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E Toussaint au sujet de Y Varoufakis 9e partie

Série : Le témoignage de Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même

Tsipras et Varoufakis vers la capitulation finale Partie 9 par Eric Toussaint

A partir de la fin avril 2015, sous la pression des dirigeants européens, Tsipras met de côté Varoufakis, sans lui retirer son portefeuille de ministre des finances, pour les négociations à Bruxelles. Il le remplace par Euclide Tsakalotos et donne de plus en plus de poids à Georges Chouliarakis qui agissait objectivement dans l’intérêt des créanciers depuis février 2015. Dijsselbloem et Juncker avaient insisté auprès de Tsipras pour que Chouliarakis soit au centre des négociations car c’était le représentant grec avec lequel ils se sentaient le plus en confiance [1].

Lire les autres articles de la série :

1 – Les propositions de Varoufakis qui menaient à l’échec
2 – Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses étonnantes relations avec la classe politique
3 – Comment Tsipras, avec le concours de Varoufakis, a tourné le dos au programme de Syriza
4 – Varoufakis s’est entouré de tenants de l’ordre dominant comme conseillers
5 – Dès le début, Varoufakis-Tsipras mettent en pratique une orientation vouée à l’échec
6 – Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015
7 – La première capitulation de Varoufakis-Tsipras fin février 2015
8 – Les négociations secrètes et les espoirs déçus de Varoufakis avec la Chine, Obama et le FMI

Tsipras accepte de faire de nouvelles concessions à la Troïka avec laquelle il multiplie les contacts et les discussions. Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028. Cette nouvelle reculade rendait impossible la fin de l’austérité car cela nécessitait des coupes supplémentaires dans les budgets sociaux et une accélération des privatisations. Cela n’a pas suffi à la Troïka qui voulait d’autres concessions et un accord n’a pas été trouvé.

« Selon Varoufakis, Tsipras a envoyé un courrier fin avril 2015 à la Troïka dans lequel il signifiait son acceptation de dégager un surplus budgétaire primaire de 3,5 % chaque année pour la période 2018-2028 »

Pendant ce temps, la Commission pour la vérité sur la dette grecque instituée par la présidente du parlement grec travaillait d’arrache-pied pour produire son rapport et ses recommandations avant la fin du deuxième mémorandum qui avait été prolongé jusqu’au 30 juin 2015. L’objectif était de présenter le rapport lors d’une séance publique au parlement les 17 et 18 juin 2015 afin de peser sur l’issue du mémorandum et des négociations. Selon le mandat reçu par la commission, il fallait identifier la proportion de la dette qui peut être définie comme illégitime, illégale, odieuse ou insoutenable.

La commission était composée de 30 personnes, 15 provenant de Grèce et 15 provenant de l’étranger dont plusieurs professeurs de droit dans différentes universités (en Grande-Bretagne, en Belgique, en Espagne et en Zambie), un ex-rapporteur des Nations unies en matière de dette et de respect des droits de l’homme, des experts en finance internationale, des auditeurs des comptes publics, des personnes ayant participé antérieurement à des audits de la dette publique, un ex-président d’une banque centrale et ex-ministre de l’économie, des spécialistes des banques ayant acquis une connaissance approfondie du secteur bancaire au cours de leur vie professionnelle. Parmi les 15 personnes provenant de Grèce, plusieurs avaient une expérience dans le monde bancaire, dans le domaine de la finance internationale, du droit, du journalisme, de la santé.

Les membres de la commission dont je coordonnais les travaux s’étaient mis d’accord sur les définitions correspondant aux dettes illégitimes, odieuses, illégales et insoutenables ainsi que sur une méthodologie de travail. Ils s’étaient répartis en six groupes de travail dont trois analysaient les dettes réclamées par les différents créanciers : un groupe auditait les dettes réclamées par le FMI, un deuxième groupe celles réclamées par la BCE, un troisième celles réclamées par les 14 pays de la zone euro qui avaient octroyé des prêts bilatéraux en 2010 ainsi que celles dues aux deux organismes créés par la commission européenne pour octroyer des crédits à la Grèce, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui lui avait succédé. Ces différents créanciers qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015. Trois autres groupes de travail fonctionnaient. L’un devait produire une analyse du processus d’endettement public avant 2010. Le deuxième devait fournir une évaluation rigoureuse des mesures dictées par la Troïka (et acceptées par les gouvernements qui s’étaient succédé depuis 2010) et de leur impact sur l’exercice des droits humains fondamentaux. Le dernier groupe de travail réunissait plusieurs juristes et élaborait des conclusions en termes juridiques et des recommandations aux autorités grecques.

« Ces différents créanciers (FMI, BCE et 14 pays de la zone euro) qui étaient représentés par la Troïka détenaient plus de 85 % de la dette grecque en 2015 »

Une partie importante des travaux de la commission était publique. Les séances se déroulaient dans le parlement et étaient retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Celle-ci gagnait au fil des semaines de plus en plus d’audience dans un public qui commençait à se détourner des chaînes de télévision qui étaient privées et étaient opposées au gouvernement Tsipras. La chaîne publique ERT fermée à partir de juin 2013 à la demande de la Troïka n’a repris ses activités qu’à partir du 11 juin 2015, une semaine avant que la commission d’audit ne remette ses conclusions.

La commission a procédé à des séances d’audition de témoins qui étaient, elles aussi, retransmises en direct par la chaîne parlementaire. Philippe Legrain, ex-conseiller direct du président de la Commission européenne pendant le premier mémorandum, est venu de Londres pour témoigner [2], de même que Panagiotis Roumeliotis, ex-représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum [3]. Ces séances ont permis de montrer à un large public les véritables raisons de l’intervention de la Commission européenne, de la BCE et du FMI.

Malgré des demandes répétées qui lui ont été adressées, Yanis Varoufakis n’a pas aidé la commission à réaliser sa mission. Son désintérêt pour la commission est patent car il ne mentionne pas une seule fois celle-ci dans le livre qu’il consacre à son explication des évènements de 2015. Il n’a pas du tout compris que cette commission et les conclusions qu’elle allait produire pouvaient grandement aider la Grèce à se libérer des créanciers avec des arguments très forts tant par rapport à l’opinion publique en Grèce que par rapport à l’opinion internationale. Bien sûr, pour que les propositions de la Commission trouvent un débouché concret, il aurait fallu que des membres du gouvernement fassent du bruit autour des enjeux et des travaux de cette commission. Qui était la personne la mieux placée du gouvernement pour faire écho à l’audit de la dette si ce n’est le ministre des finances ?

« Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec leur stratégie funeste […] Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément »

Quant à Tsipras, son soutien à la commission était purement formel et il s’est bien gardé de s’y référer lors de ses déclarations publiques à l’étranger.

Du côté de l’aile gauche de Syriza, une partie n’a pas saisi l’importance des travaux de la commission. Son leader principal, Panagiotis Lafazanis, n’est pas venu une seule fois aux séances publiques de la commission tandis que d’autres ministres membres de la Plateforme de gauche l’ont activement soutenue. C’est le cas de Dimitris Stratoulis, en charge des pensions, de Costas Isychos, vice-ministre de la défense et de Nadia Valavani, vice-ministre des finances.

Le refus de Varoufakis et de Tsipras de mentionner à l’étranger les travaux de la commission est en relation directe avec la stratégie funeste qu’ils mettaient en pratique. Cette stratégie consistait à chercher une solution en matière d’allègement du paiement de la dette sans remettre en cause sa nature, sans accepter de reconnaître son caractère illégitime et odieux. Leur stratégie consistait également à pratiquer la diplomatie secrète et à faire croire que la Troïka avait disparu.

Le mandat attribué à la commission par la présidente du Parlement grec les dérangeait profondément.

Le fait de recourir à une participation active des citoyens à l’audit de la dette ne faisait pas partie de leur pratique. Pour eux, tout passait par des négociations au sommet sans mener la moindre campagne de communication internationale pour délégitimer la Troïka. Varoufakis communiquait avec les médias mais uniquement sur la base de propositions qui supposaient qu’un consensus était possible avec les dirigeants européens. Il déclare lui-même dans son livre qu’il leur demandait conseil de manière régulière, notamment quand il rencontrait Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, ou Angela Merkel, la chancelière.

Le fameux plan X auquel Varoufakis s’est référé constamment après son départ du gouvernement, lorsque que tout était joué, n’a jamais été communiqué au gouvernement au complet ni au groupe parlementaire et au Comité central de Syriza. Il n’en a parlé qu’au cercle très étroit autour de Tsipras et à quelques-uns de ses collaborateurs qui travaillaient dans le secret. Sa mise en œuvre éventuelle dépendait uniquement de la décision de Tsipras. Or, Tsipras lui a montré à plusieurs reprises qu’il n’était pas prêt à l’appliquer. Les quelques fois où, selon les propres dires de Varoufakis, Tsipras et d’autres membres du cercle ont voulu prendre des mesures fortes, par exemple à l’encontre du gouverneur de la banque nationale ou les 21-22 février en refusant de confirmer certains termes de l’accord du 20 février, Varoufakis affirme qu’il les a convaincus d’y renoncer.

« La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin »

La décision clé qui signala le point de non-retour est le décret-loi du 20 avril qui ordonnait à tous les organismes publics (municipalités, universités, hôpitaux, parlement, bibliothèques publiques etc. sauf les caisses de sécurité sociale et de retraite) de transférer les réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer à temps le versement de juin, lequel comme tous les versements des premiers mois du gouvernement Syriza était destiné au seul FMI. Ce fut le signal que le gouvernement était bel et bien pieds et poings liés à l’accord du 20 février et refusait toute éventualité de plan B, toute rupture avec les créanciers. Or, Varoufakis n’a jamais émis la moindre réserve sur cette décision fatale, qui rendait sans objet toute discussion sur des plans alternatifs. Il n’en dit pas un mot dans son livre.

Suite à cette décision la position de la Plate-forme de gauche devenait intenable. La question s’est posée par exemple de savoir que devaient faire les maires et le président de la région des îles ioniennes membres ou proches de la Plate-forme de gauche face à cette injonction ? En général ils ont plié. Lors d’une réunion nationale du courant Lafazanis, qui s’est tenu vers le 24 avril, la décision fut prise de façon unanime de charger Lapavitsas et ses collaborateurs de mettre au point un plan alternatif, que la Plateforme de gauche aurait rendu public. Mais Lafazanis laissait traîner les choses.

Pourquoi un tel atermoiement ? Probablement, Lafazanis et les autres dirigeants étaient conscients que si un tel plan était rendu public, les ministres de la Plate-forme de gauche auraient dû mettre leur fauteuil de ministre dans la balance, et ils ne voulaient pas prendre le risque. Ce fut l’erreur fatale de la Plate-forme de gauche, qui annonçait le manque de punch qui s’est publiquement manifesté lors des semaines décisives de juillet-août 2015.

Revenons aux moments marquants des mois de mai et de juin.

Le 12 mai 2015, la Grèce devait faire pour la septième fois depuis février un remboursement au FMI. Les caisses publiques avaient été quasiment entièrement vidées pour effectuer les paiements précédents et la Troïka se refusait toujours à verser ce qu’elle devait à la Grèce, notamment les 1,9 milliards € de bénéfices réalisés par la BCE sur les titres grecs.

Or le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure. En conséquence, le FMI avec ses complices en Grèce, notamment le gouverneur de la banque de Grèce et Chouliarakis, a trouvé une astuce. Il a prétendu avoir découvert un compte oublié ouvert dans le passé par la Grèce au FMI sur lequel subsistait un solde. En réalité, le FMI a versé près de 650 millions € sous forme d’un nouveau prêt sur le compte en question, ce qui a permis ensuite à la Grèce de rembourser le montant dû, soit 765 millions € selon Varoufakis [4] (747,7 millions € si l’on en croit le Wall Street Journal), en y ajoutant le reliquat à partir de ce qui restait disponible dans les fonds de tiroir des caisses publiques.

« Le FMI voulait éviter que la Grèce ne suspende le paiement, ce qui montre qu’il craignait une telle mesure »

Personnellement, j’avais été mis au courant de ce subterfuge par une source bien informée à Washington et j’avais prévenu la présidente du Parlement grec qui n’était jusque-là au courant de rien.

À la même époque, la présidente du Parlement m’a informé qu’elle avait refusé d’accéder à une demande de Tsipras qui lui demandait de verser les liquidités disponibles dans les caisses du Parlement grec. Pour convaincre la présidente, il lui avait dit que cela allait servir à payer les retraites. Avant de refuser la demande de Tsipras, elle avait téléphoné à Dimitris Stratoulis, le ministre en charge des retraites, qui lui avait dit qu’il n’avait pas introduit une telle demande auprès de Tsipras car il avait pris ses précautions : il restait suffisamment d’argent dans le système des pensions pour payer les retraites. Lui-même faisait de la résistance afin d’empêcher que l’argent tant nécessaire aux retraités ne quitte le pays pour aller remplir les coffres du FMI. Zoe Konstantopoulou a donc refusé de transférer la somme que lui demandait Tsipras.

Néanmoins, elle gardait de bons rapports avec lui et chaque fois que je m’inquiétais de l’orientation adoptée par le premier ministre, elle tentait de me rassurer en me disant qu’il finirait par stopper les concessions et par adopter les décisions radicales qui permettraient de trouver une issue à l’impasse. Je n’étais pas convaincu mais nous continuions activement le travail au sein de la commission d’audit.

Je cherchais également à manifester mon soutien aux ministres de gauche, comme Dimitris Stratoulis, qui essayaient de pousser le gouvernement à suspendre le paiement de la dette. La situation de millions de retraités grecs était intenable et la Troïka n’arrêtait pas d’exiger de nouvelles réductions de dépenses dans le secteur des pensions. C’est pour cela que le 15 mai 2015, je me suis rendu à son ministère afin de dialoguer sur ce qu’il convenait de faire et pour le mettre au courant des travaux de la commission. Stratoulis était très heureux de ma visite et a décidé d’en rendre compte publiquement. Il a envoyé à la presse un compte-rendu de cette rencontre et de mon côté j’ai rédigé un communiqué de presse que voici :

  • « Après une visite le vendredi 15 mai au ministère grec des pensions et une rencontre avec le ministre Stratoulis, voici ma déclaration concernant le contenu de notre échange fructueux.
  • Il est clair qu’il y a une relation directe entre les conditions imposées par la Troïka et l’augmentation de la dette publique depuis 2010. La Commission pour la vérité sur la dette grecque va produire en juin 2015 un rapport préliminaire dans lequel le caractère illégitime et illégal de la dette réclamée à la Grèce sera évalué. Il y a des preuves évidentes de violations de la constitution grecque et des traités internationaux garantissant les droits humains.
  • La Commission considère qu’il y a une relation directe entre les politiques imposées par les créanciers et l’appauvrissement d’une majorité de la population ainsi que la baisse de 25 % du PIB depuis 2010. Par exemple, les fonds de pension publics ont subi d’énormes pertes suite à la restructuration de la dette grecque organisée en 2012 par la Troïka. Celle-ci a imposé une perte de 16 à 17 milliards d’euros par rapport à leur valeur originale de 31 milliards €. Les revenus du système de sécurité sociale ont aussi souffert directement à cause de l’augmentation du chômage et de la réduction des salaires comme conséquence des mesures imposées par la Troïka.
  • La dette grecque n’est pas soutenable, pas seulement d’un point de vue financier, puisque c’est clair que la Grèce est par essence incapable de la rembourser, mais elle est aussi insoutenable du point de vue des droits humains. Plusieurs juristes spécialistes en matière de droit international considèrent que la Grèce peut se déclarer en état de nécessité. Selon le droit international, quand un pays est en état de nécessité il a la possibilité de suspendre le remboursement de sa dette de manière unilatérale (sans accumuler des arriérés d’intérêt) en vue de garantir à ses citoyens les droits humains fondamentaux, tels que l’éducation, la santé, la nourriture, des retraites décentes, des emplois, etc.
  • L’objectif du rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette est de renforcer la position de la Grèce, lui donnant des arguments supplémentaires dans les négociations avec les créanciers. La Commission pour la vérité sur la dette aimerait organiser une visite publique avec des journalistes pour permettre au ministre de rendre public la relation directe entre les politiques imposées par la Troïka et les dégradations des conditions de vie de la majorité de la population et spécifiquement pour les pensionnés, qui ont vu leur pension réduite de 40 % en moyenne depuis que la Troïka est active en Grèce.
  • Comme le ministre nous l’a déclaré, 66 % des pensionnés reçoivent une retraite mensuelle de moins de 700 euros et 45 % des pensionnés reçoivent une retraite inférieure au seuil de pauvreté qui est fixé à 660 euros par mois.
  • Je réprouve totalement les nouvelles exigences du FMI et de l’Eurogroupe qui veulent imposer de nouvelles réductions des pensions, alors qu’il est clair que les politiques précédentes et actuelles imposées par les créanciers violent le droit des pensionnés à une retraite décente. Les pensions doivent être restaurées.
  • Éric Toussaint, coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la dette, Athènes le 15 mai 2015 » [5]

Fin du communiqué

La veille de cette rencontre avec Dimitris Stratoulis, j’étais allé écouter Varoufakis prendre la parole lors d’une grande conférence organisée par le Financial Times et dédiée à l’avenir des banques grecques. Varoufakis y avait déclaré que les négociations avec « les institutions » (rappelons-nous qu’à l’époque, selon le discours officiel, la Troïka était abolie) étaient en bonne voie. Selon lui, il fallait arriver à un double accord, un qui permettrait de terminer le 2e mémorandum comme prévu le 30 juin et un second qui constituerait un nouvel arrangement.

« Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e  mémorandum »

Cette déclaration a fait écho à ce que j’avais appris de la bouche d’un de ses collaborateurs directs : Varoufakis cherchait comme Tsipras un nouvel accord pour remplacer celui en cours et, qu’il le veuille ou non, cela signifiait un 3e mémorandum. Lors de la conférence organisée par le Financial Times devant un parterre de membres de l’establishment et des représentants d’entreprises étrangères, il avait déclaré : « Il est impossible de sortir de la zone euro sans que cela entraîne une catastrophe pour le pays qui quitte ». Parmi les autres conférenciers, il y avait Kyriakos Mitsotakis qui est devenu premier ministre quatre ans plus tard, en juillet 2019. Le représentant de la banque Piraeus, une des quatre grandes banques du pays, annonçait qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter si 27 milliards € avaient été retirés des banques grecques depuis fin décembre 2014. Régnait dans cette conférence une atmosphère irréelle, les participants triés sur le volet semblaient vivre à des années lumières de la population grecque. J’avais eu accès à cet événement grâce à un ministre qui m’avait remis l’invitation personnelle qui lui était destinée. J’y avais rencontré Dragasakis qui n’était pas du tout heureux de devoir m’adresser la parole. Sa gêne a augmenté quand un de ses jeunes collaborateurs m’a déclaré qu’il avait lu avec un grand intérêt et enthousiasme l’édition grecque du livre 65 questions/65 réponses sur la dette, la Banque mondiale et le FMI [6] que j’avais écrit avec Damien Millet. Dragasakis, visiblement, n’était pas du tout satisfait de cette déclaration intempestive de son collaborateur.

Dans le gouvernement, un malaise et des frustrations étaient perceptibles mais cela ne filtrait pas vers le public. Je me souviens très bien de ma deuxième rencontre avec la ministre Rania Antonopoulos qui avait en charge la création de 300 000 emplois, une des priorités du programme de Syriza. Au cours de la première rencontre qui avait eu lieu en février 2015, elle m’avait déclaré qu’elle voulait dans la mesure du possible prêter son concours au lancement de l’audit de la dette comme je le proposais. Lors de notre deuxième rencontre en mai 2019, elle a exprimé sa frustration comme ministre. Elle m’a confié qu’elle pensait avoir fait une erreur en acceptant d’entrer au gouvernement car son département manquait de moyens et parce qu’elle ne se sentait pas libre de dire ce qu’elle pensait. Elle m’a déclaré qu’elle aurait dû donner la priorité à son rôle de députée du parlement. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait pas de réunion du gouvernement au complet, pas de discussion collective. Elle considérait que Tsipras laissait conduire sa politique par les sondages.

« Dans Syriza, un profond malaise était en train de se développer. Mais pour les militants du parti, y compris au plus haut niveau sauf dans le cercle étroit autour de Tsipras, il était très difficile de percevoir ce qui se passait réellement. »

Tsipras, qui présidait le parti tout en étant premier ministre, communiquait très peu de choses à ses camarades. Il n’informait pas sur les concessions qu’il était en train de faire à la Troïka et laissait entendre qu’il allait prendre un tournant radical car les dirigeants européens ne répondaient pas positivement aux demandes du gouvernement. Il utilisait au maximum les attaques des ennemis de Syriza pour demander que tous à l’intérieur du parti se serrent les coudes et fassent confiance au gouvernement.

Pourtant le 24 mai 2015, lors de la réunion du comité central de Syriza, un amendement déposé par la Plateforme de gauche qui critiquait le cours des négociations et la stratégie du gouvernement, appelant à des mesures unilatérales en vue de la mise en œuvre effective du programme de Thessalonique, avait obtenu 44 % des voix [7].

Au sein de la Plateforme de gauche dès avril 2015, Costas Lapavitsas, qui avait été élu député de Syriza en janvier 2015, avait diffusé une proposition d’orientation alternative à celle mise en pratique par Tsipras. Cette proposition détaillée proposait d’agir pour une annulation de la plus grande partie de la dette publique, soutenait l’audit à participation citoyenne, refusait l’obligation de dégager un surplus du budget primaire, mettait en avant la nécessité de nationaliser les banques et d’annuler une partie importante de la dette des ménages à l’égard des banques, et proposait de restaurer le salaire minimum et les retraites en revenant à la situation d’avant le mémorandum de 2010. La proposition avancée par Costas Lapavitsas se fondait sur des travaux préparatoires rédigés avec l’économiste allemand Heiner Flassbeck qui a occupé des fonctions ministérielles dans un gouvernement social-démocrate allemand dans les années 1990. Elle incluait la perspective de la sortie de la zone euro en envisageant deux options, celle d’une sortie négociée et celle d’une sortie conflictuelle [8]. Ce programme qui constituait une proposition tout à fait intéressante n’a malheureusement pas été diffusé par la Plateforme de gauche qui a cherché jusqu’au bout un compromis avec Tsipras. Stathis Kouvelakis, qui était membre du Comité central de Syriza jusqu’à l’été 2015 et adhérent à la Plateforme de gauche, considère que la direction de celle-ci porte la responsabilité de la non-publication de cette orientation alternative. Kouvelakis considère que la direction de la Plateforme de gauche, dont plusieurs membres avaient des responsabilités ministérielles, est restée soumise à tort aux contraintes de la participation gouvernementale [9]. Je partage cette analyse.

Le dimanche 31 mai, alors que j’étais extrêmement pris par la coordination de la rédaction finale du rapport d’audit de la dette qui allait être présenté le 17 juin au parlement, j’ai reçu un appel de Daniel Munevar [10], collaborateur de Varoufakis depuis le mois de mars. Il me proposait de déjeuner avec James K. Galbraith. J’ai d’abord hésité car le travail qui restait à accomplir était considérable et chaque heure comptait. Puis j’ai pensé qu’une discussion avec Galbraith pourrait être utile au travail de la commission et j’ai quitté pendant quelques heures le studio de 18 m2 qui m’avait été gracieusement prêté par une personne convaincue que l’audit réalisé par la commission servait les intérêts du peuple grec. Galbraith était un des plus proches conseillers de Varoufakis durant ses fonctions ministérielles. Je le connaissais bien depuis une dizaine d’années car nous avions participé en Amérique latine à plusieurs conférences sur la mondialisation financière. En mars 2015, alors que Daniel Munevar avait accepté de collaborer à la commission d’audit, Galbraith l’avait finalement convaincu de faire partie de l’équipe internationale qui travaillerait directement avec Varoufakis, et en conséquence Munevar n’avait pas pu renforcer les rangs de la commission. Depuis mars, nous nous voyions assez régulièrement à Athènes pour faire le point et j’avais essayé, sans succès, de faire en sorte que Varoufakis accepte qu’il puisse aider à la commission malgré ses tâches comme conseiller au ministère des finances.

Le dimanche 31 mai, Galbraith, Munevar et moi avons déjeuné à une terrasse d’un restaurant populaire du centre d’Athènes à quelques centaines de mètres de la place Syntagma. Galbraith avait effectué peu avant un voyage à Berlin et était très inquiet parce que les dirigeants allemands campaient sur leurs positions. Son moral était bas. Même s’il ne l’a pas dit ouvertement, il se posait des questions sur l’efficacité de l’orientation suivie jusque-là par le gouvernement. Je lui ai exprimé mes critiques quant au refus du gouvernement de suspendre le paiement de la dette. Il a défendu l’orientation de Varoufakis et de Tsipras tout en reconnaissant qu’une suspension aurait peut-être donné des résultats positifs alors que la modération adoptée par le gouvernement ne donnait rien. Par contre quand je lui ai dit que j’étais tout à fait en désaccord avec la décision de ne pas exercer de contrôle sur les mouvements des capitaux, il m’a répondu que le gouvernement avait raison et qu’il ne fallait pas s’en faire sur ce point. Peut-être parce qu’il n’était pas convaincu lui-même de la politique suivie par son ami Varoufakis sur ce point, il n’a pas cherché à donner un argument convaincant. On s’est retrouvé en accord sur un point : la nécessité de mettre en circulation le plus vite possible une monnaie complémentaire. Il m’a dit qu’il essayait de convaincre Tispras et son entourage à ce propos mais que cela ne donnait aucun résultat. Une fois de plus, j’ai constaté l’abîme qui me séparait de l’orientation tant de Tsipras que celle de Varoufakis sur les questions centrales. J’ai expliqué l’importance des travaux de la commission et j’ai invité Galbraith à assister aux séances d’audition de Philippe Legrain et de Panagiotis Roumeliotis qui étaient programmées pour le 11 et le 15 juin respectivement. Galbraith a assisté à au moins une des deux auditions.

« Roumeliotis a reconnu que le 1er mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques […] Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait »

Les 2 et 3 juin 2015, j’étais invité à une réunion tenue à Athènes par le groupe de la Gauche unitaire au parlement européen afin de présenter le travail de la commission. J’ai constaté que l’écrasante majorité des parlementaires ne se rendait pas du tout compte de ce qui se passait réellement en Grèce et des dangers que représentait l’orientation conciliatrice adoptée par le gouvernement Tsipras. Un parlementaire européen membre de l’aile droite de Syriza, qui était un des organisateurs de cette réunion à laquelle participait une quarantaine d’eurodéputés, avait mis son veto à ce que la présidente du Parlement grec soit invitée à prendre la parole à cette réunion. Manifestement à ses yeux, elle était trop radicale. Elle est quand même venue et y a pris la parole.

Le 3 juin, j’ai quitté un moment cette réunion de parlementaires européens, pour rencontrer en tête-à-tête Panagiotis Roumeliotis, l’ancien représentant de la Grèce au FMI au début du premier mémorandum. À l’époque du premier mémorandum, le FMI était dirigé par Dominique Strauss-Kahn avec qui il avait fait ses études à Paris. Roumeliotis avait une longue expérience des institutions internationales, il faisait partie de l’establishment. Il avait été successivement ministre du Commerce en 1987 puis ministre de l’économie en 1988-1989. En 2015, il était vice-président de la banque Piraeus. Roumeliotis avait accompagné Varoufakis lors de son déplacement à Washington le 5 avril 2015 pour rencontrer Christine Lagarde. Je lui avais donné rendez-vous le 3 juin afin de préparer son audition prévue pour le 15 juin. Notre conversation a été instructive car il a reconnu que le premier mémorandum avait été conçu pour venir en aide aux banques privées françaises et allemandes principalement, ainsi qu’aux banques privées grecques. Plus important encore en ce que cela contredit la narration dominante, il a reconnu que la situation des banques grecques en 2009-2010 était bien plus préoccupante que celle des finances publiques. Il a également reconnu que la crise trouvait son origine d’abord dans la dette privée et que la crise de la dette publique en résultait. Il n’est pas allé aussi loin dans ses déclarations publiques lors de son audition – qui a duré plus de six heures – le 15 juin au Parlement grec par la Commission d’audit. Mais ce qu’il y a déclaré était quand même fort intéressant. Au début de son intervention, il a précisé qu’il venait de recevoir une missive de Christine Lagarde lui rappelant son devoir de réserve comme ancien membre de la direction du FMI, ce qui montre bien que les dirigeants de la Troïka étaient inquiets de l’aboutissement des travaux de la commission.

Si Varoufakis et d’autres auteurs ne mentionnent pas les travaux de la commission, ce n’est pas parce qu’elle était insignifiante, c’est parce que son existence en elle-même dérangeait leurs plans et mettait en danger, selon eux, l’aboutissement des négociations avec les créanciers. Je suis persuadé que Draghi, Lagarde, Juncker se tenaient informés des travaux de la commission et mettaient la pression sur Varoufakis et Tsipras pour qu’ils n’en parlent pas en public et pour qu’ils ne s’appuient pas sur nos travaux.

La violence avec laquelle les grands médias grecs se référaient aux travaux de la commission constituait un signe évident des dangers qu’elle représentait pour l’ordre établi. La présidente du parlement était la cible principale des attaques puisqu’elle avait créé la commission. J’étais la cible numéro 2. Plusieurs articles publiés par d’importants médias de droite visaient à me discréditer et recouraient à des attaques personnelles sur ma tenue vestimentaire ainsi que sur le fait que j’avais participé à des audits de dettes dans des pays dits en développement. On nous présentait comme un danger pour la Grèce. Au sein du parlement, le président du groupe parlementaire du parti néolibéral To Potami (La Rivière) était également très remonté contre mon rôle de coordinateur scientifique des travaux de la commission. Il a officiellement protesté contre ma présence au parlement lors d’une réunion des chefs des groupes parlementaires.

J’ai pu constater en mai-juin 2015 que la campagne médiatique contre la commission et contre ma personne produisait auprès de la population grecque un effet contraire à celui recherché. Lors de mes déplacements dans Athènes, dans la rue ou dans les transports en commun, à de nombreuses reprises des personnes m’ont arrêté pour me saluer, me serrer la main chaleureusement, ont demandé à prendre un selfie avec moi, m’ont remercié pour le travail en cours de réalisation, m’ont dit de bien prendre soin de ma sécurité, etc. Pas une seule fois, quelqu’un n’a manifesté un geste ou une parole de réprobation. Cela a été le cas y compris la fois où je me suis rendu sur la place Syntagma à une manifestation antigouvernementale convoquée par des partis d’opposition de droite. Je voulais me rendre compte de la situation, voir quel type de public participait à une telle manifestation. J’ai traversé tranquillement les rangs des manifestants qui étaient environ dix mille. J’ai vu qu’un certain nombre me reconnaissait mais aucun n’a exprimé un rejet. J’en ai tiré l’impression que les travaux de la commission pour établir la vérité sur la dette n’étaient pas considérés comme contraires aux intérêts de la Grèce par les personnes des milieux populaires et des classes moyennes qui se mobilisaient à droite. De même, dans les restaurants populaires ou dans des cafés que j’ai fréquentés, il n’était pas rare que le patron ou des membres du personnel marquent leur sympathie pour le travail de la commission.

Sur le plan international, les soutiens au travail de la commission étaient nombreux, un site spécifique avait été ouvert et un appel international largement soutenu attirait constamment des signatures des quatre coins de la planète. De nombreux journalistes étrangers marquaient aussi leur intérêt. Il faut préciser également que tous les documents publics de la commission étaient publiés sur le site du parlement grec, ce qui contrastait avec la diplomatie du secret pratiquée par Tsipras et Varoufakis.

Le 4 juin 2019, alors que la Grèce devait effectuer un nouveau remboursement au FMI de 305 millions € et que les caisses publiques étaient vides, celui-ci propose que tous les paiements dus en juin, pour un montant total de 1 532,9 millions €, soient payés en une seule fois le 30 juin 2015. Cela permettait à la Troïka de mettre la pression maximum sur le gouvernement pour qu’il accepte de signer une nouvelle capitulation avant la fin du 2e mémorandum dont l’échéance était le 30 juin 2015.

Le 3 juin 2019, Tsipras s’était rendu à Bruxelles pour une réunion avec Juncker et Dijsselbloem qui étaient en contact direct avec Merkel, Hollande et Lagarde. Varoufakis avait été mis hors-jeu une fois de plus, Tsipras ne lui avait pas demandé de l’accompagner. Pour la Troïka, il s’agissait de mettre la pression maximale sur le premier ministre qui avait déjà montré qu’il était prêt à d’importantes concessions. Mais les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin.

« Les énormes concessions de Tsipras ne suffisaient pas à la Troïka qui voulait le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. Elle espérait pouvoir y arriver pour le 6 juin »

Finalement, Tsipras décide de rentrer à Athènes le 4 juin. Le lendemain, il critique devant le parlement grec l’attitude intransigeante de la Troïka sans expliquer les nouvelles concessions qu’il avait déjà faites et qui n’étaient pas suffisantes. Il donnait donc au public et aux parlementaires l’impression de résister fortement en affirmant qu’il ne franchirait pas les lignes rouges fixées par son gouvernement et le groupe parlementaire de Syriza.

Les négociations se poursuivent à Bruxelles avec, du côté grec, Chouliarakis à la tête des tractations, faisant tout son possible pour contenter la Troïka mais sans résultat substantiel.

Les 11 et 15 juin, la Commission pour la vérité sur la dette organise deux séances publiques d’audition de témoin. Philippe Legrain, ex-conseiller de José Manuel Barroso qui a présidé la Commission européenne entre novembre 2004 et novembre 2014, témoigne le 11 juin, et Panagiotis Roumeliotis le fait le 15 juin. L’audience de la commission auprès du public grec augmente.

Le 17 juin, au parlement grec, la commission présente son rapport en présence de la présidente du parlement grec, du premier ministre et d’une dizaine de membres du gouvernement. Le rapport principal m’incombe et il est retransmis en direct par la chaîne TV du parlement [11]. Une dizaine de parlementaires d’autres pays sont présents. Ils sont venus de Belgique, de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Argentine, de Tunisie, etc., pour apporter leur soutien au travail de la commission et à la demande d’annulation des dettes illégitimes. Le rapport conclut que l’entièreté de la dette réclamée par la Troïka est illégitime, odieuse, illégale et insoutenable. Tsipras qui est venu saluer la commission en début de séance est reparti sans faire de déclaration publique. La présentation publique des différentes parties du rapport prend deux journées entières. Le rapport d’une petite centaine de pages est distribué en grec et en anglais, il est immédiatement publié sur le site du parlement grec. Dans les semaines qui suivent, il est traduit et publié en français, en allemand, en italien, en espagnol et en slovène.

Pendant ce temps, le 18 juin lors de la réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles, la Troïka fait monter la pression sur le gouvernement grec. Benoît Coeuré, de la BCE, annonce que les banques grecques devront peut-être fermer leurs portes le 22 juin [12]. Christine Lagarde, pour le FMI, est également très agressive.

Le 20 juin, selon Varoufakis, Tsipras est très abattu et il lui soumet le projet d’un texte d’un discours à tenir devant la Nation afin d’expliquer la nécessité de capituler devant les exigences de la Troïka. Varoufakis affirme lui avoir déclaré : « Si tu veux capituler, capitule, mais fais-le convenablement – et je lui ai remis une feuille sur laquelle j’avais rédigé l’esquisse d’un discours, un discours à la nation, qu’il devrait lire à la télévision :

  • « Mes chers compatriotes, Nous nous sommes battus courageusement contre une troïka de créanciers impitoyables. Nous avons tout donné. Hélas, il n’y a pas de discussion possible avec des créanciers qui ne veulent pas récupérer leur argent.
  • « Nous avons essayé de tenir bon face à des institutions parmi les plus puissantes au monde et face à notre propre oligarchie, lesquelles ont bien plus de pouvoir que nous. Personne ne nous a porté secours. Certains, comme le président Obama, se sont montrés compréhensifs à notre égard. D’autres, comme la Chine, nous ont fait part de leur sympathie. Mais personne n’a proposé de nous aider concrètement face à ceux qui ont décidé de nous briser. Nous n’abandonnons pas, mais je dois vous annoncer que nous avons décidé de renoncer aujourd’hui pour pouvoir nous battre à l’avenir.
  • « Dès demain matin, j’accèderai aux demandes de la Troïka. Mais seulement parce qu’il reste de nombreuses batailles à livrer. Dès demain, après avoir accepté les exigences de la Troïka, mes ministres et moi-même entreprendrons une grande tournée en Europe pour expliquer aux peuples le sort qui nous a été réservé, pour les appeler à se mobiliser et à se joindre à notre combat commun, qui est de mettre fin au pourrissement et de redonner vie aux principes et aux traditions démocratiques de notre continent. » [13]

Fin de citation du texte rédigé par Varoufakis.

La stratégie présentée ici correspond bien à une des faiblesses fondamentales de l’orientation du Ministre des finances : elle débouchait sur la capitulation. Si l’on suit le raisonnement tenu par Varoufakis et les recommandations faites à Tsipras et son gouvernement, ce n’est qu’après avoir capitulé qu’ils auraient réalisé une grande tournée pour demander aux peuples de se mobiliser. Se mobiliser pour quoi ? Pour se solidariser d’un gouvernement qui capitule ? C’est dès février qu’il aurait fallu organiser systématiquement une campagne de mobilisation nationale et internationale pour soutenir les actions que le gouvernement aurait dû résolument entreprendre au lieu de capituler une première fois le 20 février. Ensuite, à plusieurs moments clés, Tsipras et Varoufakis auraient dû prendre le virage pour éviter la capitulation. Mais aucun des deux ne l’a fait.

Varoufakis commente : « Alexis l’a lu, puis a dit avec son air abattu habituel : « Je ne peux pas dire au peuple que nous allons déposer les armes ». C’était on ne peut plus clair : il avait effectivement décidé de céder, mais il ne pouvait se résoudre à l’annoncer. [14] »

De toute manière, les concessions systématiques que Tsipras faisait dans les pourparlers avec la Troïka permettent de comprendre le dénouement de début juillet 2015.

Face à la Troïka qui voulait une capitulation humiliante à laquelle Tsipras n’était pas prêt, il a fini par convoquer un référendum. Il a pris cette décision le 26 juin, à l’issue d’un sommet tenu à Bruxelles le 25 juin au cours duquel, une fois de plus, la présidence de la Commission européenne, celle de l’Eurogroupe, les chefs de gouvernement de la zone euro, la BCE et le FMI avaient exercé une pression maximum sur lui.

Tsipras quitte Bruxelles le 26 juin et annonce la convocation d’un référendum pour le 5 juillet 2015.

Dans les jours qui suivirent, du côté de tous ceux et celles qui attendaient que Tsipras prenne enfin un tournant et stoppe les concessions faites à la Troïka, la convocation du référendum a représenté un extraordinaire signal de renaissance de l’espoir. Cet espoir était d’autant plus fort que le gouvernement demandait au peuple de se prononcer sur les exigences de la Troïka et appelait à les rejeter.

La question sur laquelle les Grecs étaient invités à se prononcer se présentait de la manière suivante :

« Acceptez-vous le projet d’accord soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l’Eurogroupe du 25 juin 2015 et composé de deux parties, qui constituent leur proposition unifiée ? Le premier document est intitulé « Réformes pour la réussite du programme actuel et au-delà », le second « Analyse préliminaire de la soutenabilité de la dette ».

Les deux documents en question étaient rendus publics par le gouvernement et pouvaient être lus ou téléchargés sur le site créé pour le référendum.

Il s’agissait ni plus ni moins de faire vivre la démocratie face aux diktats des créanciers. C’était tard mais il était encore temps pour le gouvernement de se ressaisir et de mettre enfin en pratique une série de mesures alternatives en cas de rejet des exigences de la Troïka sur la base d’un mandat donné par le peuple.

Ce que Tsipras avait réellement en tête en convoquant le référendum n’est pas clair. Plusieurs interprétations circulent.

Varoufakis donne sa version qui mérite d’être prise en compte. Selon lui, Tsipras a annoncé sa décision le 26 juin au noyau qui l’entourait à Bruxelles. Il s’agissait de Dragasakis (vice-premier ministre), Sagias (le conseiller juridique), Tsakalotos (qui remplaçait officiellement Varoufakis dans les contacts avec la Troïka), Pappas (l’alter ego de Tsipras), Stathakis, Chouliarakis et lui-même. Varoufakis déclare avoir demandé aux présents :

  • « Ce référendum, on le convoque pour le gagner ou pour le perdre ? ».

Il relate la suite :

  • « La seule réponse que j’ai obtenue, et je pense qu’elle était sincère, m’a été donnée par Dragasakis : « Nous avons besoin d’une sortie de secours. »
  • Comme lui, j’étais persuadé que nous allions perdre le référendum. En janvier, le total des voix en faveur du gouvernement n’avait été que de 40 pour cent, et à présent nous devrions faire face à une semaine entière de fermeture des banques et de rumeurs affolantes dans les médias avant le 5 juillet. Mais à l’inverse de moi, Dragasakis souhaitait perdre pour légitimer notre acceptation des conditions de la Troïka. [15] »

Plus loin, il réaffirme que l’objectif du noyau autour de Tsipras (dont il s’exclut sur ce point), en convoquant le référendum, était d’avoir la légitimité pour capituler. Il écrit qu’il a proposé le 27 juin à Tsipras et aux membres du cabinet de guerre qui l’entourait d’annoncer certaines mesures fortes comme l’intention de reporter de deux ans le remboursement à la BCE [16], ce que Tsipras, Dragasakis et Tsakalotos ont refusé. Il ajoute : « C’est après la réunion, en me dirigeant vers la sortie, que j’ai soudain compris ce qui se passait : le but était bien de perdre le référendum » [17].

Est-ce que Tsipras pensait dès le moment où il a convoqué le référendum que le gouvernement allait le perdre, comme l’affirme Varoufakis ? Ce n’est pas clair. Selon Stathis Kouvelakis, le 26 juin, Tsipras pensait que le « Non » l’emporterait et dépasserait 70 % [18]. Selon Varoufakis, Tsipras considérait que le « Oui » l’emporterait et lui donnerait la légitimité pour capituler.

Ce qui est certain c’est que pour Tsipras, comme le souligne Kouvelakis [19], la convocation du référendum ne constituait pas le signal de la rupture avec la Troïka, c’était un mouvement tactique afin de reprendre l’initiative pour sortir de l’impasse de manière à poursuivre la négociation dans de meilleures conditions.

D’ailleurs, Tsipras a essayé de poursuivre les négociations pendant la semaine qui a précédé le référendum [20].

Dragasakis, qui était aussi tout à fait favorable à poursuivre les négociations et à faire des concessions, s’est prononcé publiquement pour l’annulation de la convocation du référendum car il pensait que celui-ci rendait plus difficiles les pourparlers avec la Troïka.

Varoufakis souligne qu’il n’y a eu aucune volonté des membres du cabinet de guerre d’organiser une campagne de mobilisation en faveur du « Non ». C’est ainsi que les ministres n’ont pas été encouragés à se déplacer dans le pays pour tenir des meetings en faveur du « Non » [21]. Seul un grand rassemblement a été convoqué pour le 3 juillet, c’est-à-dire deux jours avant le référendum.

Le fait que Varoufakis était persuadé que le « Oui » allait l’emporter montre qu’il était déconnecté de l’état d’esprit de la majorité du peuple grec.

La victoire du « Non » sans qu’une véritable campagne ait été organisée par le gouvernement montre à quel point une grande partie du peuple était prête à résister aux créanciers.

Du côté de la Troïka, la réaction a été violente : la BCE a fait en sorte que le gouvernement doive fermer les banques pendant la semaine qui a précédé le référendum.

Le lundi 29 juin, Juncker dénonce la convocation du référendum – c’est du jamais-vu de la part d’un président de la Commission européenne – et appelle les Grecs dans des termes à peine voilés à voter « Oui » afin de ne « pas commettre un suicide ». Cette intervention a peut-être eu l’effet contraire à celui recherché.

Le 30 juin, Benoît Coeuré, vice-président de la BCE, annonce que si les Grecs votent en majorité pour le « Non », l’expulsion de la zone euro est probable tandis que si les Grecs votent pour le « Oui », la Troïka viendra en aide à la Grèce. François Hollande fait une déclaration dans le même sens.

Les médias dominants en Grèce appellent tous à voter pour le « Oui » et expliquent que si le « Non » l’emporte, ce sera une catastrophe.

Durant les jours qui précèdent le référendum une série de personnalités au niveau international, notamment aux États-Unis, soutiennent le « Non ». Parmi elles, le sénateur Bernie Sanders et les économistes prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman.

Le 3 juillet, une marée humaine se rend à la place Syntagma pour aller écouter Tsipras et exprimer la ferveur populaire pour le « Non ». De nombreux témoignages soulignent que Tsipras était mal à l’aise alors que la foule l’ovationnait pour son courage face aux créanciers. Il a abrégé son discours.

Le rassemblement en faveur du « Oui » est nettement moins fourni que celui en faveur du « Non ».

Le 5 juillet, le résultat est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». Dans les quartiers « ouvriers », le « Non » l’a emporté à plus de 70 %. Selon un sondage, 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans ont voté pour le « Non » [22].

Le 5 juillet, le résultat du référendum est sans appel : un taux de participation élevé (62,5 %) et 61,31 % en faveur du « Non ». […] Les dirigeants européens sont complètement désarçonnés : leurs menaces n’ont pas provoqué l’effet recherché sur le peuple grec

Pourtant le 6 juillet, Tsipras se réunit avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui » et, en 24 heures, élabore avec eux une position conforme aux demandes de la Troïka alors que celles-ci ont été rejetées lors du référendum. C’est une trahison du verdict populaire d’autant plus manifeste qu’il avait juré publiquement de respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit.

Tsipras reprend immédiatement le contact avec Bruxelles et constate que la Commission européenne et les dirigeants de l’Eurogroupe, très remontés contre lui, veulent lui faire payer son insolence et infliger une humiliation au peuple grec.

Tsipras se rend néanmoins à Bruxelles pour remettre la proposition qu’il a concoctée avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui ». Elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la proposition qui a été rejetée deux jours plus tôt par 61,31 % des Grecs qui ont participé au référendum. Mais les dirigeants européens déclarent à Tsipras qu’ils ne peuvent pas lui faire confiance et exigent un vote du parlement grec sur des propositions crédibles de leur point de vue comme condition préalable à la reprise officielle des négociations. Tsipras s’exécute et obtient le 10 juillet un appui massif au parlement grec pour soumettre son nouveau plan à la Troïka. Les trois partis qui ont perdu le référendum votent en faveur du nouveau plan de Tsipras tandis que la présidente du parlement grec, 6 ministres et vice-ministres membres de la Plateforme de gauche et d’autres députés Syriza refusent de l’approuver (Varoufakis est absent, il a choisi d’être avec sa fille dans sa résidence à l’extérieur d’Athènes). Sur 300 parlementaires, 251 votent en faveur du plan de capitulation proposé par Tsipras. Syriza est en pleine crise.

Le 11 juillet, à Bruxelles, alors que le FMI et la BCE sont d’accord avec la proposition grecque, plusieurs ministres et chefs d’État européens veulent imposer de plus lourds sacrifices.

Le 13 juillet, […] le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet

Le 13 juillet, suite à une réunion d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet. À propos de la dette, le texte dit clairement qu’il n’y aura pas de réduction du montant de la dette grecque : « Le sommet de la zone euro souligne que l’on ne peut pas opérer de décote nominale de la dette. Les autorités grecques réaffirment leur attachement sans équivoque au respect de leurs obligations financières vis-à-vis de l’ensemble de leurs créanciers, intégralement et en temps voulu » [23].

La pression exercée par les dirigeants européens provoque des réactions de rejet autour de la planète. Le 13 juillet, le hashtag #THISISACOUP est twitté 377 000 fois et fait le tour du monde.

Le 15 juillet, la crise dans Syriza s’approfondit. Une lettre signée par 109 membres (sur 201) du comité central de Syriza rejette l’accord du 13 juillet en le qualifiant de coup d’État et demande une réunion d’urgence du Comité central. Malgré cela, Tsipras, président de Syriza, ne réunira le Comité central que deux semaines plus tard.

Les 15 et 16 juillet, le Parlement, avec les voix de Nouvelle Démocratie, Pasok et To Potami, mais sans les voix de 39 députés de Syriza sur 149 (32 contre dont Varoufakis, 6 abstentions, 1 absence), approuve un premier paquet de mesures d’austérités, concernant la TVA et les retraites, exigées par l’accord du 13 juillet.

Le 17 juillet, suite à l’accord du 13 juillet, la Commission européenne annonce le déblocage d’un nouveau prêt de 7 milliards d’euros. Alexis Tsipras remanie son gouvernement, en congédiant notamment deux ministres de la Plateforme de gauche, Panagiotis Lafazanis et Dimitris Stratoulis. Varoufakis avait démissionné le 6 juillet et Nadia Valavani, vice-ministre des finances, le 15 juillet.

Le 20 juillet, la Grèce rembourse 3,5 milliards € à la Banque centrale européenne et 2 milliards € au Fonds monétaire international.

Les 22 et 23 juillet, le Parlement adopte un second volet de mesures immédiates exigées par la Troïka. Parmi les députés de Syriza, 31 votent contre et 5 s’abstiennent. Varoufakis vote pour.

Le 14 août, le Parlement grec adopte le troisième mémorandum par 222 voix contre 64 voix (dont 32 députés de Syriza sur un total de 149). Il y a 11 abstentions (dont 10 Syriza).

Le 20 août, la Grèce rembourse 3,2 milliards € à la BCE.

« Le 26 septembre, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux »

Ensuite Tsipras convoque des élections anticipées pour le 20 septembre. Il les gagne car bon nombre d’électeurs de Syriza ne voient pas d’autre issue que de continuer à voter pour Tsipras afin d’éviter le retour de la droite au gouvernement. C’est le vote en faveur du moindre mal car ils savent que la droite ferait pire en termes d’austérité. La liste Unité populaire créée par une grande partie des membres et des députés de Syriza qui ont rejeté le 3e mémorandum n’obtient pas le score nécessaire pour entrer au parlement (elle obtient 2,86 % alors que le seuil minimal est de 3 %). Elle a eu trop peu de temps pour se faire connaître et elle n’a pas su présenter une alternative crédible.

Le 23 septembre, la Commission pour la vérité sur la dette se réunit au parlement grec sur convocation de Zoe Konstantopoulou, qui est encore présidente du parlement car la nouvelle législature n’a pas encore débuté. La Commission adopte deux nouveaux rapports et considère que la nouvelle dette contractée au travers du 3e mémorandum est elle aussi odieuse [24]. Trois jours plus tard, Tsipras fait élire comme président du parlement Nikos Voutsis qui décide une dissolution de facto de la Commission d’audit de la dette et fait disparaître du site internet du parlement tous les documents relatifs à ses travaux.


Conclusion

Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre. À plusieurs reprises, il aurait pu prendre un tournant mais s’y est refusé. L’enthousiasme soulevé par le référendum du 5 juillet a fait long feu et a débouché sur une énorme déception.

« Au cours des deux mois qui mènent à la trahison du verdict populaire du 5 juillet, Tsipras a pratiqué une orientation qui conduisait au désastre »

Est-ce que Varoufakis a défendu de manière cohérente une alternative crédible, comme il le prétend ? La réponse est clairement négative. Il a accompagné Tsipras et le noyau qui l’entourait et il n’en a jamais pris publiquement ses distances quand il en était encore temps. Et lorsqu’il a démissionné, il l’a fait dans des termes qui ont prolongé la confusion. Dans l’explication publique de sa démission, il écrit le 6 juillet :

  • « Peu après la proclamation des résultats du référendum, on m’a fait savoir que certains membres de l’Eurogroupe ainsi que d’autres « partenaires » auraient vu d’un bon œil mon « absence » lors des réunions, idée que le Premier Ministre juge potentiellement utile pour parvenir à un accord. C’est pour cette raison que je quitte aujourd’hui le ministère des Finances. (…) Je considère qu’il est de mon devoir d’aider Alexis Tsipras à exploiter de la manière qu’il jugera utile, le capital que le peuple grec nous a confié lors du référendum de dimanche. (…) Je soutiendrai donc sans hésitation le Premier Ministre, le nouveau ministre des Finances et notre gouvernement. [25] »

Quant à son plan B, il a fallu attendre la décision de fermeture des banques pour que Varoufakis découvre, selon ses propres déclarations, que la banque de Grèce disposait d’une réserve de billets en euros pour un montant de 16 milliards € qui, si le gouvernement l’avait décidé, auraient pu être remis dans le circuit, par exemple en les estampillant pour qu’ils fonctionnent comme une monnaie complémentaire non convertible et qu’ils puissent être mis en circulation via les distributeurs de billets. Et à ce moment-là il reconnaît lui-même qu’il s’est opposé à ce qu’on utilise cette manne alors que le leader de la plateforme de gauche essayait de convaincre Tsipras de s’en servir.

Heureusement, Varoufakis a ajouté sa voix au camp du refus du 3e mémorandum dans la nuit du 15 au 16 juillet, votant « Non » avec les députés de la Plateforme de gauche et avec Zoe Konstantopoulou.

En ce qui concerne la Plateforme de gauche, il faut aussi reconnaître qu’elle a commis l’erreur grave de ne pas exprimer publiquement ses désaccords à partir de la première capitulation du 20 février et par après. Elle n’a pas mis dans le débat public le plan B élaboré notamment par Costas Lapavitsas. Après la trahison du résultat du référendum, elle s’est largement cantonnée à la dénonciation de la politique de Tsipras sans être capable de mettre en avant de manière offensive et crédible une proposition alternative.

Il n’y a pas eu de grandes mobilisations spontanées car une majorité du peuple de gauche qui avait mené le combat principalement entre 2010 et 2012 faisait confiance à Tsipras et celui-ci n’appelait pas le peuple à se mobiliser. Les forces de gauche hors du parlement qui appelaient à la mobilisation étaient quant à elles trop faibles.

Les facteurs qui ont conduit au désastre sont bien identifiés : le refus de la confrontation avec les institutions européennes et avec la classe dominante grecque, le maintien de la diplomatie secrète, l’annonce à répétition que les négociations allaient finir par donner de bons résultats, le refus de prendre les mesures fortes qui étaient nécessaires (il aurait fallu suspendre le paiement de la dette, contrôler les mouvements de capitaux, reprendre le contrôle des banques et les assainir, mettre en circulation une monnaie complémentaire, augmenter les salaires, les retraites, baisser le taux de TVA sur certains produits et services, annuler les dettes privées illégitimes…), le refus de faire payer les riches, le refus d’appeler à la mobilisation internationale et nationale,… Pourtant comme nous le verrons dans la partie qui suit, le dénouement tragique n’était pas inéluctable, il était possible de mettre en œuvre une alternative crédible, cohérente et efficace au service de la population.

Notes

[1] Y. Varoufakis, Conversations entre adultes, chapitre 14, p. 383-384. Voir également Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 84.

[2] Audition de Philippe Legrain, ex-conseiller de Barroso, au Parlement grec (11 juin 2015) : « le gouvernement grec a tout intérêt à ne pas céder aux créanciers » http://www.cadtm.org/Audition-de-Philippe-Legrain-ex

[3] Audition de Panagiotis Roumeliotis (15 juin 2015), ex-représentant de la Grèce au FMI de mars 2010 à décembre 2011 : « Il faut que les créanciers reconnaissent leurs responsabilités » http://www.cadtm.org/Audition-de-Panagiotis-Roumeliotis

[4] Y. Varoufakis, chapitre 14, p. 399.

[5] Communiqué d’Éric Toussaint suite à la rencontre avec le ministre Dimitris Stratoulis qui a en charge les retraites, le 15 mai 2015, http://www.cadtm.org/Communique-d-Eric-Toussaint-suite, consulté le 28 juillet 2019

[6] L’édition grecque a été publiée en 2013 par la maison d’édition Alexandria à Athènes. J’en ai offert un exemplaire à Alexis Tsipras en octobre 2013.

[7] A la suite de l’accord du 20 février, les amendements de la Plate-forme de gauche recueillaient plus de 40 % des voix au comité central, au-delà des 30 % des membres élus de la Plateforme de gauche. Un bloc « rupturiste » s’était formé dans Syriza qui incluait, outre la Plateforme de gauche (c’est-à-dire le courant Lafazanis et l’organisation trotskyste DEA), Zoé Konstantopoulou, les ex-maoistes du courant KOE, un groupe issu du PASOK, auxquels s’ajoutaient Manolis Glezos et Yanis Milios.

[8] Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 25 à 114.

[9] Voir l’avant-propos de Stathis Kouvelakis et d’Alexis Cukier à Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Elevant, Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Editions du Croquant, Paris, 2016, p. 14.

[10] J’ai présenté Daniel Munevar dans le chapitre 4.

[11] Voir la vidéo : Intervention d’Éric Toussaint à la présentation du rapport préliminaire de la Commission de la vérité le 17 juin 2015, publié le 11 août 2015, http://www.cadtm.org/Intervention-d-Eric-Toussaint-a-la-presentation-du-rapport-preliminaire-de-la, consulté le 3 août 2019

[12] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 112.

[13] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[14] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 426.

[15] Y. Varoufakis, chapitre 16, p. 437.

[16] Remarquons que « annoncer l’intention » de ne pas rembourser pendant deux ans la BCE est ambigu car ce n’est pas la même chose que mettre en pratique la suspension de paiement. Annoncer l’intention, cela peut vouloir dire « Retenez-nous avant que nous ne procédions à la suspension, faites-nous une nouvelle proposition ». D’ailleurs, Varoufakis écrit « Inutile de se précipiter, ai-je poursuivi. Pour le moment il suffit de signaler notre intention. » p. 442.

[17] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 443.

[18] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 145.

[19] Kouvelakis, op. cit. , p. 145.

[20] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff, page 139-140.

[21] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 446.

[22] Stathis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, Paris, 2015, p. 148. À noter que le parti communiste (KKE) avait appelé à voter nul, prenant le risque de faire gagner le « Oui » (Voir Kouvelakis, p. 165).

[23] Voir la Déclaration du sommet de la zone euro Bruxelles, le 12juillet 2015, GEN – 20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf accessible sur le site officiel du Conseil de l’UE : https://www.consilium.europa.eu/media/20339/20150712-eurosummit-statement-greece_fr.pdf

[24] Commission pour la vérité sur la dette grecque, « Analyse de la légalité du mémorandum d’août 2015 et de l’accord de prêt en droit grec et international » publié le 5 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Analyse-de-la-legalite-du-memorandum-d-aout-2015-et-de-l-accord-de-pret-en consulté le 8 août 2019. Voir également : « Le troisième mémorandum est aussi insoutenable que les deux précédents », publié le 1 octobre 2015, http://www.cadtm.org/Le-troisieme-memorandum-est-aussi consulté le 8 août 2019

[25] Y. Varoufakis, chapitre 17, p. 467-468.

Source http://www.cadtm.org/Tsipras-et-Varoufakis-vers-la-capitulation-finale

E.Toussaint au sujet de Yanis Varoufakis 8e partie

  Série : Le témoignage de Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même

La Grèce après l’accord du 21 juin

  À la merci d’un courant violent : la Grèce après l’accord du 21 juin

Du Parlement allemand à l’Assemblée hellénique, les déclarations faites ces derniers jours par les dirigeants européens permettent de se faire une idée plus précise de la situation qui sera celle de la Grèce à compter du 20 août prochain  et de proposer une lecture de l’accord conclu le 21 juin à rebours des déclarations célébrant «la fin de l’Odyssée» (Moscovici), la «renaissance» grecque («Le Point»), la concorde européenne retrouvée.

L’accord de l’Eurogroupe prévoit un rééchelonnement sur 10 ans d’une part conséquente de la dette grecque [2] (extension de la maturité des titres), un «coussin de sécurité» de 15 milliards d’euros faisant office de réserve de précaution et le reversement au compte-gouttes des bénéfices réalisés par la BCE sur ses titres de dette hellénique ; ces dispositions sont conditionnées par l’obligation faite aux autorités grecques de dégager au cours des années qui viennent un excédent primaire correspondant à 3,5% (puis à 2,2%) du PIB, objectif ne pouvant être poursuivi qu’au prix d’un prolongement à durée indéterminée des politiques d’austérité [3].

Sur les questions cruciales de la dette, du financement, de la politique sociale et du «retour à la croissance» :

▶ Un pays surendetté, contraint de contracter de nouveaux emprunts pour rembourser les emprunts antérieurs, dont la dette s’aggravera mathématiquement à moyen et long terme et dont les excédents resteront dédiés au désendettement. Rien de neuf, donc, sinon le fait que le ratio dette / PIB obtenu après huit années d’austérité sévère [4] signe l’échec des politiques imposées par le FMI et les instances européennes. En Grèce, sous des formes chaque fois différentes, le refrain d’une «sortie des mémorandums» scande l’actualité politique depuis le début de la crise. L’accord de l’Eurogroupe s’inscrit dans cette logique et doit d’abord être lu comme une énième tentative de camoufler l’échec initial. Le déni originel (faire comme si l’État grec n’était pas en faillite mais simplement confronté à un défaut ou une pénurie de liquidités) est reconduit : il s’agit à présent de faire comme si cette dette était soutenable alors que l’imposition d’une politique frappant croissance et productivité à la racine et grevant lourdement le produit intérieur brut ne cesse de l’alourdir. La figure qui s’impose n’est pas celle d’Ulysse revenant au pays natal après dix ans d’errance [5] mais celle de Sisyphe.

▶ Un pays à la merci des marchés et qui devra s’acquitter de taux d’intérêt plus élevés que ceux qui lui étaient demandés dans le cadre du «programme d’assistance» qui s’achève. Comme l’indique Olivier Passet, la question des taux d’intérêt réels et des écarts de crédit est plus que jamais au cœur des divergences et des fractures de la zone euro. Les pays du sud à fort taux de chômage subissent actuellement, selon les termes de cet analyste, une «double peine» : des taux d’intérêt nominaux plus élevés, qui intègrent «une prime de risque sur la dette souveraine», «pénalisent l’investissement» et «freinent la croissance». Dans le cas de la Grèce, deux précédentes ventes d’obligations test ont été réalisées à des taux d’intérêt trois fois supérieurs à ceux assurés dans le cadre des programmes soutenus par la BCE ; ces taux pourraient s’avérer plus importants encore à partir de la fin août.

Les agences de notation, qui ont joué un rôle-clef dans le déclenchement / dévoilement de la crise [6], continuent de situer la Grèce dans la catégorie des États à risques. Certains investisseurs seront dissuadés d’investir dans les obligations grecques ; d’autres exigeront un rendement élevé, variant en fonction de la conjoncture et de la conformité du gouvernement grec aux orientation néo-libérales. Après avoir légèrement rehaussé la note de la Grèce, les analystes de Moody’s et de Standard & Poor’s rappellent que l’accord serait tenu pour caduc si le gouvernement venait à remettre en cause les mesures austéritaires passées et à venir. À compter du 20 août, les diktats de la Troïka seront simplement remplacés par ceux des fonds d’investissement et des agences de notation ; le commandement sera directement exercé par «les marchés», mais son contenu ne changera pas.

▶ Une politique économique «sous étroite surveillance» (à défait d’être «sous tutelle») et sans marge budgétaire réelle. Si les revues régulières opérées par la Troïka ne sont plus à l’ordre du jour, le Premier ministre grec n’a pas obtenu le «Clean Exit» demandé mais une «surveillance renforcée» ; les initiatives du gouvernement grec continueront d’être scrutées à la loupe [7]. Le thème de l’indépendance recouvrée («la Grèce peut désormais se libérer de la tutelle européenne ; les sacrifices consentis par la société grecque, soutenus par la solidarité européenne, ont porté leurs fruits») est d’ailleurs accueilli sur place avec ironie, indifférence ou scepticisme.

▶ La poursuite des politiques d’austérité (coupes sur les retraites, abaissement du seuil d’imposition au détriment de foyers à revenus modestes ou faibles jusqu’alors exemptés) demeure la condition sine qua non des dispositions ouvrant la voie au refinancement de la Grèce sur les marchés. Le pays devra, selon le FMI, poursuivre sur la voie des réformes et ne pas faire machine arrière ; toute «dépense sociale ciblée» devra être approvisionnée par la diminution des pensions et l’abaissement du seuil d’imposition ; l’accent devra être mis sur «l’amélioration de la compétitivité», donc sur «la dérégulation du marché du travail». Aux antipodes des envolées lyriques du commissaire français à l’économie, le ministre des finances allemand précisait ces jours-ci devant le Bundestag [8] que les réformes ne s’arrêteraient pas en Grèce avec l’achèvement du troisième mémorandum. «Nous veillerons à ce que la Grèce poursuive la politique de réformes entreprise ces dernières années.»

▶ Les chiffres attestant d’un «retour de la croissance» doivent être replacés dans le contexte qui est le leur : récession de longue durée, chômage structurel élevé, baisse de près de 30% du PIB en huit ans. Comme le remarque par ailleurs O. Passet, «la reprise conjoncturelle du sud» n’offre que «l’illusion d’une convergence retrouvée en Europe» : «[Les pays périphériques] sont certes repartis d’un point de vue conjoncturel», mais «il s’agit d’un effet de rebond mécanique après une purge sans précédent». Avant d’affirmer que ce mouvement est pérenne, il conviendrait de scruter en profondeur «les moteurs de long terme de la croissance», où «le constat est sans appel» : «toujours pas le moindre souffle de productivité». Rien d’étonnant à cela, puisque ces pays ont vu migrer nombre de leurs jeunes diplômés [9] et ont sacrifié «plusieurs années d’investissement stratégique». Seuls les pays du cœur et du nord de l’Europe disposent en définitive de «la puissance de feu budgétaire» qui leur permettrait de faire face à un choc ou un retournement conjoncturel. Si la Grèce est en fort excédent, cet excédent «restera dédié au désendettement» ; or, «la faiblesse du parachute budgétaire participe dans les récessions à l’érosion du potentiel de croissance.»

L’accord de l’Eurogroupe peut être effectivement interprété comme un «tournant» [10]. Les formules de «sortie de crise» ou de «fin des mémorandums» n’en sont que l’emballage, mais la «sortie sur les marchés», elle, est bien réelle, et rappelle la mise à l’eau d’un navire dont chacun sait qu’il risque d’émettre un signal de détresse dès sa sortie au large. Peut-être les dirigeants européens ont-ils simplement voulu saisir au vol une occasion favorable («l’amélioration conjoncturelle» évoquée plus haut) et «risquer une sortie»? On peut cependant remarquer qu’en cas d’accident, de choc ou de retournement, la Grèce ne pourra désormais plus s’en prendre qu’à elle-même, le débat sur la responsabilité de l’UE dans la fragilisation de l’économie locale et dans l’opération initiale de renflouement de banques privées par de l’argent public étant (une fois de plus) escamoté.

«Stocker les problèmes pour les renvoyer à plus tard» : le diagnostic établi par l’association Finance Watch dans une étude européenne publiée ces jours-ci s’applique de toute évidence à cette fausse sortie de crise. Les dirigeants européens tablent-ils sans le dire sur une restructuration future de la dette grecque, lorsque les circonstances politiques seront réputées plus favorables, que les contribuables allemands, hollandais ou français et leurs parlements respectifs seront mieux disposés à envisager une remise de dette réelle [11]?

Le tableau est pour l’heure celui d’un pays condamné à long terme, au moins jusqu’en 2060, à une forme de stagnation, durablement étranglé par ses obligations de remboursement et qui n’aura d’autre choix, au nom du maintien dans la zone euro et du service de la dette, que de continuer à pressurer la main-d’œuvre locale, à brader ses richesses, ses territoires et son potentiel touristique, dans le sens d’un tourisme de masse aux conséquences environnementales désastreuses [12]. La Grèce des mémorandums fait d’ores et déjà l’objet d’un gigantesque transfert de titres de propriété et cette tendance, plutôt que d’être freinée par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement se réclamant de la «gauche radicale», s’est considérablement accentuée à partir de juillet 2015.

S’il n’est pas certain que la confiance des marchés revienne, la défiance des citoyen.ne.s, elle, ne cesse de monter ; à partir de l’écrasement des négociations de l’été 2015, cette défiance s’exprime en Grèce comme dans le reste de l’Europe à travers toutes les variantes de l’exploitation politique du sentiment national — du souverainisme au néo-fascisme. Confrontée à ce qui lui apparaît comme un courant porteur, une partie de la gauche se laisse entraîner dans le piège par ressentiment, «anti-germanisme» voire refus de la défaite et de la mélancolie [13] ; comme si, à partir de l’écrasement de la gauche grecque, l’initiative et la dynamique politiques avaient basculé de l’autre côté de l’échiquier politique et comme si les signifiants nationaux étaient parvenus à occuper la place, laissée vacante par la défaite de 2015, qui était auparavant celle des revendications de justice, de solidarité et de préservation des ressources naturelles.

Ce délitement impose de procéder à une analyse précise des causes de la défaite grecque. Si le gouvernement grec a effectivement perdu la partie en juillet 2015, c’est d’abord, à mon sens, pour avoir perdu la bataille de l’opinion européenne ; pour n’avoir pas su contrer la propagande massive qui, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas ou dans les pays baltes, est parvenue à neutraliser la conscience de classe (intérêts et ennemis communs) de retraité.e.s modestes ou pauvres, de précaires courant de mini-jobs en mini-jobs, d’employé.e.s miné.e.s par la crainte du chômage, pourtant confronté.e.s, quels que soient les pays, aux mêmes maux. La logique néo-libérale l’a d’abord emporté sur ce terrain, rien d’autre que celui des classes sociales, en parvenant à retourner les classes moyennes et populaires des pays créanciers contre les classes moyennes et populaires des pays endettés, en encourageant le ressentiment d’une infirmière allemande à l’égard de sa camarade grecque (ou portugaise, italienne, espagnole…) et en instrumentalisant à cette fin le sentiment national (caricatures racistes de tel quotidien hollandais, couvertures du «Spiegel», sarcasmes de tel éditorialiste du «Monde» imitant l’accent grec sur les ondes de France-Culture, sortie ouvertement raciste du président de l’Eurogroupe, refrain en boucle : travailleurs vertueux du Nord appelés à payer pour le Sud fainéant…). Une offensive idéologique fondée sur l’opposition nord / sud et sur l’application d’une grille de lecture morale aussi simpliste qu’efficace («Il faut toujours payer ses dettes» [14]) à la réalité complexe, opaque au plus grand nombre, des mécanismes contemporains de l’endettement, est ainsi venue se greffer sur les déséquilibres structurels de la zone euro, et les a renforcés.

La manœuvre de longue haleine consistant à instiller des signifiants et des préjugés nationaux afin de diviser celles et ceux qui se trouvent également en butte, à travers tout le continent, au démantèlement de l’État-providence n’est pas que le fait de l’extrême-droite : elle est au cœur de la stratégie de domination néo-libérale et s’est avérée particulièrement payante dans le cas de la Grèce. Ce constat devrait, a contrario de l’illusion nationaliste, nous engager à rechercher les voies d’une alliance de classes porteuse des expériences, revendications et initiatives politiques des victimes de l’austérité.


(Athènes, 5 juillet 2018) {Le titre de cet article est emprunté au très beau roman d’Henry Roth Mercy of a Rude Stream (éd. de l’Olivier, 1994, pour la traduction française). La première partie de cet article a été publiée le 25 juin sous le titre Souveraine dette.}


[1] Arrivée à échéance du troisième Mémorandum, d’un montant de 86 milliards d’euros, signé par le gouvernement grec quelques semaines après le référendum de juillet 2015 par lequel près de 62% des votants avaient rejeté un plan de réformes analogue.

[3] Lire à ce sujet L’Europe propose à la Grèce un plan de sortie irréaliste, Martine Orange, Mediapart.

[4] La dette grecque se monte aujourd’hui à 320 milliards d’euros, soit 179% du PIB.

[5] Lire à ce sujet le texte publié par Pierre Moscovici sur son blog au lendemain de l’Eurogroupe du 21 juin.

[6] Lire ce calendrier des premières années de la crise grecque.

[7] En particulier par le Fonds européen de stabilité.

[8] Le Parlement allemand a validé ce vendredi par un scrutin nominal l’accord de l’Eurogroupe sur la Grèce par 410 votes pour, 226 votes contre, et 7 abstentions.

[9] Comme le rappelle Michel Husson dans un article récent à propos de la Grèce : «Environ un tiers de la population de 15 à 29 ans, pour une bonne partie des personnes qualifiées, a quitté le pays» (Un long calvaire s’annonce pour la Grèce, «Alternatives économiques»).

[10] Selon l’expression de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, dans un entretien au «Figaro ».

[11] Lire à ce sujet l’entretien accordé par Klaus Regling, directeur du Mécanisme européen de stabilité, au journal «Ta Nèa» : la surveillance de la Grèce «devra se poursuivre jusqu’à ce que tout l’argent soit remboursé». Jusqu’en 2060 ? «Oui. La Commission arrêtera quand 75 % auront été remboursés, mais pas nous. Nous surveillerons jusqu’à l’échéance finale.»

[12] A propos de l’importance cruciale du secteur touristique, lire Michel Husson, Un long calvaire s’annonce pour la Grèce, «Alternatives économiques».

[13] C’est notamment le cas, en Grèce, de la prise de parole du compositeur Míkis Thèodorákis, figure historique de la gauche grecque, lors d’un rassemblement organisé par la droite, l’ultra-droite et l’Église orthodoxe contre la proposition de résolution du conflit sur le nom de la Macédoine ; cette intervention publique a malheureusement reçu le soutien de l’ancienne présidente du Parlement grec sous le premier gouvernement Tsípras, Zoé Konstantopoúlou, et de certaines figures emblématiques de la contestation des politiques d’austérité, au nom de la défense d’un «grand mouvement populaire».

[14] Lire à ce sujet l’introduction de Dette : 5000 ans d’histoire (David Graeber, éd. Les Liens qui Libèrent, 2013, pour la traduction française).

L’Europe propose à la Grèce un plan de sortie irréaliste

L’Europe propose à la Grèce un plan de sortie irréaliste

Par martine orange Mediapart

Les ministres des finances de la zone euro pensent en avoir fini avec la Grèce. Mais le plan de sortie proposé à Athènes ne fait que gagner du temps, en assurant les premières échéances : il laisse le pays écrasé par une montagne de dettes, sans possibilité de relancer une économie exsangue, et aux mains des marchés financiers.

La dernière réunion de l’Eurogroupe du 21 juin, prévue pour entériner le plan de sortie de la Grèce, n’a pas failli à la tradition. Comme lors des précédents débats, le sujet a donné lieu à une foire d’empoigne entre les ministres des finances de la zone euro, opposant les tenants d’une ligne dure et ceux qui se voulaient plus conciliants. Au milieu de la nuit, un accord a finalement pu être annoncé, au grand soulagement de tous les participants.

Dix ans après le début de la crise, les ministres des finances ont l’impression d’en avoir fini avec la Grèce. Après de multiples plans de sauvetage, d’ajustement, de rigueur, d’austérité, Athènes est censé, à partir du 21 août, pouvoir avancer seul, sans l’assistance de l’Europe, en se finançant par elle-même sur les marchés.

Officiellement, la période du plan de sauvetage, négocié dans des conditions dramatiques en juillet 2015, est en train de se refermer. « C’est un moment exceptionnel. La crise grecque s’achève ici ce soir au Luxembourg », insistait Pierre Moscovici, commissaire européen de l’économie, qui va même, sur son blog, jusqu’à évoquer « la fin de l’Odyssée » d’Ulysse. « La Grèce est en train de tourner la page. Nous avons tous construit un ensemble de mesures pour quitter le programme avec confiance », soulignait le ministre grec des finances, Euclid Tsakalotos, en se félicitant que son pays soit traité comme l’Irlande et le Portugal à leur sortie du plan d’aide européen et ne soit pas placé en résidence surveillée, avec visites périodiques de la Troïka, comme certains membres européens le souhaitaient.

Mais au-delà de cette faveur consentie au gouvernement grec, rien ne change. Ce plan de sortie européen ressemble à tous les précédents concernant Athènes : irréaliste. Une nouvelle fois, les responsables européens se sont contentés d’acheter du temps, en espérant qu’une solution magique finira par être trouvée. Car l’Europe ne répond pas à la question fondamentale : la soutenabilité de la situation financière grecque. La dette du pays, toujours plus lourde, est insupportable sur le long terme. Elle atteint désormais 180 % du PIB.

Depuis des années, l’Europe est inflexible sur le sujet. En dépit de toutes les études, tous les avertissements appelant à une nécessaire restructuration de la dette, les responsables européens ont refusé à nouveau tout effacement de l’endettement grec. Leur seule concession a été de la repousser dans le temps. Selon l’accord annoncé, les Européens acceptent de différer le remboursement des 96 milliards de prêts qu’ils ont consentis à Athènes, soit environ 40 % du total, pendant dix ans. Les premiers remboursements n’interviendront qu’en 2033 au lieu de 2023.

De plus, les échéances – la maturité – des émissions obligataires vont être allongées de dix ans. Le remboursement par la Grèce de l’intégralité des dettes contractées auprès du mécanisme européen de stabilité (MES) courra jusqu’à 2069. Dans son communiqué, les responsables européens promettent de réexaminer la situation de la dette grecque et de procéder à d’éventuels effacements, à partir de 2032. Autant dire aux calendes grecques.

Même si les termes ne sont guère généreux, ce compromis a été obtenu dans la douleur. Selon un scénario bien connu, les Allemands et les pays du nord de l’Europe se sont opposés à tout aménagement qui pourrait les amener à payer pour la Grèce. Jusque-là, la crise grecque n’a pas été une mauvaise affaire pour les Européens. De l’aveu même de Mario Draghi, la Banque centrale européenne a réalisé 7,8 milliards de plus-values sur les titres grecs entre 2012 et fin 2016. La Bundesbank à elle seule a totalisé 2,9 milliards d’euros de gains grâce à la Grèce. Dans le cadre de l’accord du 21 juin, la BCE se propose de reverser les gains obtenus au gouvernement grec, au rythme d’un milliard par an. Pourquoi ne pas reverser la totalité tout de suite ? Mystère. Sans doute pour ne pas donner un sentiment de facilité au gouvernement d’Alexis Tsipras.

Mais les Européens savent qu’il faut malgré tout faire quelques gestes pour donner un peu de crédibilité au dispositif arrêté. Pour accompagner la Grèce dans les premiers temps, ils ont prévu un coussin financier de sécurité, au cas où l’accès aux marchés financiers serait rendu difficile. Là encore, le montant des sommes pouvant être alloué a donné lieu à d’âpres discussions, Berlin voulant le limiter à 11 milliards d’euros, quand d’autres voulaient le porter à 20 milliards. Selon la bonne méthode européenne, un compromis a été élaboré autour de la somme de 15 milliards d’euros.

 © Cour européenne des comptes © Cour européenne des comptes

Ce qui semble être une mesure d’accompagnement généreuse n’est en fait qu’une décision de précaution technique. Comme l’a relevé la cour européenne des comptes, la Grèce doit, dès sa sortie, faire face à un mur financier quasiment infranchissable. « En 2019, les besoins bruts de financement s’élèveront à 21 milliards d’euros en principal et en intérêts », écrit-elle. Ces paiements sont essentiellement dus à des créanciers privés.La Grèce, qui n’a pas eu accès aux marchés financiers pendant près d’une décennie, est incapable de faire face à de tels remboursements, surtout s’il lui faut emprunter à 3 % ou 4 % au lieu de 1 %. Comme lors des plans précédents, l’aide avancée par l’Europe semble donc destinée à assurer le paiement des premières échéances, afin d’éviter le défaut, de sauver les créanciers, à commencer par ses banques, en laissant des miettes à la Grèce .

Comme à chaque fois, cette aide est accordée sous conditions. Selon les termes fixés par l’Europe, le gouvernement grec doit s’engager à réaliser un surplus budgétaire (avant paiement des intérêts de la dette) d’au moins 3,5 % du PIB jusqu’en 2022 et de 2,2 % du PIB en moyenne pendant les 37 années suivantes. Avec ces critères, l’Europe impose une politique d’austérité et de réformes structurelles toujours plus régressive et récessive.

Une économie en cage

« Aucun pays n’est capable de maintenir sur le moyen terme de tels excédents budgétaires », ont prévenu à plusieurs reprises les économistes du FMI. À leur côté, de nombreux économistes jugent ces exigences contre-productives et asphyxiantes. Ces analyses ont été balayées par l’Eurogroupe. Tout aménagement ne pourrait être, selon eux, qu’une incitation au laxisme. Et ils attendent des marchés financiers qu’ils incitent en permanence la Grèce à la vertu.

Un peu à la manière du commissaire allemand au budget, Günther Oettinger, qui avait souligné que « les marchés allaient apprendre aux Italiens à bien voter », le directeur général du MES, Klaus Regling, résume cet état d’esprit : « Si le gouvernement grec ne met pas en place les réformes dures nécessaires, la confiance des investisseurs sera plombée et les marchés se vengeront », a-t-il déjà prévenu.

Mais ces mesures adoptées par l’Eurogroupe sont-elles vraiment de nature à inspirer confiance aux marchés financiers ? Dès la sortie de la réunion, la directrice du FMI, Christine Lagarde, n’a pu s’empêcher de faire part de « réserves » sur les aménagements accordés par les Européens. La situation d’endettement de la Grèce sur le long terme lui paraît toujours aussi problématique.

Rien dans le plan européen ne permet de desserrer l’étau financier dans lequel se retrouve la Grèce. Le pays risque de se voir maintenu en cage, interdit pendant des années de tout projet de relance, ou même de soutien économique.

Or c’est d’un plan de reconstruction que le pays a besoin. Les 2,3 % de croissance affichés au premier trimestre de 2018 n’effacent pas les 30 % de chute de PIB en quelques années. Non seulement la saignée qui a été imposée à la Grèce – du jamais vu dans le monde occidental – a précipité la population dans le chômage, mais elle a détruit ou affaibli durablement un outil productif qui était déjà réduit. Le rebond noté depuis quelques trimestres est essentiellement le fait du tourisme. Mais l’économie grecque est dans son ensemble dans l’incapacité de répondre au moindre sursaut, faute d’investissements.

La Grèce se retrouve condamnée à voir son économie évoluer comme un soufflé, redescendant à peine monté, car ne pouvant s’appuyer sur aucun relais de croissance durable. D’autant qu’à côté d’un État à qui l’Europe interdit tout endettement autre que pour repayer ses dettes, les banques ne peuvent prendre la suite.

Le système bancaire est dans un état de délabrement avancé. La BCE qui a apporté son aide à tout le système bancaire européen, en achetant à tour des bras des obligations d’État ou des obligations d’entreprises depuis des mois, a exclu les banques grecques de ce système de refinancement. Résultat : les bilans des banques grecques, plombés par des créances douteuses ou impayées pour 40 à 50 % des encours, n’ont pas connu un début de restructuration. Selon une estimation de la Banque centrale européenne, les principales banques grecques ont au moins besoin de 15 milliards d’euros de recapitalisation dans les prochains mois.

Pas plus qu’elle ne lui apporte un soutien dans l’accueil des migrants, l’Europe s’apprête à abandonner la Grèce, avec ses problèmes économiques et financiers essentiels, sans lui fournir un début de solution ou de financement. Même en respectant toutes les mesures européennes, l’accès de l’État grec, de ses banques et de ses entreprises aux marchés financiers est tout sauf garanti, ou à des prix prohibitifs. Tant nombre d’investisseurs doutent de la légende européenne sur le redressement grec.

À la sortie de l’Eurogroupe, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, semblait lui-même assez dubitatif, saluant surtout sur le fait que « les ministres des finances étaient prêts à envisager d’autres mesures de protection, dans le cas où des scénarios économiques adverses se matérialiseraient ».

Même s’ils n’en parlent pas, ce qui s’est passé sur le marché italien fin mai est dans de nombreux esprits. La brève déroute financière sur les marchés obligataires, à la suite de l’imbroglio politique italien, a montré qu’il fallait peu de choses pour que la crise de l’euro se ranime. En quelques heures, toute la liquidité qui existait sur le marché italien s’est volatilisée, entraînant une hausse rapide des taux italiens mais aussi espagnols ou portugais.

Cette fois-là, la Grèce a été épargnée car elle était sous régime de protection. Mais si un incident identique ou plus grave se reproduit dans les mois à venir – ce qui ne peut être exclu compte tenu de la décomposition rapide du consensus européen –, les marchés pourraient bien se venger, comme le prédit le directeur du Mécanisme européen de stabilité (MES). La Grèce risque d’être la première visée, non pas en raison de ses erreurs mais parce qu’elle est le maillon faible  d’une zone euro déséquilibrée dont vont se servir les marchés financiers, comme ils l’ont fait en 2010.

Contrairement aux espoirs des responsables européens, ils n’en ont pas encore fini avec la Grèce. Ils pourraient même retrouver le dossier beaucoup plus vite que prévu.

 

Grèce Le procès Georgiou

Confirmation de la sentence contre Georgiou : deux ans de prison avec sursis

Grèce  : le procès Georgiou  ou l’affaire de la falsification des statistiques grecques pour justifier l’intervention de la Troïka

10 juin par CADTM , Constantin Kaïmakis

Andréas Georgiou, président d’ELSTAT d’août 2010 à Août 2015, voit confirmée sa condamnation à deux ans de prison avec sursis pour délit de manquement à ses obligations dans le cadre de ses fonctions de président d’Elstat, l’Agence des statistiques grecque [1]. En effet le recours en cassation de l’arrêt qui l’avait condamné en Cour d’Appel a été rejeté par la Cour Suprême de l’Aréopage vendredi 9 juin 2018. Il est ainsi définitivement considéré comme coupable de manquement à ses devoirs. (En première instance Georgiou avait d’abord été innocenté, décision dont la procureure avait fait appel, ce qui avait amené la condamnation de Giorgiou à 2 ans avec sursis.)

Rappelons que l’ancien directeur de l’Agence Nationale de statistique Elstat avait communiqué des données sur les finances publiques grecques malgré l’avis contraire du Conseil des directeurs de l’Agence grecque des statistiques, qui s’opposait à la communication desdites données à l’Agence européenne Eurostat.
Comme expliqué dans le chapitre II du Rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la dette grecque :

« Un des nombreux cas de falsification concerne 17 entreprises publiques (DEKO). En 2010, ELSTAT et EUROSTAT décidèrent le transfert des dettes de 17 entreprises du secteur des entreprises non financières vers le budget de l’État, ce qui augmenta la dette publique de 18,2 Mds d’euros en 2009. Ces entités avaient été considérées comme des entreprises non financières, après qu’EUROSTAT eut approuvé leur classement dans ce secteur. Il convient de souligner que les règles de l’ESA95 en matière de classement n’ont pas changé entre 2000 et 2010.
Ce reclassement a été effectué sans études préalables ; il a de plus été réalisé en pleine nuit, une fois les membres de la direction d’ELSTAT partis. Le président d’ELSTAT eut alors tout le loisir de procéder à ces modifications sans être confronté aux questions des membres de l’équipe de direction. Ainsi, le rôle des experts nationaux fut complètement ignoré, ce qui est en totale contradiction avec la réglementation ESA95. Par conséquent, l’adoption par l’institution du critère pour rattacher une entité économique au budget de l’État constituait une violation de la réglementation. »

Reste que la principale affaire contre Georgiou est toujours pendante devant la Cour Suprême, avec comme accusation le « crime de félonie et d’atteinte envers les intérêts de l’État par déclaration mensongère ». Georgiou est accusé d’avoir gonflé les chiffres du déficit public en 2009, de 11,9 % du PIB en première estimation à 15,8 % dans la dernière, en y intégrant la dette des entreprises et organismes publics, ce qui a provoqué l’entrée de la Grèce dans le régime des plans d’aide de la Troïka et des mémoranda.

Incidemment, A. Georgiou a travaillé plusieurs années pour le FMI (de 1989 à juillet 2010) [2], qu’il n’a quitté que pour prendre le poste de président d’ELSTAT en août 2010.

Andréas Georgiou a fait plusieurs fois l’objet de déclarations spéciales de différents membres de la Troïka des créanciers de la Grèce, qui prennent régulièrement sa défense et réclament pour lui l’impunité judiciaire, en accusant le gouvernement grec de faire de lui une victime expiatoire et en défendant ses « statistiques impartiales » en accord avec les normes internationales.

Sauf que la question de l’intégration des dettes des entreprises publiques avait été spécifiquement adressée en octobre 2008 par l’eurodéputé Dimitrios Papadimoulis à la Commission Européenne [3], qui avait confirmé que celles-ci ne pouvaient en aucun cas être incluses dans le budget de l’État ni dans le calcul de son déficit.

Un procès sans fin

Ce n’est pas moins de 4 ans d’instruction judiciaire, deux procès initiaux et une réouverture du dossier que vient de clore la condamnation d’Andréas Georgiou. En effet, le 1er août 2017, le Tribunal correctionnel d’Athènes a condamné cet ancien Directeur de l’office des statistiques grecques (Elstat) à deux ans de prison avec sursis pour  «  manquement au devoir  ». Voici ce qu’en dit le quotidien Le Monde dans son édition du 1 août 2017 : « Andréas Georgiou, ancien chef de l’office des statistiques grecques, Elstat, au cœur de la saga des faux chiffres du déficit public au début de la crise de la dette, a été condamné, mardi 1er août, à deux ans de prison avec sursis. Le tribunal correctionnel d’Athènes l’a jugé coupable de « manquement au devoir », selon une source judiciaire. Cet ancien membre du Fonds monétaire international était poursuivi pour s’être entendu avec Eurostat (l’office européen de statistiques, dépendant de la Commission européenne) afin de grossir les chiffres du déficit et de la dette publique grecs pour l’année 2009. Le but supposé : faciliter la mise sous tutelle financière du pays, avec le déclenchement, en 2010, du premier plan d’aide internationale à la Grèce – on en est au troisième, depuis août 2015. [4] »

Comme l’écrit Éric Toussaint : « Après les élections législatives du 4 octobre 2009, le nouveau gouvernement de Georges Papandréou procéda en toute illégalité à une révision des statistiques afin de gonfler le déficit et le montant de la dette pour la période antérieure au mémorandum de 2010. Le niveau du déficit pour 2009 subit plusieurs révisions à la hausse, de 11,9 % du PIB en première estimation à 15,8 % dans la dernière. » « Le gouvernement de Papandréou a fait falsifier les statistiques de la dette grecque, non pas pour la réduire (comme la narration dominante le prétend) mais pour l’augmenter. C’est ce que démontre très clairement la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque dans son rapport de juin 2015 (voir le chapitre II, p. 17). [5] »

Le travail d’expertise de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque

La Commission pour la Vérité sur la dette  publique grecque (Commission Vérité) a été créée le 4 avril 2015 suivant une décision prise par la Présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, qui a confié la coordination scientifique de ses travaux à Éric Toussaint, Docteur en sciences politiques. La trentaine d’experts qui ont travaillé à ce  remarquable travail de vérité font notamment état de l’évolution et de l’histoire de la dette grecque. Ils démontrent avec minutie comment  Papandréou a  dramatisé la situation de la dette et du  déficit pour justifier une intervention étrangère qui apporterait suffisamment de  fonds pour répondre à  la situation des banques. C’est là qu’interviennent les faux chiffres et les méthodes douteuses d’A. Georgiou à Elstat. Georgiou a créé de toutes pièces les éléments qui ont permis de «  gonfler  » artificiellement les chiffres du déficit et de la dette publique grecs. Les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque ont décrit ces falsifications :
- les falsifications concernant les obligations des hôpitaux publics qui ont ainsi permis d’augmenter une première fois le déficit ;
- les falsifications portant sur 17 entreprises grecques et sur les organismes publics comme les services de l’électricité, le téléphone et les télécoms, le rail, la télévision publique etc, qui ont permis d’augmenter à nouveau le déficit ;
- enfin les fameux swaps de Goldman Sachs (contrats d’échanges de taux d’intérêts) qui sont venus gonfler rétroactivement les chiffres de la dette à compter de 2009.

Ainsi  la falsification des statistiques est directement liée à la dramatisation de la situation budgétaire et de la dette publique. Cela a été fait pour que l’opinion publique en Grèce, en Europe et au  niveau  international soient convaincue de la nécessité d’un « plan de sauvetage » de l’économie grecque en 2010, avec toutes les conditions strictes et conséquences sociales imposées à la population du pays. Les parlements des pays  européens ont voté pour le « sauvetage » de la Grèce en s’appuyant sur ces statistiques falsifiées.

Sous prétexte de fournir une aide à la Grèce, dans le cadre de la solidarité, on a en fait masqué la socialisation des pertes bancaires.

Tant par son style que ses méthodes,  Andréas Georgiou a été mis en cause, notamment par son administration. Les chiffres sont contestés, et pour les vérifier on va créer un conseil d’administration de sept membres. Les relations entre Georgiou et ce conseil sont difficiles voire inexistantes : il ne les réunit pas et ne les informe pas. Ce CA va être dissous, et ses membres remerciés. Deux d’entre eux décident de témoigner devant la commission pour la vérité contre leur ancien chef ; c’est le cas notamment de Zoé Georgantou, universitaire reconnue. Elle estime qu’Andreas Georgiou aurait gonflé les chiffres du déficit à dessein en y incluant par exemple les dettes des hôpitaux publics.

Un soutien inconditionnel de la Commission européenne

Marianne Thyssen, commissaire européenne aux affaires sociales, a affirmé que  «  les données sur la dette grecque pour la période de 2010 à 2015 ont été fiables et communiquées avec exactitude  ».  Dans cette situation, la justice grecque avait estimé en décembre 2016  qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour  envoyer Georgiou devant le tribunal… Mais un courageux procureur  de la Cour suprême, Xeni Dimitriou a demandé le réexamen de l’affaire. A l’issue d’un nouveau procès, Georgiou a donc été condamné le 1er août 2017. Ses avocats et lui-même ont fait savoir qu’ils feraient appel.

La porte-parole de la Commission européenne, Mme Annika Breidthardt, a renouvelé son soutien total à Georgiou en déclarant que cette décision n’est pas conforme aux décisions précédentes de la justice et a réitéré que « la Commission est pleinement confiante dans l’exactitude et la fiabilité des données de l’Elstat au cours de la période 2010-2015 et au-delà ». Le vice-président de la Commission européenne, M. Valdis Dombrovskis, dans une interview au Financial Times a déclaré que « l’indépendance des offices nationaux des statistiques des pays-membres est un pilier important du fonctionnement de l’euro et un des éléments qui construisent la confiance entre les pays-membres de la zone euro ». Il en est de même de toute la nomenclature européenne qui clame son soutien à Georgiou via les Moscovici, Mario Draghi et autres… La pression des autorités européennes est constante soit de façon formelle soit via les médias européens. Et le prochain Eurogroupe de septembre 2017 envisage même d’en parler.

Rappelons que le gouvernement d’Alexis Tsipras a déjà plié devant les exigences des dirigeants européens dans une autre affaire. Voici ce qu’écrivait Maria Malagardis du quotidien français Libération à propos de l’abandon de poursuites contre trois experts techniques de Taiped, l’organisme mis en place pour gérer les privatisations http://www.cadtm.org/La-justice-ou-l-argent-L-etrange). Trois experts étrangers faisaient en effet, jusqu’à très récemment, l’objet de poursuites pénales :

« En cause : la manière dont a été gérée en 2014 la vente de 28 biens immobiliers concernant un grand nombre de ministères et d’installations publiques. Prix total de la transaction au profit de deux opérateurs privés (Eurobank Property et Ethniki Pangaea) : 261 millions d’euros.
Afin d’éviter le déménagement des nombreux services concernés, il avait été prévu que les nouveaux propriétaires loueraient ces bâtiments à ceux qui les occupent. Pendant vingt ans. A l’issue de cette période, l’État grec pourrait racheter ces propriétés, au prix courant du marché.

Sauf qu’un groupe d’avocats du Pirée va contester cette transaction et montrer comment le prix total de vente déjà sous-évalué, selon eux, se révélait de surcroît nettement inférieur au total des loyers encaissés au cours de la période concernée (580 millions d’euros). L’État grec était donc perdant, ont-ils estimé, conclusion reprise par le parquet dans un réquisitoire de 200 pages.

De surcroît, les heureux acquéreurs ont bénéficié d’une clause supplémentaire qui prévoit que le rachat éventuel par l’État grec serait exempté de toute taxe ou impôt. Autant de pertes supplémentaires pour le Trésor.

À l’issue de l’instruction préliminaire, des poursuites ont donc été engagées. Notamment contre un Espagnol, une Italienne et un Slovaque, tous conseillers auprès de Taiped à l’époque des faits. Rappelons que Taiped ne rend de comptes ni au Parlement grec, ni au gouvernement, sur la manière dont il gère les privatisations. Un vrai modèle de transparence donc.

Mais après l’annonce des poursuites, les membres de l’Eurogroupe, ont exigé et obtenu en 2016 l’impunité des membres de Taiped. Restait à éteindre l’action en justice.

Dès le 15 juin à Luxembourg, au moment où se finalisait l’accord pour les 8,5 milliards d’euros, le ministre des Finances espagnol, Luis de Guindos avait tapé du poing sur la table, en menaçant de bloquer l’aide si les poursuites n’étaient pas abandonnées. Visiblement, les représentants grecs ont dû donner ce jour-là quelques garanties sur leurs capacités à bloquer l’action de la justice, puisque l’argent fut débloqué. D’ailleurs, moins de deux semaines plus tard, la Cour suprême grecque, sollicitée par les avocats des trois experts, annulait purement et simplement les poursuites. »

Les ingérences des créanciers de la Grèce dans les affaires de justice a amené l’Union des juges et des procureurs de Grèce à vivement réagir dans un communiqué : « Les autorités judiciaires grecques et les lois grecques doivent traiter sur un pied d’égalité tous les citoyens indépendamment des relations spéciales que ces derniers pourraient avoir avec des services relevant de la Commission européenne. L’interprétation correcte et l’application des lois sont confiées par la Constitution aux institutions judiciaires dont le jugement ne doit pas être influencé par des tendances politiques, des pressions ou des incitations ». Et de conclure : « L’indépendance des offices nationaux des statistiques des pays-membres peut certes constituer un pilier important de l’union économique et monétaire selon la Commission, mais l’indépendance et la liberté de jugement des juges et des procureurs d’un pays sont la pierre angulaire du régime démocratique ».

À noter que, depuis début août 2017, Elstat a supprimé la parution des données flash sur le PIB grec… La raison ? Les données ne seraient pas fiables… tiens donc !

Pour terminer sur une note positive qui s’ajoute à celle de la condamnation de Georgiou, en juillet 2017, un ex-ministre socialiste a été condamné vendredi par un tribunal d’Athènes à huit ans de prison avec sursis pour « blanchiment d’argent » provenant de pots-de-vin versés par l’entreprise allemande Siemens pour la signature en 1997 d’un contrat avec la société grecque de télécommunications OTE [6].

Notes

Grèce : Restructuration de la dette toujours pas

La Grèce n’en aura jamais fini

23 mai par François Leclerc CADTM


(CC – Flickr – Dimitris Kamaras)

Paralysées par leurs divisions, les autorités européennes ne parviennent toujours pas à sauver les apparences en déclarant la Grèce bonne pour le service. Elles enchaînent la crise italienne qui se profile avec la grecque qu’elles ne parviennent pas à conclure.

La dernière dernière revue du 3e plan de sauvetage a été bouclée samedi dernier et sera soumise à l’Eurogroupe le 24 mai prochain. Le 21 juin prochain, un accord concluant huit années ininterrompues de mise sous tutelle de la Grèce sera recherché afin de permettre, moyennant la mise en œuvre d’un train de 88 dernières mesures, de débloquer un dernier versement de 11 à 12 milliards d’euros.

La Grèce est désormais sur « une ligne droite », croit pouvoir affirmer le commissaire Pierre Moscovici, qui prend ses désirs pour des réalités. Mais pour être probant, il lui reste encore à régler le gros morceaux de la restructuration de la dette, tant de fois évoquée et ajournée, qui continue de diviser les européens et le FMI. Et c’est une toute autre paire de manches !

Les mesures d’austérité imposées par la Troïka ont plongé le pays dans une profonde récession durant neuf années, lui faisant subir un traitement de choc aux conséquences sociales dévastatrices dont elle est sortie économiquement amoindrie et fragilisée. Le miracle dont se prévalent ceux qui veulent faire croire que la Grèce est tirée d’affaire est un grossier habillage, tant qu’une restructuration de la dette ne sera pas opérée.

D’un montant de 178% du PIB en 2012, la dette étant insoutenable, que faire ? Un projet de rééchelonnement et d’abaissement des taux existe – et non de restructuration via un abandon partiel de créance – mais il suppose pour être réaliste que soient atteint année après année des objectifs de surplus budgétaires de 3,5% pour honorer les remboursements correspondants. Or si un surplus budgétaire est bien dégagé, les prévisions de croissance pour l’année en cours les justifiant sont déjà revues à la baisse, en dessous de 2%, par la Commission aussi bien que par le gouvernement grec.

Les opinions divergent totalement sur le mécanisme à mettre en œuvre. Le gouvernement français défend le principe d’une mécanisme automatique de réaménagement de la dette liant celui-ci à la croissance effective, et non a des objectifs de surplus inatteignables, tandis que les autorités allemandes réclament qu’il soit conditionné à un vote annuel du Bundestag si ceux-ci ne sont pas atteints, sans identifier les mesures complémentaires qui pourraient être exigées d’une Grèce déjà exsangue. Somme toute, les autorités allemandes pratiquent à leur façon l’extraterritorialité judiciaire américaine qu’elles condamnent !

Quel prix les Grecs vont-ils devoir encore payer pour que les bonnes âmes aient raison sur le papier ?

Grèce Colonie de la dette

La Grèce sous tutelle jusqu’au remboursement des prêts

11 mai par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis


Tag sur l’immeuble de l’Académie D’Athènes. CC MLCK

La fin annoncée du 3e mémorandum signé par Tsipras en août 2015 ne doit pas faire illusion : les conversations entre l’Eurogroupe et le Ministre des Finances grec Tsakalotos portent sur l’aménagement de la nécessaire « tutelle » législative et budgétaire qui va être imposée pendant des années à la Grèce par ses créanciers, dans le but d’effectuer les « réformes » non encore accomplies après le 28 août 2018, date prévue officiellement pour la fin du troisième programme « d’aide ».

 

L’Eurogroupe de janvier 2018 a précisé à nouveau la liste des 88 prérequis encore en suspens, à régler pour le bouclage de la 4e évaluation, qui doit avoir lieu au plus tard en juin 2018, pour la délivrance de la dernière tranche de 11,7 milliards d’euros, quatrième et dernier versement du programme. Selon le Ministre Tsakalotos « il n’y aura pas de nouvelles mesures [1] », seules les « promesses » non réalisées sont concernées : le cadastre, les privatisations – en particulier dans le domaine de l’énergie – la « réforme » de la fonction publique et l’attribution des permis des maisons de jeu électronique et de casinos sont en première ligne, la baisse du seuil minimum d’imposition. À noter que le programme électoral de Syriza énoncé à Thessalonique en septembre 2014 [2] prévoyait la restauration du seuil de non-imposition à 12 000 €/an. Le seuil de non-imposition a été fixé après de multiples négociations à 8.600 pour une personne seule, à 9000 euros annuels pour un couple avec deux enfants à charge. La situation va se dégrader car, sous la pression de la Troïka, le gouvernement s’est engagé en juin 2017 à rabaisser ce seuil à 5.700 euros et 6130 euros respectivement à partir du 01/01/2019 [3]. Et encore, la réalisation des mises aux enchères par internet, l’application de la TVA à 24% dans toutes les îles dès juillet 2018 (dont celles où sont confinés un grand nombre de réfugiés), la modification des critères de calcul de l’impôt ENFIA sur les bâtiments [4]

Sur les 86 milliards prévus du 3e accord de prêt d’aout 2015, la Grèce n’a reçu que 58,6 milliards € ; il est prévu que les 27,4 milliards restants seront attribués après mai 2018, une fois leur utilisation précisée. Précisons que la majeure partie de la somme est repartie immédiatement vers les créanciers sous la forme de remboursement de la dette, tandis que 45,4 milliards d’Euros, résultant de ces différents accords de prêt ont été injectés depuis 2010 dans la recapitalisation des banques privées [5] . Pour recevoir le reste, le pays doit donc matérialiser une série de réformes avant le mois d’août 2018. D’après le Mécanisme Européen de Stabilité s’exprimant au nom des institutions, cette dernière tranche du prêt devra permettre principalement de régler les dettes du pays en suspens.

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« L’espoir arrive » – Stand électoral Syriza au soir des élections de janvier 2015. cc mlck.

Comme Dijsselbloem le déclarait en janvier 2018 au Financial Time, « le Premier Ministre Tsipras et le ministre Tsakalotos ont entièrement changé le ton des rapports avec les partenaires communautaires. Tout est désormais beaucoup plus facile, c’est une situation tout à fait différente » [6] . CQFD.

L’ombre menaçante du FMI

Trois ans après la signature du 3e mémorandum, le FMI ne tranche toujours pas sur sa possible contribution financière à celui-ci. Une participation souhaitée par les créanciers européens, l’Allemagne en tête, mais appréhendée par le gouvernement Tsipras depuis le début. En effet, le FMI sans participer n’en continue pas moins en tant que créancier (des précédents plans « d’aide ») à exiger de nouvelles coupes dans les retraites et les salaires, au nom du service de la dette externe. Surtout, le FMI considère la dette grecque comme insoutenable et en réclame un aménagement par les créanciers européens. Mais ceux-ci, menés par l’Allemagne, sont opposés à une réduction de leurs créances sur la Grèce. Le FMI a toujours refusé la réduction de ses propres créances en prétextant que ses membres des Pays en développement ne comprendraient pas qu’un tel traitement de faveur soit accordé à la Grèce.

Le FMI aurait dû se prononcer fin janvier 2018 pour une seule et unique évaluation d’un programme (Memorandum of Economic and Financial Policies, MEFP) signé en juillet 2017 avec la Grèce [7] , qui prévoyait l’éventualité d’un versement de 1,6 milliard d’Euros, sous condition entre autres que les créanciers européens prennent des décisions essentielles pour la viabilité de la dette grecque. La Grèce, ne souhaitant pas que le FMI s’implique dans le programme par ce versement, a fait appel au marché en émettant des obligations pour faire face à ses problèmes de liquidité, en utilisant ce « retour sur les marchés » comme outil de propagande.

Bien qu’elles soient régulièrement annoncées comme « imminentes d’ici quelques semaines » depuis août 2015, les discussions entre les créanciers sur un réaménagement de la dette grecque ne sont pas toujours pas au programme dans l’immédiat.

En tant que créancier des deux premiers memoranda, le FMI siège au sein de la troïka devenue quartet En tant que créancier des deux premiers memoranda, le FMI siège au sein de la troïka devenue « quartet » [8] et son poids pèse lourd sur certains des prérequis exigés par les créanciers dans le cadre du 3e mémorandum. Ainsi, on reconnait la marque du FMI sur des mesures « débloquées » par la loi mammouth votée en procédure d’urgence en janvier 2018, comme la mise aux enchères des résidences principales par voie électronique, la réduction du droit de grève à travers une modification des procédures à respecter pour pouvoir faire grève, la révision à la baisse des droits aux allocations familiales pour les familles nombreuses (à partir de trois enfants). Mais aussi l’impunité pour les membres du TAIPED [9] et du super-fonds de privatisation [10] : la multi-loi de janvier 2018 prévoit que les experts profitent aussi désormais de l’asile juridique, y compris quand le résultat d’une privatisation a porté gravement tort au secteur public grec. C’est la réponse au scandale qui a mené devant les tribunaux grecs six membres du TAIPED [11] , malgré les protestations de la Troïka.

La dictature fiscale instaurée par le troisième mémorandum

Les mesures d’austérité du troisième mémorandum ont fait augmenter les dettes d’impôts de 20 milliards d’euros en créant 500.000 endettés fiscaux supplémentaires entre 2015 et 2017. Des dettes qui s’élevaient à 40 % du PNB fin 2014. Pourtant Tsipras avançant les chiffres officiels annonçait en janvier 2017 que les objectifs fiscaux avaient été atteints pour les deux années précédentes. C’est la démonstration que les objectifs fiscaux fixés par l’État grec sont bien supérieurs à ses besoins budgétaires mais surtout, qu’ils dépassent largement la capacité de paiement des contribuables grecs [12].

Résultat, pendant le seul mois de février 2018, 2,5 milliards d’euros supplémentaires se sont ajoutés aux dettes d’impôts non honorées. L’Agence Autonome des Recettes Publiques se prépare à procéder à des saisies, tandis que les mises aux enchères par internet pour dettes envers l’État seront mises en route, à partir du 27 avril 2018, en particulier pour contenter les créanciers qui en ont fait un prérequis sine qua non [13].

En août 2017, l’ensemble des dettes d’impôts impayés s’élevaient à 95,65 milliards d’euros, dont 5,48 milliards pour la seule année 2017, pour un total de 3,8 millions de contribuables endettés. Parmi eux, 2,4 millions de contribuables endettés, personnes physiques ou morales, sont incapables de payer aux impôts une somme inférieure à 500 euros, représentant un total de 340 millions d’euros. [14]

Ce sont donc 1,4 millions de contribuables qui sont exposés à des mesures de rétorsion de l’Agence Autonome des Recettes publiques [15] . (Rappelons que lors du recensement de 2011, la Grèce comptait 11 millions d’habitants.)

Dans le détail :
- 11,7% du total des contribuables doivent moins de 10 euros chacun pour un total de 1 million d’€ (505.202 personnes physiques et morales)
- 398.004 doivent moins de 50 euros, pour un total de 11,5 millions d’euros
- 34,5% du total des contribuables (1.485.693) doivent de 50 à 500 euros, pour un total de 327,8 millions d’euros [16].

Avec la même multi-loi de janvier 2018, le numéro fiscal (AFiMi) personnel qui conditionne toutes les opérations commerciales et nombre de procédures administratives pourra être supprimé par l’Agence Autonome des Recettes publiques. Par ailleurs elle pourra attribuer un numéro fiscal à quiconque, personne physique ou morale, pourvu qu’elle dispose de quelques éléments clé, ce qui lui permettra de verbaliser ou d’agir en représailles de supposées infractions, y compris en réclamant à une nouvelle personne morale les arriérés dus par un des membres de son Conseil d’administration si celui-ci est un contribuable qui s’est endetté dans les cinq dernières années, pour une hauteur minimale de 15 000 euros, dans le cadre de la lutte contre l’évasion et l’échappement fiscal [17] .

La Grèce s’était engagée à appliquer une baisse du seuil minimum d’imposition prévue après 2020. En effet le FMI et le reste des Institutions invoquent la nécessité de produire un excédent budgétaire de 3,5% du PIB dès 2019. Le gouverneur de l’Autorité Autonome des Recettes Publiques, contrôlée par les Institutions européennes et qui remplace le Trésor en Grèce a annoncé en mars 2018 que la baisse du minimum d’imposition interviendrait plus tôt que prévu, sous peine de voir activer le « sécateur » (koftis), voté par la multi-loi de mai 2016. Ce sécateur permet d’imposer de nouvelles mesures d’austérité sans passer par une décision ministérielle ou un vote préalable du parlement grec, en cas de non-respect de l’objectif d’un excédent primaire (hors service de la dette) de 3,5% en 2018 et après – et donc indépendamment de la composition du gouvernement [18].

Comme le journaliste économique Romaric Godin le faisait remarquer au moment de son adoption, « Pour éviter d’avoir recours à ce mécanisme-sécateur, le gouvernement grec devra de toutes façons poursuivre la baisse de ses dépenses. Toute richesse grecque sera donc ponctionnée tant qu’il faudra rembourser la dette [19]. »

Sur la politique fiscale, le FMI continue donc à peser de tout son poids, en plein accord avec le MES, comme en témoigne le commentaire du responsable de la zone Europe au FMI, Poul Thomsen, interrogé sur l’avenir de la Grèce après la fin du 3e programme. « Nous n’avons pas d’objectifs précis et nous ne jouerons aucun rôle pour dire »Faites ceci ou cela« , mais l’important pour le FMI est que la politique menée soit bien compatible avec la reprise. Le redressement spectaculaire de la Grèce a été atteint grâce à l’augmentation des impôts, mais au détriment du développement. Il importe donc d’élargir significativement la base d’imposition [20]. »

Une bonne politique fiscale selon le FMI suppose de baisser le seuil de non-imposition pour faire contribuer davantage les plus faibles revenus et soulager les plus riches, trop sollicités fiscalement pour vouloir investir.

De nouvelles baisses de retraite de 20% à venir avant 2019

Dans le cadre du 3e mémorandum, de nouvelles baisses des retraites et la modification du système des cotisations de retraite ont été imposées par la loi Katrougalos en 2016, mais par la suite le gouvernement grec a été obligé de corriger partiellement certains points qui accentuent particulièrement la pauvreté. Ainsi il a été institué en 2017 une indemnité sociale pour les plus pauvres, et on a ouvert aux sans-abris et aux migrants la possibilité de s’inscrire en demandeurs d’emploi. Pour le dire autrement, les gens qui auront perdu leur résidence principale pourront néanmoins s’enregistrer comme demandeurs d’emploi : une des mesures « sociales » du gouvernement Tsipras.

Les modifications dans les pensions de retraite amenés par la loi Katrougalos s’appliquent pour 2,7 millions de retraités avec de nouvelles baisses allant jusqu’à 40% [21].
D’après l’OCDE, entre 2010 et 2016 les Grecs avaient déjà subi une perte de 36% de leurs revenus ; celle-ci va encore être accentuée par les nouvelles baisses de retraite. Les plus faibles revenus sont particulièrement affectés par la hausse des taxes et des impôts et la suppression progressive des indemnités destinées à compenser la précarité (EKAS, etc…) [22]

Parmi les plus touchés par les baisses de retraite du troisième mémorandum, les veuves dont les pensions de réversion ont pu baisser de 47,4%, puisque la pension initiale du défunt a baissé significativement après la Loi Katrougalos. Il n’y aura aucune allocation de réversion pour les nouveaux retraités. Les pensions de réversion aux enfants mineurs ou aux étudiants de moins de 24 ans sont désormais conditionnées par des critères très serrés, pour l’obtention d’une petite retraite inférieure à 300 euros délivrée par la caisse agricole OGA.

Les grandes modifications votées en 2016 et en 2017 ne seront appliquées et visibles dans les relevés de pension qu’à partir de décembre 2018. Pour les nouveaux retraités, qui toucheront moins que ceux ayant posé leur dossier en 2017, les baisses de retraites seront limitées à 20% puisque leur retraite démarre de plus bas. Les futurs pensionnés arrivant à l’âge de la retraite à partir de janvier 2019 verront les nouvelles baisses s’appliquer immédiatement [23].

Enfin, l’indemnité EKAS qui constituait un complément pour les pensions les plus faibles est en voie de suppression progressive [24], au cœur des économies qui permettent de dégager un « excédent primaire » par la réduction des dépenses publiques.

Résultat, début 2018, un Grec sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté fixé depuis 2015 à 376 €. Plus d’un million de retraités survivent avec moins de 360 € mensuels. Rappelons que le seuil de pauvreté en Grèce a été abaissé à plusieurs reprises par Eurostat [25] : en 2010 on risquait la pauvreté avec moins de 598 € par mois, alors que ce seuil rabaissé de 37% élimine statistiquement toute une tranche de nouveaux pauvres, dont les retraités [26].

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« Pablo Picasso : La croissance en Grèce – (Détail) » – Dessin satyrique de Yannis Kalaïtzis.

La reprise économique, un leurre de plus en plus lointain

Alors que l’on nous parle pour la Grèce de « bout du tunnel » de « reprise économique après des années d’effort », l’économiste Costas Lapavitsas propose une toute autre analyse de la situation grecque :
« La réduction de la consommation publique explique le brutal excédent primaire poursuivi par M. Tsakalotos … La stagnation de la consommation privée est due au chômage, aux bas salaires et aux lourdes taxes. ../.. En particulier, la consommation alimentaire diminue constamment. Le pire c’est que même la consommation des pâtes a baissé de 10%. »

« Le gouvernement Syriza en mai 2017 s’est à nouveau engagé sur le principe d’une austérité particulièrement cruelle, s’engageant à diminuer encore les retraites et à imposer de nouvelles taxes dans le but d’obtenir des excédents primaires annuels supérieurs à 3,5% du PIB annuellement jusqu’en 2022. Et ensuite ils se sont engagés à assurer des excédents annuels de 2% jusqu’en 2060 ! [27] »

« La hausse de l’impôt et la forte augmentation des cotisations d’assurance affectent l’attrait pour l’investissement. Dans le même temps, la réduction continue des prêts bancaires et les taux d’intérêt élevés ont restreint l’accès au crédit. Le système bancaire grec est totalement incapable de financer le retour aux investissements. Comment pourrait-il en être autrement lorsque 45% des actifs bancaires sont constitués de crédits en défaut de paiement ? En y ajoutant la dette publique et l’absence continue de crédit commercial, il n’y a aucun mystère sur la faiblesse de l’investissement qui en 2017 n’a été que de 25 milliards. Il convient de noter que les investissements antérieurs à la crise étaient d’environ 60 milliards par an. [Costas Lapavitsas, Le temps d’attente pour le gouvernement est terminé – 14/03/2018] »

Et la fin du 3e programme ne changera pas la donne, bien au contraire :
« En août 2018, lorsque le troisième programme de renflouement prendra fin, la Grèce devra emprunter sur les marchés des sommes substantielles. Rien que pour financer l’essentiel en 2019, le pays aura besoin de plus de 12 milliards d’euros. Aussi le gouvernement prévoit-il d’accumuler un »oreiller » de plus de 15 milliards d’euros sous forme de garantie pour les prêteurs étrangers.

C’est extraordinaire pour un pays qui manque cruellement d’investissements – conserver près de 10% de son PIB d’argent mort en stock. Même ainsi, les prêteurs internationaux devront être rassurés sur le fait que l’austérité sera maintenue et la Grèce aura besoin, le cas échéant, du soutien implicite ou explicite des créanciers de l’UE, ce qui implique bien entendu un prolongement de la mise sous tutelle de la Grèce, comme sur les autres pays endettés de l’UE. La Grèce restera effectivement dans un statut néocolonial. [28]« 

Les memoranda : des programmes réussis

La constante application des créanciers à imposer des mesures qui semblent systématiquement produire des effets contraires aux buts affichés pose la question : quels étaient à l’origine les objectifs des « plans d’aide » qui se sont succédés depuis 2010 ?

Les travaux de la Commission Vérité sur la dette publique grecque [29] ont démontré notamment que le premier mémorandum avait eu pour but de financer l’État grec en faillite à cause de la recapitalisation des banques grecques, suite à la crise des subprimes, ce qui a permis que les banques étrangères, françaises et allemandes principalement, se dégagent alors qu’elles avaient prêté abondamment de l’argent sur le marché bancaire grec [30]

Les plans suivants ont servi à recapitaliser de nouveau les banques grecques et à continuer de dégager les créanciers privés, remplacés par les États de l’UE et les institutions européennes, financées par l’argent des contribuables européens.

Mais tout l’intérêt de l’affaire n’était-il pas dans la destruction du droit du travail, le démantèlement des services publics par la réduction des dépenses publiques, leur privatisation, la mise à l’encan des biens du pays en commençant par les ressources minières des sous-sols souterrains et sous-marins, les ressources énergétiques, tous les services de transports publics, la santé, l’eau … mais aussi les aéroports, marinas et des portions de bandes côtières, et maintenant la vente des biens privés de la population, habitations et terrains agricoles ou à construire, imposés par les memoranda ?

L’écrasement systématique des catégories les plus faibles de la population (pauvres, malades, personnes âgées ou dépendantes) par leur réduction progressive à la misère, à travers la baisse ou la suppression des pensions de retraite, la dégradation de l’accès à la santé et aux programmes d’aide aux personnes « handicapées » soumettent les populations à ce qui ressemble à une « guerre de basse intensité » telle que décrite par Jules Falquet [31] dans son livre Pax Neoliberalia [32], plus qu’à une « mauvaise gestion » par un État souffrant de « mauvaise gouvernance ».

Les scandales impliquant les hommes politiques au pouvoir à tous les niveaux, comme le scandale Novartis, et leurs va-et-vient entre les institutions publiques nationales et européennes et les grandes institutions financières privées ne laissent guère planer d’ambiguïté. La docilité des gouvernements envers les grands groupes financiers au détriment des intérêts vitaux des populations mais aussi de l’indépendance souveraine de leur propre pays montre combien les programmes mis en place par l’Union européenne à travers le MES, la BCE et le FMI n’ont qu’un seul but. Il s’agit d’en finir avec l’état social et de fermer le chapitre « bons salaires/bonnes retraites/bonne fin de vie confortable » qui fait de l’Europe un endroit « peu concurrentiel ». C’est d’ailleurs ce qu’a exprimé Schäuble devant Varoufakis [33].

En Grèce, l’austérité imposée au prétexte de la dette publique est menée aux extrêmes. L’hémorragie démographique qui s’ensuit contribue à régler les problèmes démographiques de l’Europe du Nord, avant que celle-ci se voie à son tour imposer des mesures renforcées d’austérité.

Dans la Grèce néolibérale mémorandaire, l’entreprise minière Eldorado Gold se contente d’un rendement d’extraction de l’or très faible car après avoir éventré des collines et des forêts classées en zone Natura 2000, sur 700 m de diamètre, 200 m de profondeur, en procédant à un mode inédit d’exploitation au cyanure aux conséquences encore inconnues sur l’environnement, rien d’autre ne compte pour l’entreprise canadienne que sa valeur boursière. Gagner un procès devant la Cour Constitutionnelle grecque fait remonter immédiatement le cours de l’action de la maison-mère [34] . Peu importe finalement qu’il y ait de l’or à la clé et à quel prix. Peu importe que le bassin hydrologique d’une région entière soit dévasté, ainsi que tout son système écologique.

C’est le système dette qui a justifié cette évolution en Grèce, en transformant ce pays en colonie de la dette.

C’est le système dette qui, après avoir agenouillé les pays du Sud pour siphonner leurs richesses, s’étend à travers l’Europe, multipliant les friches industrielles, outil principal de l’oligarchie pour instituer un ordre néolibéral à coup d’état d’urgence et de guerre de basse intensité, au nom desquels les constitutions mêmes sont modifiées, rejetant dans une histoire lointaine les conquêtes des peuples.

Merci à Anouk Renaud et à Éric Toussaint pour leur relecture attentive

Notes

[4ENFIA ou « taxe consolidée sur la propriété immobilière ». En fait, la Grèce dispose d’une quarantaine de taxes et de timbres sur la construction, les loyers, l’héritage, le transfert ou la légalisation des constructions sans permis, mais aucune taxe n’imposait jusqu’en août 2011 les ménages modestes sur leurs biens. Par l’établissement définitif de la taxe ENFIA passé dans la loi grecque en janvier 2014, le gouvernement espère des revenus supplémentaires de 3,5 milliards d’€, contre 500 millions € auparavant. Source en grec

[8Les créanciers de la Grèce sont la BCE, la Commission Européenne, le FMI et le MES, qui est intervenu en aout 2015 à l’occasion du 3e mémorandum, transformant la Troïka (Commission, BCE et FMI) des deux premiers memoranda en « quartet ».

[9TAIPED, en anglais Hellenic Republic Asset Development Fund, le Fond de privatisation des biens publics grecs, créé en 2011. Voir Sucer la Grèce jusqu’à la moelle sur le site du CADTM

[10Créé en août 2015 par le 3e Mémorandum.

[18« La pleine mise en œuvre des dispositions pertinentes du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, notamment en rendant opérationnel le conseil budgétaire avant la finalisation du protocole d’accord et en introduisant des réductions quasi automatiques des dépenses en cas de dérapages par rapport à des objectifs ambitieux d’excédents primaires, après avoir sollicité l’avis du conseil budgétaire et sous réserve de l’accord préalable des institutions. »
Extrait du IIIe Memorandum of Understanding (MoU) paru dans L’Humanité du 16/07/2015, « Yanis Varoufakis met en lumière les appétits des liquidateurs de la Grèce ».

[20Kathimerini, Samedi 21/04/2017

[25Le seuil de pauvreté, indexé sur le salaire minimum qui a été réduit de 751 € en 2009 à 586 € en 2011, a été rabaissé, rendant un peu moins dramatiques les statistiques sur la néo-pauvreté des Grecs. Voir en grec

[26Le danger de pauvreté parmi les plus de 65 ans était de 28,4% de la population en 2004, de 23,6% en 2011. Depuis, il n’a cessé de baisser, en 2012 à 17,2%, en 2013 à 15,1%, en 2014 à 14,9% et en 2015 à 13,7%.

[31Maîtresse de conférences en sociologie HDR, Université Paris 7- Denis Diderot.

[32Pax Neoliberalia, Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence, Éditions Racine de iXe, 2016

[33« Mais Schäuble n’était pas intéressé et passe au sujet qui est au cœur de toute sa stratégie et de ses motivations profondes : « Sa théorie suivant laquelle le modèle social européen « trop généreux » était intenable et bon à jeter aux orties. Comparant le coût du maintien des États-providences avec ce qu’il se passe en Inde ou en Chine, où il n’y a aucune protection sociale, il estimait que l’Europe perdait en compétitivité et était vouée à stagner si on ne sabrait pas massivement dans les prestations sociales. Sous-entendu, il fallait bien commencer quelque part, et ce quelque part pouvait être la Grèce. » in Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015

 

Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

Documentariste, essayiste et traductrice du grec moderne, permanente au CADTM.

Source http://www.cadtm.org/La-Grece-sous-tutelle-jusqu-au

La mesure du déclin grec

La mesure du déclin grec par Costas Lapavitsas 

Les perspectives économiques de la Grèce sont devenues bien meilleures après dix années de pertes, a annoncé Wall Street dans un vaste article le 24 avril. Il y a, enfin, une attente de croissance pour le pays. C’est parce qu’une série d’hommes d’affaires grecs optimistes, jeunes et vieux, a dit au journal réputé que les choses évoluent et que les conditions s’améliorent.

Vous vous demandez, sont-ils en train de lire les articles eux-mêmes? Pourquoi y a-t-il un diagramme dans l’article qui dit exactement le contraire. Et c’est beaucoup plus précis que les impressions de certains entrepreneurs de leur lieu de travail.

Le graphique compare l’économie de la Thaïlande (en bleu), de l’Argentine (en jaune), des États-Unis (en gris) et de la Grèce (en rouge). Les quatre pays ont connu des crises historiques profondes: la Thaïlande après 1996, l’Argentine après 1998, les États-Unis après 1929 et la Grèce après 2007. Il semble que le cours de chaque pays après le début de la crise, et en particulier sa profondeur ( combien le PIB a diminué) et combien de temps il a gardé.

Que nous montre la comparaison historique?

La crise la plus profonde a été celle des États-Unis, la fameuse crise de l’entre-deux-guerres, lorsque le PIB américain a chuté de plus de 35%. Notez que la reprise a commencé après environ 36 mois lorsque les États-Unis ont abandonné la règle d’or et ont sous-estimé le dollar. Après six autres années, ils ont réussi à compenser les pertes.

La crise la plus superficielle de la Thaïlande à la fin des années 90 a été causée par le déficit du compte courant et la contraction des flux de capitaux qui ont dévalué la monnaie. La contraction a été d’environ 15%, la reprise a commencé après un an et demi, et dans trois ans et demi, le pays a reconstitué les pertes.

Le suivant était la crise argentine. Tu te souviens d’elle? Ce pays où les mémorandums des premières années de notre propre crise disaient qu’il était détruit parce qu’il avait fait cesser les paiements et laissé sa monnaie sous-estimée? Le pays dont l’exemple devrait être évité avec tous les sacrifices en appliquant fidèlement les mémorandums dans l’euro? Le rétrécissement était d’environ 28% à son pire point.

Mais attention un peu mieux. Au cours des 36 premiers mois depuis le déclenchement de la crise, la ligne jaune se rapproche constamment de moins 10%. Pendant ce temps, l’Argentine appliquait fidèlement le programme judicieux du FMI et son économie était en constante détérioration. À 36 mois, il a cessé de payer et dévalué la monnaie. La crise s’est intensifiée et a atteint son point le plus dur après environ un an. Mais alors il a commencé à se développer rapidement et dans les trois prochaines années, le pays avait couvert toutes les pertes. C’était la « destruction » de l’Argentine.

Grèce

Nous allons maintenant en Grèce, le pays qui a juré et mis en œuvre de façon discrète le programme des prêteurs et le FMI. Le pays où les possesseurs et les possesseurs n’ont pas trouvé le courage de faire une action indépendante.

Le rétrécissement était d’environ 28% et il a fallu plus de cinq ans pour y arriver, c’est-à-dire en 2013. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que les cinq prochaines années n’ont pas amorcé une reprise substantielle. L’économie grecque est caractérisée par une stagnation complète. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que la crise grecque est la pire de toutes.

Il est vrai que l’économie ne rétrécit plus et que certains secteurs, notamment ceux liés au tourisme et aux exportations, connaissent de meilleures conditions. Mais les impressions de certains entrepreneurs ont peu d’importance dans l’ensemble. La reprise de 2017 n’était que de 1,4% et est difficile à voir à l’œil nu.

Aucune donnée macroéconomique ne montre qu’il peut y avoir une accélération substantielle de la croissance à partir de maintenant, même si le gouvernement grec le dit. Ni l’investissement, ni la consommation, ni l’emploi, ni les exportations qui n’ont absolument aucune capacité à se développer massivement et à embrouiller l’ensemble de l’économie.

Le pays est dans un bourbier historique. Il ne pourra pas compenser la perte de PIB pour de nombreuses années à venir. C’est le véritable honneur d’accepter le programme des prêteurs et de rester à l’euro à tout prix.

C’est une catastrophe sociale car, bien sûr, les pertes de PIB se traduisent par une génération perdue de personnes et une désorganisation du tissu productif. C’est aussi une catastrophe nationale parce que la vraie force des pays repose sur leur force économique. Quiconque se demande comment le ratio PIB grec / turc a maintenant atteint 1 à 4,5, regardons le graphique.

Enfin, il s’agit de la banqueroute historique de l’élite grecque, une couche sociale lâche et exilée qui ne s’intéresse qu’à ses propres intérêts et n’a aucune vision pour le pays. Une couche qui a pris soin de transférer le coût de la crise au monde du travail et aux petites et moyennes strates. Dans cette élite correspond également le système politique grec complètement échoué.

Wally Strait Gernal a démontré par inadvertance l’ampleur du déclin historique qui menace notre pays.

E.Toussaint au sujet de Yanis Varoufakis 7e partie

Série : Le témoignage de Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même

La première capitulation de Varoufakis-Tsipras fin février 2015

Partie 7 14 mars par Eric Toussaint

« J’ai signé le courrier et je l’ai envoyé aux créanciers, passablement écœuré.
C’était un fruit des ténèbres, et je reconnais qu’il m’appartient.
 »
— Varoufakis

Avertissement : La série d’articles que je consacre au livre de Varoufakis, Conversations entre Adultes, constitue un guide pour des lecteurs et des lectrices de gauche qui ne souhaitent pas se contenter de la narration dominante donnée par les grands médias et les gouvernements de la Troïka ; des lecteurs et des lectrices qui ne se satisfont pas non plus de la version donnée par l’ex-ministre des Finances [1]. En contrepoint du récit de Varoufakis, j’indique des évènements qu’il passe sous silence et j’exprime un avis différent du sien sur ce qu’il aurait fallu faire et sur ce qu’il a fait. Mon récit ne se substitue pas au sien, il se lit en parallèle.

Il est essentiel de prendre le temps d’analyser la politique mise en pratique par Varoufakis et le gouvernement Tsipras car, pour la première fois au 21e siècle, un gouvernement de gauche radicale a été élu en Europe. Comprendre les failles et tirer les leçons de la manière dont celui-ci a affronté les problèmes qu’il rencontrait sont de la plus haute importance si on veut avoir une chance de ne pas aboutir à un nouveau fiasco.

L’enjeu de la critique de la politique qui a été suivie par le gouvernement grec en 2015 ne consiste pas principalement à déterminer les responsabilités respectives de Tsipras ou de Varoufakis en tant qu’individus. Ce qui est fondamental, c’est de réaliser une analyse de l’orientation politico-économique qui a été mise en pratique afin de déterminer les causes de l’échec, de voir ce qui aurait pu être tenté à la place et d’en tirer des leçons sur ce qu’un gouvernement de gauche radicale peut faire dans un pays de la périphérie de la zone euro.

Lire les précédents articles de la série :

1. Les propositions de Varoufakis qui menaient à l’échec

2. Le récit discutable de Varoufakis des origines de la crise grecque et ses étonnantes relations avec la classe politique

3. Comment Tsipras, avec le concours de Varoufakis, a tourné le dos au programme de Syriza

4. Varoufakis s’est entouré de tenants de l’ordre dominant comme conseillers

5. Dès le début, Varoufakis-Tsipras mettent en pratique une orientation vouée à l’échec

6. Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015

Du 21 au 24 février 2015 à Athènes : Varoufakis boit le calice jusqu’à la lie

Varoufakis rend compte des réactions contradictoires que suscite la signature de l’accord funeste du 20 février 2015 avec l’Eurogroupe : Jeffrey Sachs le félicite tandis qu’il est durement critiqué par Manólis Glézos, flambeau de la Résistance et député Syriza au Parlement européen depuis février 2015, ainsi que par le célèbre compositeur Míkis Theodorákis, deux héros de son enfance pour reprendre ses termes [2]. Dans un communiqué public, Manólis Glézos s’est excusé auprès du peuple grec d’avoir appelé à voter Syriza en janvier 2015 [3].

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Manolis Glezos

Varoufakis explique qu’à partir du 21 février, il s’attelle à rédiger les propositions de réformes à « intégrer au MoU » et à soumettre à l’Eurogroupe le 23 février. Varoufakis n’hésite donc pas à dire aujourd’hui qu’il s’agissait d’essayer d’amender le mémorandum en cours, alors qu’à l’époque, Tsipras et lui déclaraient à la population qu’il s’agissait d’un nouvel accord « transitoire » en soutenant que la Grèce s’était libérée de la prison du mémorandum et de la Troïka, rebaptisée « les institutions ».

Varoufakis écrit : « Le lundi soir, le texte serait envoyé à Christine Lagarde, Mario Draghi et Pierre Moscovici qui auraient la matinée du lendemain pour l’examiner avant la téléconférence de l’Eurogroupe du mardi après-midi. Ils seraient trois à évaluer les mesures avant de donner leur feu vert ou leur veto, sans que les ministres aient leur mot à dire » (p. 283). À l’époque, Varoufakis affirmait haut et fort en public que la Troïka n’existait plus et que la Grèce avait retrouvé la liberté. Pourtant il reconnaît ici-même qu’il a accepté de soumettre à Lagarde (FMI), Draghi (BCE) et Moscovici (Commission européenne) les propositions que le gouvernement grec comptait envoyer ensuite officiellement à l’Eurogroupe.

Dans l’intention de l’insérer dans le 2e mémorandum (MoU) remanié, Varoufakis rédige un texte sur les réponses à apporter à la crise humanitaire, qui n’était pourtant pas mentionnée dans le communiqué du 20 février 2015 puisque la Troïka refuse qu’on parle de crise humanitaire en Grèce. Ces propositions de Varoufakis seront rejetées deux jours plus tard. Ensuite, il s’est attelé à enlever du mémorandum en cours des éléments qui portaient atteinte aux droits fondamentaux. « En échange, j’ai conservé telles quelles de nombreuses « mesures antérieures » du MoU. Certaines étaient atroces, d’autres mauvaises, quelques-unes bonnes. C’était ce qu’on appelle un compromis » (p. 284).

Varoufakis avait demandé à George Chouliarakis, le Président du Conseil des économistes, homme de confiance du vice-premier ministre Dragasakis, de rester à Bruxelles après le 20 février en lui confiant la tâche de préparer avec la Commission européenne le travail à soumettre à la Troïka pour le 23 février.

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George Chouraliakis avec en arrière plan Euclide Tsakalotos

Le dimanche 22 février, Chouliarakis est de retour à Athènes et Varoufakis lui demande si le texte qu’il a envoyé la veille à Bruxelles convenait à Declan Costello [représentant de la Commission au sein de la Troika en Grèce depuis mai 2014], chargé par la Commission de suivre l’application de l’accord du 20 février.

Chouliarakis lui répond que Costello a réagi positivement au projet de Varoufakis, mais qu’il faut le reformuler afin que cela corresponde au style de la Troïka. Varoufakis accepte et Chouliarakis revient quelques heures plus tard avec le document retravaillé. Varoufakis n’apprécie pas le texte et écrit : « Le style était clairement celui de la troïka, en revanche mes ajouts étaient soit absents soit très édulcorés » (p. 284). Ils modifient le document ensemble et l’envoient le dimanche à 21 heures à Costello pour approbation.

Costello refuse deux éléments précis du texte. Il rejette l’idée d’un moratoire sur la saisie des résidences principales pour les foyers incapables de payer les dettes hypothécaires. Varoufakis accepte de supprimer ce « moratoire ». Costello refuse aussi que Varoufakis annonce la création d’une banque publique de développement. Varoufakis y consent. Il écrit : « Nouvelle concession de ma part, mais je me suis promis d’y revenir à partir du mois d’avril suivant » (p. 286).

Le lundi 23 février en matinée, Varoufakis consulte le cabinet de guerre et Lafazanis, ministre de la reconstruction. « L’opposition la plus virulente venait de la Plateforme de gauche. Les négociations avec nos bailleurs de fonds étaient biaisées, disaient-ils, et la reformulation de ma liste dans le style de la Troïka était proche de la trahison » (p. 286).

Finalement, après avoir de nouveau consulté par courrier électronique les représentants de la Troïka et avoir obtenu leur feu vert, Varoufakis envoie officiellement, un peu après minuit, la liste qu’il s’était engagé à soumettre à l’Eurogroupe avant la moitié de la nuit [4].

Dès le mardi matin 24 février, les médias ont affirmé que le retard était la preuve que Varoufakis était incompétent. Varoufakis commente : « Une accusation à laquelle je ne pouvais pas répondre sans dire que j’avais secrètement négocié avec les créanciers avant de soumettre officiellement ma liste » (p. 286).

Le pire était à venir : quelques heures plus tard, la presse grecque révélait le contenu du document envoyé par Varoufakis à l’Eurogroupe et annonçait que ce document avait été écrit par Declan Costello de la Commission européenne, ce qui était largement vrai. Comme le reconnaît Varoufakis : « Mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai pris mon ordinateur portable, ouvert ma liste de réformes, cliqué sur « Dossier », puis sur « Propriétés », et j’ai vu qu’à côté d’« Auteur » apparaissait « Costello Declan (ECFIN) [Affaires économiques et financières] », et juste en dessous, après « Entreprise », deux mots couronnant mon humiliation : « Commission européenne » » (p. 287). [5]

Varoufakis poursuit son récit et dit que toute honte bue, il se rend à la réunion du Conseil des Ministres. Il affirme qu’après deux heures de discussion, il a obtenu le feu vert des ministres pour poursuivre les négociations sur la base du texte qu’il avait envoyé la veille à l’Eurogroupe. Varoufakis ne donne aucun détail sur la discussion qui a eu lieu lors de cette réunion ni sur les personnes qui étaient présentes.

Heureusement, d’autres sources sont disponibles pour se faire une idée correcte des discussions qui ont eu lieu lors de ce Conseil des Ministres restreint. Voici un extrait d’un article rédigé par une journaliste bien informée du quotidien grec Kathimerini : « Dans les sommets gouvernementaux, les frictions internes se sont exprimées lors de la réunion du Conseil Gouvernemental d’hier, où le ministre de la Reconstruction productive, de l’environnement et de l’énergie, Panagiotis Lafazanis, a exprimé de fortes réserves à l’égard des engagements pris par le gouvernement avec une liste des réformes envoyées aux partenaires et a demandé des clarifications, principalement au sujet des privatisations, qui concernant son ministère, mais aussi en référence à l’engagement pris de poursuivre l’harmonisation du marché de l’électricité et du gaz naturel avec les normes du marché et la législation de l’UE. Mme Nadia Valavani [6] a soulevé la question de la mise en œuvre rapide du règlement des arriérés de dette. De la part d’autres ministres, cependant, on percevait des murmures de désapprobation quant au fait qu’ils n’avaient pas vu le texte dans sa forme finale avant qu’il ne soit envoyé. » [7]

Ensuite se déroule l’Eurogroupe auquel Varoufakis participe par téléphone. Le représentant de la Commission déclare tout de go que la liste de mesures envoyée par Varoufakis « ne saurait remplacer le MoU, qui constitue la base légale du plan ». Mario Draghi répète la même chose, de même que Christine Lagarde.

Varoufakis affirme qu’à ce moment-là, il aurait dû mettre fin à la négociation et proposer à Tsipras de mettre en marche les mesures unilatérales qu’il lui avait proposées ainsi qu’à Papas et Dragasakis, à commencer par une décote des titres grecs détenus par la BCE et le lancement d’un système de paiement parallèle [8].

« Malheureusement, j’ai opté pour la méthode douce » et il déclare par téléphone à l’Eurogroupe : « Nous insisterons pour […] que l’examen de cette liste se poursuive en sachant que la liste de réformes de notre gouvernement est le point de départ. »

Varoufakis est largement muet à propos de l’important débat au sein du groupe parlementaire de Syriza

Le 25 février en soirée et jusque tard dans la nuit, a lieu une réunion de crise du groupe parlementaire de Syriza. Dans son livre, Varoufakis n’y fait allusion que dans une seule ligne très vague sans citer de date : « Une poignée de députés Syriza continuaient de rouspéter, mais l’humeur était à l’effervescence » (p. 303) [9]. Pour en savoir plus, il faut lire une note de bas de page qui indique notamment que « Lors d’une réunion particulièrement houleuse du groupe parlementaire, j’ai passé une bonne heure à expliquer pourquoi la prolongation était nécessaire, assumant toute la responsabilité de l’affaire, sans qu’Alexis, Pappas ni Dragasakis ne disent un mot » (Note 1, p. 516).

En fait lors de cette réunion des parlementaires de Syriza, environ un tiers de ceux-ci s’est opposé à l’accord du 20 février. Parmi eux : la présidente du parlement grec, Zoé Konstantopulou et tous les ministres et vice-ministre membres de la plate-forme de gauche (P. Lafazanis, N. Chountis, D. Stratoulis, C. Ysichos) ainsi que Nadia Valavani, vice-ministre des finances et Thodoris Dritsas, vice-ministre des affaires maritimes [10].

Il est clair que Varoufakis minimise l’importante opposition qui s’est exprimée très tôt à l’intérieur du groupe parlementaire de Syriza et parmi les membres du gouvernement, sans parler du comité central de Syriza (lors d’un vote qui est intervenu plus tard, lors du comité central qui s’est tenu les 28 février et 1er mars 2015, 41 % des membres du Comité central se sont opposés à l’accord du 20 février). En se basant sur le récit de Varoufakis et sur d’autres sources, il est également évident que le groupe parlementaire et les ministres du gouvernement qui ne faisaient pas partie du cabinet de guerre recevaient des informations incomplètes sur la négociation. Ce qui est avéré, c’est que ni le conseil gouvernemental, ni les parlementaires, ni les instances de Syriza n’étaient tenus au courant des décisions en amont. Dans le meilleur des cas Tsipras en faisait un compte-rendu biaisé après coup.

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Manifestation à Athènes en février 2015

Le 27 février à Athènes, Varoufakis fait acte d’allégeance à la Commission européenne, au FMI et à la BCE

Après avoir relaté le déroulement de l’Eurogroupe du 24 février lors duquel il a présenté ses mesures à mettre en place dans le cadre du mémorandum plutôt que d’enclencher des mesures unilatérales, Varoufakis ajoute dans son récit : « Les erreurs sont comme les crimes, elles en engendrent d’autres. La décision de ne pas débrancher la téléconférence du 24 février a été amplifiée par une erreur encore plus grave, commise quelques jours plus tard. »

Par l’intermédiaire du bureau du président de l’Eurogroupe, le 25 février, Varoufakis est sommé par la Commission européenne, le FMI et la BCE de faire acte d’allégeance. La Troïka veut que le gouvernement grec envoie une lettre officielle pour confirmer l’accord que Varoufakis a donné la veille lors de la conférence de l’Eurogroupe. Après de nombreuses hésitations, il accepte de signer la lettre pro-forma que la Troïka a préparée.
« Accepter la lettre des créanciers sans corrections, pour une demande aussi essentielle, signifiait que la prolongation nous serait accordée non pas suivant nos termes, mais suivant ceux de la Troïka. »
Varoufakis reconnaît l’extrême gravité de la décision à prendre. Signer la lettre pro-forma revient à prolonger le mémorandum en cours et à le faire selon les termes dictés et imposés par la Troïka.

Varoufakis admet que la lettre était tellement inacceptable que Tsipras considérait qu’il était impensable de la signer et de la communiquer au parlement.
Varoufakis lui dit : « – Tu es sûr que tu ne peux pas arriver au Parlement, dire ce qu’il en est, obtenir le vote qui m’autoriserait à signer et tourner la page ? »

Varoufakis précise : « Découragé, épuisé, Alexis s’est retourné vers Sagias qui avait l’air aussi exténué et lui a conseillé de ne pas y aller. »

Varoufakis se propose pour faire le sale boulot : « – Dans ce cas-là, Alexis, je prends sur moi la responsabilité. Je signe ce maudit courrier sans l’aval du Parlement, je l’envoie aux bailleurs de fonds et je passe à autre chose. »

Varoufakis précise que le 27 février au petit matin : « J’ai signé le courrier et je l’ai envoyé aux créanciers, passablement écœuré. C’était un fruit des ténèbres, et je reconnais qu’il m’appartient. »

Le 27 février, Varoufakis maintient Chouliarakis à son poste

Selon Varoufakis, suite au double jeu de Chouliarakis (qui ne s’était pas contenté de concocter un document avec Declan Costello de la Commission européenne, mais avait également omis de transmettre le 21 février à Varoufakis un important message provenant de l’Eurogroupe [11]), Tsipras, le 26 février, lui conseille de s’en débarrasser. Varoufakis refuse. Ensuite, à partir du lendemain, Tsipras change de position et s’accommode de Chouliarakis.

Reprenons brièvement le récit de Varourafkis.

Varoufakis raconte que le 27 février 2015, il va au palais Maximou en fin de matinée pour expliquer à Tsipras ce qu’il compte faire avec Chouliarakis : « Je pensais promouvoir Chouliarakis au poste de Secrétaire général de l’administration fiscale, plus prestigieux que celui de Président du Conseil des économistes, vacant et moins dangereux en terme de nuisance » (p. 300).
Sans aucun enthousiasme, Tsipras accepte cette proposition et Varoufakis s’en va en informer Chouliarakis.

Celui-ci refuse la proposition en faisant carrément du chantage : « – La décision te revient, Yánis. Mais sache que si tu me retires la présidence du Conseil des économistes, je n’accepterai ni la direction du fisc ni la moindre affectation dans ce gouvernement. Je préfère aller à la Banque de Grèce, Stournaras m’a réservé un poste. »

Varoufakis commente : « même dans mes pires cauchemars, je n’aurais jamais pu imaginer sa réponse. (…) Il avait levé le masque. Avec un cynisme et une impudence inouïs. Car il venait de m’avouer qu’il préférait travailler directement pour la troïka plutôt que de couper les liens privilégiés avec ses représentants dans mon ministère. Qui plus est, il reconnaissait être de mèche avec le gouverneur de la Banque centrale qui avait déclenché une panique bancaire pour nous couper l’herbe sous le pied. J’étais atterré » (p. 301).

Varoufakis, dépité, retourne voir Tsipras pour lui rendre compte de la réaction de Chouliarakis et, à son grand étonnement, Tsipras décide de ne rien faire.

Le commentaire que fait Varoufakis à propos de ces évènements d’une gravité extrême indique clairement son inconséquence. Il se reproche de ne pas avoir mis fin à la téléconférence avec l’Eurogoupe le 24 février tout en affirmant qu’il a fait cette erreur parce qu’il était persuadé que Tsipras était capable d’adopter au bon moment une attitude radicale face à la Troïka. Ensuite, il déclare qu’il a perdu cette illusion le 27 février : « Si j’avais perçu le gouffre avant la téléconférence du 24 février, j’aurais coupé avec la Troïka le jour-même. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que j’étais convaincu qu’Alexis était capable de déclencher la rupture plus tard, et d’un commun accord. J’ai perdu cette illusion-là quand je l’ai vu excuser Chouliarakis qui menaçait de passer dans le camp ennemi » (p. 302). Il ajoute : « J’aurais dû affronter Alexis en lui reprochant de reculer – en public, s’il le fallait. »

Mais il n’en a rien fait. Comme nous le verrons, Varoufakis a accepté recul après recul et jusqu’au 6 juillet 2015 n’a jamais rendu public ses désaccords et ses propositions alternatives.

Mon témoignage sur les évènements de janvier-février 2015 et la période qui les a précédés

Comme je l’ai indiqué dans la partie 3 de cette série, j’ai été directement impliqué dans le soutien au lancement de l’initiative d’audit citoyen de la dette grecque dès la fin de l’année 2010 [12]. Je me suis rendu à 8 reprises à Athènes entre 2011 et 2014 afin de participer à des activités sur la problématique de la dette grecque et le rejet des politiques dictées par la Troïka. Il s’agissait de développer aussi la solidarité internationale avec la résistance du peuple grec. J’ai étudié en profondeur la problématique de l’endettement de la Grèce et cela a donné lieu à la publication d’articles et d’interviews.

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Alexis Tsipras et Éric Toussaint en octobre 2012 à Athènes

Au cours de mes missions en Grèce, j’ai fait la connaissance d’Alexis Tsipras, principal dirigeant de Syriza et des dirigeants de la gauche de Syriza, en particulier Costas Ysichos qui est devenu en janvier 2015 vice-ministre de la Défense et Antonis Ntavanelos qui animait le courant DEA à l’intérieur de Syriza (il fait partie aujourd’hui de l’Unité populaire). J’ai eu de nombreux contacts, des discussions et des collaborations étroites avec des camarades de différentes organisations membres de la coalition d’extrême gauche non parlementaire Antarsya, en particulier Leonidas Vatikiotis du NAR (organisation membre d’Antarsya) et Spyros Marchetos. Je connaissais certains d’entre eux depuis la fin des années 1990 et surtout depuis le début des années 2000, lorsqu’une forte délégation grecque avait participé à la mobilisation contre le G8 à Gênes en juillet 2001. Les relations avec les camarades grecs étaient régulières dans le cadre de réseaux comme le Forum social européen qui bénéficiait d’une forte participation grecque entre 2002 et 2006 [13], de même que dans le réseau des Marches européennes contre le chômage. Plusieurs dirigeants de Syriza (Tsipras, Tsakalotos, Valavani,…) et d’Antarsya (Yanis Felikis et Tassos Anastassiadis d’OKDE, Antarsya mais aussi des dirigeants du SEK, organisation liée au SWP britannique) étaient très actifs dans les réseaux européens, de même que Giorgos Mitralias qui avait participé aux débuts de Syriza et qui était actif dans le réseau des Marches européennes notamment. A partir de 2011, la collaboration du CADTM a été également forte avec Sofia Sakorafa, députée Syriza, ex-Pasok, et avec George Katrougalos, juriste, ex-KKE (le PC grec), devenu plus tard vice-ministre dans le gouvernement Tsipras et aujourd’hui secrétaire d’Etat aux Affaires européennes. J’étais en contact très régulier avec Costas Lapavitsas depuis la fin 2010. Costas est devenu député de Syriza en janvier 2015. J’entretenais depuis 2011 des contacts réguliers avec Yanis Tolios, économiste très lié à Panagiotis Lafazanis, car il s’était impliqué dans l’audit citoyen de la dette. J’avais également eu une longue entrevue en octobre 2012 avec Manolis Glézos. Je l’admirais pour sa trajectoire rebelle sans faille depuis qu’il avait arraché le drapeau nazi de l’Acropole le 30 mai 1941. J’avais également une collaboration épisodique avec l’Institut Nikos Poulantzas lié au courant majoritaire dans Syriza, très eurocommuniste. J’avais rencontré, lors de ma rencontre avec Tsipras en octobre 2012, John Millios qui a été un des responsables économiques de Syriza jusqu’à la fin de l’année 2014. Je connaissais une petite dizaine de jeunes qui avaient entre 20 et 30 ans en 2011 – 2015 et qui s’étaient mobilisés très fortement dans l’initiative d’audit citoyen de la dette à partir de 2011. Enfin, j’avais des contacts avec des syndicalistes grecs, la plupart membres de Syriza ou d’Antarsya.

Au cours des contacts qui ont précédé l’élection de janvier 2015, j’étais devenu très critique à l’égard de l’orientation adoptée par Alexis Tsipras. Le moment clé a été la rencontre avec Tsipras en octobre 2012 dans son bureau au parlement grec. Dès le début de notre conversation qui a duré une heure, je me suis rendu compte qu’il avait réellement abandonné l’orientation qu’il avait portée lors des deux campagnes électorales de mai et de juin 2012. Lors de notre conversation d’octobre 2012, en tant que CADTM, je lui ai proposé de renforcer la campagne pour délégitimer les créanciers de la dette grecque, pour soutenir l’audit citoyen de la dette et s’appuyer sur ces résultats quand Syriza arriverait au gouvernement. J’ai bien compris qu’il souhaitait adopter au sujet de la dette publique, une attitude en retrait par rapport à ce qu’il avait défendu en mai-juin 2012 devant les électeurs et électrices grecs.

Lorsque j’ai rencontré Alexis Tsipras pour la deuxième fois en tout petit comité, c’était en octobre 2013 en compagnie de la députée Syriza, Sofia Sakorafa, très impliquée dans l’audit citoyen de la dette grecque et ayant collaboré de plus en plus activement avec le CADTM au point de se déplacer en octobre 2011 au Brésil pour participer à une réunion internationale du CADTM. La conversation avec Tsipras en octobre 2013 a duré un peu plus d’une heure et m’a renforcé dans la conviction que celui-ci voulait éviter un affrontement avec les créanciers. Il pensait, sans le dire ouvertement, que l’orientation qu’il avait défendue lui-même en mai-juin 2012 était trop radicale, et donc que la position du CADTM a fortiori était aussi trop radicale. Il considérait qu’il était possible par des arguments « pro-UE » de convaincre les créanciers de concéder une très importante réduction de dette à la Grèce.

De mon côté, mon analyse de la Grèce et de la zone euro avait évolué. Je suis devenu convaincu à partir de l’été 2013 que la sortie de la zone euro était une option sérieuse à envisager pour les pays de la périphérie européenne, notamment la Grèce [14]. Mais je n’ai pas abordé cette question dans la discussion avec Tsipras, parce que l’objet de notre rencontre était de préparer une grande conférence européenne sur la dette et sur les alternatives aux politiques néolibérales.

À l’issue de la réunion d’octobre 2013 avec Tsipras, s’est renforcée en moi la conviction que l’orientation que Tsipras avait adoptée allait conduire à un échec pour le peuple grec si des forces radicales en Grèce dans et hors de Syriza ne se mobilisaient pas pour maintenir le cap annoncé en mai-juin 2012 et préparer un plan B face au plan A de Tsipras. Et bien sûr, cela dépendait de ce qui se passerait en Grèce au sein de la gauche politique et sociale. Ce qui serait décisif, ce serait l’existence d’une pression populaire.

Du côté de la gauche politique et sociale, il y avait de quoi être inquiet : la direction de Syriza autour de Tsipras avait pris un virage qui visait à éviter l’affrontement avec les autorités européennes et avec le grand capital grec, elle abandonnait la perspective de l’audit de la dette et de la suspension du paiement pendant sa réalisation [15]. La gauche de Syriza était pour la suspension du paiement sans être très favorable à l’audit. L’extrême gauche extra parlementaire, Antarsya notamment, était en majorité opposée à l’audit de la dette en considérant que le peuple était déjà convaincu de la nécessité de la répudiation/annulation de toute la dette. Selon la majorité d’Antarsya, l’audit ne servirait qu’à légitimer une dette qui était illégitime. Le KKE traitait les partisans de l’audit d’agents de l’impérialisme. Les anarchistes n’avaient aucun intérêt pour l’audit de la dette.

Lors de deux conférences européennes tenues à Bruxelles et auxquelles Tsipras, Tsakalotos, Millios et moi avons été invités en mars et en avril 2014, j’ai défendu la nécessité d’un plan B. J’ai également déclaré en octobre 2014 dans un organe de presse important à Athènes, Le Journal des Rédacteurs, proche de Syriza [16] que les propositions de Syriza se heurteraient à l’opposition de l’Union européenne et qu’il fallait qu’un gouvernement Syriza soit prêt à poser des actes unilatéraux et radicaux. Voir un extrait de l’interview dans l’encadré.

Entretien avec Éric Toussaint réalisé par Tassos Tsakiroglou (journaliste au quotidien grec Le Journal des Rédacteurs)

Alexis Tsipras appelle à une conférence internationale pour l’annulation de la dette des pays du Sud de l’Europe touchés par la crise, similaire à celle qui a eu lieu pour l’Allemagne en 1953 et par laquelle 22 pays, dont la Grèce, ont annulé une grande partie de la dette allemande. Est-ce que cette perspective est réaliste aujourd’hui ?

C’est une proposition légitime. Il est clair que la Grèce n’a provoqué aucun conflit en Europe, à la différence de celui causé par l’Allemagne nazie. Les citoyens de Grèce ont un argument très fort pour dire qu’une grande partie de la dette grecque est illégale ou illégitime et doit être supprimée, comme la dette allemande a été annulée en 1953 [17]. Je ne pense toutefois pas que SYRIZA et d’autres forces politiques en Europe parviendront à convaincre les institutions de l’UE et les gouvernements des pays les plus puissants à s’asseoir à une table afin de reproduire ce qui a été fait avec la dette allemande en 1953. Il s’agit donc d’une demande légitime et j’ai soutenu en ce sens la candidature de Tsipras pour la présidence de la Commission européenne [18], mais vous ne pourrez pas convaincre les gouvernements des principales économies européennes et les institutions de l’UE de le faire. Mon conseil est le suivant : la dernière décennie nous a montré qu’on peut arriver à des solutions équitables en appliquant des actes souverains unilatéraux. Il faut désobéir aux créanciers qui réclament le paiement d’une dette illégitime et imposent des politiques qui violent les droits humains fondamentaux, lesquels incluent les droits économiques et sociaux des populations. Je pense que la Grèce a de solides arguments pour agir et pour former un gouvernement qui serait soutenu par les citoyens et qui explorerait les possibilités dans ce sens. Un tel gouvernement populaire et de gauche pourrait organiser un comité d’audit de la dette avec une large participation citoyenne, qui permettrait de déterminer quelle partie de la dette est illégale et odieuse, suspendrait unilatéralement les paiements et répudierait ensuite la dette identifiée comme illégitime, odieuse et/ou illégale.
 
En Grèce, SYRIZA est en tête de tous les sondages et plusieurs de ses dirigeants affirment que la négociation de la dette se fera dans le cadre de la zone euro et qu’elle ne sera pas le résultat d’une action unilatérale. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

Oui, je connais la position officielle de Syriza. Personnellement, j’essaie de montrer que l’on peut appliquer un autre type de politique, car il est évident que la plupart des gouvernements de la zone euro et la BCE n’accepteront pas d’effectuer une réduction importante de la dette grecque. Ainsi, malgré la volonté exprimée par Syriza de négocier, je pense qu’il est impossible de convaincre l’ensemble de ces acteurs. Pour cela, il faut être plus radical, parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Il s’agit d’être radical, à l’instar de l’Islande après 2008, de l’Équateur en 2007-2009 ou de l’Argentine entre 2001 et 2005.

Par la suite, ces gouvernements ont fait une série d’erreurs et ont abandonné la position radicale qu’avait adoptée leur pays, c’est pour cette raison qu’ils rencontrent aujourd’hui de grandes difficultés, comme c’est le cas de l’Argentine. (…)

Vous avez dit que la réduction drastique de la dette publique est nécessaire, mais non suffisante pour que les pays de l’UE sortent de la crise, il sera ainsi nécessaire d’appliquer d’autres mesures importantes dans divers secteurs. Quelles sont-elles, brièvement ?

Tout d’abord, il faut nationaliser – je préfère le terme socialiser – les banques. Je pense que les banques en Grèce et dans d’autres pays devraient être transférées au secteur public et fonctionner dans le strict respect des règles et des intérêts fixés par le peuple. En outre, il s’agit de contrôler les mouvements de capitaux, surtout les transferts importants réalisés par les grandes institutions financières. Je ne parle pas des transferts de 1 000 ou 2 000 euros, sinon des transferts plus importants qui requerront l’approbation préalable des autorités de contrôle sous peine de très fortes amendes et du retrait de la licence bancaire aux banques qui passeraient outre ce contrôle. Celui-ci sera effectué à bonnes fins. Il s’agira de protéger les simples citoyens qui pourront continuer à effectuer des transferts bancaires internationaux dans des limites raisonnables. Il faut également une réforme fiscale radicale : diminuer fortement les impôts et taxes payés par la majorité de la population et augmenter fortement et progressivement les taxes et impôts sur les plus riches et les grandes entreprises privées nationales et étrangères.
 
Et la Grèce ?

Il s’agit de faire ce que disait SYRIZA lors des élections en 2012. Si Syriza forme un gouvernement, il faut abolir les lois injustes qui ont été imposées par la Troïka (notamment celles qui ont détruit les conventions collectives et la négociation collective entre les employeurs et les travailleurs). Les autres mesures nécessaires sont les suivantes : la mise en place d’une réforme fiscale radicale en faveur de la justice sociale et de la redistribution des richesses, l’abrogation d’une partie des taxes imposées aux pauvres et la taxation des plus riches, la réalisation d’un audit et la suspension du paiement de la dette pour ensuite répudier la partie identifiée comme illégitime, odieuse, insoutenable et/ou illégale ; la socialisation des banques et l’application d’un contrôle sur les mouvements de capitaux.

Voir la version originale en grec publiée le 20 octobre 2014.

Lorsque des élections anticipées ont été convoquée fin décembre 2014 pour le 25 janvier, le CADTM a publié un communiqué de presse qui prend bien la mesure des menaces que faisaient peser les autorités européennes sur le peuple grec :
« Le CADTM n’a pas le moindre doute sur les intentions véritables de ceux qui ont fait de la Grèce le laboratoire européen de leurs politiques néolibérales les plus extrêmes et des Grecs des véritables cobayes de leur thérapie économique, sociale et politique de choc. On doit s’attendre à une escalade de leur offensive car ils ne peuvent pas se permettre que SYRIZA réussisse et fasse des émules en Europe ! Ils vont utiliser tous les moyens dont ils disposent car ils sont bien conscients que ce qui est en jeu aux prochaines élections grecques est le succès ou l’échec de la guerre sociale qu’ils mènent contre l’écrasante majorité des populations de toute l’Europe ! C’est d’ailleurs parce que l’enjeu est si important qu’on doit s’attendre à ce que « ceux d’en haut » d’Europe et de Grèce ne respectent pas le verdict des urnes, qui devrait couronner, pour la première fois de l’histoire, la victoire de la gauche grecque. Sans aucun doute, ils vont par la suite essayer d’asphyxier le gouvernement de gauche sorti des urnes, parce que son éventuel succès serait sûrement interprété comme un formidable encouragement à la résistance par les travailleurs et les peuples d’Europe. » [19]

Dès le 2 janvier 2015, j’ai été contacté par Georges Caravelis qui s’est présenté à moi comme un émissaire de la direction de Syriza qui souhaitait connaître mes propositions en ce qui concerne la dette grecque. Immédiatement j’ai pris contact avec le député européen Syriza, Nikos Chountis, qui m’a confirmé qu’effectivement Caravelis avait bien la mission de recueillir mon opinion. Nous avons eu plusieurs échanges et Caravelis était convaincu de la nécessité de mettre en place une commission d’audit de la dette le plus tôt possible après l’élection et la mise en place d’un gouvernement Syriza. Sur la base de nos échanges, Caravelis m’a fait parvenir les notes qu’il avait adressées à la direction de Syriza par l’intermédiaire de Chountis. Je n’ai pas eu de réponse de la part de la direction de Syriza avant les élections.

Quatre jours avant les élections du 25 janvier 2015, j’ai publié une opinion dans les quotidiens Le Monde et Le Soir, qui sont des quotidiens de référence à Paris et à Bruxelles. L’article était intitulé « Pour un véritable audit de la dette grecque ».

Il posait la question : « Mais que se passerait-il si Syriza, une fois au gouvernement, décidait de prendre à la lettre l’article 7 du règlement adopté en mai 2013 par l’Union européenne, qui prévoit qu’« un État membre faisant l’objet d’un programme d’ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité » ? (Règlement UE 472/2013 du 21 mai 2013 « relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États membres de la zone euro »).

L’actuel gouvernement grec d’Antonis Samaras s’est bien gardé d’appliquer cette disposition du règlement. Mais à l’issue d’une victoire électorale, Syriza pourrait prendre au mot l’Union européenne en constituant une commission d’audit de la dette (avec participation citoyenne) chargée d’analyser le processus d’endettement excessif et d’identifier les dettes illégales, illégitimes, odieuses… ».

Dans la suite de cette tribune, j’expliquais que la dette réclamée à la Grèce pourrait être identifiée comme illégitime et odieuse. Cette tribune visait à la fois à contribuer modestement à convaincre l’opinion publique du caractère illégitime des dettes réclamées à la Grèce et à montrer aux futures autorités de la Grèce qu’elles pourraient retourner contre la Commission européenne une disposition d’un de ses règlements que nous dénonçons.

Cette opinion a été reproduite à Athènes par le quotidien conservateur Kathimerini qui posait la question : Que fera un gouvernement Syriza ?
Pendant la campagne électorale, j’ai donné une conférence à Bruxelles en soutien au peuple grec en compagnie de Manolis Glézos, député européen Syriza. J’ai participé également à des débats notamment avec Frédéric Lordon et Serge Halimi.

Après la victoire électorale de Syriza le 25 janvier et la formation du gouvernement le 27 janvier, j’ai appris que plusieurs de mes connaissances étaient devenues membres du gouvernement Syriza-ANEL.

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George Katrougalos

Je me suis rendu à Athènes le 13 février 2015 après avoir participé à plusieurs conférences en Europe en soutien au peuple grec ainsi qu’à des débats polémiques comme celui diffusé par France 2 le 30 janvier 2015 au cours duquel j’ai eu des échanges très houleux avec des personnalités de droite, dont le journaliste Arnaud Leparmentier du quotidien Le Monde.

Le 13 février, j’ai eu réunion avec George Katrougalos, avec lequel le CADTM avait développé une collaboration depuis qu’il s’était engagé en 2011 en tant que juriste dans le combat pour la suspension du paiement de la dette grecque et son audit. Katrougalos, après avoir été élu député européen Syriza en mai 2014, était devenu vice-ministre des réformes institutionnelles. Je lui ai dit que j’espérais qu’il aiderait à la mise en place d’une commission d’audit et à l’adoption d’une attitude ferme sur la question du non-paiement de la dette. Il m’a répondu qu’il suivrait Tsipras de manière disciplinée. Cela n’augurait rien de bon. Le lendemain, j’avais rendez-vous au ministère des Finances avec Nadia Valavani, vice-ministre des Finances. Varoufakis était absent car en négociation à Bruxelles. Est-ce que tu te rappelles que Varoufakis a refusé en 2011 de soutenir l’audit citoyen de la dette ? Dès que nous nous sommes vus, elle m’a rappelé chaleureusement que nous avions été ensemble dans le lancement de l’audit citoyen de la dette en 2011. Elle a ajouté : « Est-ce que tu te rappelles que Varoufakis a refusé en 2011 de soutenir l’audit citoyen de la dette ? » et elle a indiqué qu’elle ne lui faisait pas confiance en termes d’orientation politique. Ensuite, elle m’a expliqué le plan qu’elle voulait mettre en place afin de trouver une solution en faveur des deux millions de contribuables grecs qui avaient une dette à l’égard de l’État inférieure à 2000 euros. Elle voulait aussi prendre des mesures pour s’attaquer aux riches qui fraudaient le fisc. Le 15 février, j’ai eu réunion avec Rania Antonopoulos qui m’avait contacté vers le 23 janvier par e-mail pour me dire qu’elle était d’accord avec le contenu de ma tribune dans Le Monde en ce qui concerne la dette de la Grèce et la nécessité d’un audit. Entre temps, elle était devenue vice-ministre en charge de la lutte pour la création de 300 000 emplois. Elle m’a expliqué le combat qu’elle souhaitait mener afin de mettre fin à une politique qui rendait les chômeurs responsables de leur situation. Le 15 février, j’ai participé à une manifestation Place Syntagma de protestation contre l’Eurogroupe et en soutien aux engagements du gouvernement de Tsipras. 20 000 manifestants exprimaient leur espoir de voir les choses changer.

Le lundi 16 février, j’ai été reçu par la présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou. La réunion a été très positive. La présidente du parlement grec a affirmé qu’elle souhaitait favoriser un travail d’audit de la dette grecque afin d’identifier les dettes illégitimes, illégales, odieuses… Elle a décidé de rendre publique cette rencontre. L’information a été reprise par de nombreux sites [20]. Voir l’encadré sur le témoignage de Zoé Konstantopoulou à propos de notre collaboration pour la mise en place d’une commission d’audit de la dette.

En début de soirée, j’ai rencontré pendant une heure le vice-ministre de la défense, Costas Ysichos. Nous avons discuté des pourparlers en cours au niveau européen et de la question de la dette. Costas Ysichos était le dirigeant de la Plate-forme de la gauche de Syriza qui était le plus proche des positions du CADTM : combiner l’audit de la dette à un acte unilatéral de suspension de paiement.

Le 17 février, suite à l’écho donné par Zoé Konstanpoulou à notre rencontre, Nikos Chountis, vice-ministre des relations avec les institutions européennes, a souhaité me voir. En tant que membre de la gauche de Syriza, il me manifestait sa sympathie pour les propositions du CADTM, mais en tant que membre du gouvernement il me disait que l’orientation de Tsipras était différente. Il m’a demandé si je serais disposé à collaborer avec le gouvernement au cas où celui-ci prendrait une orientation plus radicale sur la dette. Pour rappel, les contacts que j’avais eus avec Caravelis dès le 2 janvier 2015 avaient été demandés par Nikos Chountis mais n’avaient pas abouti positivement.

Le témoignage de Zoé Konstantopoulou concernant la collaboration pour la mise en place de la commission d’audit

Le vif souvenir que j’avais d’Éric Toussaint, que je n’avais pas rencontré personnellement, remontait au grand festival de la jeunesse de Syriza, en octobre 2012, alors que le parti était devenu premier parti d’opposition, alors que l’avenir était ouvert devant lui. Éric avait prononcé un discours enflammé et avait été porté aux nues.

Lui-même ne s’en souvient pas du tout, comme il me l’a révélé plus tard, car il était particulièrement abattu : il avait constaté, ce jour-là, que Tsipras commençait déjà à faire marche arrière sur ses engagements concernant l’audit et l’annulation de la dette, chose que la majorité d’entre nous, qui n’avons pas participé à la trahison qui allait venir, avons beaucoup tardé à réaliser, malheureusement.

Dans mon discours d’ouverture en tant que Présidente du Parlement, le 6 février 2015, immédiatement après mon élection, j’avais annoncé que le Parlement allait contribuer activement à l’audit et à l’annulation de la dette.
À la première réunion du groupe parlementaire après cette séance, le député des écologistes avait demandé, très angoissé, s’il « était permis de dire des choses pareilles en pleine négociation, alors que le Premier ministre et le ministre des finances n’utilisent absolument pas ces termes. » Je lui ai alors répondu que c’était le programme sur la base duquel nous avions été élus et que nous devions non seulement le dire, mais aussi le faire. Personne n’osa me contredire. Toutefois, il était déjà clair que le Gouvernement lui-même n’entreprendrait aucune initiative concernant un audit ou une annulation de la dette et que le groupe parlementaire restait impuissant face aux développements.

Il apparut très vite qu’une telle initiative devait s’appuyer sur des personnes disposant des connaissances nécessaires mais également ayant déjà une expérience analogue dans le domaine de l’audit de la dette et du rejet des dettes odieuses et illégales. Éric Toussaint était de toute évidence la figure emblématique de cette lutte qui soutenait avec ferveur, par ses interventions publiques et ses visites en Grèce, que la dette devait être auditée et que, dans la mesure où elle s’avérait odieuse, illégale, illégitime et/ou non viable, elle devait être annulée. Une position parfaitement en phase avec le droit international, la protection internationale des droits de l’homme et du droit humanitaire international.

Notre première rencontre le 16 février 2015 ne dura pas longtemps. Je connaissais son expérience précieuse et sa contribution à l’audit de la dette et, notamment, sa participation à la Commission d’audit de la dette de l’Équateur. Il était clair pour moi qu’il s’agissait d’une personne qui, depuis des décennies, avait contribué avec désintéressement à révéler le mécanisme de soumission des peuples par le biais de la dette et à lutter pour libérer les peuples et les citoyens du joug de la dette illégitime. Je voulais qu’il me parle de son expérience et tout ce qu’il me dit fut effectivement particulièrement éclairant.

Je lui demandais alors s’il était disposé à entreprendre l’audit de la dette grecque pour le compte du Parlement hellénique et s’il pouvait rester en Grèce pour que nous nous rencontrions une semaine plus tard pour discuter des modalités de cet audit. Il me répondit par l’affirmative aux deux questions. J’ai demandé que soit immédiatement publié un bulletin de presse du Parlement concernant ma rencontre avec Eric Toussaint, afin de lancer le message : nous avançons vers la réalisation de nos engagements.

Les jours qui suivirent furent denses et dramatiques. Élection du Président de la République, le 18 février 2015. Communication de l’accord du 20 février 2015. En apprenant par les médias le contenu de cet accord le 20 février, je sentis la terre se dérober sous mes pieds : il contenait la reconnaissance de la dette et l’engagement de la responsabilité de son remboursement ! Je demandais à voir Tsipras immédiatement. Je le vis le lendemain, le 21 février, dans son bureau au Parlement, immédiatement après la réunion du Conseil. Flambouraris attendait dehors, entrant et ressortant constamment et faisant pression pour qu’ils partent à Égine.

Je dis à Tsipras que cet accord était un mémorandum et que nous devions nous en dégager au plus tôt. Qu’il fallait immédiatement révoquer la formulation concernant la dette, par le biais de communications officielles par tous les acteurs. Qu’il fallait suivre une stratégie précise. Réaliser un audit de la dette. Agir concernant les dettes allemandes à l’égard de la Grèce suite à l’invasion et à l’occupation nazie au cours de la seconde guerre mondiale. Ouverture de l’affaire Siemens et de toutes les affaires de corruption. Tsipras s’efforçait de me convaincre que l’accord n’était pas un mémorandum. Il prétendait que la reconnaissance de la dette ne portait que sur les paiements qui seraient effectués au cours des 4 mois à venir et, en même, temps, il marquait avec embarras son accord avec mes suggestions.

J’étais présente lorsqu’il expliqua à Pablo Iglesias, dirigeant de Podemos, que « ce que nous avons obtenu n’est pas blanc, n’est pas noir, nous avons réussi le gris. »

Je quittais cette rencontre après avoir annoncé à Tsipras que j’entamerai immédiatement l’audit de la dette au Parlement et constituerai la Commission pour les dettes allemandes, après avoir obtenu son consentement.

Quelques jours plus tard, je rencontrai à nouveau Éric. Il était morose et préoccupé.

Je commençais à parler avec lui de la commission qu’il fallait mettre sur pied pour mener l’audit de la dette. Je lui dis que je pensais à une commission conforme à une disposition spéciale du règlement du Parlement qui permettait au Président de l’Assemblée de constituer des commissions composées de personnes extraparlementaires et dont l’objet portait sur des affaires n’ayant pas trait aux affaires courantes du Parlement. Je lui expliquais que j’envisageais cette commission comme une commission internationale et nationale, composée de scientifiques et de citoyens, dont le mandat serait clairement de déchiffrer les conditions dans lesquelles la dette publique grecque avait été créée et gonflée et d’élaborer l’argumentaire permettant de dénoncer toute partie de la dette qui serait jugée illégale, odieuse et non remboursable. Il était positif, mais réservé.

« Je vois que quelque chose te préoccupe. Je veux que nous parlions de manière directe », lui dis-je.

« Zoé, je suis très angoissé. Quelle est ta position à propos de l’accord du 20 février ? »

« Éric, je considère que cet accord est un véritable camouflet. Je l’ai dit au Premier ministre et je l’ai informé sur mon intention d’entreprendre les initiatives nécessaires pour renverser cet accord, et il m’a donné son consentement. La Commission d’audit de la dette dont je te propose d’entreprendre la coordination scientifique est une initiative cruciale dans ce sens. »

Il me regardait toujours d’un air scrutateur.

« Quant à ce qui te préoccupe, d’après ce que je comprends, voilà ce que j’ai à te dire : j’ai prévenu formellement le Premier ministre de ne pas présenter cet accord au Parlement. » Je répétais la même chose à la réunion du Groupe parlementaire, dans les jours suivants. Lors du vote qui s’est tenu au sein du groupe, le 25 février, je votais NON au texte de l’accord, ce qui mit le feu aux poudres et fit immédiatement de moi une cible. « Ce que j’ai à te dire c’est que si, malgré tout, cet accord était présenté au Parlement, moi je ne le voterai pas. »

Son visage s’éclaira, il semblait soulagé. Je voyais qu’il était encore préoccupé par l’évolution globale, mais il était important pour lui de savoir qu’il pouvait compter sur notre entente. Bien plus tard, il me confirma qu’il s’était agi d’un moment déterminant car il avait compris que la personne qui lui demandait de s’engager et de s’impliquer dans cette lutte frontale contre les mécanismes de soumission entendait bien aller au bout de ce qu’elle disait.

C’est ainsi que tout a commencé.

« Je veux que tu assumes le poste de Coordinateur scientifique de la Commission et que tu me dises ce que tu attends de moi », lui dis-je.

« C’est toi qui doit présider la Commission et ses travaux, pour garantir que tout sera réalisé sans obstacles », me dit-il.

C’est ainsi qu’est née la première et unique commission institutionnelle d’audit de la dette sur le sol européen à ce jour.

Tout simplement.

Par des gens de parole.

Source : Zoé Konstantopoulou, « Grèce : La lutte contre la dette odieuse et illégitime »

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Alexis Tsipras, Éric Tousaint et Zoe Konstantopoulou au Parlement grec pour le lancement de la commission pour la vérité sur la dette grecque

Conclusion

Varoufakis présente de manière déformée les débats qui ont eu lieu au niveau des autorités publiques de la Grèce et de Syriza en février 2015. Il cantonne les débats sur les options à prendre à ce qui se passait dans le petit cercle dont s’était entouré Tsipras et auquel il participait. Il présente de manière caricaturale l’opposition aux choix qui ont été faits par ce petit cercle en parlant d’ « une poignée de députés Syriza (qui) continuaient de rouspéter » alors que l’opposition à l’intérieur du groupe parlementaire Syriza et au sein du gouvernement représentait environ un tiers. Celle qui s’est exprimée dans le comité central de Syriza atteignait 41 %. De plus, comme Tsipras et lui présentaient les concessions qu’ils faisaient de manière biaisée, une partie des députés et des ministres, bien qu’ayant des doutes, soutenait l’orientation suivie sans enthousiasme et avec l’espoir que Tsipras, qui bénéficiait totalement de leur confiance, conduirait le gouvernement et la négociation à bon port.

Je soutiens, avec d’autres, alors comme aujourd’hui, qu’une orientation très différente de celle adoptée par Varoufakis et le petit cercle autour de Tsipras aurait dû être mise en pratique. Pour appliquer le programme de Thessalonique, le gouvernement Tsipras aurait dû prendre les initiatives et les mesures suivantes :

  • rendre publiques les 5 ou les 10 priorités du gouvernement dans la négociation, notamment en matière de dettes en dénonçant très clairement le caractère illégitime de la dette réclamée par la Troïka ;
  • établir les contacts avec les mouvements sociaux, pousser en tant que gouvernement ou en tant que Syriza à la création de comités de solidarité dans un maximum de pays, parallèlement à la négociation avec les créanciers, en vue de développer un vaste mouvement de solidarité ;
  • refuser la diplomatie secrète ;
  • développer des canaux internationaux de communication pour franchir la barrière des médias dominants ;
  • utiliser la disposition du règlement européen 472 portant sur l’audit de la dette [21], lancer l’audit avec participation citoyenne et suspendre le paiement de la dette à commencer par celle à l’égard du FMI. Rappelons que Tsipras dans sa présentation du programme de Thessalonique avait déclaré : « Nous demandons le recours immédiat au verdict populaire et un mandat de négociation qui vise à l’effacement de la plus grande partie de la dette nominale pour assurer sa viabilité. Ce qui a été fait pour l’Allemagne en 1953 [22] doit se faire pour la Grèce en 2014. Nous revendiquons :
  • Une “clause de croissance” pour le remboursement de la dette.
  • Un moratoire – suspension des paiements – afin de préserver la croissance.
    • L’indépendance des programmes d’investissements publics vis-à-vis des limitations qu’impose le pacte de stabilité et de croissance » [23] ;
  • mettre fin au mémorandum conformément à l’engagement pris auprès du peuple grec lors de l’élection du 25 janvier. Pour rappel, Tsipras avait déclaré « Nous nous engageons, face au peuple grec, à remplacer dès les premiers jours du nouveau gouvernement – et indépendamment des résultats attendus de notre négociation – le mémorandum par un Plan national de reconstruction  » [24] ;
  • établir un contrôle sur les mouvements de capitaux ;
  • adopter une loi sur les banques pour assurer le contrôle des pouvoir publics sur celles-ci. Tsipras avait annoncé le 13 septembre 2014 à Thessalonique : « Avec Syriza au gouvernement, le secteur public reprend le contrôle du Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF – en anglais HFSF) et exerce tous ses droits sur les banques recapitalisées » [25] ;
  • adopter une loi annulant les dettes privées à l’égard de l’Etat, par exemple celles en dessous de 3000 euros. Cette mesure aurait d’un seul coup amélioré la situation de 3,3 millions de contribuables (dont 357.000 PME) qui devaient moins de 3 000€ (pénalités comprises) [26] ;
  • réduire de manière radicale la TVA sur les biens et services de première nécessité ;
  • revenir sur la réduction des retraites et du salaire minimum légal ;
  • mettre en œuvre le plan d’urgence contre la crise humanitaire prévu dans le programme de Thessalonique ;
  • mettre en place un système de paiement parallèle/complémentaire ;
  • remplacer Stournaras à la tête de la banque centrale par une personne compétente et de confiance ;
  • se préparer aux nouvelles représailles des autorités européennes et donc à une possible sortie de la zone euro.

Remerciements : Je remercie pour leur relecture attentive Alexis Cukier, Marie-Laure Coulmin-Koutsaftis, Nathan Legrand, Stathis Kouvelakis, Brigitte Ponet et Patrick Saurin. L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.

La signification de l’accord du 20 février et l’action de Varoufakis a fait l’objet d’un échange en 2016 sur le blog de Médiapart entre Yanis Varoufakis, Alexis Cukier et Patrick Saurin :

Notes

[1Les trois premiers paragraphes de cette partie sont tirés de l’introduction de l’article précédent

[2Y. Varoufakis, Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens Qui Libèrent, Paris, 2017, chapitre 10, p. 282

[5Voir également Zero Hedge, “The Reason Why The Eurogroup Rushed To Approve The Greek Reform Package ?”, publié le 24 février 2015

[6Nadia Valavani, membre de la gauche de Syziza, était vice ministre de Varoufakis et s’opposait aux concessions faites à la troïka à propos des dettes fiscales des contribuables à l’égard de l’État. Elle ne souhaitait pas modifier dans un sens restrictif son projet de loi pour le règlement des arriérés de taxes à l’égard de l’État, en supprimant notamment les mesures d’effacement d’une partie des dettes initialement prévues.

[7Dora Antoniou, « L’accord provoque des remous dans Syriza« , 25 février 2015 http://www.kathimerini.gr/804911/article/epikairothta/politikh/h-symfwnia-prokalei-kradasmoys-ston-syriza Concernant les critiques de Nadia Valavani et le durcissement du projet sur le règlement des arriérés de dettes, voir »« Κούρεμα » στη ρύθμιση των 100 δόσεων » (« Haircut au projet de loi sur les 100 mensualités »), 25 février 2015, http://www.kathimerini.gr/804896/article/oikonomia/ellhnikh-oikonomia/koyrema-sth-ry8mish-twn-100-dosewn

[8Pour rappel Varoufakis affirme dans son livre qu’il avait obtenu l’accord du cabinet de guerre pour signaler trois choses à la Troïka : à toute tentative d’épuisement via un resserrement de liquidités le gouvernement répondrait par un refus d’honorer les remboursements dus au FMI ; à toute velléité de renfermer le gouvernement dans le mémorandum et lui refuser une restructuration de la dette, celui-ci répondrait par l’arrêt des négociations ; à toute menace de fermeture des banques et de contrôles des capitaux, le gouvernement répondrait par la décote unilatérale des titres grecs détenus par la BCE depuis 2010-2012 et par la mise en place d’un système de paiement parallèle. Le problème c’est que jamais cette menace n’a été communiquée à la Troïka. Elle n’a jamais non plus été rendue publique. Varoufakis le reconnaît. Quant à sa mise en pratique, comme on le verra par la suite, Tsipras et la majorité du cabinet s’y sont clairement opposés et Varoufakis a accepté cela jusqu’à la capitulation finale de juillet 2015. Tout s’est passé en comité très restreint et le reste du gouvernement n’a jamais été informé, ni la direction de Syriza. La population grecque a été totalement maintenue à l’écart.

[9Cette histoire d’une « poignée de députés qui rouspète » est la version officielle que certains médias (To Vima notamment, mais pas Kathimerini) avaient repris. Tous avaient noté toutefois que la réunion s’était déroulée dans une « ambiance dramatique ».

[10Un vote indicatif à main levée avait eu lieu vers la fin de la réunion, à une heure très avancée. A ce moment environ 120 députés étaient dans la salle et environ quarante ont voté « contre » ou voté « blanc », ce qui en Grèce est très proche d’un vote « contre ». Les six ministres en question ont voté « blanc ».
Voir le résumé de cette réunion publié le 26 février 2015 sur le site grec de presse alternative « ThePressProject » dans un article rédigé par Vasiliki Siouti : « Il semble que le gouvernement Syriza a du mal à obtenir du soutien pour l’accord signé entre Varoufakis et l’Eurogroupe. Lors d’une réunion du groupe parlementaire de Syriza qui a duré douze heures, le mercredi 25 février, les parlementaires ont critiqué l’accord signé entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe. La réunion s’est terminée sur un vote consultatif quant à l’approbation ou non de l’accord. Panagiotis Lafazanis, dirigeant de la Plateforme de gauche et ministre de la reconstruction productive, de l’environnement et de l’énergie, a demandé le décompte des votes, mais cette demande a été rejetée. Quoi qu’il en soit, alors qu’environ trente parlementaires avaient quitté la salle au moment du vote, un tiers des députés présents a rejeté l’accord soit par un vote contre, soit par un vote blanc. Tous les députés de la Plateforme de gauche, ainsi que plusieurs autres – Zoe Konstantopoulou, présidente du parlement, Nina Kasimati, et d’autres – ont voté contre ou blanc. Les ministres Panagiotis Lafazanis, Nikos Chountis, Dimitris Stratoulis, Costas Isichos, Nadia Valavani et Thodoris Dritsas ont voté blanc. Parmi les parlementaires qui ont voté blanc, plusieurs ont exprimé leur désapprobation à l’égard des manœuvres de Varoufakis. Pour se forger une opinion, les parlementaires se sont principalement basés sur les informations transmises par Varoufakis et le premier ministre Tsipras, n’ayant pas été informés exhaustivement de ce qui avait été convenu à l’Eurogroupe. » La traduction en anglais de cet article qui vaut la peine d’être lu intégralement a été publiée le 28 février 2015 sur le site http://www.newleftproject.org/index.php/site/article_comments/syriza_mps_revolt_against_the_agreement

[11Les détails concernant le deuxième casus belli avec Chouliarakis sont exposés par Varoufakis au chapitre 10, p. 294-295. Selon Varoufakis, Tsipras lui a déclaré à propos de Chouliarakis : « Vire-le illico ! » (p. 296).

[12Pour un bilan du travail du CADTM envers la Grèce, voir Eric Toussaint, L’action du CADTM en solidarité avec le peuple grec (2009 – 2016)

[13En mai 2006 a eu lieu à Athènes la dernière grande réunion européenne du Forum Social européen. Des dizaines de milliers de militants et militantes venus de toute l’Europe y ont participé. Le FSE a ensuite décliné fortement pour des raisons tout à fait étrangères à ce qui se passait en Grèce.

[14Voir Eric Toussaint, Une alternative pour la Grèce

[15J’ai expliqué la génèse de l’audit citoyen en Grèce dans la partie 3. Dans cette partie, j’ai également expliqué comment cette initiative qui avait démarré en 2011 a influencé très fortement le programme de Syriza de 2012 notamment grâce à l’écho que la revendication de l’audit combinée avec la suspension de paiement de la dette et l’exigence d’une annulation de la majeure partie de la dette avait rencontré dans la population grecque lors du mouvement d’occupation des places de juin – juillet 2011.

[17Voir l’article : Eric Toussaint, « L’annulation de la dette allemande en 1953 versus le traitement réservé au Tiers Monde et à la Grèce », publié le 11 août 2014

[18En 2014, lors de la désignation du nouveau président de la Commission européenne, le groupe parlementaire de la gauche unitaire avait présenté la candidature d’Alexis Tsipras contre celle de Jean-Claude Juncker (soutenu par le Parti Populaire européen et le groupe socialiste européen) et celle d’un candidat libéral.

[19Voir Bas les pattes devant la Grèce qui lutte et résiste ! publié le 31 décembre 2014.

[20Συνάντηση Κωνσταντοπούλου με ειδικό περί της διαγραφής χρεών κρατώνΠολιτική | ΓενικάΜε τον Eric Toussaint συναντήθηκε η πρόεδρος της βουλής. Ο κ. Toussaint έχει μακρά εμπειρία σε ζητήματα επονείδιστου και παράνομου χρέους.
Source

[21L’article 7 du règlement adopté en mai 2013 par l’Union européenne, qui prévoit qu’« un Etat membre faisant l’objet d’un programme d’ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité » ? (Règlement UE 472/2013 du 21 mai 2013 « relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États membres de la zone euro »). Voir : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.L_.2013.140.01.0001.01.FRA

[22Lors de la Conférence de Londres, le 27 février 1953, la République fédérale allemande obtenait, avec le consentement de vingt et un de ses créanciers (dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Suisse, la Belgique, la Grèce, etc.), une réduction de sa dette de 62,6 %. Voir : Eric Toussaint, « L’annulation de la dette allemande en 1953 versus le traitement réservé au Tiers Monde et à la Grèce ».

[23Extraits du programme de Thessalonique, présenté par Alexis Tsipras en septembre 2014 (13 septembre 2014)

[24Extraits du programme de Thessalonique, présenté par Alexis Tsipras en septembre 2014 (13 septembre 2014)

[25op. cit.

Auteur.e

Eric Toussaint

docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.

Entrevue avec l’économiste grec Costas Lapavitsas

La Grèce est-elle sur la voie du redressement ou restera-t-elle piégée par la dette? Une entrevue avec l’économiste Costas Lapavitsas.

En raison des droits d’auteurs nous ne pouvons reprendre l’article sans autorisation. Dans l’attente vous le trouverez sur le site http://www.truth-out.org/opinion/item/43606-is-greece-on-the-road-to-recovery-or-will-it-remain-trapped-by-debt-an-interview-with-economist-costas-lapavitsas  

et par traducteur https://translate.google.com/translate?depth=1&hl=fr&prev=search&rurl=translate.google.fr&sl=en&sp=nmt4&u=http://www.truth-out.org/opinion/item/43606-is-greece-on-the-road-to-recovery-or-will-it-remain-trapped-by-debt-an-interview-with-economist-costas-lapavitsas&xid=17259,15700021,15700043,15700105,15700124,15700149,15700168,15700173,15700201

 

 

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