Elle a touché aussi plus fortement les pays qui, sous prétexte de maintenir une stricte discipline fiscale, ont renoncé ou n’ont pas eu accès à la construction d’un système de santé performant et accessible. Ainsi, alors que de nombreux pays dits du Nord expérimentent les conséquences néfastes des privatisations et coupes budgétaires qui ont été appliquées dans les dernières décennies, les pays du Sud se trouvent pour la plupart empêchés de développer des systèmes de santé performants en raison du lourd fardeau que les dettes font porter sur leurs comptes publics.

Dans l’Union européenne, la crise a de nouveau été marquée par une incapacité pour les États membres de coordonner leurs réponses et d’élaborer des stratégies communes. Alors que la petite île de Cuba – soumise à un blocus étatsunien depuis 60 ans –, fidèle à sa politique de solidarité internationale (démontrée récemment en Haïti ou en Afrique contre le virus Ebola), envoyait des équipes médicales dans plus d’une vingtaine de pays dont l’Italie durement touchée par la pandémie, les politiques des États membres de l’UE dans ce domaine ont été plus que timides si ce n’est inexistantes. Aucun stock de masques ou de matériel médical n’avait été décidé en commun dans l’UE. Pas la moindre équipe médicale européenne. Le repli national voulu par les forces d’extrême-droite a marqué un point lorsque les différents gouvernements ont fermé leurs frontières (de façon tout à fait désordonnée). Ce n’est qu’après des mois de tergiversations que les États membres de la zone euro semblent s’accorder, à reculons, à mutualiser une partie de leurs dettes souveraines – une décision que les plus forts ne manqueront pas de faire payer aux plus faibles en continuant de plus belle la féroce compétition qui caractérise l’Union économique et monétaire.

En ce qui concerne la défense des intérêts de la classe capitaliste et de ses entreprises, en revanche, les États membres de l’UE, comme les autres pays du Nord, ont su développer une même orientation politique visant, comme lors des sauvetages bancaires survenus à partir de 2008, à socialiser les pertes des grandes entreprises (sans garanties sur le maintien des emplois) en y injectant de vastes sommes d’argent public. Pour ce faire, les États membres de l’UE n’ont pas hésité à abandonner de concert le dogme de la discipline fiscale et budgétaire sur base duquel la Grèce et d’autres pays de la périphérie européenne avaient pourtant été désignés comme de mauvais élèves et forcés d’adopter de sévères cures d’austérité lors de la crise précédente. Les gouvernements européens consentent ainsi de nouveau à augmenter leur dette publique afin de venir en aide au grand capital, et donc de faire payer la crise aux populations.

L’impact spécifique de la pandémie de Covid-19 dans les pays du Sud est un exemple marquant de l’accentuation des inégalités entre les différentes régions du monde. C’est une situation dans laquelle l’Union européenne et de nombreux États européens ont une responsabilité importante, de par les politiques menées hier et aujourd’hui vis-à-vis de ces pays du Sud. Toute force aspirant à incarner une rupture avec l’ordre capitaliste dominant sur le continent européen doit agir pour que cesse l’exploitation des peuples du Sud.
Le présent travail est le fruit du projet ReCommonsEurope, que nous menons au sein du consortium Citizens for Financial Justice depuis 2019. Précédemment, à partir de 2018, ce projet a engagé le CADTM, en collaboration avec l’association European Research Network on Social and Economic Policy (EReNSEP) et le syndicat basque Eusko Langileen Alkartasuna (ELA), dans un travail visant à nourrir le débat sur les mesures qu’un gouvernement populaire en Europe devrait mettre en place prioritairement. Ce travail d’élaboration concerne tous les mouvements sociaux, toutes les personnes, tous les mouvements politiques qui veulent un changement radical en faveur des 99 %. Fidèles à notre volonté d’élaborer des propositions concrètes par rapport à des problématiques immédiates, nous avons choisi d’intituler le présent projet « L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles ».

Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. À cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, militant·e·s politiques, chercheurs et chercheuses de pays du Sud et du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : les dettes réclamées par les pays du Nord, en particulier les pays européens, aux pays du Sud ; les accords de libre-échange ; les politiques migratoires et de gestion de frontières ; le militarisme, le commerce des armes et les guerres ; enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels. Dans cette brochure, afin de fixer un cadre général, nous reprenons en l’adaptant le chapitre international du Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe signé en 2019 par plus de 160 personnes provenant de 21 pays européens. Ce manifeste publié en quatre langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.

Plus que jamais, nous pensons qu’il est essentiel de nourrir et développer les débats portant sur les alternatives à un système qui montre de plus en plus son incompatibilité avec un droit aussi fondamental que celui de mener une vie digne.

ReCommonsEurope est un projet initié par deux réseaux internationaux, le CADTM et EReNSEP, ainsi que par le syndicat basque ELA afin de contribuer aux débats stratégiques qui traversent la gauche populaire en Europe aujourd’hui. Le Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples a été rédigé en un an par seize personnes actives dans six pays différents (Belgique, Bosnie, État Espagnol, France, Grèce et Grande-Bretagne), militant dans des organisations et mouvements différents (syndicats, partis politiques, mouvements d’activistes) et disposant d’expertises diverses et complémentaires (économie, sciences politiques, philosophie, anthropologie, droit, écologie, syndicalisme, féminisme, solidarité Nord/Sud, etc.). Trois générations d’âge sont représentées. Le Manifeste est soutenu par plus de 160 signataires provenant de 21 pays européens différents. Parmi ces 160 signataires, les femmes sont majoritaires. Il a été publié pour la première fois le 21 mars 2019, en français, anglais et espagnol.

 

Source http://www.cadtm.org/ReCommons-Europe-L-impact-sur-le-Sud-des-politiques-europeennes-et-les

Manuel d’histoire du futur

Manuel d’histoire du futur : 2020-2030 : comment nous avons changé de cap

Voici enfin un livre qui ne nous annonce pas la fin du monde. Bien au contraire ! Cet ouvrage tente d’imaginer dans quel monde nous pourrions vivre demain si nous faisions dès aujourd’hui d’autres choix : des choix qui permettraient de sortir du dogme néolibéral, de renforcer les solidarités, de placer l’humain au centre, de garantir toutes les formes de liberté et d’égalité, et de réaliser vraiment la transition écologique. Et si 2020 était l’année du changement de cap ?

Dans chacun des trente chapitres thématiques répartis en cinq grandes parties (écologie, démocratie économique, égalité, libertés et démocratie, solidarité) et introduits par un dessin de l’illustrateur Allan Barte, un état des lieux en 2020 est suivi d’une présentation du monde de 2030, un monde où s’amorce une transition. Articles, documents, graphiques et autres ressources viennent étayer les propositions formulées pour construire le « monde d’après ». Celles-ci ne prétendent pas être les « bonnes », ni les seules possibles.

Mais elles nous invitent à réfléchir, à discuter, et nous autorisent à imaginer une alternative.

En partant du monde tel qu’il est, cet ouvrage trace un chemin où la défense du vivant et du collectif prend le pas sur la quête du pouvoir et de l’argent. C’est un manuel d’utopie réaliste, un outil de débat citoyen, d’éducation populaire et d’imagination collective pour inventer ensemble un futur souhaitable pour nos sociétés et pour la planète.

Pour découvrir un extrait du livre et son sommaire, cliquez ici.

Ce nouveau livre publié par Attac sera disponible en librairies le 27 août 2020, mais vous pouvez d’ores et déjà le commander ci-dessous. Vous recevrez votre commande fin août.

Source https://france.attac.org/nos-publications/livres/article/precommande-manuel-d-histoire-du-futur-2020-2030-comment-nous-avons-change-de

L’omniprésence du CNR : un substitut à la réflexion sur une situation inédite

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La référence au programme du Conseil National de la Résistance (CNR) est étrangement omniprésente dans le débat sur le « monde d’après », de Macron qui ose mentionner le titre de ce programme « les jours heureux » à diverses initiatives venant de la gauche. Comme si nous étions, grâce au Coronavirus, entrés dans une période idyllique où le libre débat des idées, la confrontation loyale entre diverses solutions pour l’avenir de la société, pour la sortie des crises sanitaires, écologiques, économiques se décidait hors de tout rapport de force. Comme s’il ne s’agissait que de convaincre les possédants, dans une négociation basée sur la raison, de la validité de réponses favorables aux exploité-e-s et des opprimé-e-s attaquant la dictature des marchés imposée par le néolibéralisme.

La réalité est tout autre, la lutte des classes est omniprésente, et c’est la bourgeoisie qui est à l’offensive. Elle l’a été avant la crise sanitaire, elle l’a été à toutes les étapes de cette crise au travers des choix néolibéraux du gouvernement, elle l’est plus que jamais aujourd’hui. Or les conditions qui ont conduit à l’adoption du programme du CNR ne sont absolument pas réunies aujourd’hui.

S’il s’agit d’affirmer qu’en 1944-45, dans un pays dévasté par la guerre, aux infrastructures (ponts, ports, chemins de fer) détruites, aux approvisionnements à rétablir en eau, gaz et électricité (production réduite de moitié par rapport à 1938), avec un appareil industriel à bout de souffle, où il fallait loger un million de sans-abris, il a été possible de prendre des mesures sociales majeures, comme la Sécurité Sociale, de faire des choix politiques radicaux comme les nationalisations, l’argument est utile.

Mais il a des limites, car il élude les raisons pour lesquelles la bourgeoisie française a accepté des avancées sociales ! Elle n’a pas été convaincue par les arguments des négociateurs, elle a été contrainte par un rapport de force qui n’était pas en sa faveur.

Le CNR, du mythe à la réalité

Pour discuter d’une référence historique comme celle-ci, il est utile de se replonger tant dans le texte lui-même, que dans les circonstances qui ont conduit à son adoption, pour éviter de se laisser impressionner par le mythe.

En l’occurrence, retrouver le texte n’est pas très compliqué, le programme du CNR est un document facilement accessible et bref, d’une douzaine de pages. Il comprend un « plan d’action immédiate » et des « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». Immédiatement, il organise l’unification des mouvements de résistance sous un commandement unique, qui avait pour objectif de placer la résistance communiste sous commandement militaire (cette unification aura du mal à se faire dans nombre d’endroits du fait des réticences des résistants eux-mêmes), et prévoit les mesures d’épuration et surtout de reconstruction des structures étatiques, l’objectif principal de De Gaulle.

Les mesures à appliquer à la Libération comprennent des mesures politiques comme le rétablissement du suffrage universel et des libertés démocratiques, et des propositions dans l’air du temps comme « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », qui étaient soutenues par les socialistes, les chrétiens sociaux de droite et même certains milieux patronaux.

Il prévoit de manière plus substantielle « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État », « le retour à la nation des grands moyens de production monopoliste, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » et l’instauration d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » complété par la mise en place d’une « retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours« .

Ce texte dense contient des mesures fortes et structurantes. Il instaure les premiers éléments de « l’état providence » tout en restant clairement dans le cadre du système capitaliste et de l’ordre bourgeois. En outre, il ne touche pas à l’empire colonial français, ne prévoyant qu’une évanescente « extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ».

Comment la bourgeoisie française a-t-elle pu accepter de telles mesures ?

Pour le comprendre, il faut revenir à sa situation au moment du basculement militaire de la guerre après la défaite des nazis à Stalingrad en février 1943. La bourgeoisie était en bien mauvaise posture pour préparer l’après-guerre. La quasi-totalité des grands patrons et des membres de l’appareil d’Etat collaboraient avec l’occupant nazi, directement ou par l’intermédiaire du régime de Vichy. Comment reconstituer un appareil d’Etat, des formes de domination politique et économique acceptables par la population dans ces conditions ?

C’est l’obsession de De Gaulle. Son discours de Bayeux de juin 1944 quelques jours après le débarquement en Normandie est un résumé de toute sa politique :

« C’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’État […] ; l’État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l’intrigue ; l’État préservé des ingérences de l’étranger ; l’État capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, d’assembler toutes les forces de la patrie et de l’Union Française […], de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l’ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction. »

Il s’agissait à ce moment précis d’empêcher les Alliés d’instaurer une administration des territoires libérés comme ils le prévoyaient (l’AMGOT, l’Allied Military Government of Occupied Territories) et de manière plus générale d’imposer tant aux alliés qu’aux résistants l’autorité du Gouvernement Provisoire qu’il dirigeait.

Ce combat, De Gaulle l’a engagé dès ses débuts à Londres, où il met en place différentes structures para-étatiques lui permettant de négocier avec les Alliés, qui visent à regrouper les forces de l’empire colonial, et à préparer le futur appareil d’État. Il va même y intégrer en 1942 le Général Giraud, Vichyste anti-allemand qui a le soutien des américains. Mais ces structures avaient une carence majeure, elles ne représentaient pas la résistance intérieure. Or dans cette résistance, le PCF, banni au moment du pacte germano-soviétique1, est devenu la force principale.

Moins de 30 ans après la Révolution russe, la direction stalinienne n’est pas atteinte du discrédit qui apparaîtra à partir de la fin des années 1950. Malgré les procès de Moscou, l’existence des camps, l’URSS est toujours perçue comme la patrie du socialisme. Le PCF en est le représentant fidèle en France, et défend encore la perspective du socialisme. La résistance populaire qu’il dirige a une dynamique politique et sociale forte, elle n’est pas seulement contre les nazis, elle est un mouvement contre les élites au pouvoir, l’affairisme, le parlementarisme, la III° république, la trahison des classes dirigeantes identifiées avec le régime de vichy et ses arrangements avec les nazis.

La grande majorité des résistants est animée d’une volonté de briser le pouvoir de l’argent, des trusts, de l’oligarchie économique, et de changer le système politique lors de la libération.

Un instrument d’intégration du PCF

Pour De Gaulle il était indispensable d’intégrer le PCF dans les plans de reconstruction de l’après-guerre. C’est pour cette raison que de Gaulle crée le Conseil National de la Résistance au printemps 1943. Il regroupe les huit organisations de résistance, les six principaux partis de la Troisième République, et les deux syndicats ouvriers (notons qu’il n’y a aucune présence patronale).

On y trouve les deux partis ouvriers, le PCF (qui obtiendra entre 25 % et 28 % des voix aux élections de 1945 et 1946), et la SFIO (qui obtiendra entre 21 % et 23,4 % des voix aux élections de 1945 et 1946), ainsi que les principales forces bourgeoises : les radicaux, les démocrates-chrétiens, et deux partis de droite, l’alliance Démocratique et la Fédération Républicaine. Les deux syndicats sont le syndicat chrétien, la CFTC, et surtout la CGT unifiée, qui regroupait après la grève générale de 1936 près de 4 millions d’adhérents et en aura jusqu’à 6,5 millions en 1947 (plus de 40 % des salariés).

Après une année de négociations, le programme du CNR « Les jours heureux » est adopté le 15 mars 1944 en même temps qu’est mis en place un Gouvernement Provisoire incluant pour la première fois les communistes. De Gaulle a réussi son pari : intégrer les communistes à la reconstruction de l’État à la Libération, pour éviter toute vacance du pouvoir et tout bouleversement social. Avec le Gouvernement Provisoire, il dirige une représentation indiscutable en France qui s’impose également aux alliés, dont certains préféraient des Vichystes repentis.

On verra la complète réussite de ce projet dès le retour en France fin 1944 du secrétaire du PCF, Maurice Thorez, lorsque ce dernier se prononce sans ambiguïté pour une seule armée, une seule police, une seule justice, demandant la disparition des groupes armés « irréguliers ». Cela se confirmera tout au long de l’année 1945, lorsque dans de nombreux endroits les Comités Départementaux de Libération (CDL) dirigés par les anciens résistants voudront se passer des Commissaires du Gouvernement (l’équivalent des préfets actuels) nommés par l’État central, lorsque des CDL et des milices patriotiques soutiendront les travailleurs qui veulent épurer les entreprises et en prendre le contrôle, le PCF et la CGT auront « surtout le souci de ne prendre aucune initiative gestionnaire qui n’ait été approuvée par les Commissaires de la république, et à fortiori qui ait pu être en opposition directe avec la volonté de ces derniers »[1].

La direction du PCF défend une totale application du programme du CNR, mais rien que le programme. Elle se situe ainsi dans le cadre international des accords de Yalta, lors desquels la répartition du monde a été négociée entre Staline et les Alliés, dans lesquels il n’est pas prévu que la France devienne socialiste.

Une réponse à la menace révolutionnaire

Si la situation particulière de la France en 1944-1945 a donné une coloration et un imaginaire particulier aux mesures prises à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles s’intègrent dans une politique des classes dirigeantes craignant la montée de la révolution.

En effet, on ne peut comprendre cette construction politique française particulière sans la réintégrer dans le contexte international. Elle existe aussi parce qu’il y a, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tant au niveau national qu’international, une crainte de la bourgeoisie de voir se développer une vague révolutionnaire du type de celle qui s’est produite en Europe entre 1917 et 1923.

Les trotskystes n’étaient pas les seuls à penser que la révolution pouvait survenir du choc produit par cette guerre. Tous les dirigeants s’y sont préparés, que ce soient les alliés avec les bombardements de terreur de la fin de la guerre sur une série de villes ouvrières en Europe, que ce soit la direction stalinienne laissant la résistance polonaise se faire massacrer lors de l’insurrection de Varsovie, ou refusant tout soutien aux révolutionnaires grecs et yougoslaves.

Bien avant l’entrée dans la guerre froide, le bras de fer entre les États-Unis, le nouvel impérialisme dominant, et le « danger communiste », incarné par Staline aux yeux des possédants est omniprésent. Staline sort victorieux de la guerre dans laquelle l’Union soviétique a subi des pertes colossales (27 millions de morts, 16 % de la population, des régions entières dévastées), et il est à l’offensive, en Europe de l’Est et en Chine notamment.

Une partie des dirigeants bourgeois est convaincue qu’il est important d’avoir une politique coupant l’herbe sous le pied au risque communiste, pour cela elle accepte certains compromis sociaux et la construction de « l’État providence ». Aux États-Unis, l’économie de guerre n’a pas supprimé certaines des avancées sociales prises durant le « New deal » des années 1930. En Europe, une transformation de la société dans ce sens semble inévitable à nombre d’éléments bourgeois et nationalistes.

Ainsi en Grande-Bretagne en 1945, même le parti conservateur accepte l’extension du secteur public. Dans ce pays, où il n’y a pas de grand parti communiste, où il n’y a pas le phénomène de la résistance armée, ce sont les travaillistes élus en 1945 qui nationalisent la banque d’Angleterre, l’ensemble des transports intérieurs et extérieurs, l’énergie et l’industrie lourde.

La CDU allemande, l’ÖVP autrichien et la Démocratie Chrétienne italienne votent également pour de larges nationalisations dans leurs pays. En Autriche et en Grande-Bretagne, comme en France, entre 20 et 25 % de l’économie sont nationalisés.

Du point de vue des systèmes de santé, la situation française n’est pas unique non plus. Les travaillistes mettent en place en Grande-Bretagne dans le cadre de l’Etat-providence un système de santé, le NHS, offrant une couverture médicale entièrement gratuite pour tous, sans critère de sélection ni de condition de cotisation. Des systèmes de sécurité sociale vont être instaurés à cette époque dans presque toute l’Europe.

On est bien loin de ce contexte aujourd’hui !

Changement de période

Nous vivons dans une période historique où n’existe aucune alternative globale à l’ordre capitaliste. La compétition économique et politique au niveau mondial oppose exclusivement des puissances impérialistes, principalement les États-Unis et la Chine. Rien qui puisse obliger les dominants à remettre en cause leurs orientations néolibérales autoritaires. Alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le patronat, les droites les plus réactionnaires étaient sur la défensive, aujourd’hui c’est la dynamique inverse.

De la Chine qui augmente encore le contrôle policier de la population et la répression du mouvement populaire de Hong-Kong, aux États Unis où Trump exacerbe les affrontements sociaux en s’appuyant sur les suprémacistes blancs, en passant par l’Inde où dans cinq États le code du travail est suspendu pour trois ans, et dans l’Uttar Pradesh (200 millions d’habitants) les entreprises sont exemptées du droit du travail, partout les lois d’exception liberticides sont maintenues, la réaction bourgeoise est à l’offensive, attaque les droits des salariés et assouplit les obligations environnementales. On le voit en France, où elle bien organisée autour d’un État très structuré et de plus en plus répressif.

En face, le mouvement ouvrier, le mouvement d’émancipation est divisé, écartelé, sans véritable capacité d’imposer son point de vue face à la vague néolibérale qui s’est répandu sur la planète depuis plus de 30 ans, comme l’ont malheureusement démontré les mobilisations de ces dernières années. Il n’y a pas d’horizon alternatif commun à des millions de dominé-e-s.

L’idée même que le capitalisme sera dépassé un jour, qu’il est possible de construire une société socialiste, même par des réformes, n’a plus d’assise de masse, n’est plus structurante pour les combats qui continuent d’exister contre l’exploitation, les injustices, les inégalités, les oppressions, la répression, les dictatures, etc.

Un choc, pour quel monde d’après ?

Si tout choc produit des effets en réaction, est-ce que cette pandémie et le confinement de la moitié de la planète sont des chocs vécus d’une telle ampleur qu’ils soient en mesure de bouleverser toutes les coordonnées de la situation mondiale et nationale, ébranler les bourgeoisies et unifier les classes subalternes autour d’un projet émancipateur ?

Poser la question ainsi, c’est largement y répondre ! La comparaison rapide avec la fin de la Seconde Guerre mondiale parle d’elle-même. La pandémie actuelle est peu de choses comparée à une guerre de plusieurs années impliquant toute l’Europe et l’Asie, avec près de 80 millions de morts, très majoritairement civils, les camps d’extermination, les bombes atomiques, les destructions colossales, avec l’effondrement de systèmes dictatoriaux, la redéfinition des frontières et des rapports de forces mondiaux.

Choc il y a, mais pas de même ampleur ni de même nature.

Cette pandémie n’est pas un incident de parcours, une épidémie de plus. C’est une première secousse d’un séisme plus profond due à la conjonction de l’entrée dans l’anthropocène et des effets de la mondialisation néolibérale de ces quarante dernières années : il nous donne à voir quel type de catastrophes le monde capitaliste nous réserve. Tant son origine que la gestion de l’état d’urgence sanitaire en France par le gouvernement sont révélatrices des effets des politiques capitalistes sur la planète et ses habitants, et aggravent toutes les inégalités, toutes les injustices au détriment des classes populaires.

La crise économique actuelle n’a rien à voir avec l’impact d’une guerre, avec ses millions de morts qui réduisent le nombre de travailleurs et ses destructions qui imposent des opérations de reconstruction. Lorsqu’est survenu le coronavirus et l’arrêt de l’économie pendant plusieurs semaines, tous les éléments d’une nouvelle crise financière et d’une crise de surproduction étaient réunis depuis plusieurs années.

L’immobilisation des chaînes de productions mondiales, et la baisse de consommation due au confinement et aux pertes de pouvoir d’achat ont produit une chute brutale du PIB, une amplification de la crise de surproduction rampante. Selon la banque de France, l’activité économique globale a chuté de 32 % pendant la quinzaine de confinement de mars, et le PIB s’est contracté de 6 % au premier trimestre 2020.

C’est donc une crise d’ampleur, dont les effets vont être considérables, difficiles à mesurer aujourd’hui. Certains secteurs peuvent connaître un effondrement, modifiant en profondeur la situation et la structure de l’emploi, d’autres se développer, et les plus forts pourront encore se renforcer, avec une nouvelle augmentation de la concentration du capital. Pour le moment, les réactions des décideurs sont conformes aux réponses libérales que nous connaissons depuis les années 1970.

Au plan international, une redistribution planétaire est en cours. Il y a bien sûr le bras de fer entre les États-Unis et la puissance mondiale montante qu’est la Chine. Nombre de pays émergents risquent de connaître des effondrements majeurs. L’Union Européenne est en crise. Nombre d’expérimentations économiques, policières, politiques sont en cours, profitant de la situation.

C’est un choc économique et social majeur. S’il n’est pas assez fort pour éliminer les contraintes de la période néolibérale et nous en faire sortir, il ne peut que produire des changements : il est peu probable que nous retrouverons le monde quitté il y a deux mois. La question est de savoir quels seront ces changements et ce qu’il faut faire pour que ce soient les réponses progressistes qui l’emportent, ne pas se laisser tétaniser par leur « stratégie du choc ».

Cette crise est le produit de l’organisation sociale et des choix précédents, que les possédants utiliseront pour amplifier toujours plus durement l’ordre néolibéral, car c’est dans la logique interne du système capitaliste. Nous sommes dans une situation où la réalisation de la moindre revendication sociale implique donc des affrontements majeurs. Pour imposer aux classes dominantes des décisions qui sauvent des vies et empêchent que les crises ne tuent autant, il faut qu’existent des forces de contestation du système assez crédibles pour pouvoir l’emporter.

L’heure est donc à la reconstruction d’une alternative politique qui s’affirme explicitement comme menace pour les intérêts des possédants, et redonne espérance en la possibilité d’un monde meilleur, permette l’intensification des luttes menées par les exploité-e-s et les opprimé-e-s. C’est sur ces questions qu’il faut aujourd’hui travailler, pas sur la façon de copier une situation complètement différente datant de trois quarts de siècle.

Notes

[1] Grégoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et société à la libération, Paris, Union Générale d’Editions 1980, p. 179.

Source https://www.contretemps.eu/cnr-substitut-reflexion/

Grèce : paiement rétroactif de pensions indûment réduites

La Cour suprême grecque se prononce sur le paiement rétroactif de pensions indûment réduites

Le Conseil d’État, la Cour administrative suprême de Grèce, s’est prononcé mardi en faveur du paiement rétroactif des pensions qui ont été indûment réduites entre juin 2015 et mai 2016.

Le tribunal a donné raison aux retraités qui avaient fait appel contre les réductions de pension, en demandant le paiement rétroactif pour la période susmentionnée.

Tous ceux qui avaient contesté les réductions devant la Cour recevront des paiements rétroactifs.

Ceux qui n’ont pas encore entamé de procédure pour la restitution des sommes retenues se réservent le droit de le faire à l’avenir.

Le gouvernement a également la possibilité d’adopter une loi visant à restituer les sommes dues pour ces 11 mois à ceux qui ne les ont pas encore réclamées devant les tribunaux.

En ce qui concerne la restitution des réductions de pension après 2016, date à laquelle la loi sur les pensions « Katrougalos » a été adoptée, le CdS a estimé que les paiements rétroactifs des réductions de pension ne pouvaient pas être réclamés.

En revanche, pour la période allant de 2013 à juin 2015,  la Cour a réitéré mardi son arrêt de 2015.déclarant inconstitutionnelles les réductions des pensions après 2012, Cela signifie que seuls les retraités qui avaient contesté les réductions devant la Cour en juin 2015 peuvent désormais prétendre au paiement rétroactif des sommes retenues.

La loi « Katrougalos » prévoyant de nouvelles réductions des pensions était l’une des obligations de la Grèce envers les prêteurs à la suite du 3. renflouement signé par SYRIZA à l’été 2015.

PS comme diraient les vieux latins : sic transit gloria memorandi Ainsi passe la gloire des protocoles d’accord entre la Grèce et les prêteurs

Source https://www.keeptalkinggreece.com/2020/07/14/greece-pensions-cuts-june2015-may2016-bailout/

Plus Jamais ça : 34 mesures pour un plan de sortie de crise

Mardi 26 mai, 20 organisations associatives et syndicales publient un plan de sortie de crise décliné en 4 thèmes, 34 propositions.

La crise qui a éclaté en ce début d’année 2020 montre une fois de plus la nécessité de changer de système. C’est pourquoi nos organisations ont constitué un front élargi et inédit pour initier une tribune, puis une pétition et un appel aux mobilisations du 1er mai. Nous pensons que le moment est venu de préciser les contours du « Plus jamais ça » dans ce Plan de sortie de crise.

Les 4 thèmes :

1. Les conditions pour un déconfinement assurant la sécurité sanitaire, la démocratie et les droits fondamentaux

2. Répondre à la crise sociale, ici et ailleurs

3. L’« Argent magique » existe : il suffit d’aller le chercher au bon endroit

4. Pour une reconversion écologique et sociale des activités

Lire le plan  Plan de sortie de crise

Placer les biens et services de santé en dehors des lois du marché

Par Eliane Mandine

Quand sur son ordinateur on tape coronavirus dans PubMed (base de données scientifiques), la réponse se chiffre en milliers d’articles : le sujet est extrêmement actif dans le monde scientifique. Et pour cause, depuis le début du XXIème siècle,  plusieurs épidémies dues à des coronavirus ont sévi dans le monde.

La première en 2002-2003, le SARS-CoV (Severe acute respiratory syndrome-related coronavirus), sévère et moyennement contagieuse, a été jugulée après quelques mois, après avoir  touché 8096 personnes dans 29 pays, provoquant  774 décès (mortalité 9.6 %).

La deuxième en 2012, le MERS-CoV (Middle East Respiratory Syndrome coronavirus), présentant un syndrome clinique similaire au SRAS en plus sévère, mais avec une  transmission interhumaine limitée, est restée localisée au Moyen-Orient, touchant 1413 personnes et provoquant 502 décès (mortalité 35%).

Celle que nous subissons actuellement, le COVID-19, plus  contagieuse, est cause d’une pandémie qui ne se caractérisera pas seulement par une rapide propagation et un certain taux de mortalité dans le monde, mais aussi par les effets collatéraux dévastateurs pour les populations consécutifs à la crise économique et sociale.

Les coronavirus constituent une famille de virus dont certains peuvent infecter les humains, entraînant le plus souvent des symptômes bénins de type rhume.

De nombreuses équipes scientifiques, parmi lesquelles beaucoup de chinoises, ont cherché à caractériser ces virus et tenté de comprendre leur soudaine émergence au sein de la population humaine.

Ces équipes s’accordent à dire que le réservoir de ces virus est la chauve-souris du genre Rhinolophus et qu’ils se transmettent à l’homme via un hôte intermédiaire. Pour le SRAS ce serait un  petit mammifère, la civette palmiste (Paguma larvata), pour le MERS, le dromadaire, et l’hypothèse avancée pour le COVID-19 est le pangolin (mammifère, fourmilier écailleux), dont la chair est très prisée en Asie.

Pourquoi soudainement se propagent-ils chez l’homme ? Notre mode de vie, la modification de l’environnement par l’industrialisation à outrance, les déforestations, ont conduit au réchauffement climatique et à la baisse de la biodiversité. Les écosystèmes sont modifiés,  les  habitats des animaux réduits, situations qui favorisent des contacts entre espèces et exposent  de plus en plus à de nouveaux pathogènes potentiels.

Après les deux premiers épisodes infectieux, de nombreux scientifiques ont alerté sur l’émergence à venir chez l’homme de nouveaux virus pathogènes et potentiellement contagieux. Ils ont proposé la mise en place d’un système international de surveillance pour une détection précoce de la pathologie, et décider des mesures à prendre, à l’instar du GISRS (Global Influenza Surveillance and Response System) pour la grippe, mis en place par l’OMS il y a 65 ans. Sur la base d’un engagement des États membres envers un modèle mondial de santé publique, ce dispositif mondial de surveillance, de préparation et de riposte pour la grippe saisonnière, pandémique et zoonotique, fonctionne au travers de collaborations internationales efficaces, de partage des connaissances et des données sur le virus. Cela ressemble à la construction d’un commun intellectuel justifié par des raisons de santé publique. Ce commun n’est pas totalement préservé des échanges marchands : les données biologiques collectées sont transférées à l’industrie qui développe et commercialise les vaccins et les kits de détection, et qui en contrepartie reverse au GISR une partie des bénéfices afin d’assurer la pérennité du système.

La France, en 2013, s’est dotée d’un système comparable au GISRS avec le consortium appelé REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), sous l’égide de l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN) rassemblant des équipes et laboratoires d’excellence, afin de préparer et  coordonner la recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes. Son rôle en période de crise épidémique est, outre les aspects de soins, de logistiques, de sécurité et de géopolitiques, de définir les priorités scientifiques, d’assurer l’information des autorités et du grand public.

L’épidémie de SRAS a vite été oubliée. Les épisodes MERS- Zika- Chikungunya et Ebola n’ont pas marqué les esprits, parce qu’ayant été contenus et géographiquement localisés, et surtout sévissant principalement dans des pays à faible revenu (Zika en Amérique centrale et Amérique du Sud,  Ebola en République Démocratique du Congo). Le manque de solvabilité de ces populations est objectivement ce qui a freiné le développement de nouvelles thérapeutiques. La conclusion glaçante est : quand il n’y a pas de marché, il n’y a pas de recherche… Les entreprises préfèrent concentrer leurs investissements sur les produits les plus lucratifs.

L’Europe s’est dégagée de ces grands projets d’anticipation, et  en France les projets de recherches pour mettre au point de nouveaux antiviraux à large spectre n’ont pas été retenus[1]. Quant aux actions conduites par le consortium REACTing depuis sa création, on cherche quelles elles ont pu être. C’est ce que dénoncent  les deux courriers de mise en garde quant aux grandes lacunes dans la constitution d’une indispensable «  première ligne de défense » face aux virus émergents, qui après 2014 ont été envoyés à la commission de l’UE par Bruno Canard (CNRS) et 3 de ses collègues belges et néerlandais, spécialistes de la structure moléculaire du coronavirus[2]

Les risques liés aux épidémies sont connus de longue date, mais quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Et jusqu’à présent les épidémies ne sévissaient que dans les pays de Sud.

Stratégie et moyens logistiques

Au lieu de mettre en œuvre les moyens logistiques d’une stratégie, il  a fallu adapter notre stratégie à nos faibles moyens logistiques.

Ainsi, 20 ans après l’épidémie de SRAS, face à l’émergence de cette pandémie due au COVID-19, nous sommes démunis, totalement dépourvus de stratégie pour la combattre,  sans  traitement à proposer aux malades, ni  test de dépistage disponible, qui aurait permis de contrôler la dissémination de la maladie. La seule stratégie possible, pour ralentir le COVID-19, a été de mettre en quarantaine toute la population, avec tous les effets économiques et sociaux désastreux qui s’ensuivent.

La crise économique mondiale que provoque le coronavirus, virus planétaire, est l’aboutissement de nos choix de société. Le tout privé au détriment du public, accompagné d’une stratégie de délocalisation des industries essentielles, ont conduit à une situation catastrophique, dans les hôpitaux débordés par l’afflux des  malades, à la poste, dans l’incapacité d’assurer un service journalier, dans l’enseignement avec l’option du tout numérique sans tenir compte des zones blanches et des familles sans ordinateur.

Les universités et les laboratoires de recherche n’échappent pas à cet effondrement. Bien que moins visibles que les personnels de la santé, les chercheurs dénoncent depuis des décennies le manque de financement, le frein que représente l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui oblige à consacrer toujours plus de temps à rédiger des propositions de projets qu’à la recherche proprement dite, et à attendre d’une instance dont les membres sont dans le conflit d’intérêt quasi permanent qu’elle donne son feu vert pour pouvoir travailler[3]. La colère des chercheurs s’est amplifiée avec le mouvement  des Facs et Labos en Lutte qui s’élèvent contre la LPPR (loi de programmation pluriannuelle de la recherche), la phase ultime d’une mise à mort de l’indépendance de la recherche fondamentale.

L’orientation de la recherche en fonction du rendement et du meilleur retour sur investissement, a conduit, comme annoncé par les chercheurs, à une perte d’indépendance technologique de la France. Ce qu’illustre parfaitement l’impossibilité de l’Hexagone à procéder à un dépistage massif de la population, les tests de dépistage n’étant pas produits en France. Lorsque BioMérieux relève le défi, c’est pour constater que les réactifs, fabriqués aux Etats-Unis et en Chine, ne sont pas disponibles en quantité suffisante. BioMérieux a par ailleurs développé des tests automatisés, fabriqués aux Etats-Unis et destinés dans un premier temps au seul marché américain. Pour être disponibles à l’international, et donc en France, ils feront l’objet d’une demande d’autorisation d’utilisation en urgence (EUA-Emergency Use Authorization) auprès de la Food and Drug Administration américaine. Les organisations de médecins et de laboratoires d’analyses prennent soudain conscience de ces pénuries[4] et du fait que la France est à la traîne derrière les Etats-Unis. N’est-il pas un peu tard pour s’insurger ?

Une société située en Bretagne, NG Biotech, épargne à la France de se retrouver en queue de peloton du développement technologique, grâce à la commercialisation prochaine d’un kit de détection des anticorps contre le COVID-19, indiquant que l’individu a été en contact avec le virus. Il faudra des tests en masse pour sortir du confinement, d’autant plus que jusqu’alors nous ne disposons ni  de traitement, ni de vaccin. Dans l’immédiat cette biotech, faute d’une capacité suffisante, ne pourra pas fournir un nombre suffisant de kits de détection. La reprise du cours normal de la vie risque d’en être retardée.

La recherche de profits immédiats est également cause de l’impréparation en matière de vaccins. La production d’un vaccin contre les virus de la famille des coronavirus est techniquement difficile, donc demande du temps, ce qui a découragé les investissements et entraîné du retard. Le temps perdu pour la préparation des outils ne se rattrapera pas : le temps nécessaire au développement, à la validation et à la production à grande échelle d’un vaccin n’est pas compressible. L’urgente nécessité d’un traitement prophylactique anti-COVID-19 ne justifie pas de transiger avec la qualité du produit délivré, en s’affranchissant en partie des normes de sécurité pour aller plus vite par exemple. L’efficacité et l’innocuité du vaccin doivent être démontrées avant son administration à l’ensemble de la population.

Quant aux traitements, la communauté médicale ne peut faire mieux que de se mobiliser autour de l’usage de médicaments existants, les antiviraux ciblant d’autres virus (HIV, Ebola), ou des molécules utilisées pour d’autres indications, tels les antipaludéens chloroquine ou hydroxy-chloroquine, sur la base de résultats encourageants in vitro ou dans des études cliniques réalisées en urgence, pour faire face à l’épidémie de SRAS.

Le financement en leur temps des travaux de Bruno Canard, et des autres équipes travaillant sur les coronavirus était un moyen d’être en possession de molécules spécifiques de cette famille de virus, et d’être en mesure de sélectionner rapidement un traitement efficace contre le COVID-19. Au lieu de nous trouver aujourd’hui réduits à solliciter dans l’urgence tous les chercheurs pour lancer de multiples projets. Les résultats de la recherche ne se décrètent pas, aucun appel à projet ne permet de répondre à un état d’urgence sanitaire. C’est pourtant ce que choisit de faire l’Etat qui persiste dans sa logique délétère de mise en concurrence des équipes travaillant sur le  COVID-19 lorsqu’il publie un « appel à projets avec un processus accéléré de sélection et d’évaluation » au lieu de toutes les financer massivement. Le processus d’évaluation et de sélection est certes accéléré, mais seulement quatre projets correspondants aux quatre priorités identifiées par l’OMS seront retenus pour un budget de 3 millions d’euros. Quant à Institut Pasteur, il en est à lancer une collecte auprès du public pour couvrir le financement de ses propres projets.

            Derrière la crise sanitaire, les enjeux financiers

Dans le cas du COVID19, les entreprises qui pourront concevoir les tests de dépistage (viraux ou sérologiques), les traitements et/ou les vaccins, disposeront d’une formidable rente de marché

Allons-nous assister, comme pour l’épidémie de SRAS, à une bataille pour s’assurer des droits de propriété intellectuelle (PI) ?

A l’époque un certain nombre d’organismes avaient  déposé des demandes de  brevet sur la séquence génomique du SRAS. L’université de Hong Kong (HKU), en partenariat avec la société Versitech, le CDC (Center for Disease Control and Prevention) aux Etats-Unis, le BCCA (the British Columbia Cancer Agency) au Canada et CoroNovative, une spin off  du centre médical Érasme aux Pays-Bas, se sont disputés l’exclusivité du génome viral. Ces nombreuses demandes de droit de PI pouvant nuire au développement de produits destinés à combattre le SRAS, tels que des vaccins, la raison a prévalu et il a été proposé de placer ces droits dans une communauté de brevets pour qu’ils soient exploités sur une base non exclusive[5]. C’est une grande première qui mérite d’être soulignée. Il faut préciser que, ce virus ne paraissant plus actif, l’intérêt pour le SRAS était retombé.

De même pour l’épidémie MERS-CoV, l’OMS est intervenue pour que les brevets déposés ne puissent pas ralentir le développement d’un vaccin ou autres produits destinés à vaincre la maladie[6]. Des recherches sont toujours en cours pour développer des traitements contre ce pathogène. Cependant le faible nombre de patients à inclure dans les essais cliniques freine leur validation.

Dans la lutte contre le COVID-19,  il est trop tôt pour connaître les demandes de brevets. Sont en course une soixantaine de candidats vaccins dans le monde, élaborés par des start-up, des groupes pharmaceutiques et des centres de recherche. Un délai de 12 à 18 mois, selon les approches choisies, est estimé pour pouvoir les fournir.

Les Etats-Unis et la Chine rivalisent âprement pour obtenir le marché, une bataille que la Chine estime ne pas pouvoir se permettre de perdre. Dans ces deux pays, des essais cliniques ont déjà débuté. On peut craindre, avec cette précipitation qui ressemble plus à une course au profit qu’à une volonté de servir les intérêts de la santé publique, que des manquements au respect de l’éthique des expérimentations sur les êtres humains, tel que le consentement éclairé, ne soient à déplorer.

D’autre part, de nombreux essais cliniques sont en cours partout dans le monde pour identifier un médicament actif. En Europe, une étude multicentrique,  Discovery, coordonnée par l’INSERM a été lancée pour évaluer 3 molécules (Remdesiv[7], Lopinavir/ritonavir[8] , hydroxychlorine[9]), en association ou non avec Interferon Beta-1A[10].

Ces molécules ne sont pas nouvelles, les droits de PI ne devraient pas se poser. Cependant il n’est pas rare que les entreprises pharmaceutiques demandent des brevets supplémentaires pour un nouvel usage médical (brevets de deuxième application thérapeutique) de composés existants. Ainsi Gilead, qui possède des brevets primaires pour le Remdesivir dans plus de 70 pays, n’a pas hésité à essayer de renforcer ses droits exclusifs, qui courent jusqu’en 2031, en demandant à l’Agence américaine du médicament la classification du Remdesivir comme médicament orphelin. Gilead a dû renoncer sous  la pression des ONG et des critiques publiques. Selon la Bank of America, Gilead pourrait empocher jusqu’à 2,5 milliards de dollars grâce à son antiviral si une activité anti COVI619 était démontrée. L’utilisation de l’hydroxy-chloroquine, initialement un anti paludéen, pour traiter le COVID-19, est hors AMM, on peut se demander, au cas où l’étude clinique confirme l’efficacité de cette molécule, quelle sera la position de Sanofi quant à la demande de brevet supplémentaire. La même interrogation s’applique à Merck pour l’Interferon Beta-1A.

Le laboratoire Abbvie a renoncé à faire valoir ses droits (qui courent encore dans certaines zones géographiques) sur cette combinaison Lopinavir/ritonavir (Kaletra), par ailleurs génériquée par le laboratoire Mylan.

D’autres essais thérapeutiques (Chine, Etats-Unis, France) concernent l’évaluation de traitements modulant l’inflammation tels que les anticorps monoclonaux anti-récepteur de l’interleukine-6 (IL-6), le Tocilizumab de Roche (Actemra©) et le Sarilumab de Sanofi/Regeneron (Kevzara®), administrés en dose unique pour inhiber l’IL-6, médiateur majeur de la réaction hyper inflammatoire liée au COVID-19. Actuellement ces deux  produits,  issus des biotechnologies, sont utilisés dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde. Si leur activité contre le COVID-19 est démontrée, les firmes détentrices des brevets, Roche et Sanofi/Regeneron, oseront-elles augmenter leur prix de vente, comme cela s’est vu avec l’Avastin, passé de 10 à 100 €, soit une hausse de 1000 %, lorsque son usage a été étendu à la dégénérescence maculaire ? Ces traitements seront-ils alors accessibles à tous les patients ?

Le coronavirus tue, mais pour les  grands groupes pharmaceutiques il se présente comme une manne providentielle. Ainsi les actions du laboratoire pharmaceutique Gilead grimpaient de 20 % après l’annonce des essais cliniques du Remdesivir contre le Covid-19, et celles d’Inovio Pharmaceuticals gonflaient de 200 % à la suite de l’annonce d’un vaccin expérimental. Sous les auspices de la gratuité et de dons[11], et de l’urgence sanitaire, des réseaux se tissent à l’échelle internationale, des plateformes de partage de connaissances se créent, les collaborations se multiplient, des alliances stratégiques se développent. Mais en toile de fond c’est la loi du marché qui s’applique. Les enjeux financiers sont trop importants pour ne pas s’assurer de la plus grande efficacité, de la puissance suffisante pour se donner les chances maximales de remporter ce gigantesque marché. Les entreprises cherchent à tirer le meilleur parti de la nouvelle situation.

            Se rassembler pour des jours meilleurs

La dévastation du monde par le coronavirus révèle que les politiques d’austérité de ces dernières décennies ont privé l’Etat de ses ressources essentielles et conduit à l’érosion du secteur public. Celui-ci n’est plus en mesure d’assurer la santé des citoyens lorsqu’il se met au service des financiers, pour lesquels la finalité est d’arriver en tête de la compétition économique mondiale, pour gonfler toujours plus la rémunération des actionnaires et faire monter le cours en bourse. La crise sanitaire actuelle montre cruellement notre vulnérabilité face à des chaînes de production mondialisée et un commerce international en flux tendu, qui empêchent de disposer en cas de choc de biens de première nécessité : masques, kits de diagnostic, médicaments indispensables, etc.

Le coronavirus s’éteindra. Il y aura alors urgence à faire face à la misère engendrée. Il faudra que ce soit avec une pensée radicalement nouvelle, débarrassée de l’idéologie de la valeur et de l’exigence de la valorisation.

Il est temps d’exiger une approche qualitativement différente, fondée sur les communs du savoir et une collaboration non-compétitive. Ce qui nécessite  de (re)construire des services publics forts, santé, climat, économie, éducation, culture doivent être dotés de financements publics pérennes, à la hauteur des grandes missions qu’appelle à satisfaire le bien commun, en France et dans le monde. Il faut des structures collectives puissantes, pour une meilleure appropriation publique et citoyenne des secteurs essentiels à la vie humaine.

Il est temps de placer les biens et service de santé en dehors des lois du marché, de sortir la recherche, la production de médicaments, l’hôpital, la santé, des logiques capitalistes et de lutter contre la dérive néolibérale du capitalisme mondialisé et financiarisé.

Il est temps d’investir massivement dans la recherche, de donner aux chercheurs les moyens d’explorations scientifiques à long terme, d’encourager les collaborations et le partage des connaissances, d’empêcher la prédation des résultats à des fins d’intérêts  privés en refondant les droits de Propriété intellectuelle (PI).

Il est temps de relocaliser les productions de principes actifs, des médicaments, des matériels sanitaires pour être en mesure de répondre aux besoins de santé de la population.

Il est temps de repenser nos modes de vie, de repenser le travail, sa division, sa rémunération, son sens, de repenser notre répartition collective des ressources, de rendre la fiscalité plus juste et redistributive, pour satisfaire les  besoins sociaux, environnementaux et sanitaires du plus grand nombre.

Il est temps de considérer comme des enjeux vitaux pour l’avenir de l’humanité, le maintien de la biodiversité, un modèle de production respectueux de l’environnement, une agriculture relocalisée (circuits courts), la fin de l’élevage intensif, des énergies renouvelables.

Il est temps de se rassembler, dans une entraide et une solidarité mondiale, pour bâtir des jours meilleurs.

14-04-20

[1] « Arrêt des financements des recherches sur les anti-coronavirus large spectre  de l’équipe B. Canard ». Entretien réalisé par Nadège Dubessay, L’Humanité, 19/03/2020.

[2] Témoignage de Bruno Canard, chercheur au CNRS sur des Coronavirus – Facebook.

[3] Voir « Recherche et finance, une dangereuse liaison », E. Mandine et T. Bodin, ContreTemps n°42, juillet 2019.

[4] « Dépistage du coronavirus : biologistes et médecins dénoncent des pénuries de matériel », Le Généraliste, Amandine Le Blanc 25/03/2020.

[5] James H.M. Simon et al. Bulletin of the World Health Organization,  september 2005, 83 (9)

[6] « Coronavirus : un brevet provoque la colère de l’OMS », Les Echos, 23/05/2013.

[7] Remdesiv de Gilead.

[8] Lopinavir/ritonavir : Kaletra de Abbvie.

[9] hydroxychlorine de Sanofi.

[10] Interferon Beta-1A de Merck.

[11] Dons de chloroquine par Sanofi, Bayer, Novartis ; publié le 23/03/2020 N. Viudez-Industrie-Pharma. Merck a récemment fait don de boîtes d’interférons bêta-1a à l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) en vue de son utilisation dans un essai clinique.

Source http://medicament-bien-commun.org/placer-les-biens-et-services-de-sante-en-dehors-des-lois-du-marche

L’appel : se fédérer

 

L’APPEL

Nous sommes nombreuses, nous sommes nombreux : nous sommes tant et tant à penser et éprouver que ce système a fait son temps. Mais nos voix sont dispersées, nos appels cloisonnés, nos pratiques émiettées. Au point que quelquefois nous doutons de nos forces, nous succombons à la détresse de l’impuissance. Certes, parfois cette diffraction a du bon, loin des centralisations et, évidemment, loin des alignements. Il n’empêche : nous avons besoin de nous fédérer. Sans doute plus que jamais au moment où une crise économique, sociale et politique commence de verser sa violence sans faux-semblant : gigantesque et brutale. Si « nous sommes en guerre », c’est bien en guerre sociale. D’ores et déjà les attaques s’abattent, implacables : le chantage à l’emploi, la mise en cause des libertés et des droits, les mensonges et la violence d’État, les intimidations, la répression policière, en particulier dans les quartiers populaires, la surveillance généralisée, la condescendance de classe, les discriminations racistes, les pires indignités faites aux pauvres, aux plus fragiles, aux exilé-es. Pour une partie croissante de la population, les conditions de logement, de santé, d’alimentation, parfois tout simplement de subsistance, sont catastrophiques. Il est plus que temps de retourner le stigmate contre tous les mauvais classements. Ce qui est « extrême », ce sont bien les inégalités vertigineuses, que la crise creuse encore davantage. Ce qui est « extrême », c’est cette violence. Dans ce système, nos vies vaudront toujours moins que leurs profits.

Nous n’avons plus peur des mots pour désigner la réalité de ce qui opprime nos sociétés. Pendant des décennies, « capitalisme » était devenu un mot tabou, renvoyé à une injonction sans alternative, aussi évident que l’air respiré – un air lui-même de plus en plus infecté. Nous mesurons désormais que le capitalocène est bien une ère, destructrice et mortifère, une ère d’atteintes mortelles faites à la Terre et au vivant. L’enjeu ne se loge pas seulement dans un néolibéralisme qu’il faudrait combattre tout en revenant à un capitalisme plus « acceptable », « vert », « social » ou « réformé ». Féroce, le capitalisme ne peut pas être maîtrisé, amendé ou bonifié. Tel un vampire ou un trou noir, il peut tout aspirer. Il n’a pas de morale ; il ne connaît que l’égoïsme et l’autorité ; il n’a pas d’autre principe que celui du profit. Cette logique dévoratrice est cynique et meurtrière, comme l’est tout productivisme effréné. Se fédérer, c’est répondre à cette logique par le collectif, en faire la démonstration par le nombre et assumer une opposition au capitalisme, sans imaginer un seul instant qu’on pourrait passer avec lui des compromis.

Mais nous ne sommes pas seulement, et pas d’abord, des « anti ». Si nous n’avons pas de projet clé en mains, nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à théoriser, penser mais aussi pratiquer des alternatives crédibles et tangibles pour des vies humaines. Nous avons besoin de les mettre en commun. C’est là d’ailleurs ce qui unit ces expériences et ces espérances : les biens communs fondés non sur la possession mais sur l’usage, la justice sociale et l’égale dignité. Les communs sont des ressources et des biens, des actions collectives et des formes de vie. Ils permettent d’aspirer à une vie bonne, en changeant les critères de référence : non plus le marché mais le partage, non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la compétition mais le commun. Ces propositions sont solides. Elles offrent de concevoir un monde différent, débarrassé de la course au profit, du temps rentable et des rapports marchands. Il est plus que jamais nécessaire et précieux de les partager, les discuter et les diffuser.

Nous savons encore que cela ne suffira pas : nous avons conscience que la puissance du capital ne laissera jamais s’organiser paisiblement une force collective qui lui est contraire. Nous connaissons la nécessité de l’affrontement. Il est d’autant plus impérieux de nous organiser, de tisser des liens et des solidarités tout aussi bien locales qu’internationales, et de faire de l’auto-organisation comme de l’autonomie de nos actions un principe actif, une patiente et tenace collecte de forces. Cela suppose de populariser toutes les formes de démocratie vraie : brigades de solidarité telles qu’elles se sont multipliées dans les quartiers populaires, assemblées, coopératives intégrales, comités d’action et de décision sur nos lieux de travail et de vie, zones à défendre, communes libres et communaux, communautés critiques, socialisation des moyens de production, des services et des biens… Aujourd’hui les personnels soignants appellent à un mouvement populaire. La perspective est aussi puissante qu’élémentaire : celles et ceux qui travaillent quotidiennement à soigner sont les mieux à même d’établir, avec les collectifs d’usagers et les malades, les besoins quant à la santé publique, sans les managers et experts autoproclamés. L’idée est généralisable. Nous avons légitimité et capacité à décider de nos vies – à décider de ce dont nous avons besoin : l’auto-organisation comme manière de prendre nos affaires en mains. Et la fédération comme contre-pouvoir.

Nous n’avons pas le fétichisme du passé. Mais nous nous souvenons de ce qu’étaient les Fédérés, celles et ceux qui ont voulu, vraiment, changer la vie, lui donner sens et force sous la Commune de Paris. Leurs mouvements, leurs cultures, leurs convictions étaient divers, républicains, marxistes, libertaires et parfois tout cela à la fois. Mais leur courage était le même – et leur « salut commun ». Comme elles et comme eux, nous avons des divergences. Mais comme elles et comme eux, face à l’urgence et à sa gravité, nous pouvons les dépasser, ne pas reconduire d’éternels clivages et faire commune. Une coopérative d’élaborations, d’initiatives et d’actions donnerait plus de puissance à nos pratiques mises en partage. Coordination informelle ou force structurée ? Ce sera à nous d’en décider. Face au discours dominant, aussi insidieux que tentaculaire, nous avons besoin de nous allier, sinon pour le faire taire, du moins pour le contrer. Besoin de nous fédérer pour mettre en pratique une alternative concrète et qui donne à espérer.

Dès que nous aurons rassemblé de premières forces, nous organiserons une rencontre dont nous déciderons évidemment ensemble les modalités.

Pour rejoindre cet appel : appelsefederer@riseup.net

Site internet : http://sefederer.mystrikingly.com/

Signatures collectives :

Aggiornamento histoire-géo, ACU (Association des communistes unitaires), Association De(s)générations, CAPJPO-Europalestine, Cerises la coopérative, Changer de Cap, Collectif des révolutionnaires, Collectif Droit à la Belle Ville, Collect’IF paille, EcoRev’, Émancipation collective, Ensemble!-PACG 05, Fédération des syndicats SUD-Rail, Gilets jaunes de Belleville, Gilets jaunes enseignement recherche, Gilets jaunes de Plaine Commune, Jardins Communs, Jarez Solidarités, La Suite du monde, Le Paria, Les infiltrés, On prend les champs, PEPS (Pour une écologie populaire et sociale), Questions de classe(s), Reporters en Colère, Réseau pour l’Autogestion, les Alternatives, l’Altermondialisme, l’Ecologie, le Féminisme, Réseau salariat Essonne, Réseau salariat Pays de Loire, SUD éducation Loiret, SUD éducation Paris, Union prolétarienne ML, Union syndicale Solidaires, Union syndicale SUD Industrie, Unité Communiste de Lyon, Union communiste libertaire

Signatures individuelles ( voir le site)

QUI SOMMES NOUS ?

Nous sommes infirmière, cheminot, charpentier, monteuse, postier, ingénieur, paysan, professeur, ébéniste, travailleur précaire, assistant sociale, animatrice, éducateur, écrivain public, poète, enseignant, universitaire, cinéaste, retraité, interprète, photographe, journaliste, intermittent du spectacle, technicien dans l’aéronautique, astrophysicien, travailleur sous contrat de l’État, directeur de théâtre, metteuse en scène, anthropologue, ouvrier dans la conception mécanique, éditeur, organisateur de communautés, plasticienne, psychiatre, documentaliste, formatrice, conseillère syndicale, comédienne, responsable d’association, psychanalyste, designer, pasteur et théologien, cadre associatif, enseignant-chercheur, environnementaliste, professeure des écoles, statisticien, pilote de ligne, graphiste, informaticienne, médecin, formateur, conseillère syndicale, producteur de films, artiste précaire, linguiste, travailleur social, essayiste, ingénieur de recherche, contractuel, philosophe, téléconseiller, socioéconomiste, architecte, chef de projet multimédias, étudiante, compositeur, psychologue, pédagogue, gestionnaire de contrats, réalisatrice radio, coopérateur, kinésithérapeute…

Nous habitons Aix-en-Provence (13), Albertville (73), Ambert (63), Amiens (80), Angers (49), Apt (84), Argenteuil (95), Arradon (56), Aubervilliers (93), Auterive (31), Auxerre (89), Avignon (84), Bagnères de Bigorre (65), Batukau (Bali), Bègles (33), Berlin (Allemagne), Besançon (25), Blois (41), Bruxelles (Belgique), Calvisson (30), Cayenne (97), Cergy (95), Chambéry (73), Chartres-de-Bretagne (35), Chatres-sur-Cher (41), Clamart (92), Clichy (92), Cossé le Vivien (53), Cotonou (Bénin), Courtry (77), Créteil (94), Diois (26), Dourgne (81), Fontaine (38), Fontenay-aux-Roses (92), Forcé (53), Gaillac-Toulza (31), Gap (05), Garrevaques (81), Genève (Suisse), Gennevilliers (92), Grabels (34), Ivry-sur-Seine (94), La Barque (13), La Bâtie-Neuve (05), L’Aigle (61), La Roche sur Yon (85), Le Havre (76), Le Perreux (94), Le Plessis Robinson (92), Les Lilas (93), Les Matelles (34), Les Ulis (91), L’Île Saint-Denis (93), Liouville (55), Lyon (69), Marseille (13), Martigues (13), Metz (57), Montpellier (34), Montréal (Canada), Montreuil (93), Mordelles (35), Nancy (54), Nantes (44), Orléans (45), Paris (75), Piémont Cévenol (30/34), Poitiers (86), Pontoise (95), Rennes (35), Roanne (42), Rouen (76), Rouillé (86), Saint Affrique (12), St Barthélémy d’Anjou (49), Saint-Cosme-en-Vairais (72), Saint-Denis (93), Saint-Denis-de-la-Réunion (97), Saint-Étienne (42), Saint-Étienne du Rouvray (76), Saint-Pierre-du-Perray (91), Sanary-sur-Mer (83), Senlis (60), Strasbourg (67), Thionville (57), Toulouse (31), Tours (37), Trappes (78), Trets (13), Valence (26), Vanves (92), Veynes (05), Villejuif (94), Villeneuve-Saint-Georges (94), Viry-Chatillon (91), Vitry-sur-Seine (94), Xermaménil (54), Yutz (57)…

Nous nous engageons dans des associations, collectifs, organisations et syndicats divers : parmi bien d’autres, Agir pour l’Environnement, Alternatives et Autogestion, AMAP Court-circuit, Amnesty International, Association des Communistes Unitaires, Atelier Constituant des Bâtisseurs Jaunes, ATTAC, L’aventure citoyenne, Bas les masques, Belleville en Commun, Big Bang, Bloquons Blanquer, Cerises la coopérative, CGT, Collectif contre les Grands Projets Inutiles, Collectif Gilets jaunes enseignement recherche, Collectif d’Échanges Citoyens du Pays d’Aix, Collect’IF Paille, Collectif Lettres Vives, Collectif universitaire contre les violences policières, Collectifs AESH, Commune Thomas Münzer du Mouvement du Christianisme social, Comité National de Résistance et de Reconquête, Comité Place des Fêtes, DécidonsParis, DionyCoop, Ecorev’ – Revue critique d’écologie politique, Éducation populaire & transformation sociale, Ensemble!, Europe solidaire sans frontière, Extinction Rébellion, Faire commune, Fondation Copernic, France Amérique Latine, France Insoumise, ICEM-Pédagogie Freinet, Ifaw, Gilets jaunes enseignement recherche, Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA), Le Monde d’Après, mes Mouvement de la Paix MRAP, Nature&Progrès, Ni guerres ni état de guerre, Nouveau Parti Anticapitaliste NPA, PEPS, Pontoise à Gauche Vraiment, Questions de classe(s), REC –Reporters en colère, Réseau féministe RUPTURES, Réseau salariat, SNESUP-FSU, SNJ-CGT, SNUipp-FSU, Solidaires étudiant-e-s, Sous-marins jaunes, SOS Villages d’Enfants, Stop nucléaire, Les stylos rouges, SUD Aérien, SUD Éducation, SUD Industrie, SUD PTT, SUD Rail, S’unir à Saint-Pierre Décidons tous de notre ville, Union communiste libertaire, Union syndicale Solidaires, Unité Communiste Lyon, Union juive française pour la paix, Union pacifiste, Zone de solidarité populaire ZSP 18e… (et tout cela n’est pas exhaustif

ET APRES ?

Nous voulons former un mouvement qui puisse populariser, diffuser, médiatiser les perspectives et les enjeux de notre appel : faire qu’il deviennent l’appel de chacune et chacun. Dès que nous aurons rassemblé de nouvelles forces, nous organiserons une rencontre dont nous déciderons ensemble les modalités.

Il y a parmi nous beaucoup de talents, de savoirs et de savoir-faire : leur partage et leur mise en commun constitueront « une force qui va ». Une priorité sera de créer un « vrai » site internet où nous pourrons mettre, outre l’appel, des premiers textes qui nous seront proposés ou que nous élaborerons collectivement : de tous formats, textes théoriques, récits d’expériences, témoignages, mais aussi des créations artistiques (films, poèmes compositions musicales, créations plastiques…). Nous pourrons aussi y déposer des photos, des vidéos, des porte-folios, des dessins, réaliser des podcasts, des émissions, rassembler des informations pour une newsletter sur des initiatives et des actions.

Les idées ne nous manqueront pas. « Se fédérer » (appellation provisoire puisque nous aurons à imaginer un nom pour cette coopérative/ rassemblement) entend bien en effet n’être ni une tribune, ni un énième appel : mais une force dans laquelle chacune et chacun pourra prendre sa place et participer à sa mesure.

D’ores et déjà, nous vous proposons de commencer à réfléchir aux thématiques qui vous tiennent à cœur (outre bien sûr les enjeux transversaux qui nous préoccupent) pour d’éventuels groupes/ateliers dans lesquels vous souhaiteriez vous engager. Les possibilités sont nombreuses et nous en dresserons toutes et tous ensemble un panorama. Exemple: alimentation, énergie, écologie, art, travail, coopératives, violences policières, féminismes, antiracisme, consommation, logement… (sans aucun ordre hiérarchique évidemment et sans exhaustivité).

N’hésitez pas à nous faire part de vos idées et propositions : appelsefederer@riseup.net. Nous avons constitué une petite équipe technique d’animation évolutive et ouverte à qui le souhaite (là aussi, faites-nous signe si vous souhaitez y prendre part).

Si vous avez des compétences particulières (vidéos, création et animation de site, traduction – d’ores et déjà l’appel a été traduit en anglais et en italien), elles seront les bienvenues !

Source http://sefederer.mystrikingly.com/

 

L’entretien Cédric Herrou

Dans l’émission « Air libre » en accès libre de Médiapart : l’exécutif attendu au tournant par les soignants, la crise vue des États-Unis, l’entretien avec Cédric Herrou depuis la vallée de la Roya, et les oiseaux de Vanessa Wagner.

L’entretien avec Cédric Herou, agriculteur et activiste dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) à la 36 : 56

Un Conseil national de la nouvelle résistance

Le pari du Conseil national de la nouvelle résistance

Face à l’incompétence du gouvernement, à la tentation de l’autoritarisme et la mise en œuvre de la stratégie du choc, une vingtaine de personnalités ont suscité la création d’une structure nouvelle pour mener le combat du monde d’après.

Faire revivre « Les Jours heureux ». C’est l’objectif que se fixent une vingtaine de personnalités « en dehors des partis et des syndicats (mais pas contre eux) ». Ils sont philosophes, sociologues, juristes, économistes, médecins (1), et viennent de constituer le Conseil national de la nouvelle résistance (CNNR) « pour mener le combat du jour d’après (…) en [se] plaçant sous la tutelle de l’histoire, des luttes sociales et écologiques contemporaines ». Leur « ambition » affichée « est d’offrir un point de ralliement à toutes celles et ceux, (individus, collectifs, mouvements, partis ou syndicats) qui pensent que « les Jours heureux » ne sont pas une formule vide de sens mais le véritable horizon d’un programme politique ».

Ce nouveau Conseil national de la résistance n’aurait sans doute pas pris cette appellation si Emmanuel Macron, dans son adresse solennelle à la Nation, le 13 avril, n’avait pas promis qu’après la crise provoquée par la pandémie de Covid-19 « nous retrouverons les jours heureux ». Cette allusion transparente au titre – Les Jours heureux – du programme politique et social publié clandestinement par le Conseil national de la Résistance au mois de mars 1944, avait suscité autant de colère que d’indignation chez tous ceux qui, depuis plus d’une décennie, maintiennent le souvenir des idéaux et réalisations de ce programme contre les attaques du néolibéralisme dont le chef de l’État et son clan sont de fervents exécutants (Voir la chronique de Sébastien Fontenelle du 22 avril).

Il n’est donc pas surprenant de retrouver au secrétariat de ce CNNR, le réalisateur Gilles Perret dont le film « Les Jours heureux », sorti en 2013, a grandement contribué à entretenir la mémoire du projet de société issu de la résistance (Voir ici et ). Ou le comédien Samuel Churrin qui avait appelé à la création d’un nouveau Conseil national de la résistance dans une tribune publiée sur Politis.fr le mois dernier. Encore moins de trouver à la co-présidence d’honneur de ce CNNR deux résistants : Anne Beaumanoir et Claude Alphandéry.

Une action en deux temps

Déterminés à agir « face à l’incompétence [du] gouvernement, à la tentation chaque jour plus grande de l’autoritarisme [et] à la mise en œuvre d’une stratégie du choc », le CNNR entend « dans un premier temps (…) énoncer les principes selon lesquels notre société devra désormais être gouvernée » et envisage « de sommer les responsables politiques de prendre des engagements vis-à-vis d’eux ». Il annonce une publication du résultat de ses premiers travaux le 27 mai, à l’occasion de la journée nationale de la Résistance.

« Dans un deuxième temps, à partir de ces principes, il s’agira de nourrir le plus largement possible ce programme des idées et des propositions de chacun afin qu’il soit opérationnel au plus vite. »

Cette initiative, annoncée dans un texte et une vidéo, se distingue des traditionnels appels unitaires de personnalités politiques, syndicales et associatives, dont la dernière variante publiée sur notre site et plusieurs autres médias invite à construire l’avenir au cœur de la crise. C’est louable. Elle n’en est pas moins un pari encore un peu flou. Un peu fou aussi. Les co-fondateurs de ce CNNR en ont sûrement conscience, eux qui revendiquent cette phrase de Bertolt Brecht : « Ceux qui se battent peuvent perdre, ceux qui ne se battent pas ont déjà perdu. »


(1) Le premier Conseil National de la Nouvelle Résistance (CNNR) est composé de 10 femmes et de 10 hommes : Anne Beaumanoir (co-présidente d’honneur), Juste et résistante ; Claude Alphandéry, (co-président d’honneur), résistant ; Dominique Méda, professeure de sociologie ; Dominique Bourg, philosophe, professeur honoraire à l’Université de Lausanne ; Samuel Churin, comédien (coordination des intermittents et des précaires) ; Danièle Linhart, sociologue du travail ; Sabrina Ali Benali, médecin et militante ; Pablo Servigne, auteur et conférencier spécialiste des questions de transition écologique ; Olivier Favereau, professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris- Nanterre ; Yannick Kergoat, monteur-réalisateur ; Jean-Marie Harribey, économiste, maître de conférence, membre des Économistes atterrés ; Anne Eydoux, maîtresse de conférence au Cnam, membre des Économistes atterrés ; Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Pauline Londeix, ex vice-présidente d’Act Up-Paris, co-fondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament ; Antoine Comte, avocat à Paris ; Véronique Decker, enseignante et directrice d’école, syndicaliste et militante pédagogique ; Fatima Ouassak, politologue, porte-parole du syndicat Front de Mères ; Anne-Claire Rafflegeau, infirmière et porte-parole du collectif inter-urgences ; Clotilde Bato, présidente de Notre Affaire à Tous, déléguée générale chez SOL Alternatives Agroécologiques et solidaires ; Benoît Piédallu, membre de La Quadrature du Net.

Son secrétariat, moins paritaire, est composé de : Gérard Mordillat (cinéaste, romancier), Gilles Perret (réalisateur, co-fondateur de Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui), Denis Robert (journaliste, écrivain), Florent Massot (éditeur), Katell Gouëllo (Le Média TV), Bertrand Rothé (agrégé d’économie, professeur d’université).

Source https://www.politis.fr/articles/2020/05/le-pari-du-conseil-national-de-la-nouvelle-resistance-41888/

Sortie de crise: 3 scénarios

Covid-19 et sortie de crise : trois scénarios pour explorer le champ des possibles publié sur Contretemps

Dans cet article, Alain Bihr cherche à penser la situation socio-politique qui pourrait succéder à la crise sanitaire. Il formule et développe trois scénarios possibles, qui dessine des futurs très différents : la perpétuation et l’approfondissement du néolibéralisme et de ses contradictions ; un tournant néo-social démocrate ; l’ouverture de brèches en vue d’une rupture révolutionnaire.

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La crise déclenchée par la pandémie de Covid-19 présente un caractère doublement global : elle est à la fois mondiale et multidimensionnelle (non seulement sanitaire mais aussi économique, sociale, politique, idéologique, psychique, etc.). A ce double titre, elle déstabilise gravement le pouvoir capitaliste dans ses différentes composantes, en le mettant au défi de se renouveler, en inventant et développant de nouvelles modalités au-delà de la réinstauration des anciennes mises à mal.

Du même coup, cette crise constitue aussi un défi lancé à toutes les forces anticapitalistes, lui aussi double. Défensivement, il doit anticiper sur la mise en œuvre de ces nouvelles modalités de domination capitaliste tout en cherchant, offensivement, à tirer profit de l’affaiblissement conjoncturel du pouvoir capitaliste pour faire évoluer le rapport de force en sa faveur, voire ouvrir des brèches susceptibles de s’élargir sur des perspectives révolutionnaires.

Les lignes qui suivent n’ont d’autre ambition que d’exposer quelques thèses concernant l’un et l’autre de ces deux aspects de la crise et de contribuer ainsi à la discussion qui s’est déjà amorcée à ce sujet dans les rangs anticapitalistes[1]

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1. C’est au niveau de ses instances gouvernementales que le pouvoir capitaliste s’est trouvé déstabilisé de la manière la plus évidente par la pandémie et la crise sanitaire qui s’en est suivie. Le déni d’abord[2], la procrastination ensuite, les demi-mesures pour continuer, transformant une nécessité créée de toutes pièces (car dictée par l’état déplorable d’un appareil sanitaire affaibli par des décennies de restrictions budgétaires, ordonnées aux politiques néolibérales, en dépit des alertes et mobilisations des personnels soignants) en une vertu mensongère (le dépistage systématique serait inutile, les masques de protection ne serviraient à rien, etc.) et, enfin, un amateurisme ubuesque dans leur exécution, qui ferait rire en d’autres circonstances, ont gravement compromis le crédit de l’immense majorité des gouvernants. Et ce, même lorsque l’imbécillité ignare (comme dans le cas d’un Donald Trump, d’un Andrés Manuel Lopez Obrador ou d’un Jair Bolsonaro) ou le cynisme néodarwiniste inspirant la thèse de l’immunité de groupe (comme dans le cas d’un Boris Johnson, d’un Mark Rutte[3] ou d’un Stefan Löfven[4]) n’y ont pas rajouté une couche d’ignominie criminelle.

Il est désormais évident pour une majeure partie des populations qui ont eu à en subir les conséquences que ces gouvernants sont prêts à tout pour masquer leur impéritie, leur absence de prise sur des événements, surtout leur responsabilité dans l’insuffisance notoire de la capacité de réaction d’un appareil sanitaire qu’ils ont sciemment affaibli, au prix de mensonges redoublés que leur redoublement même finit par trahir. C’est à six reprises, pas moins, que, lors de son allocution du 16 mars, Emmanuel Macron a répété que « nous sommes en guerre ». Le recours à cette métaphore abusive devrait nous alerter. C’est le moment de se souvenir qu’« on ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », selon un bon mot de Georges Clémenceau, un fin connaisseur dans cette triple matière. Et, comme Clausewitz nous l’a appris, la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens : en l’occurrence, en cherchant à aggraver la panique engendrée par la pandémie, il s’agit de provoquer le réflexe d’unité nationale, voire d’« Union sacrée », propre à regrouper le peuple apeuré autour du chef des armées et de son État, en dénonçant par avance toute critique comme une haute trahison.

Ont cependant fait exception les gouvernements de la Corée du Sud, de Taïwan, de Hongkong et de Singapour qui ont, d’emblée, mis en œuvre la seule stratégie efficace de lutte contre la diffusion du Covid-19 à base de dépistage de tous les cas suspects, de confinement et traitement des seules personnes infectées et de celles qui les ont approchées et qui ont pu être identifiées, de port obligatoire de masques et de tracking dans l’espace public pour toutes les autres[5]. Encore fallait-il disposer du matériel, du personnel et des infrastructures appropriés à ces fins (sans compter une bonne dose de discipline collective), qui faisaient précisément défaut dans les cas précédemment mentionnés, pour les raisons que l’on sait.

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2. C’est cependant bien plus profondément que dans les seules sphères gouvernementales que le pouvoir capitaliste se trouve aujourd’hui ébranlé. Ce sont en fait les bases mêmes de la production capitaliste qui se trouvent mises en cause, tant ses exigences les plus immédiates et les formes qu’elles ont prises durant ces dernières décennies que la dynamique proprement infernale dans laquelle elle a entraîné l’humanité et la planète entières.

En premier lieu, il faut se rappeler qu’il n’y a de capital qu’à la condition qu’il y ait du travail vivant à exploiter. Valeur en procès, le capital ne peut conserver et accroître sa valeur, ce qui est son but propre indéfiniment poursuivi dans un cycle aussi ininterrompu que possible, qu’à la condition qu’il trouve sur le marché une force de travail humaine qu’il puisse s’approprier et exploiter. Si cette force fait défaut, c’est son existence même qui est menacée.

Or la pandémie de Covid-19 confronte le capital au risque d’un pareil défaut. Ce défaut est d’ores et déjà effectif, sous la forme de la désertion d’une partie des travailleurs, faisant valoir leur droit de retrait, faute que les directions capitalistes des entreprises ne soient pas plus capables que les gouvernements de leur assurer les protections sanitaires indispensables sur leurs lieux de travail (chantiers, ateliers, entrepôts, magasins, bureaux, etc.) ; sous la forme aussi du chômage technique entraîné par la désorganisation de la production, tant vers l’amont (du côté des fournisseurs ou des sous-traitants) que vers l’aval (du côté des distributeurs) ; sous la forme enfin de la désertion des consommateurs finaux… qui se trouvent être massivement des travailleurs salariés. Et ces effets d’interruption, de ralentissement et de désorganisation de la production seront d’autant plus graves et dommageables pour le capital que la pandémie durera. Si cette dernière devait se prolonger, s’amplifier et récidiver, comme cela est fortement probable lors de la levée du confinement, la crise de valorisation du capital (correspondant en fait à une dévalorisation relative ou même absolue d’une bonne partie de ce dernier) prendrait une dimension catastrophique, amplifiant du même coup la déconfiture du capital financier dans sa composante fictive (les marchés boursiers), amorcée en fait avant la crise sanitaire et que celle-ci n’aura fait que précipiter et amplifier. Mais ce défaut de travail vivant pourrait prendre des formes encore plus catastrophiques si la pandémie devait finalement entraîner une mortalité de masse, en privant le capital de main-d’œuvre et en y rééquilibrant en faveur du travail un rapport de force sur le marché du travail que le chômage déséquilibre actuellement en faveur du capital. Et ce sans considérer, pour l’instant, les inévitables explosions sociales qui accompagneraient un pareil scénario catastrophe. D’où finalement le choix contraint du confinement, faute des moyens qui auraient permis l’option sud-est asiatique (coréenne, taïwanaise, etc.), quoi qu’il doive en coûter immédiatement au capital.

De tout cela, les directions capitalistes (gouvernementales et patronales) ont plus ou moins conscience. D’où leurs pressions répétées sur les travailleurs pour qu’ils continuent de travailler, en dépit des risques de contamination qu’elles leur font ainsi courir, en dépit de leur droit au retrait et des avis favorables donnés en ce sens par les inspections du travail ou même des tribunaux[6] ; pressions modulées cependant selon qu’il s’agit de cadres (incités à pratiquer le télétravail) ou de prolétaires (ouvriers et employés) qui sont sommés de continuer à se présenter à leur poste tous les jours, modulations dont le caractère de classe n’échappera à personne. D’où aussi leur injonction contradictoire : « Restez tous chez vous ! » mais « Continuez à aller travailler autant que possible ! » alors même que les éléments de protection les plus élémentaires (distances de sécurité, gants et masques, gels hydroalcooliques) font défaut ou sont impossibles à assurer sur les lieux de travail. D’où enfin et surtout leur impatience à sortir du confinement qui se heurte cependant à la difficulté de réunir les conditions matérielles (tests de dépistage, port de gants et de masques) et sociales (réorganisation en conséquence d’un appareil sanitaire au bord de l’effondrement) de l’opération, pour qu’elle ne risque pas de virer au fiasco en relançant la pandémie[7].

Par ailleurs, cette pandémie met en œuvre une contradiction majeure à l’œuvre dans l’actuelle phase de la « mondialisation » capitaliste, en fragilisant du coup le pouvoir capitaliste à un autre niveau encore. Contrairement à ce que la vulgate néolibérale renforcée par de nombreuses études académiques laisse entendre depuis des décennies, la « globalisation » n’a nullement rendu caduques et inutiles les États, y compris dans leur forme et dimension nationales (les États-nations). Certes, le procès immédiat de reproduction du capital, unité de son procès de production et de son procès de circulation, s’est « mondialisé » : en témoignent la « mondialisation » de la circulation des marchandises et des capitaux tout comme la « mondialisation » des « chaînes de valeur » (la segmentation des procès de production entre des lieux dispersés, en l’occurrence situés dans différents États, en faisant appel à des forces de travail inégalement qualifiées et productives et inégalement rémunérées), en donnant ainsi une dimension planétaire à « l’usine fluide, flexible, diffuse et nomade » qu’affectionnent les entreprises transnationales. Mais il n’en a pas été ainsi, ou alors à un bien moindre niveau, de la production et reproduction de l’ensemble des conditions sociales générales du procès immédiat de reproduction du capital, dont les États restent les maîtres d’ouvrage et même, en bonne partie, les maîtres d’œuvre. Par exemple, via l’appareil familial (la famille nucléaire, sa division inégalitaire du travail entre sexes et ses tutelles étatiques), l’appareil scolaire, l’appareil sanitaire, l’appareil policier et judiciaire, etc., la reproduction de la force sociale de travail (dont nous avons vu qu’elle est indispensable à la valorisation du capital) reste toujours et encore l’affaire des États-nations, tant dans leurs instances centrales que dans leurs instances décentralisées (régions, métropoles, communes, etc.). C’est ce qui justifie de parler non pas de « mondialisation » ou de « globalisation » mais plus justement de transnationalisation du capitalisme[8].

Cette division du travail reproductif du capital, qui semble fonctionnelle et qui l’est dans le cours ordinaire de la reproduction, manifeste au contraire dans les conditions actuelles la contradiction potentielle sur laquelle elle repose : celle entre un espace de reproduction immédiate du capital aux dimensions planétaires tandis que les appareils assurant la (re)production de ses conditions sociales générales restent dimensionnés et normés à l’échelle nationale. D’une part, si un virus apparu courant novembre sur quelques marchés locaux de la Chine centrale autour de Wuhan a pu donner naissance à une pandémie planétaire en à peine quelques semaines, c’est bien évidemment à l’extension et à l’intensification de la circulation des marchandises et des hommes, inhérentes à la « mondialisation » du procès de reproduction immédiat du capital, qu’on le doit et à son noyau qu’est le modèle de « l’usine diffuse et nomade », dont les réseaux couvrent la planète entière[9]; tandis que ce phénomène pathologique mondial est censé être jugulé par des États-nations agissant en ordre dispersé et chacun pour leur compte propre, érigeant en priorité la défense de l’état sanitaire de leur population respective, conduisant à transformer un monde la veille encore ouvert aux quatre vents de la « mondialisation » (pourvu qu’on ne soit pas un migrant « économique », un requérant d’asile ou un réfugié « climatique ») en une mosaïque d’États qui se ferment les uns aux autres, en ré-érigeant des barrières à leurs frontières et en réaffirmant manu militari le principe de leur souveraineté territoriale[10]. D’autre part, dans ces conditions, non seulement les appareils sanitaires nationaux sont privés de coopération entre eux, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) se contentant de jouer le rôle de lanceur d’alertes répétées et d’émetteur de recommandations de bonnes pratiques, mais ils vont rapidement être mis en concurrence dès lors qu’ils vont s’adresser tous en même temps aux seules industries capables de leur fournir médicaments, équipements et appareils sanitaires pour lutter contre le Covid-19. Concurrence d’autant plus aiguë et féroce que, enfin, la « mondialisation » du capital aura opéré aussi au sein de ces industries, conduisant à les délocaliser et concentrer dans certains « États émergents » (la Chine et l’Inde notamment), en privant du coup nombre d’États (y compris en Europe) de toutes ressources de cet ordre sur leur propre territoire, réalisant à ce moment-là combien ce processus, par ailleurs encouragé par les politiques néolibérales de restrictions budgétaires, les a rendus dépendants et a précarisé leur sécurité sanitaire.

En troisième lieu, la crise actuelle met en question le modèle de développement inhérent au mode capitaliste de production dans la mesure où, du fait notamment de son productivisme et de son caractère globalement incontrôlable, de son hubris en somme, il ne peut que détruire l’écosystème planétaire. Car, comme lors d’autres pathologies antérieures, plus ou moins sévères, notamment le VIH/sida (apparu en 1981), le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) qui a sévi entre novembre 2002 et juillet 2003 (déjà occasionné par un coronavirus), la grippe aviaire en 2004 due au virus H5N1, la grippe A (due au virus H1N1) en 2009, la grippe aviaire A (due au virus H7N9) apparue en 2013, le Covid-19 semble bien avoir mis en jeu une transmission entre espaces animales et espèce humaine, mettant en cause les conditions sanitaires de certains élevages (surtout en Asie mais aussi en Europe : cf. l’épisode d’encéphalopathie spongiforme bovine responsable de la maladie de Creutzfeldt-Jakob) et surtout les empiétements destructeurs sur certains milieux forestiers tropicaux et autres biotopes naturels, du fait de la pression exercée sur eux par l’agriculture et notamment l’élevage, l’industrie extractive, la concentration et la diffusion urbaines, l’extension des réseaux de transports routiers, le développement du tourisme de masse, la création de parcs animaliers, etc. Ces empiétements favorisent la virulence de certains microbes (bactéries, virus, parasites) et leur transmission d’espèces animales, sur lesquelles elles peuvent être bénignes, à l’espèce humaine, sur laquelle ils sont ou deviennent pathogènes, d’autant plus que cette transmission s’accompagne souvent de leur mutation : le lentivirus du macaque est ainsi devenu le VIH[11]. Sans compter que les risques de morbidité du Covid-19 se trouvent visiblement accrus par toute une série de maux engendrés et/ou véhiculés par la « civilisation » capitaliste (sédentarité, surpoids et obésité liés à la malbouffe, pollution atmosphérique, résistance bactérienne aux antibiotiques du fait de la surconsommation de ces derniers, etc.) Dans ces conditions, la récurrence accélérée au cours des dernières décennies de ce type de pathologies, pouvant prendre un caractère pandémique, s’explique et fait craindre que la pandémie actuelle ne soit qu’un signe avant-coureur de ce qui nous attend si nous ne mettons pas fin à cette course à l’abîme dans laquelle le capitalisme nous a engagés.

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3. A l’heure qu’il est, il est évidemment difficile et, pour partie, aventureux de tenter de prévoir ce qui va se passer une fois que la pandémie actuelle aura été jugulée – si elle peut l’être. Car tout dépendra de l’état démographique, économique, social, politique, psychique, etc., des formations sociales qu’elle aura affectées. État qui variera d’abord en fonction de la durée de celle-ci et de l’efficacité des stratégies socio-sanitaires mises en œuvre pour la juguler. Cet exercice de prospective est néanmoins nécessaire si nous ne voulons pas subir une nouvelle fois les événements.

Tout exercice de ce genre conduit à distinguer différents scénarios. En présupposant que le rapport de force entre capital et travail constituera le facteur clé de ce qui se produira alors et même d’ici là, il est possible de distinguer trois scénarios, entre lesquels des combinaisons partielles ne sont évidemment pas exclues. Ces scénarios doivent se comprendre comme des situations stylisées, en fonction desquelles il doit être possible d’interpréter les événements en cours et ceux qui sont susceptibles de se produire dans les prochains mois mais que, inversement, ces événements doivent conduire à préciser et infléchir au fur et à mesure de leur avènement. Ils ne fourniront donc des clefs d’intelligibilité qu’à cette condition d’en faire usage avec souplesse.

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Scénario 1 : la reprise et la poursuite du business as usual néolibéral.

Il présuppose que le rapport de force entre capital et travail restera ce qu’il a été globalement ces dernières décennies, c’est-à-dire fondamentalement favorable au capital. Et c’est clairement dans cette optique que se sont placés les gouvernements actuels, en mettant déjà en place les moyens nécessaires à cette fin.

Relayant ou anticipant même la demande des entrepreneurs capitalistes, leur priorité est la relance de « l’économie », entendons le procès de production et de circulation du capital, permettant le redémarrage de la valorisation et l’accumulation de ce dernier à grande échelle. Cela suppose de contraindre les travailleurs à reprendre au plus vite et le plus massivement possible le chemin vers leurs lieux d’exploitation ; et les pressions en ce sens, qui n’ont pas cessé depuis le début de la pandémie, augmenteront au fur et à mesure où celle-ci régressera. Elles opéreront par le biais de la cessation de l’indemnisation du chômage technique, mise en place pour permettre précisément à « l’économie » de redémarrer au plus vite après le « trou d’air » qu’elle connaît actuellement, et de la menace du licenciement pour les récalcitrants.

Pour autant, cette relance ne pourra pas être un pur et simple retour au statu quo ante. D’une part, en dépit des mesures de soutien à la trésorerie des entreprises (via le report ou même l’annulation partielle des impôts et cotisations sociales et la prise en charge du chômage partiel) et de l’ouverture de larges possibilités d’emprunts, garantis pour certains par l’État[12], il faut prévoir la faillite de nombreuses entreprises, et pas seulement parmi les PME qui sont les plus exposées, et une passe difficile pour de nombreuses autres, du fait de la désorganisation des relations interentreprises (en amont et en aval de chacune) que ces faillites vont entraîner. Cela va se traduire par une concentration et centralisation accrues du capital dans tous les secteurs et branches, dont l’emprise sur « l’économie » va donc s’accroître, mais aussi par une hausse de leur taux de profit, du fait de la disparition d’une partie du capital en fonction, actuellement en état de suraccumulation. Cependant que les perspectives d’investissement vont être obérées par la dévalorisation de leur capital que les investisseurs institutionnels viennent d’enregistrer en bourse, qui va les rendre à la fois plus frileux et plus exigeants en termes de garantie de retour sur investissement. Avec pour résultante globale une augmentation du chômage, que ne palliera pas entièrement le redémarrage de la consommation (productive et improductive) qui suivra la fin du confinement, et qui viendra déséquilibrer un peu plus encore le rapport de force sur le marché du travail en faveur du capital.

D’autre part, celles des entreprises qui parviendront à s’en sortir, et pour s’en sortir précisément, chercheront à accroître l’exploitation du travail, en jouant principalement sur sa durée et son intensité, la hausse des gains de productivité ralentissant régulièrement depuis quelques décennies[13]. A cette fin, elles pourront évidemment profiter de la hausse du chômage pour activer un peu plus encore le chantage au licenciement ; mais elles pourront aussi bénéficier de l’appui des gouvernements sous la forme d’un durcissement des conditions légales d’emploi, de travail et de rémunération. En France par exemple, elles pourront s’appuyer sur l’ensemble des mesures dérogatoires à ce qu’il reste du Code de travail qui ont été adoptées dans le cadre de la loi instituant « l’état d’urgence sanitaire » qu’il suffira de proroger en « état d’urgence économique ». Rappelons que ces dérogations concernent

« la facilitation du recours à l’activité partielle ; la possibilité d’autoriser l’employeur à imposer ou à modifier les dates de prise d’une partie des congés payés dans la limite de six jours ouvrables, en dérogeant aux délais de prévenance, ou d’imposer ou de modifier unilatéralement les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait et des jours de repos affectés sur le compte épargne-temps du salarié ; l’autorisation donnée aux entreprises particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale de déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ; à titre exceptionnel, les dates limites et les modalités des versements au titre de l’intéressement ou de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat pourront être modifiées »[14].

Et signalons qu’à ce jour (15 avril) le décret devant préciser les secteurs dans lesquels ces dérogations ne devaient pas s’appliquer n’est toujours pas paru.

Enfin, la crise économique qui aura accompagné la crise sanitaire n’aura pas mis à mal seulement la trésorerie des entreprises : elle aura également brutalement dégradé l’état des finances publiques, du fait tant du gonflement des dépenses occasionnées par les plans de soutien à « l’économie »[15] que de la contraction des recettes fiscales liées à la panne d’une partie de cette même « économie » (notamment du côté de l’impôt sur le capital et des impôts indirects taxant la consommation)[16], en provoquant un surcroît de déficit public[17], couvert comme d’habitude par recours à l’emprunt. D’où d’ores et déjà une brusque hausse des taux d’intérêt sur les emprunts publics auparavant orientés à la baisse, même nuls dans certains cas, que les principales banques centrales ont tenté de prévenir et limiter par une nouvelle vague de quantitative easing[18]. D’où aussi la relance de projets d’eurobonds (surnommés en l’occurrence covibonds) : d’émissions de titres de crédit par l’ensemble des États de l’Union, par le biais de la BCE, revenant donc à mutualiser ce surcroît de dettes publiques pour venir en aide aux États membres les plus affectés par la pandémie dont les conditions d’emprunts sur les marchés financiers sont aussi les moins favorables (Italie, Espagne, Portugal) ; ce qu’ont refusé, pour l’instant, comme à l’ordinaire l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande, faisant prévaloir leur souveraineté nationale sur une opération qui aurait représenté un pas en avant sur la voie de la constitution d’un État fédéral européen[19].

Dans la perspective de ce premier scénario, cette dégradation des finances publiques aurait pour conséquence à peu près certaine le redoublement de la politique austéritaire précédemment pratiquée par les gouvernements, impliquant aussi bien une hausse des impôts et des cotisations sociales portant sur le travail et la consommation finale qu’une baisse des dépenses publiques, partant des coupes claires dans les budgets affectés à la couverture des besoins sociaux les plus élémentaires : logement, transport, éducation et même santé. Car la crise que nous subissons actuellement du fait de décennies de sous-investissement public sanitaire pourrait ne pas infléchir les orientations antérieures en la matière, si l’on en juge par exemple par l’étude que vient de remettre la Caisse des dépôts et consignations, laquelle envisage de s’en remettre à des partenariats public-privé pour pallier le défaut d’investissements publics dans les hôpitaux[20]. Ou si l’on s’en remet aux déclarations du directeur de l’Agence régional de santé de la Région Grand Est, selon lesquelles une fois la pandémie passée il y aura lieu de poursuivre le plan d’économies prévu pour l’hôpital de Nancy en y supprimant 598 emplois et 174 lits[21] ! Même orientation aberrante en Suisse où, en pleine crise du Covid-19, le Conseil fédéral planifie une diminution des recettes des hôpitaux de cinq à six cents millions de francs au minimum[22].

Et, pour boucler le tout, afin de prévenir tout mouvement social qui s’opposerait à un pareil rétablissement de l’état et de la dynamique catastrophique antérieurs, impliquant de passer la crise sanitaire et ses conséquences sociales par pertes et profits et de blanchir les gouvernants en place de toute responsabilité en la matière, ces derniers pourraient toujours compter sur le maintien voire le durcissement du régime de restriction des libertés publiques mis en place pour faire face à la pandémie, dont le Syndicat de la magistrature s’est lui-même ému en France[23]. Et ils sauraient à coup sûr tirer parti du nouveau seuil de surveillance généralisée que le confinement aura permis de franchir, à coups de surveillance des espaces publics par drones et capteurs de chaleur et des déplacements individuels par tracking des téléphones portables. « Big Brother » deviendrait un compagnon aussi intrusif qu’inévitable dès lors que l’on sortirait de chez soi. S’ils devaient y parvenir, il parachèverait du même coup des évolutions amorcées à l’occasion de la lutte contre cet autre ennemi invisible, l’ainsi dénommé « terrorisme », qui aura inauguré une restriction chronique des libertés publiques et la marche vers un pouvoir panoptique de surveillance, de contrôle et de répression.

Enfin, ils pourraient également compter sur les effets persistants de l’état psychique créé par cette pandémie et les mesures de confinement qui ont été imposées pour y faire face : l’autodiscipline dans l’acceptation de l’état d’exception comme forme normale du gouvernement ; l’attitude de méfiance envers les autres comme envers soi-même comme sources possibles de menace (facteur d’infection), s’exprimant à travers leur mise à distance, les « gestes barrières », le port de gants et de masques ; plus profondément, enfin, une perte de confiance dans le monde. Pour ne rien dire du traumatisme subi par ceux et celles qui auront perdu l’un-e des leurs, sans avoir même pu se recueillir auprès de leur dépouille, rite pourtant nécessaire à tout travail de deuil. Autant d’éléments peu propices au développement de mobilisations collectives.

En somme, ce premier scénario répéterait la séquence que l’on a vu jouer à l’issue de la crise financière de 2007-2009, dite crise des subprime, en pire. Alors, la remise en cause des dogmes néolibéraux par la crise aura été l’occasion pour les gouvernants de réaffirmer autoritairement ces dogmes, en tirant argument de ce que la crise n’aurait pas résulté de leur application mais, au contraire, des insuffisances de cette même application, qu’il convenait par conséquent de poursuivre et redoubler[24]. Fidèles à la « stratégie du choc » (Naomi Klein) qui leur a toujours réussi jusqu’à présent, il ne fait guère de doute que « nos » gouvernants vont tenter de profiter du choc économique, financier, social, psychologique de la crise (sanitaire) actuelle pour prolonger et redoubler la mise en œuvre de ces politiques, en cherchant ainsi à masquer et faire oublier la lourde responsabilité de ces dernières et d’eux-mêmes qui les ont administrées dans le déclenchement et la gestion calamiteuse de cette crise.

Les faiblesses d’un pareil scénario sont cependant multiples. Outre qu’il n’est pas assuré que les gouvernants parviennent à maîtriser si facilement les mouvements sociaux que sa mise en œuvre ne manquerait pas de produire, sauf à faire prendre une allure dictatoriale à leur mode de gouvernement (comme c’est déjà le cas en Hongrie), il fait surtout l’impasse sur les deux derniers des défis lancés par l’actuelle pandémie au pouvoir capitaliste précédemment mentionnés. Il ne remédierait en rien à la contradiction inhérente à la transnationalisation du capital que j’ai pointée, qui fait reposer en définitive sur les épaules des seuls États-nations la (re)production des conditions générales de ce rapport social, alors même qu’il se déploie quotidiennement au-delà de leurs frontières et de leur espace de souveraineté. Quant au fait que la pandémie actuelle se présente vraisemblablement comme un simple développement particulier, mais particulièrement aigu, de la catastrophe écologique planétaire dans laquelle le mode capitaliste de production a engagé l’humanité tout entière, la poursuite des politiques néolibérales en aurait d’autant moins cure qu’elles sont par définition totalement aveugles aux « externalités négatives » du procès capitaliste de production[25]. Autrement dit, la réalisation d’un pareil scénario ouvrirait grandes les portes à la réédition à court ou moyen terme de pareilles crises, y compris à plus vastes échelles encore.

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Scénario 2 : un tournant néo-social-démocrate

La gestion calamiteuse de la crise sanitaire par les gouvernants, qui risque de se prolonger voire de s’aggraver au moment de la levée des confinements, les mesures austéritaires qu’ils pourraient être amenés à prendre pour relancer « l’économie », les tentatives de reprise et de prolongement du programme de « réformes » néolibérales qui leur a servi d’agenda avant la présente crise, tout cela peut aussi bien provoquer, par réaction, des mouvements sociaux leur demandant des comptes quant à leur responsabilité dans cette affaire et leur imposant des inflexions par rapport aux orientations antérieures. Ces mouvements trouveraient facilement à s’alimenter au discrédit de ces mêmes gouvernants, né du spectacle de leur impéritie, de la colère et des frustrations engendrées par le confinement, de la volonté de trouver des responsables et des coupables à ce fiasco de grande ampleur, discrédit qui pourrait rejaillir sur l’ensemble des politiques néolibérales antérieures dont le caractère néfaste et proprement criminel même a été démontré à grande échelle par la crise sanitaire engendrée par le délabrement du service public de santé, dont ces politiques sont directement responsables.

Il ne fait pas de doute que les personnels de santé seraient en première ligne de pareils mouvements, tout particulièrement ceux des hôpitaux publics, qui tout au long de l’année dernière n’ont cessé de dénoncer la casse de l’appareil sanitaire en obtenant pour seules réponses au mieux le mépris des irresponsables qui leur tiennent lieu de supérieurs, quand ce n’est pas les gaz lacrymogènes et la matraque, et qui, au péril de leur vie, auront été en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Ils seraient, espérons-le, appuyés par tous ceux et celles qui auront été sauvés par leurs soins, accompagnés de leurs proches ; mais aussi de tous ceux et celles dont l’un-e des leurs est mort-e dans des conditions indignes, alors qu’une autre politique de santé publique aurait pu les sauver ; et, plus largement, de tous ceux et celles qui auraient pris conscience à cette occasion de la nécessité de se mobiliser pour faire cesser pareille casse. Et ils et elles seraient certainement relayés par tous les chercheurs qui auront vu leurs recherches sur les virus littéralement sabordées sous l’effet des restrictions budgétaires[26].

On peut également espérer que le confinement aura rendu insupportable à un grand nombre l’insuffisance, quantitative et qualitative, du logement social et, plus largement, leurs conditions de logement, notamment en milieu urbain, tout en leur faisant prendre conscience de la nécessité d’engager un plan massif de construction et de rénovation. Sans même vouloir évoquer les conditions misérables et indignes dans lesquelles auront été confinées, en France mais sans doute aussi ailleurs, les personnes incarcérées[27], celles maintenues dans les centres de rétention administrative[28] ainsi que celles internées pour raison psychiatrique[29], que le confinement aura particulièrement éprouvées, elles aussi bien que leurs proches et soutiens.

Il est évidemment difficile de prévoir sur quelles perspectives politiques globales pourraient déboucher de pareils mouvements sociaux, s’ils devaient se produire. Quoi qu’il en soit, ils conduiraient à une inflexion du rapport de force entre capital et travail. L’ampleur et la durée de cette inflexion dépendraient évidemment du degré de leur radicalité et, partant, de leur orientation dominante.

Cela conduit à envisager un deuxième scénario qui déboucherait sur un nouveau compromis entre capital et travail du même ordre que celui qui avait soldé, dans les années 1930 et 1940, la crise structurelle que le capitalisme avait traversée à l’époque et les luttes sociales et politiques, nationales et internationales, qui l’avaient accompagnée – compromis ordinairement qualifié de fordiste ou de social-démocrate. Destinée à remettre le capitalisme en selle tout en en infléchissant notoirement le fonctionnement, la réalisation d’un tel scénario supposerait que les différents défis lancés par la crise actuelle, précédemment détaillés, soient relevés d’une manière ou d’une autre. Dans cette mesure même, elle supposerait de combiner des inflexions majeures selon trois axes différents.

En premier lieu, une rupture nette avec les politiques néolibérales. Parmi les points de rupture majeurs, il conviendrait, d’une part, de procéder à un partage de la valeur ajoutée plus favorable au travail par des créations d’emplois et par une hausse généralisée et substantielle des salaires réels, davantage d’ailleurs du salaire indirect que du salaire direct. D’autre part, en rapport avec le point précédent, il faudrait procéder une augmentation de la dépense publique en faveur de la protection sociale, des services publics (en priorité l’éducation et la santé) et des équipements collectifs (notamment du logement social). Enfin, et en conséquence des deux points précédents, s’imposerait une inflexion sérieuse des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), impliquant notamment une baisse de la fiscalité directe (CSG : contribution sociale généralisée) et indirecte (TVA et autres taxes sur la consommation) pesant sur les salaires et une hausse de la fiscalité pesant sur les entreprises (impôt sur les sociétés), sur les hauts revenus (via la réintroduction de tranches supérieures d’imposition sur le revenu) et les gros patrimoines, visant tant leur possession (par réintroduction et augmentation de l’impôt sur la fortune) que leur transmission[30].

L’inflexion du rapport de force entre capital et travail passerait, en deuxième lieu, par une « démondialisation » partielle du procès immédiat de reproduction du capital. Cela supposerait, pour commencer, de définir un champ de souveraineté économique national[31], autrement dit un ensemble de secteurs ou de branches dont le contrôle par l’État est considéré comme stratégique du point de vue de la sécurité de sa population ; un tel champ devrait inclure, a minima, outre l’agroalimentaire, le logement social, le sanitaire[32], l’éducatif et la recherche scientifique. Cela pourrait impliquer, par conséquent, la (re)nationalisation des entreprises placées en position de monopole ou d’oligopole dans chacun des secteurs ou branches précédents (au premier chef desquelles les industries pharmaceutiques) ; plus largement, la subordination étroite de l’ensemble des entreprises opérant dans ces secteurs et branches à des règles, propres à assurer une telle souveraineté, en ce qui concerne leurs décisions d’investissement ou de désinvestissement, de recherche et de développement, d’allocation de leurs profits. Et, pour compléter le tableau, il ne faudrait pas oublier de taxer l’ensemble des entreprises transnationales de telle manière à limiter drastiquement leurs opérations d’optimisation et de fraude fiscale, en les imposant en due proportion des opérations qu’elles réalisent sur le sol national.

En troisième lieu, en s’inspirant des projets de Green New Deal[33], il s’agirait de mettre en œuvre un plan massif d’investissements publics en faveur de la lutte contre la catastrophe écologique, en ciblant en premier lieu le réchauffement climatique et la dégradation de la biodiversité, impliquant notamment : des aides au développement des énergies renouvelables, l’isolement thermique des bâtiments, privés et publics, le développement des transports publics, notamment dans les espaces ruraux et périurbains, la reconversion de l’agriculture vers le bio et les circuits courts, etc.

Se pose alors une première question : celle des conditions de possibilité subjectives d’un pareil scénario, autrement dit celle de savoir quelles forces sociales et politiques seraient susceptibles de prendre en charge un pareil projet et programme réformiste et, le cas échéant, comment elles seraient en mesure de faire bloc à cette fin. Pour l’instant, aucun mouvement social ni aucune formation politique constituée, à capacité gouvernementale, ne défendent un tel programme. On ne trouve rien de tel du côté de ce qu’il reste des partis soi-disant socialistes, social-démocrates ou travaillistes, qui pourraient pourtant utilement se renouveler à cette occasion, englués et dilués qu’ils restent dans leur ralliement antérieur, honteux ou tapageur, au néolibéralisme[34]. Pas davantage ne trouve-t-on quelque chose de cet ordre du côté des formations écologistes. Europe Écologie Les Verts en restent pour l’instant à dénoncer les causes immédiates de la crise sanitaire[35] et réduisent le Green New Deal à « une fiscalité plus redistributive : à situation exceptionnelle impôt exceptionnel, en particulier pour les grandes fortunes et les assurances qui engrangent des profits indus pendant le confinement »[36].

Même les propositions soumises par la Convention citoyenne pour le climat s’avèrent minimales[37]. Après avoir noté très justement que « la perte de biodiversité, la destruction des milieux naturels, sont des témoins de la crise écologique, mais sont aussi pointés comme des facteurs importants de la crise sanitaire d’aujourd’hui » et que « la multiplication des échanges internationaux et nos modes de vie globalisés sont à l’origine de la propagation rapide de l’épidémie », elle se contente de souhaiter que « la sortie de crise qui s’organise sous l’impulsion des pouvoirs publics ne soit pas réalisée au détriment du climat, de l’humain et de la biodiversité », elle se contente en tant que préconisations de suggérer que « des grands travaux soient lancés pour réduire la dépendance de la France aux importations, favoriser l’emploi en France et réduire les émissions de gaz à effet de serre » et de rappeler « qu’il est nécessaire de relocaliser les activités des secteurs stratégiques pour assurer notre sécurité alimentaire, sanitaire et énergétique » ainsi que « l’importance des solidarités internationales pour une action efficace ». Bref de bonnes intentions sans plan plus précis pour les exécuter.

Tout juste perçoit-on pour l’instant quelques voix reprenant les propositions précédentes. Des voix dispersées qui sont loin encore de constituer un chœur. Il faudrait donc compter sur la mobilisation collective précédemment envisagée pour leur permettre de s’amplifier et de s’unifier.

D’ores et déjà, certaines organisations syndicales se sont placées dans une telle perspective réformiste. La CGT, par exemple, a adressé au président de la République une lettre ouverte dans laquelle elle lui demande d’infléchir l’ensemble de sa politique antérieure en lui soumettant les propositions suivantes :

« Relocalisation des activités, dans l’industrie, dans l’agriculture et les services, permettant d’instaurer une meilleure autonomie face aux marchés internationaux et de reprendre le contrôle sur les modes de production et d’enclencher une transition écologique et sociale des activités.

Réorientation des systèmes productifs, agricoles, industriels et de services, pour les rendre plus justes socialement, en mesure de satisfaire les besoins essentiels des populations et axés sur le rétablissement des grands équilibres écologiques.

Établissement de soutiens financiers massifs vers les services publics, dont la crise du coronavirus révèle de façon cruelle leur état désastreux : santé publique, éducation et recherche publique, services aux personnes dépendantes…

Une remise à plat des règles fiscales internationales afin de lutter efficacement contre l’évasion fiscale est nécessaire et les plus aisés devront être mis davantage à contribution, via une fiscalité du patrimoine et des revenus, ambitieuse et progressive »[38].

Et il n’est pas même exclu que, du côté des gouvernants, de pareilles propositions soient entendues et reprises pour partie. C’est Emmanuel Macron qui, après s’être lamenté du « pognon de dingue » que coûteraient les minima sociaux et avoir affirmé haut et fort sa volonté d’y mettre bon ordre par la responsabilisation des assurés sociaux[39], découvre brusquement que

« la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe »[40].

Et, même brusque révélation du caractère néfaste des politiques néolibérales outre-Rhin chez sa collègue Angela Merkel :

« “Bien que ce marché [celui des masques de protection] soit actuellement situé en Asie, il est important que nous tirions de cette pandémie l’expérience que nous avons également besoin d’une certaine souveraineté, ou au moins d’un pilier pour effectuer notre propre production ”, en Allemagne ou en Europe, a-t-elle défendu »[41].

Certes, on sait d’expérience ce que valent ces déclarations faites dans le feu du désarroi par des dirigeants qui se sont rendus coupables de ce à quoi ils promettent de remédier, avant de revenir à leurs anciennes amours et pratiques à peine la crise passée. Mais il n’en est pas moins significatif que les « premiers de cordée » du néolibéralisme pur et dur au niveau européen se soient laissé aller à de pareils propos.

Mais cette perspective réformiste soulève encore une seconde question : celle de ses conditions de possibilité objectives, soit celle des obstacles et limites auxquelles sa réalisation se heurterait dans l’état actuel du mode capitaliste de production. Deux de ces limites sautent immédiatement aux yeux. D’une part, le rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée en faveur du salaire et au détriment du profit, assorti d’une augmentation des prélèvements obligatoires pour financer tant la remise à niveau des équipements collectifs et des services publics que le plan massif d’investissements publics en faveur de Green New Deal, des mesures qui se recoupent et se chevauchent pour partie certes, ne se heurteraient pas moins à la baisse tendancielle des gains de productivité précédemment signalée. Autrement dit, les gains de productivité ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques en faveur d’un vaste programme d’investissement à but social et écologique. En somme, il existe une sorte de triangle d’incompatibilité entre ces trois objectifs.

D’autre part, si un Green New Deal est en mesure d’atténuer les effets écologiquement désastreux de la poursuite d’une accumulation du capital débridée, de freiner par conséquent la dynamique de la catastrophe écologique globale engendrée par cette dernière, il est parfaitement incapable de résoudre la contradiction entre la nécessaire reproduction élargie du capital (son accumulation), qui ne connaît pas de limite, et les limites de l’écosystème planétaire. Pour le dire autrement et plus simplement, il peut y avoir des capitaux verts mais pas de capitalisme vert[42]. Sous ce rapport aussi, le capitalisme a sans doute atteint ses limites et le réformisme avec lui. Et, s’il devait se produire, le tournant néo-social-démocrate aurait de ce fait toute chance de nous engager dans une impasse à moyen terme.

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Scénario 3: ouvrir des brèches en vue d’une rupture révolutionnaire

On est dès lors en droit d’imaginer un troisième scénario, bien qu’il semble a priori plus improbable encore que le précédent. Il part de l’hypothèse selon laquelle plus une crise du mode de production capitaliste est profonde, plus elle manifeste ses contradictions insurmontables et ses limites indépassables, plus elle crée les conditions à l’ouverture de brèches par lesquelles peuvent s’engouffrer les forces sociales et politiques œuvrant à une rupture révolutionnaire, qui trouvent leur base naturelle dans le salariat d’exécution (ouvriers et employés, tous secteurs et branches confondus) qui définit aujourd’hui le prolétariat.

Or c’est bien un pareil processus qui est d’ores et déjà actuellement engagé, au cœur de cette crise, fût-ce de manière encore embryonnaire mais significative. Donnons-en quelques exemples. Contre les pressions redoublées des gouvernants et des employeurs et leur double langage, ce sont les travailleurs et travailleuses qui, par leur retrait spontané, leurs débrayages ou même par des grèves, ont imposé l’arrêt de la production ou sa poursuite à la seule condition du respect de normes de sécurité (distance, port de gants et de masques, désinfection des locaux, etc.), dans le simple but de préserver leur santé et leur vie[43]. Ce qu’ils et elles ont ainsi clairement affirmé, c’est qu’ils-elles sont les seuls maîtres en dernière instance du procès de production : que ce sont eux-elles qui produisent toute la richesse sociale et qui sont aussi en capacité de faire cesser cette production. Vérité foncière que toute l’idéologie dominante dans ses différentes facettes occulte sans cesse en temps ordinaire.

S’est aussi imposée dès lors, dans la pratique même mais aussi dans la conscience réflexive qui l’a accompagnée, la nécessité de distinguer entre les activités productives strictement nécessaires à la poursuite de la vie sociale (santé, alimentation, services de base : eau, gaz, électricité, etc.), et qu’il a fallu poursuivre sous certaines conditions de sécurité, et celles qui sont superflues voire nuisibles, dont on peut se passer ou qu’il est même souhaitable de mettre à l’arrêt (la production automobile, l’industrie militaire, les chantiers navals – liste non exhaustive). Même si elle n’est pas facile à opérer, tant les activités productives sont imbriquées les unes dans les autres dans tout appareil de production socialisé[44], et précisément parce qu’elle n’est pas facile à opérer, cette distinction soulève la question de ce que, dans un processus de transition socialiste, il conviendrait de maintenir de l’appareil de production existant, au moins dans un premier temps et en le transformant, et de ce qu’il conviendrait d’abandonner immédiatement ou de reconvertir profondément, dans le cadre d’une planification de la production en fonction de la nécessité et de l’urgence de satisfaire les besoins sociaux les plus fondamentaux. De telles reconversions ont d’ailleurs d’ores et déjà commencé : on a vu des entreprises textiles se lancer dans la confection de masques chirurgicaux, des parfumeries dans la production de gel hydroalcoolique, des entreprises automobiles dans la mise au point d’appareils d’assistance respiratoire, etc.[45]

Sous la pression de la nécessité mais aussi sous l’effet de la solidarité entre « ceux-celles d’en bas » conscients de l’incurie et de l’indifférence de « ceux-celles d’en haut », on a vu se mettre en place et se développer, un peu partout, au niveau local, des pratiques et des réseaux d’entraide pour faire face aux difficultés et problèmes résultants du développement de la pandémie et des mesures de confinement, notamment en faveur des plus démunis d’entre ces expropriés que sont par définition les prolétaires : travailleurs précaires et chômeurs, femmes et enfants victimes de violences intrafamiliales, personnes âgées isolées, mal logés et SDF, étrangers sans papier, réfugiés, etc. Selon le cas et les lieux, il s’est agi de la préparation de paniers repas ; de collectes de nourriture, de produits de protection et d’hygiène ou de vêtements, de livres, de DVD, etc. ; de soins à domicile ; de lutte contre la solitude et l’isolement ; de mises en place de structures d’aide scolaire à destination des enfants confinés et privés de scolarité ; de réquisitions de chambres d’hôtel ; d’interventions en préfecture pour y obtenir des régularisations, etc. Ces actions ont eu d’autant plus de consistance qu’elles ont pu s’appuyer sur des collectifs ou des réseaux préexistants, tels les Amap[46] dont l’utilité s’est illustrée en ces temps où le ravitaillement en grandes surfaces est devenu problématique. L’importance de ces pratiques et réseaux ne se mesure pas seulement à leurs effets immédiats en termes de solidarité concrète mais encore en ce qu’ils sont autant d’occasions de mettre en évidence et en accusation les défauts actuels des appareils de protection sociale et plus largement des pouvoirs publics, conséquences de leur étranglement financier par les politiques néolibérales mais aussi de leur structure bureaucratique traditionnelle. Surtout, en tant qu’éléments d’auto-organisation populaire, ils constituent autant de préfigurations de cette autogestion généralisée que serait une société libérée de toute structure d’exploitation et de domination ; et c’est à ce titre qu’ils méritent de figurer ici[47].

Enfin, en cette période où « l’économie » est en bonne partie en panne, où les marchandises et l’argent circulent avec peine, où la survie dépend moins des échanges marchands que de la solidarité interpersonnelle ou associative et de la distribution de la manne étatique, on a vu (ré)apparaître partout la gratuité. Aiguillonnés par la peur de perdre le contact avec leurs clients cloués chez eux, les éditeurs se sont mis à proposer gratuitement une (toute petite) partie de leur fonds ; différents producteurs de cinéma et différentes plates-formes de vidéos à la demande en ont fait autant ; etc. Pour intéressée et temporaire que soit cette gratuité, elle n’en indique pas moins ce que devrait être l’accès à la culture dans une société libérée de l’emprise de la propriété privée et du marché : un service public et gratuit à la portée immédiate de tout un chacun.

Au titre des autres bénéfices paradoxaux de la panne actuelle de l’économie capitaliste, il faut signaler la chute spectaculaire des différentes formes de pollution que celle-ci engendre dans son cours ordinaire. Baisse de la pollution atmosphérique un peu partout dans le monde : en Chine[48], en Europe[49], en Inde[50]. Baisse sensible de la pollution sonore liée à la circulation automobile, qui permet d’étendre à nouveau le souffle du vent dans les frondaisons et les chants d’oiseau. Baisse de la pollution publicitaire sur les ondes. Quasi-disparition de la pollution de la communication téléphonique du fait de la fermeture des centres d’appels. Autant de manifestations in vivo que l’on vit mieux sans le capitalisme, dont seules les mesures de confinement qu’il continue à nous imposer nous empêchent de profiter pleinement.

Bref, de multiples manières, la crise actuelle ouvre des brèches dans le système des rapports, des pratiques et des représentations par lesquels s’exerce ordinairement la domination du capital, avec son inévitable lot de nuisances, qui laissent clairement apercevoir qu’un autre monde est possible et qu’il est même nécessaire et souhaitable, dès lors que cette domination fait faillite, comme c’est en bonne partie le cas actuellement. Ce sont précisément ces brèches que, dans la perspective de ce troisième scénario, il va falloir chercher à élargir à la faveur des luttes en cours et qui vont s’exacerber dès lors que les directions capitalistes, gouvernementales et patronales, chercheront à revenir au statu quo ante.

Ces luttes vont avoir pour premier enjeu les conditions dans lesquelles va s’opérer la reprise de la production. Alors que le coronavirus responsable de la pandémie n’aura pas été totalement éradiqué et en l’absence de tout vaccin, les travailleurs et travailleuses vont devoir se battre pour imposer que cette reprise se fasse aux conditions qu’ils sont parvenus à imposer jusqu’à présent : distinction entre les activités socialement nécessaires et le reste ; sécurisation des espaces de travail (chantiers, ateliers, bureaux) avec strict respect des normes de sécurité (distance, port de gants et de masques, désinfection des locaux, etc.) ; mesures qu’il faudra étendre plus largement à l’ensemble de la population, qu’elle soit active ou non. Ils vont de même devoir se battre contre les tentatives d’aggraver leur exploitation en augmentant la durée et l’intensité de leur travail pour permettre au capital d’effacer une partie des pertes (des manques à gagner, de la baisse des profits et des taux de profit) qu’il aura enregistré durant la crise, moyennant la suspension ou même la suppression des dispositifs du Code du travail à ce sujet : dans une situation où le chômage aura augmenté du fait de la faillite d’un grand nombre d’entreprises, le mot d’ordre « travailler tou-te-s pour travailler moins tout en travaillant autrement » sera plus que jamais à l’ordre du jour. Autrement dit, s’il faut se retrousser les manches pour regagner le terrain perdu, que cela se fasse sous forme d’embauches massives, permettant une diminution du temps de travail pour chacun-e, et non pas sous celle d’un surcroît d’exploitation des seuls salarié-e-s en emploi. Dans le même ordre d’idées, il va leur falloir imposer que les revenus des actionnaires (dividendes) et ceux des managers (leurs sursalaires) soient rognés ou même abolis pour faire face aux difficultés des entreprises et mis à profit pour relancer les investissements. Enfin, pour pallier la vague de faillites et de licenciements collectifs qui résultera presque à coup sûr de l’arrêt prolongé de la production, les travailleur-euse-s devront se mobiliser pour imposer la socialisation, sous leur contrôle, des entreprises dont la production sera considérée comme socialement nécessaire, rendant du même coup la distinction précédente d’autant plus opératoire.

En second lieu, il n’est pas question d’oublier les enseignements de la présente crise. Au contraire, il s’agira d’en tirer les conséquences et quant à la réorganisation nécessaire de l’appareil de production et quant aux orientations des dépenses publiques. La priorité est de reconstituer un appareil sanitaire impliquant notamment : l’annulation de la dette des hôpitaux publics ; l’arrêt des subventions aux cliniques privées et l’interdiction des dépassements d’honoraires en médecine de ville ; un plan pluriannuel d’embauche de personnels soignants, de réouverture de services et d’établissements, de dotations budgétaires pour la recherche, libérée de toute tutelle et dépendance capitaliste ; une nationalisation des grands groupes pharmaceutiques comme plus largement de toutes les entreprises produisant du matériel médical ; le tout sous le contrôle des travailleurs du secteur et de leurs organisations syndicales, en association avec la population qui est directement concernée par le sujet, en sa double qualité de contribuable et de bénéficiaire potentiel de ce service public[51]. Objectifs qu’il faudra imposer par des mobilisations collectives prolongées : grèves, manifestations, occupations, interpellations de responsables politiques, boycotts, etc.

Mais c’est plus largement en faveur d’un investissement massif dans l’ensemble des équipements collectifs et services publics assurant la satisfaction des besoins sociaux les plus fondamentaux : en plus de la santé, le logement, l’éducation, la recherche scientifique, là encore en les plaçant sous le contrôle des salariés de ces secteurs et de leurs organisations syndicales.

En troisième lieu, il faut profiter de ce que la suspension durable de « l’économie » a mis en évidence que la société ne nécessitait, pour satisfaire ses besoins essentiels, qu’un nombre restreint d’entreprises, d’équipements collectifs et de services publics, mais aussi un pilotage de l’ensemble par l’État, en contradiction complète des dogmes néolibéraux, pour exiger la reconversion en conséquence de l’ensemble de l’appareil productif, mais cette fois-ci sous contrôle des travailleurs et de leurs organisations syndicales. Et, pour piloter cette reconversion, l’expropriation des banques privées, des compagnies d’assurances et des fonds d’investissement, sans indemnisation de leurs actionnaires, et leur fusion en un organisme public d’investissement, sous contrôle de ses salariés et, plus largement, de l’ensemble des citoyens conviés à un débat sur les orientations prioritaires à donner aux investissements en question[52].

En dernier lieu enfin, il va falloir se battre pour imposer une annulation pure et simple de l’ensemble des dettes publiques, doublée d’une réforme des prélèvements obligatoires de manière à taxer le capital, les hauts revenus et les grandes fortunes. Car les dettes publiques procèdent purement et simplement de l’accumulation des arriérés d’impôts et de cotisations non exigés de la part d’entreprises et de ménages qui auraient pourtant eu les capacités contributives et partant l’obligation de les acquitter, puisqu’ils ont trouvé les moyens de se faire les créanciers des États avec l’argent que ceux-ci ne leur ont pas demandé[53].

Il n’échappera à personne qu’un certain nombre d’axes de lutte selon lesquels devrait se développer ce scénario de rupture recoupent certains des objectifs du scénario précédent, d’orientation réformiste. C’est que, radicalisés, les objectifs de ce dernier peuvent conduire à ouvrir des brèches dans le système existant et ne pas seulement contribuer à sa reconduction sous de nouvelles formes. C’est bien pourquoi j’indiquais plus haut que l’issue des mobilisations collectives qui vont se dessiner dans les prochains mois est incertaine et dépendra essentiellement de leur degré de radicalité.

D’emblée cependant, deux éléments distinguent ce scénario de rupture du précédent. C’est, d’une part, l’importance primordiale qu’il demande d’accorder aux initiatives prises par la base (« les gens », les travailleurs, leurs organisations) dans le but de promouvoir de nouvelles pratiques et structures d’émancipation. C’est, d’autre part, l’objectif qu’il vise d’imposer des mesures de « contrôle populaire » sur la production (sa finalité et ses modalités : que doit-on continuer à produire ? que faut-il maintenir ? que faut-il abandonner ? que faut-il réquisitionner ? à quelles conditions ?) pour imposer sa réorganisation dans le cadre d’une planification démocratique orientée en fonction de la définition des besoins sociaux.

***

En conclusion, il s’agit de ne pas laisser se perdre ce que cette crise nous aura appris : la nécessité et l’urgence de sortir du capitalisme… et la possibilité d’y parvenir. Nécessité et urgence qui s’alimentent tout simplement au constat que, au stade actuel de son développement, le capitalisme est voué de plus en plus à n’engendrer que la mort : la mort biologique qu’enregistre la sinistre comptabilité de la croissance quotidienne des victimes de la pandémie actuelle, en attendant que, demain, l’aggravation de la catastrophe écologique ne nous confronte à bien pire encore ; mais aussi la mort sociale à laquelle sont condamnés les rescapé-e-s par le confinement et la suspension (pour combien de temps encore ?) des libertés individuelles et collectives, à laquelle ils se soumettent en espérant que la Grande Faucheuse ne les rattrapera pas, contraint-e-s en attendant pour certain-e-s de vivre comme des rats ; quand ce n’est pas la mort psychique pour ceux et celles qui ne trouvent pas en eux et elles les ressources permettant de faire face à ce type d’épreuve et qui sombrent dans la dépression ou recourent au suicide.

Depuis un siècle, combien de fois n’a-t-on pas répété la formule d’Engels reprise par Rosa Luxembourg : socialisme ou barbarie ? Il est temps de prendre conscience que l’alternative est aujourd’hui beaucoup plus radicale : elle est tout simplement entre le communisme et la mort.

Alain Bihr, 15 avril 2020.

Notes

[1] Merci à Roland Pfefferkorn et Yannis Thanassekos de m’avoir permis, par leurs suggestions et remarques, d’améliorer la version primitive du texte que je leur avais soumise.

[2] Le pompon en la matière revient incontestablement aux autorités de la République populaire de Chine, épicentre de la pandémie, qui en ont nié l’existence, alors qu’elle n’en était encore qu’à l’état d’épidémie, du 17 novembre 2019 (date à laquelle un premier cas est signalé à Wuhan en Chine centrale) jusqu’au 20 janvier 2020, allant même jusqu’à arrêter début janvier pour « propagation de fausses nouvelles » le Dr Li Wenliang qui avait lancé l’alerte et qui décèdera victime du coronavirus le 7 février. Cf. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/06/il-ne-faut-pas-diffuser-cette-information-au-public-l-echec-du-systeme-de-detection-chinois_6035704_3210.html mis en ligne le 6 avril 2020.

[3] Actuel Premier ministre libéral-conservateur des Pays-Bas.

[4] Actuel Premier ministre social-démocrate de la Suède.

[5] Au 15 avril 2020, Taïwan n’a ainsi enregistré que six morts sur une population de quelque vingt-quatre millions d’habitants. A la même date, la Corée du Sud compte deux cent vingt-deux morts pour quelque cinquante-et-un millions d’habitants.

[6] On trouvera un panel d’exemples pris dans de nombreux pays de telles pressions dans « Éphéméride sociale d’une épidémie », Covid-19 Un virus très politique, pages 37-81, https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/un-virus-tre–s-politique.pdf, 2e édition mise en ligne le 6 avril 2020.

[7] Ces injonctions contradictoires et la recherche de leur difficile (voire impossible) solution sont même au cœur de toute une réflexion d’économistes anxieusement penchés au chevet de l’économie capitaliste en berne ; cf. Michel Husson, « Sur l’inanité de la science économique officielle: de l’arbitrage entre activité économique et risques sanitaires », http://alencontre.org/economie/sur-linanite-de-la-science-economique-officielle-de-larbitrage-entre-activite-economique-et-risques-sanitaires.html mis en ligne le 14 avril 2020.

[8] Cf. « Introduction générale au devenir-monde du capitalisme », La préhistoire du capital, Lausanne, Page 2, 2006, pages 9-90, disponible en ligne http://classiques.uqac.ca/contemporains/bihr_alain/prehistoire_du_capital_t1/Prehistoire_du_capital_t1_Page2.pdf

[9] Cf. Kim Moody, « How “just-in-time” capitalism spread Covid-19. Trade roads, transmission, and international solidarity », https://spectrejournal.com/how-just-in-time-capitalism-spread-covid-19/, mis en ligne le 8 avril 2020.

[10] Y compris au sein de l’Union européenne, au sein de laquelle l’intégration des États-nations en un bloc continental d’États s’est avancée le plus loin, au point de servir d’exemple (sinon de modèle) à d’autres tentatives du même ordre : le Mercosur en Amérique latine, la CDEAO (la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest) ou encore l’Anase (Association des nations de l’Asie du Sud-est). Il suffit de voir comment l’Italie a été abandonnée à son sort (pendant des semaines, elle a reçu plus d’aide de la Chine, de la Russie et même de Cuba que des autres États membres de l’UE !) et les querelles de chiffonniers qui opposent aujourd’hui les États européens pour l’acquisition du matériel de base, par exemple les masques : cf. https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/requisition-et-indignation-partagee-la-guerre-des-masques-entre-la-suede-et-la-france_2122374.html mis en ligne le 1er avril 2020.

[11] Cf. Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, mars 2020 ; et Serge Morand, « Alors que la biodiversité s’éteint progressivement, les maladies infectieuses et parasitaires continuent d’augmenter », http://alencontre.org/societe/covid-19-et-biodiversite-alors-que-la-biodiversite-seteint-progressivement-les-maladies-infectieuses-et-parasitaires-continuent-daugmenter.html mis en ligne le 18 mars 2020.

[12] En France, la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars a porté cette garantie à la hauteur de 300 Mds €.

[13] Cf. Michel Husson, « Le grand bluff de la robotisation », http://alencontre.org/societe/le-grand-bluff-de-la-robotisation.html mis en ligne le 10 juin 2016 : repris dans http://hussonet.free.fr/robobluff.pdf.

[14] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/22/coronavirus-ce-que-contient-le-projet-de-loi-urgence_6034040_823448.html mis en ligne le 23 mars 2020.

[15] En France : les 45 Mds € d’aides économiques et sociales sous forme de reports d’impôts et de cotisation sociales, de fonds de soutien au PME, de prise en charge partiel du régime de chômage technique, de maintien des indemnités de chômage échues en mars, etc., annoncés le 17 mars ont été portés à 100 Mds € le 9 avril.

[16] En France, la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars a chiffré cette baisse à quelque 10,7 Mds €.

[17] En France, selon la Loi de finances rectificative votée par le Parlement mi-mars, le déficit budgétaire passerait ainsi en 2020 de 2,2% à 3,9% du Pib. Mais, dès le 10 avril, le déficit prévu est chiffré à 7,6 % du Pib (du jamais vu !), ce qui porterait la dette publique à 112 % du Pib : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/exclusif-coronavirus-gerald-darmanin-et-bruno-le-maire-e-plan-durgence-revise-a-100-milliards-deuros-1193765 mis en ligne le 9 avril. Mais la vertueuse Allemagne ne fait pas mieux : le Bundestag a voté une rallonge budgétaire de 156 Mds €, représentant une hausse du budget fédéral de 43 % et portant le déficit budgétaire prévisible sur l’année à 4,3 % du Pib, pulvérisant du même coup le dogme de l’équilibre budgétaire pratiqué depuis cinq ans ; cf. https://www.lesechos.fr/monde/europe/coronavirus-feu-vert-a-une-hausse-de-plus-de-40-du-budget-allemand-1189875 mis en ligne le 28 mars 2020.

[18] Le quantitive easing (assouplissement quantitatif) consiste en des opérations d’achat massif d’obligations (titres de crédit) d’États sur le marché boursier, ce qui a pour effet de faire baisser les taux auxquels les États peuvent accéder à de nouveaux prêts. La Banque centrale européenne (BCE) a ainsi annoncé qu’elle s’apprête à racheter des titres de dettes publiques pour un montant de 750 Mds € et la Fed (la Banque centrale états-unienne) pour un montant de 1500 Mds $. Ce n’est en somme qu’une nouvelle forme de la vieille pratique consistant à « faire fonctionner la planche à billets » : à émettre de la monnaie sans contrepartie de production de valeur, avec des risques évidents d’inflation.

[19] Seule a été envisagée la mise en œuvre du Mécanisme européen de stabilité (MES) dont l’activation est subordonnée à la mise en œuvre de politiques d’austérité budgétaire, alors que c’est tout le contraire qui devrait être à l’ordre du jour. Cf. Marco Parodi, « Le virus de l’Union européenne et le faux vaccin du comte Dracula », http://alencontre.org/europe/le-virus-de-lunion-europeenne-et-le-faux-vaccin-du-conte-draghula-1.html mis en ligne le 10 avril 2020.

[20] Cf. Laurent Mauduit et Martine Orange, « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Médiapart, 1er avril 2020.

[21] Cf. https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/meurthe-et-moselle/nancy/plan-economies-hopital-nancy-directeur-ars-grand-est-persiste-signe-je-fais-mon-boulot-1811946.html mis en ligne le 5 avril 2020. Ce directeur a été limogé le 8 mars.

[22] Cf. http://alencontre.org/suisse/suisse-covid-19-et-hopitaux-encore-un-effort-pour-garrotter-les-hopitaux-et-epuiser-les-soignant%c2%b7e%c2%b7s.html mis en ligne le 7 avril 2020.

[23] Cf. « Nos observations sur l’état d’urgence sanitaire », http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/note_e_tat_d_urgence_sanitaire.pdf mis en ligne le 23 mars 2020.

[24] Cf. à ce sujet l’article « Crise » dans La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Page 2 & Syllepse, Lausanne & Paris, 2017.

[25] Une externalité négative est une nuisance ou dommage produit par un agent économique et dont celui-ci n’a pas à assumer le coût.

[26] Cf. Bruno Canard, « En délaissant la recherche fondamentale, on a perdu beaucoup de temps », L’Humanité, 19 mars 2020.

[27] Cf. https://oip.org/covid19-en-prison-lessentiel/ mis en ligne le 9 avril 2020.

[28] Cf. https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actualites/2020/03/covid-19-face-aux-risques-de-contamination-le-defenseur-des-droits-demande-la mis en ligne le 23 mars 2020.

[29] Cf. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-psychiatrie-victime-collaterale-du-covid-19-1191330 mis en ligne le 2 avril 2020.

[30] Les exemples précédents sont empruntés au cas français. Mais les mêmes orientations peuvent se décliner dans les différents États en fonction des spécificités de leur système de prélèvements obligatoires.

[31] Ou continental, dans le cas de la formation d’un bloc d’États continental reprenant à son compte les orientations ici déclinées, par exemple dans le cadre de l’Union européenne.

[32] Car il n’est pas normal qu’un État (la France ou n’importe quel autre) soit devenu dépendant pour son approvisionnement en médicaments et en matériels de première nécessité de chaînes transnationales que son appareil sanitaire ne contrôle plus, avec pour conséquence de fréquentes pénuries, perceptibles bien avant l’actuelle pandémie. Cf. http://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20200306-coronavirus-approvisionnement-m%C3%A9dicaments-remise-cause mis en ligne le 6 mars 2020.

[33] Cf. Alain Lipietz, Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste, La Découverte, 2012 ; Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, Acte Sud, 2015 ; Naomi Klein, Plan B pour la planète ; le New Deal vert, Acte Sud, 2019. Pour une approche critique de cette thématique, cf. John Bellamy Foster, « Écologie. En feu, cette fois-ci », https://alencontre.org/ecologie/ecologie-en-feu-cette-fois-ci.html mis en ligne le 19 décembre 2019.

[34] Symptomatiquement, les deux candidats à l’investiture démocrate pour les prochaines élections présidentielles aux États -Unis qui se référaient sérieusement au Green New Deal, Bennie Sanders et Elizabeth Warren, ont été éliminés de la course.

[35] https://eelv.fr/le-covid-19-nous-impose-de-modifier-profondement-notre-rapport-au-vivant/ mis en ligne le 11 avril 2020.

[36] https://eelv.fr/audition-par-le-premier-ministre-la-transition-ecologique-dans-la-justice-sociale-voila-le-chemin-a-suivre-pour-la-sortie-de-crise/ mis en ligne le 11 avril 2020.

[37] La contribution de la Convention Citoyenne pour le Climat au plan de sortie de crise, https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/wp-content/uploads/2020/04/Contribution-de-la-CCC-au-plan-de-sortie-de-crise-1.pdf mis en ligne le 9 avril 2020.

[38] Cf. https://www.cgt.fr/actualites/france/interprofessionnel/lettre-ouverte-de-philippe-martinez-au-president-de-la mis en ligne le 7 avril 2020.

[39] https://www.youtube.com/watch?v=rKkUkUFbqmE

[40] Allocution du 12 mars 2020.

[41] http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-angela-merkel-appelle-l-europe-a-produire-ses-propres-masques-06-04-2020-8295051.php mis en ligne le 6 avril 2020.

[42] Cf. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012 ; et l’article « Capitalisme vert » dans La novlangue néolibérale, op.cit.

[43] Pour de nombreux exemples de tels mouvements un peu partout dans le monde, cf. là encore « Éphéméride sociale d’une épidémie », op.cit.

[44] Ce qu’est l’appareil de production capitaliste en dépit du fait qu’il repose sur la propriété privée des moyens de production. Ce double caractère, propriété privée + production sociale, fait d’ailleurs partie des contradictions fondamentales du procès immédiat de reproduction du capital.

[45] Il est vrai que la plupart de ces reconversions, pas toutes cependant, se sont produites à l’initiative des directions capitalistes, tant il est vrai que la valorisation du capital est indépendante de la nature des marchandises produites. Il n’est pas moins vrai qu’elles n’ont pu avoir lieu sans le savoir et le savoir-faire des travailleurs et travailleuses de la base, augurant ainsi de la capacité de pareilles reconversions sous leur direction.

[46] Les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) regroupent des petits producteurs agricoles et des consommateurs dans des circuits de distribution courts, dans le but de préserver et de développer une agriculture socialement équitablement et écologiquement saine et durable.

[47] Cf. l’appel « Covid-Entraide » reproduit dans Covid-19 un virus très politique, op. cit., pages 100-101.

[48] « Les satellites ont déjà mesuré les changements en Chine, où le suivi de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) a monté que les émissions de dioxyde d’azote ont diminué de 30 % en février 2020 » http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/etats-unis-22-millions-de-personnes-pourraient-mourir-aux-etats-unis-si-le-coronavirus-nest-pas-maitrise.html mis en ligne le 19 mars 2020.

[49] Cf. « Coronavirus : L’effet du confinement (et son impact sur la pollution en Europe) se voit aussi depuis l’espace » https://www.20minutes.fr/planete/2752615-20200401-coranavirus-effet-confinement-impact-pollution-europe-voit-aussi-depuis-espace mis en ligne le 1er avril 2020.

[50] Cf. « Coronavirus en Inde : L’Himalaya vu à 200 kilomètres de distance grâce… à la baisse de la pollution » https://www.20minutes.fr/planete/2758103-20200409-coronavirus-inde-himalaya-vu-200-kilometres-distance-grace-baisse-pollution mis en ligne le 9 avril 2020.

[51] Pour un inventaire plus détaillé, cf. « Pour une socialisation de l’appareil sanitaire », https://alencontre.org/europe/france/covid-19-pour-une-socialisation-de-lappareil-sanitaire.html mis en ligne le 18 mars 2020.

[52] Cf. des propositions plus détaillées dans Sam Gindin, « Perspectives socialistes : le coronavirus et la présente crise », http://alencontre.org/laune/etats-unis-et-au-dela-perspectives-socialistes-le-coronavirus-et-la-presente-crise.html mise en ligne le 13 avril 2020.

[53] Cf. à ce sujet l’article « Dette publique » dans La novlangue néolibérale, op.cit. C’est également la position défendue par François Chesnais : « l’occasion historique s’ouvre de faire pas seulement de la suspension du paiement des dettes publiques, mais de leur annulation, une revendication commune aux pays industriels avancés impérialistes et aux pays à statut économique colonial et semi-colonial. Il était inévitable que le poids des dettes publiques des pays avancés donne lieu, avec l’aggravation de la crise, à la question de leur légitimité et la nécessité de leur annulation/répudiation » http://alencontre.org/laune/letat-de-leconomie-mondiale-au-debut-de-la-grande-recession-covid-19-reperes-historiques-analyses-et-illustrations.html mis en ligne le 12 avril 2020.

Source https://www.contretemps.eu/covid-19-sorties-crise/

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