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Chassez le libéral, il revient au galop

par Jean-Marie Harribey

L’idée que l’État devra rembourser sa dette est erronée.

Pendant le premier confinement, les sirènes néolibérales s’étaient, sinon tues, du moins mises en sourdine. L’intervention de l’État pour sauver l’économie paralysée, les salaires des travailleurs confinés pris en charge collectivement, la dette publique portée à 120 % du PIB, tout cela était jugé nécessaire. Et, suprême accroc à l’orthodoxie monétaire, la BCE rachetait sans fin des titres de la dette publique. Pire encore, l’idée qu’elle pourrait financer directement les dépenses publiques liées à la crise sanitaire, à l’instar de la Banque d’Angleterre, devenait audible. Le tabou de la monétisation des dépenses publiques était bousculé.

Las ! Ça n’a pas duré. Avec le deuxième confinement, le retour à l’ordre s’est organisé, orchestré autour de deux cibles essentielles. La première est l’exigence de rembourser la dette. Avec des arguments erronés. Nous laisserions une dette à nos enfants. Or nous leur transmettons un actif matériel et culturel (infrastructures, systèmes éducatif et de santé). Les titres de dette sont simultanément des titres de créances et l’important est que la dépense publique soit un investissement utile et que la fiscalité soit juste pour que, s’il y a remboursement, il ne soit pas acquitté par les pauvres pour les riches. Mais l’État n’ayant pas d’horizon fini, il ne rembourse en fait jamais sa dette, il la renouvelle et paie des intérêts qui doivent être le plus bas possible, ce qui est le cas aujourd’hui.

La seconde cible est le rôle de la banque centrale. Les sirènes chantent trois couplets délirants.

Le grossissement du passif de la BCE au fur et à mesure qu’elle rachète des titres l’endetterait auprès des banques et des ménages. Faux : en rachetant des titres aux banques, la BCE ne leur emprunte rien, elle crée potentiellement de la monnaie qui augmente les réserves des banques ; quant aux ménages, aucun ne détient de créance sur la BCE. Au fond, c’est croire qu’il faut un stock de dépôts préalablement à la création de monnaie.

Une banque centrale qui achèterait trop de titres verrait sa rentabilité s’éroder et devrait être recapitalisée. C’est confondre une banque centrale et une banque ordinaire. La première possède, par délégation de la souveraineté politique, le pouvoir d’émettre la monnaie ultime, celle dans laquelle elle refinance les banques ordinaires. Aucune contrainte de capital ni de rentabilité ne pèse sur elle. La « planche à billets » serait inflationniste ? Impossible en situation de sous-emploi et avec de tels besoins sociaux à satisfaire.

Enfin, si la banque centrale créait de la monnaie à taux zéro pour l’État, celui-ci ne recevrait plus de profits de sa part en tant que propriétaire. Et alors ? Aucune importance puisque l’idée est de se libérer de l’emprise des marchés financiers.

Pourquoi cette discussion théorique est-elle cruciale sur le plan pratique ? Quand la course au vaccin contre le Covid-19 est lancée, il faut réaffirmer les principes qu’il soit un bien public mondial, dit aussi bien commun, dont le prix reflète le coût et non des dividendes, et qu’il y ait une recherche publique qui puisse se reposer sur la maîtrise collective de la monnaie et de sa création (1).

(1) Voir La monnaie, un enjeu politique__, J.-M. Harribey, E. Jeffers, J. Marie, D. Plihon, J.-F. Ponsot_,_ Seuil, 2018 ; J.-M. Harribey, E. Jeffers, P. Khalfa, D. Plihon, « Errare humanum est, sed perseverare diabolicum est », 4 juin 2020, blog Attac France, blogs.mediapart.fr

Source https://www.politis.fr/articles/2020/11/chassez-le-liberal-il-revient-au-galop-42569/


Sur le monde d’après

Nous ne reviendrons pas à la normalité, car la normalité, c’était le problème par Didier Epsztajn  


(Crédits : Unsplash)

  Sommaire
  • I- Coronavirus, crise économique et crise globale
  • II- Un système dette amplifié par la pandémie
  • III- Les peuples se lèvent face à la crise sanitaire, les dettes illégitimes et la crise (…)

De l’introduction, une-nouvelle-etape-de-la-crise-economique-et-financiere-secoue-la-planete/, je souligne les effets des politiques néolibérales et néocoloniales, la récession à venir, « Le discours des médias dominants tente de nous induire en erreur en expliquant l’effondrement actuel par la seule action du coronavirus. Cependant, il est évident que cette pandémie met à nu le caractère insoutenable du système capitaliste et révèle les ravages causés par l’application de l’idéologie néolibérale avec le profit pour seule boussole », le poids et les effets de la dette et des emprunts actuels, le soutien in fine aux grandes entreprises privées et à leurs actionnaires par de l’argent public, les revendications portées par des mouvements sociaux dont l’annulation des dettes…

 I- Coronavirus, crise économique et crise globale

La perspective transnationale, les exemples inscrits dans différents pays et régions du monde sont d’un apport essentiel contre les visions autocentrées et l’oubli des asymétries construites, entre autres, par les phénomènes de colonisation ou d’imposition de normes néolibérales par les institutions financières internationales.

La crise du capitalisme et de son actuel régime d’accumulation ne peut-être abordée que dans optique globalisante ; ce qui n’interdit pas d’en souligner les déclinaisons et les contradictions au niveau plus régional.

Il ne faut s’y tromper, la crise sanitaire actuelle est un révélateur des effets des politiques néolibérales et un accélérateur de la crise socio-économique. Les politiques d’ajustement structurel ont participé à la destruction des systèmes de santé, les sommes allouées au remboursement de la dette ont grévé les moyens budgétaires, « la dette tue ». Dans certains pays le budget affecté au paiement de la dette est supérieur aux dépenses publiques dans le secteur de la santé. Sans oublier les nouveaux prêts servant à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéances…

Je souligne donc les articles sur l’emprise du FMI, son pouvoir de pression sur les gouvernement pour imposer des politiques d’austérité, les plans de sauvetage bancaires et des actionnaires…

Face aux conséquences de la pandémie, les un·es et les autres ne sont pas égales/égaux. La situation aggravée des personnes considérées comme sans papier n’est pas pris en compte par les autorités belges (Lire le texte de la Coordination des sans papiers)…

J’ai notamment apprécié le texte de Verónica Cago et Luci Cavallero (#NiUnaMenos, Argentine) : « Crack up ! Féminisme, pandémie et après ». Les autrices abordent les corps concrets, les machines de mort, la soi-disant normalité. Elles proposent d’étendre la quarantaine à la finance, de réorienter les budgets vers la satisfaction des besoins, « Nous nous voulons vivantes, libres et désendettées ! ». Elles discutent aussi du travail, de la quarantaine et du domestique, « nous savons qu’il existe de multiples formes de quarantaine, segmentées par sexe, classe et race et, plus encore, que tous les corps n’ont pas la possibilité de rester dans une maison et aussi que l’enfermement impliquent pour beaucoup des abus et de la violence machiste », des maisons comme « véritables champs de guerre », de la politisation féministe de l’espace domestique, des tâches historiquement « dépréciées, mal payées, non reconnues ou directement déclarées comme non-travail » pourtant indispensables, de la grève féministe internationale en Amérique du sud, d’horizon futur « ici et maintenant »

Un article est consacré au colonialisme numérique et à la dette écologique, « Le numérique n’a rien de virtuel ou d’immatériel », à l’augmentation des usages de diverses technologies, aux conception linéaires du progrès et des soi-disant retards ou des rattrapages, à l’extractivisme, aux désastres environnementaux liées aux technologies. (En complément possible : Alternatives Sud : Impasses numériques, les-effets-sociaux-de-la-digitalisation-et-de-la-privation-des-donnees-collectees/)…

 II- Un système dette amplifié par la pandémie

Des systèmes sanitaires dé-financés et privatisés, la culpabilisation des citoyen·nes. Je souligne l’article de Gilles Grégoire et Pierre-François Grenson, « Les soins de santé en Belgique : de la privatisation à la socialisation ? ». Les auteurs abordent, entre autres, le chiffrage de la réalité, la réduction des moyens, la demande toujours plus élevée de soins, le vieillissement du matériel et l’augmentation des coûts, les logiques austéritaires et les impacts sur le financement des services publics, le privé dans les secteurs rentables, l’audit citoyen des comptes des hôpitaux, la socialisation du secteur de la santé, la remise de la sécurité social aux mains des citoyen·nes. (En complément possible, Gilles Grégoire : Les soins de santé en Belgique : De la privatisation à la socialisation ?, pour-un-financement-juste-et-perenne-des-soins-de-sante-pour-toustes/)…

J’ai notamment été intéressé par le texte d’ACiDe Belgique. La dette publique, la nécessité d’un moratoire du paiement de cette dette, la réalisation d’audits citoyens de la dette, « à tous les niveaux de pouvoir et pour toutes les structures publiques », les nouvelles ressources, les prêts directs aux États sans passer par les marchés (la suppression de l’article 123 du Traité de Lisbonne), l’annulation immédiate et inconditionnelle de la dette des pays du Sud global, l’arrêt du transfert des ressources publiques vers le privé, « Le problème n’est donc pas le manque de ressources, mais leur captation par les plus riches »

Dans cette seconde partie sont aussi abordés, la loi belge contre les fonds vautours, la privatisation du système de santé dans l’État espagnol, les mantras du libéralisme, la situation au Portugal et en Argentine, la gestion de la crise sanitaire en Guadeloupe, « La santé de notre Peuple est le dernier des soucis du pouvoir colonial. Après avoir contaminé nos sols et nos corps au chlordécone, après avoir repoussé avec dédain, les doléances des travailleurs de la santé, aujourd’hui l’État nous impose des dispositions liberticides pou sové nou apré i pwazonné nou ankò onfwa. » (en complément, COMMUNIQUÉ DU LKP. Coronovirus en Guadeloupe : assassins-criminels, coronovirus-en-guadeloupe-assassins-criminels/), Haïti, la fausse annulation de la dette de pays d’Afrique par Emmanuel Macron…

Ce chapitre se termine sur le Sénégal, le coronavirus accélérateur de la pauvreté, l’insuffisance du budget lié au secteur de la santé, la place des femmes…

 III- Les peuples se lèvent face à la crise sanitaire, les dettes illégitimes et la crise globale

Nicolas Sersiron discute l’annulation « de la dette tsunami » et du changement nécessaire de civilisation. L’auteur détaille un certain nombre de propositions, en dehors du mode d’accumulation néolibéral faut-il le préciser.

Sont aussi abordés, la suspension du paiement des microcrédits au Maroc, les dogmes faisant consensus dans la plupart des cénacles politiques et dans les grands médias, la dette en Afrique, le Kenya, l’Équateur, la situation en Tunisie, les collectivités territoriales en Italie, l’Appel des peuples, organisations, mouvements et réseaux militants d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient/région arabe Pour l’annulation de la dette et l’abandon des accords de « libre-échange » (appel-des-peuples-organisations-mouvements-et-reseaux-militants-dafrique-du-nord-et-du-moyen-orient-region-arabe-pour-lannulation-de-la-dette-et-labandon-des-accords-de-libre-echan/) – dont je reproduis le résumé :

Nous, les signataires de cet appel, et en soutien aux acquis des soulèvements populaires pour la démocratie, la liberté et la justice sociale dans notre région, nous revendiquons :

  • Une suspension unilatérale et souveraine du paiement de la dette publique, et l’allocation des fonds à la santé publique, et au soutien des couches vulnérables touchées par la crise de Corona,
  • Un audit citoyen de la dette publique pour déterminer ses parties illégitimes, odieuses et illégales et imposer leur répudiation,
  • Suspension du paiement des dettes privées des familles populaires, des petits producteurs, des petits paysans et des salarié-e-s, envers les banques, les institutions de crédit de logement, de la consommation et les institutions de micro-crédit,
  • Examen de toutes les formes de pillage et les conditions injustes imposées par les institutions du secteur financier dans les contrats de prêts privés, et mettre en évidence leur illégitimité et leur illégalité pour exiger leur annulation,
  • Annulation des accords de « libre-échange » et l’accord de libre-échange complet approfondi pour la Tunisie et le Maroc,
  • Rompre avec le trio au service du capital mondial : la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce.

Nous appelons également à :

  • La mise en place d’un large comité populaire pour l’audit de la dette de nos pays au niveau régional qui inclue toutes les couches de la société, les associations, les syndicats, les réseaux, les partis progressistes, les jeunes, les femmes, les chômeurs, etc.
  • Soutenir la campagne de rejet de l’accord de libre-échange complet approfondi en Tunisie, et lui donner une dimension régionale.
  • Organiser une campagne régionale forte, unie dans ses objectifs et son calendrier, pour dénoncer le contenu colonial des accords de libre-échange ainsi que le pillage des richesses de nos peuples par la dette.
  • Organiser un forum populaire, qui se tiendra après la fin de la crise du virus Corona en Afrique du Nord et au Moyen-Orient/région arabe, pour approfondir le débat et échanger des expériences afin d’élargir la lutte contre la dette et les accords de « libre-échange ».

Je souligne aussi les revendications concernant l’Asie (CADTM Asie du Sud, CADTM Pakistan, ATTAC Japon) :

Nous exigeons aussi de :

  • Annuler toutes les dettes illégitimes, ce qui devrait inclure toutes les dettes bilatérales, multilatérales et privées. Former des comités d’audit citoyens de la dette pour en déterminer la part illégitime.
  • Suspendre les remboursements par les ménages des prêts et des microcrédits jusqu’à ce que nous soyons totalement libérés de la pandémie.
  • Remplacer les institutions de microcrédit par des coopératives autogérées par des populations locales et par un service public de crédit accordant des prêts à taux zéro ou très bas.
  • Mettre fin à la privatisation des services publics et à la promotion des partenariats public-privé (PPP) dont le but ultime est de mobiliser l’argent public pour nourrir le secteur privé.
  • Imposer un impôt progressif sur les grandes fortunes.
  • Réduire les budgets de la défense dans la région.
  • Les institutions financières internationales, notamment le FMI, la Banque mondiale et d’autres groupes informels qui alimentent essentiellement les asymétries Nord/Sud, devraient modifier radicalement leurs politiques de prêt actuelles.
  • Fournir un financement supplémentaire d’urgence au Sud – hors aide publique au développement – au moyen de prêts à taux zéro, remboursables en tout ou en partie dans la monnaie souhaitée par les pays débiteurs.
  • Exproprier les « biens mal acquis » par l’élite, les riches et les classes dominantes et les rétrocéder aux populations concernées et sous leur contrôle.
  • Remplacer l’aide publique au développement sous sa forme actuelle par une forme inconditionnelle d’obligations des pays développés dans le cadre de la réparation et de la solidarité.
  • Adopter des politiques pour une transition juste.

Pour ne pas revenir à leur normalité ou dériver vers des situations encore plus inégalitaires et antidémocratiques…

AVP – les autres voix de la planète : Dette, coronavirus et alternatives

Source https://www.cadtm.org/Nous-ne-reviendrons-pas-a-la-normalite-car-la-normalite-c-etait-le-probleme

BCE et annulation de la dette

Une nouvelle intervention de la BCE est inévitable

Rien n’interdit à la BCE, dans ses statuts, d’annuler une partie des dettes des États.

 

L’initiative européenne de cet été en faveur de l’émission d’une dette commune, finançant des dépenses communes, constitue un tournant dans l’approche communautaire de la gestion des chocs asymétriques et des crises. Le plan de 390 milliards d’euros (plus 360 milliards de prêts) décidé lors du Conseil européen des 17 au 21 juillet s’avère néanmoins limité. Le Parlement européen avait chiffré à 2 000 milliards d’euros la somme nécessaire pour financer la relance dans le cadre d’un pacte vert. De surcroît, une capacité budgétaire permanente et substantielle de la zone euro, financée par de nouvelles ressources propres, reste pour l’heure hypothétique et nécessite une modification des traités.

Bien qu’elle ne le déclare pas publiquement, la Banque centrale européenne (BCE) est inévitablement appelée à amplifier son action pour soulager les États. Ses statuts lui interdisent de monétiser les dettes publiques. Elle n’est pas autorisée à acheter des titres sur le marché primaire. Elle ne peut donc souscrire une quelconque dette perpétuelle à taux zéro qui serait émise par un État, comme le suggèrent certains… Cela reviendrait concrètement à financer directement la dépense publique par la planche à billets, puisque le principe d’une dette perpétuelle est que l’État qui l’émet ne rembourse pas le montant emprunté mais acquitte un intérêt à un taux fixe, ici égal à zéro. La BCE est en revanche autorisée à racheter de la dette publique et privée sur le marché secondaire, ce qu’elle fait massivement. Cela a pour effet indirect de détendre les taux sur le marché primaire, où les fonds se ruent volontiers sur des titres liquides, qu’ils savent pouvoir revendre facilement à la BCE. Une fois ces titres arrivés à échéance, les États remboursent le principal emprunté, que la BCE reverse aux banques centrales nationales, qui l’utilisent pour provisionner leur bilan ou le reversent aux États.

Comme le soulignent Gaël Giraud ou Laurence Scialom, rien n’interdit à la BCE, dans ses statuts, d’annuler une partie de ces dettes. Cela libérerait autant de ressources que les États pourraient consacrer au financement des dépenses nécessaires à la transition écologique et sociale du « monde d’après », et ce sans alourdir leur dette d’un euro ! Cela éviterait, par la suite, de recourir à de nouveaux plans d’austérité, tels ceux mis en place pour éponger la dette générée par les plans de sauvetage des banques après la crise de 2008. Dans le contexte actuel, l’annulation des dettes ne serait en aucun cas inflationniste, puisque l’économie est éloignée du plein-emploi et que les « tensions salariales » ont disparu. Le bilan de la BCE se dégraderait, certes, mais la Banque des règlements internationaux a récemment reconnu qu’une banque centrale pouvait fonctionner sans problème avec des fonds propres négatifs, tant que règne la confiance accordée par les agents économiques envers la monnaie qu’elle émet.

La BCE détient 2 200 milliards d’euros de dettes publiques, dont 420 milliards de dette française. L’annulation d’une partie de celle-ci permettrait de dégager 100 à 200 milliards d’euros pour mettre sur pied un véritable programme de transition écologique, sans alourdir notre dette souveraine.

Liêm Hoang-Ngoc Maître de conférences à l’université de Paris-I.

Source https://www.politis.fr/articles/2020/09/une-nouvelle-intervention-de-la-bce-est-inevitable-42231/

Vers la socialisation du secteur bancaire

France : Faire cesser le scandale des frais bancaires et aller vers la socialisation du secteur bancaire

22 août par Eric Toussaint , Isabelle Mauzat , Bernard Dantec , Véronique Danet , Alexis Corbière

Le vendredi 21 août à 16h15 avait lieu la conférence des AMFiS2020 (université d’été de la France Insoumise) « Faire cesser le scandale des frais bancaires et progresser dans la création d’un pôle public bancaire » avec :

Éric Toussaint (porte-parole international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes)
Isabelle Mauzat (ex-présidente des prud’hommes de Cergy),
Bernard Dantec (CGT banques-assurances),
Véronique Danet (groupe banques LFI)
Alexis Corbière (député LFI)

Source https://www.cadtm.org/France-Faire-cesser-le-scandale-des-frais-bancaires-et-aller-vers-la

Banque mondiale et FMI : 76 ans, ça suffit !

Par Eric Toussaint 

Il y a 76 ans en juillet 1944 à Bretton Woods aux États-Unis était fondée la Banque mondiale en même temps que le FMI. Il est important de revenir sur le bilan de cette institution éminemment politique qui depuis son origine jusqu’à aujourd’hui est dirigée par un homme de nationalité étatsunienne désigné par l’occupant de la Maison blanche. Il est fondamental de mettre en avant une alternative à la politique d’une institution qui n’a jamais respecté les intérêts et les droits des peuples.

  Sommaire
  • Le coup d’État permanent de la Banque mondiale
  • L’agenda caché du consensus de Washington
  • La rupture comme issue
  • Briser la spirale infernale de l’endettement
  • Abolir les dettes odieuses
  • Recourir à des emprunts légitimes et financer l’État par des impôts juste socialement
  • Les peuples se libèreront eux-mêmes
  • Sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de (…)
  • Abolir la Banque mondiale ainsi que le FMI et les remplacer par d’autres institutions (…)
  • Avec l’épidémie Covid-19 on se rend compte que la Banque mondiale et le FMI ont contribué à (…)
  • Suspension immédiate du paiement des dettes publiques combinée à un audit à participation (…)

Le coup d’Etat permanent de la banque mondiale

Parmi les exemples les plus connus, citons la dictature du Shah d’Iran après le renversement du Premier ministre Mossadegh en 1953, la dictature militaire au Guatemala mise en place par les États-Unis après le renversement en 1954 du gouvernement progressiste du président démocratiquement élu Jacobo Arbenz, celle des Duvalier en Haïti à partir de 1957, la dictature du général Park Chung Hee en Corée du Sud à partir de 1961, la dictature des généraux brésiliens à partir de 1964, celle de Mobutu au Congo et de Suharto en Indonésie à partir de 1965, celle des militaires en Thaïlande à partir de 1966, celle de Idi Amin Dada en Ouganda et du général Hugo Banzer en Bolivie en 1971, celle de Ferdinand Marcos aux Philippines à partir de 1972, celle d’Augusto Pinochet au Chili, celle des généraux uruguayens et celle de Habyarimana au Rwanda à partir de 1973, la junte militaire argentine à partir de 1976, le régime d’Arap Moi au Kenya à partir de 1978, la dictature au Pakistan à partir de 1978, le coup d’État de Saddam Hussein en 1979 et la dictature militaire turque à partir de 1980. Celle de Ben Ali en Tunisie de 1987 à 2011. Celle de Moubarak en Égypte de 1981 à 2011.

Parmi les autres dictatures soutenues par la Banque mondiale, notons encore celle des Somoza au Nicaragua jusque son renversement en 1979 et celle de Ceaucescu en Roumanie.

La Banque mondiale considère que le respect des droits humains (expression que nous préférons à « droits de l’Homme ») ne fait pas partie de sa mission.

Certaines sont encore en place aujourd’hui : la dictature de Idriss Déby au Tchad, celle de Sissi en Égypte, et tant d’autres…

Il faut aussi rappeler le soutien aux dictatures en Europe : le général Franco en Espagne, Salazar au Portugal.

Très clairement, la Banque mondiale a soutenu méthodiquement des régimes despotiques issus ou non de coups de force, menant une politique antisociale et commettant des crimes contre l’humanité. La Banque a fait preuve d’un manque total de respect pour les normes constitutionnelles de certains de ses pays membres. Elle n’a jamais hésité à soutenir des militaires putschistes et criminels économiquement dociles face à des gouvernements démocratiques. Et pour cause : la Banque mondiale considère que le respect des droits humains (expression que nous préférons à « droits de l’Homme ») ne fait pas partie de sa mission.

Le soutien apporté par la Banque mondiale au régime de l’apartheid en Afrique du Sud de 1951 jusqu’en 1968 ne doit pas disparaître de la mémoire. La Banque mondiale a explicitement refusé d’appliquer une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée en 1964, qui enjoignait à toutes les agences de l’ONU de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud car elle violait la Charte des Nations unies. Ce soutien et la violation du droit international qu’il implique ne doivent pas rester impunis.

Enfin, comme ce livre le révèle, la Banque mondiale a, au cours des années 1950 et 1960, systématiquement octroyé des prêts aux puissances coloniales et à leurs colonies pour des projets qui permettaient d’augmenter l’exploitation des ressources naturelles et des peuples au profit des classes dirigeantes des métropoles. C’est dans ce contexte que la Banque mondiale a refusé d’appliquer une résolution des Nations unies adoptée en 1965 l’appelant à ne pas soutenir financièrement et techniquement le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale [1].

Les dettes contractées auprès de la Banque mondiale sur décision du pouvoir colonial par les colonies de la Belgique, de l’Angleterre et de la France ont été imposées ensuite aux nouveaux pays au moment de leur accession à l’indépendance.

Le soutien de la Banque mondiale à des régimes dictatoriaux s’exprime par l’octroi d’un appui financier ainsi que par une assistance tant technique qu’économique. Cet appui financier et cette assistance ont aidé ces régimes dictatoriaux à se maintenir au pouvoir pour perpétrer leurs crimes. La Banque mondiale a également contribué à ce que ces régimes ne soient pas isolés sur la scène internationale car ces prêts et cette assistance technique ont toujours facilité les relations avec les banques privées et les entreprises transnationales. Le modèle néolibéral s’est progressivement imposé au monde à partir de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973 au Chili et de Ferdinand Marcos aux Philippines en 1972. Ces deux régimes ont été activement soutenus par la Banque mondiale. Lorsque de tels régimes dictatoriaux prenaient fin, la Banque mondiale a systématiquement exigé des régimes démocratiques qui leur succédaient qu’ils assument les dettes contractées par leur prédécesseur. Bref, l’aide financière complice de la Banque aux dictatures s’est transformée en fardeau pour les peuples. Ceux-ci doivent aujourd’hui rembourser les armes achetées par les dictateurs pour les opprimer.

Le soutien de la Banque mondiale à des régimes dictatoriaux s’exprime par l’octroi d’un appui financier ainsi que par une assistance tant technique qu’économique

Dans les années 1980 et dans les années 1990, un grand nombre de dictatures se sont effondrées, certaines sous les coups de boutoir de puissants mouvements démocratiques. Les régimes qui leur ont succédé ont généralement accepté les politiques recommandées ou imposées par la Banque mondiale et le FMI et ont poursuivi le remboursement d’une dette pourtant odieuse. Le modèle néolibéral, après avoir été imposé à l’aide de dictatures, a été maintenu grâce au joug de la dette et de l’ajustement structurel permanent. En effet, depuis le renversement ou l’écroulement des dictatures, les gouvernements démocratiques ont poursuivi l’application de politiques qui constituent une rupture avec les tentatives de mettre en œuvre un modèle de développement partiellement autonome. La nouvelle phase de la mondialisation commencée dans les années 1980 au moment de l’explosion de la crise de la dette implique en général une subordination accrue des pays en développement (les pays de la Périphérie) par rapport aux pays les plus industrialisés (les pays du Centre).

L’agenda caché du consensus de Washington

Depuis le démarrage des activités de la Banque mondiale et du FMI, un mécanisme à la fois simple à comprendre et complexe à instaurer a permis de soumettre les principales décisions de la Banque et du Fonds aux orientations du gouvernement des États-Unis. Quelquefois, certains gouvernements européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne en particulier) et celui du Japon ont eu voix au chapitre mais les cas sont rares. Des frictions naissent parfois entre la Maison Blanche et la direction de la Banque mondiale et du FMI, mais une analyse rigoureuse de l’histoire depuis la fin de la seconde guerre mondiale montre que jusqu’ici, c’est bel et bien le gouvernement des États-Unis qui a toujours eu le dernier mot dans les domaines qui l’intéressaient directement.

Fondamentalement, l’agenda caché du Consensus de Washington, c’est une politique visant à la fois à garantir le maintien du leadership des États-Unis à l’échelle mondiale et à débarrasser le capitalisme des limites qui lui avaient été imposées dans l’après Seconde Guerre mondiale. Ces limites étaient le résultat combiné de puissantes mobilisations sociales tant au Sud qu’au Nord, d’un début d’émancipation de certains peuples colonisés et de tentatives de sortie du capitalisme. Le Consensus de Washington, c’est aussi l’intensification du modèle productiviste.

L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme. La mise en pratique de cet agenda caché implique la reproduction de la pauvreté (non sa réduction) et l’augmentation des inégalités

Au cours des dernières décennies, dans le cadre de ce Consensus, la Banque mondiale et le FMI ont renforcé leurs moyens de pression sur un grand nombre de pays en profitant de la situation créée par la crise de la dette. La Banque mondiale a développé ses filiales (Société financière internationale – SFI, Agence multilatérale de garantie des investissements – AMGI, Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements – CIRDI) de manière à tisser une toile dont les mailles sont de plus en plus serrées.

Par exemple, la Banque mondiale octroie un prêt à condition que le système de distribution et d’assainissement de l’eau soit privatisé. En conséquence, l’entreprise publique est vendue à un consortium privé dans lequel on retrouve comme par hasard la SFI, filiale de la Banque mondiale.

Quand la population affectée par la privatisation se révolte contre l’augmentation brutale des tarifs et la baisse de la qualité des services et que les autorités publiques se retournent contre l’entreprise transnationale prédatrice, la gestion du litige est confiée au CIRDI, à la fois juge et partie.

On en arrive à une situation où le Groupe Banque mondiale est présent à tous les niveaux :

  1. imposition et financement de la privatisation (Banque mondiale) ;
  2. investissement dans l’entreprise privatisée (SFI) ;
  3. garantie de cette entreprise (AMGI) ;
  4. jugement en cas de litige (CIRDI).

C’est précisément ce qui s’est passé à El Alto, en Bolivie, en 2004-2005.

La collaboration entre la Banque mondiale et le FMI est aussi fondamentale afin d’exercer la pression maximale sur les pouvoirs publics. Et pour parfaire la mise sous tutelle de la sphère publique et des autorités, pour pousser plus avant la généralisation du modèle, la collaboration du duo Banque mondiale/FMI s’étend à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis sa naissance en 1995.

Cette collaboration de plus en plus étroite entre la Banque, le FMI et l’OMC fait partie de l’agenda du Consensus de Washington.

Une différence fondamentale sépare l’agenda proclamé du Consensus de Washington de sa version cachée.

L’agenda proclamé vise à réduire la pauvreté par la croissance, le libre jeu des forces du marché, le libre-échange et l’intervention la plus légère possible des pouvoirs publics.

L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme. La mise en pratique de cet agenda caché implique la reproduction de la pauvreté (non sa réduction) et l’augmentation des inégalités. Elle implique une stagnation voire une dégradation des conditions de vie d’une grande majorité de la population mondiale, combinée à une concentration de plus en plus forte de la richesse. Elle implique également une poursuite de la dégradation des équilibres écologiques qui met en danger l’avenir même de l’humanité.

Un des nombreux paradoxes de l’agenda caché, c’est qu’au nom de la fin de la dictature de l’État et de la libération des forces du marché, les gouvernements alliés aux transnationales utilisent l’action coercitive d’institutions publiques multilatérales (Banque mondiale-FMI-OMC) pour imposer leur modèle aux peuples.

La rupture comme issue

C’est pour ces raisons qu’il faut rompre radicalement avec le Consensus de Washington, avec le modèle appliqué par la Banque mondiale.

Le Consensus de Washington ne doit pas être compris comme un mécanisme de pouvoir et un projet qui se limitent au gouvernement de Washington flanqué de son trio infernal. La Commission européenne, la plupart des gouvernements européens, le gouvernement japonais adhèrent au Consensus de Washington et l’ont traduit dans leurs propres langues, projets constitutionnels et programmes politiques.

La rupture avec le Consensus de Washington, si elle se limite à la fin du leadership des États-Unis relayé par le trio Banque mondiale – FMI – OMC, ne constitue pas une alternative car les autres grandes puissances sont prêtes à prendre le relais des États-Unis pour poursuivre des objectifs assez semblables. Imaginons un moment que l’Union européenne supplante les États-Unis au niveau du leadership mondial, cela n’améliorera pas fondamentalement la situation des peuples de la planète car cela constitue juste le remplacement d’un bloc capitaliste du Nord (un des pôles de la Triade) par un autre. Imaginons une autre possibilité : le renforcement du bloc Chine – Brésil – Inde – Afrique du Sud – Russie qui supplanterait les pays de la Triade. Si ce bloc est mû par la logique actuelle des gouvernements en place et par le système économique qui les régit, il n’y aura pas non plus de véritable amélioration.

Il faut remplacer le consensus de Washington par un consensus des peuples fondé sur le rejet du capitalisme

Il faut remplacer le consensus de Washington par un consensus des peuples fondé sur le rejet du capitalisme.

Il faut mettre radicalement en cause le concept de développement étroitement lié au modèle productiviste. Ce modèle de développement exclut la protection des cultures et de leur diversité ; il épuise les ressources naturelles et dégrade de manière irrémédiable l’environnement. Ce modèle considère la promotion des droits humains au mieux comme un objectif à atteindre à long terme (or, à long terme, nous serons tous morts) ; le plus souvent, la promotion des droits humains est perçue comme un obstacle à la croissance ; le modèle considère l’égalité comme un obstacle, voire un danger.

Briser la spirale infernale de l’endettement

L’amélioration des conditions de vie des peuples par l’endettement public est un échec. La Banque mondiale prétend que pour se développer, les pays en développement [2] doivent recourir à l’endettement extérieur et attirer des investissements étrangers. Cet endettement sert principalement à acheter des équipements et des biens de consommation aux pays les plus industrialisés. Les faits démontrent jour après jour, depuis des décennies, que cela ne conduit pas au développement.

Ce sont les pays en développement qui fournissent des capitaux aux pays les plus industrialisés, à l’économie des États-Unis en particulier. La Banque mondiale ne disait pas autre chose dans un rapport publié en 2003 : Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés

Selon la théorie économique dominante, le développement du Sud est retardé à cause d’une insuffisance de capitaux domestiques (insuffisance de l’épargne locale). Toujours selon la théorie économique dominante, les pays qui souhaitent entreprendre ou accélérer leur développement doivent faire appel aux capitaux extérieurs en utilisant trois voies : primo, s’endetter à l’extérieur ; secundo, attirer les investissements étrangers ; tertio, augmenter les exportations pour se procurer les devises nécessaires à l’achat de biens étrangers permettant de poursuivre leur croissance. Pour les pays les plus pauvres, il s’agit aussi d’attirer des dons en se comportant en bons élèves des pays développés.

La réalité contredit cette théorie : ce sont les pays en développement qui fournissent des capitaux aux pays les plus industrialisés, à l’économie des États-Unis en particulier. La Banque mondiale ne disait pas autre chose dans un rapport publié en 2003 : « Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés » [3].

Si des mouvements populaires accédaient au gouvernement dans plusieurs PED et mettaient en place leur propre banque de développement et leur propre fonds monétaire international, ils seraient parfaitement en mesure de se passer de la Banque mondiale, du FMI et des institutions financières privées des pays les plus industrialisés.

Il n’est pas vrai que les PED doivent recourir à l’endettement pour financer leur développement. De nos jours, le recours à l’emprunt sert essentiellement à assurer la poursuite des remboursements. Malgré l’existence d’importantes réserves de change, les gouvernements et les classes dominantes locales du Sud n’augmentent pas l’investissement et les dépenses sociales.

Il faut rompre avec la vision dominante qui voit dans l’endettement une nécessité absolue.

De plus, il ne faut pas hésiter à abolir ou répudier des dettes odieuses ou illégitimes.

Abolir les dettes odieuses

Selon la doctrine juridique de la dette odieuse théorisée par Alexander Sack en 1927 (Sack, 1927), une dette est « odieuse » lorsque deux conditions essentielles sont réunies :

  1. l’absence de bénéfice pour la population : la dette a été contractée non dans l’intérêt du peuple et de l’État mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir
  2. la complicité des prêteurs : les créanciers savaient (ou étaient en mesure de savoir) que les fonds prêtés ne profiteraient pas à la population.

Cette doctrine qui a été appliquée à plusieurs reprises dans l’histoire par différents gouvernements est également utile pour dénoncer comme odieuses les dettes réclamées par la Banque mondiale et le FMI aux pays du Sud

Selon cette doctrine, la nature despotique ou démocratique d’un régime n’entre pas en ligne de compte.

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Selon Sack « une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier (peut) être considérée comme incontestablement odieuse, … ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. ». Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM

Sack écrit qu’une dette peut être caractérisée comme odieuse si : « a) les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient ‘odieux’ et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et b) les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse. »

Il poursuit : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux » (voir https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)

Cette doctrine qui a été appliquée à plusieurs reprises dans l’histoire par différents gouvernements est également utile pour dénoncer comme odieuses les dettes réclamées par la Banque mondiale et le FMI aux pays du Sud.

Recourir à des emprunts légitimes et financer l’État par des impôts juste socialement

Ceci étant dit, l’endettement public n’est pas une mauvaise chose en soi s’il est conçu d’une manière radicalement différente du système actuel.

L’emprunt public est tout à fait légitime s’il sert des projets légitimes et si ceux qui contribuent à l’emprunt le font de manière légitime.

L’emprunt public est tout à fait légitime s’il sert des projets légitimes et si ceux qui contribuent à l’emprunt le font de manière légitime

La dette publique pourrait être utilisée pour financer d’ambitieux programmes de transition écologique plutôt que pour appliquer des politiques antisociales, extractivistes et productivistes qui favorisent la concurrence entre les nations.

En effet, les autorités publiques peuvent utiliser des prêts, par exemple, pour :

  • financer la fermeture complète des centrales thermiques et nucléaires ;
  • remplacer les énergies fossiles par des sources d’énergie renouvelables respectueuses de l’environnement ;
  • financer une conversion des méthodes agricoles actuelles (qui contribuent au changement climatique et utilisent beaucoup d’intrants chimiques responsables de la diminution de la biodiversité) en favorisant la production locale d’aliments biologiques pour rendre l’agriculture compatible avec notre lutte contre le changement climatique ;
  • réduire radicalement les transports aériens et routiers et développer les transports collectifs et l’utilisation du chemin de fer ;
  • financer un programme ambitieux de logements sociaux à faible consommation d’énergie.

Un gouvernement populaire n’hésitera pas à forcer les entreprises (nationales, étrangères ou multinationales) ainsi que les ménages plus riches à contribuer à l’emprunt sans en tirer aucun profit, c’est-à-dire avec un intérêt nul et sans compensation en cas d’inflation.

Dans le même temps, les ménages des classes populaires qui ont une épargne seront invités à confier celle-ci aux pouvoirs publics pour financer les projets légitimes mentionnés ci-dessus. Ce financement volontaire par les classes populaires serait rémunéré à un taux réel positif, par exemple 4%. Cela signifie que si l’inflation annuelle atteignait 3 %, les autorités publiques paieraient un taux d’intérêt nominal de 7 %, pour garantir un taux réel de 4 %.

Un tel mécanisme serait parfaitement légitime car il permettrait de financer des projets réellement utiles à la société et parce qu’il contribuerait à réduire la richesse des riches tout en augmentant les revenus des classes populaires.

Il y a également d’autres mesures qui doivent permettre de financer de manière légitime le budget de l’État : établir un impôt sur les grosses fortunes et les très hauts revenus, prélever des amendes sur les entreprises responsables de la grande fraude fiscale, réduire radicalement les dépenses militaires, mettre fin aux subsides aux banques et à des grandes entreprises, augmenter les impôts sur les entreprises étrangères notamment dans le secteur des matières premières…

Les peuples se libèreront eux-mêmes

Aujourd’hui, en 2020, à part celui de Cuba, aucun gouvernement ne parle d’un changement profond des règles du jeu en faveur des peuples. C’est que les gouvernements de Chine, de Russie et des principaux PED (Inde, Brésil, Nigeria, Indonésie, Thaïlande, Corée du Sud, Mexique, Algérie, Afrique du Sud…) n’expriment aucune intention de changer dans la pratique la situation mondiale au bénéfice des peuples.

Tôt au tard, les peuples se libéreront de l’esclavage de la dette et de l’oppression exercée par les classes dominantes au Nord et au Sud. Ils obtiendront par leur lutte la mise en place de politiques qui redistribuent les richesses et qui mettent fin au modèle productiviste destructeur de la nature

Et pourtant, sur le plan politique, s’ils le voulaient, les gouvernements des principaux PED pourraient constituer un puissant mouvement capable d’imposer des réformes démocratiques fondamentales de tout le système multilatéral. Ils pourraient adopter une politique radicale : répudier la dette et appliquer un ensemble de politiques rompant avec le néolibéralisme.

Je suis persuadé que cela ne se matérialisera pas : le scénario radical ne sera pas mis en œuvre à court terme. L’écrasante majorité des dirigeants actuels des PED sont totalement englués dans le modèle néolibéral. Dans la plupart des cas, ils sont tout à fait attachés aux intérêts des classes dominantes locales qui n’ont aucune perspective d’éloignement réel (sans même parler de rupture) par rapport aux politiques suivies par les grandes puissances industrielles, dont aujourd’hui la Chine fait partie. Les capitalistes du Sud se cantonnent dans un comportement de rentiers et quand ce n’est pas le cas, ils cherchent tout au plus à gagner des parts de marché. C’est le cas des capitalistes brésiliens, sud-coréens, chinois, russes, sud-africains, indiens… qui demandent à leurs gouvernements d’obtenir des pays les plus industrialisés telle ou telle concession dans le cadre des négociations commerciales bilatérales ou multilatérales. De plus, les concurrences et les conflits entre gouvernements des PED, entre capitalistes du Sud, sont réels et peuvent s’exacerber. L’agressivité commerciale des capitalistes de Chine, de Russie, du Brésil à l’égard de leurs concurrents du Sud provoque des divisions tenaces. Généralement, ils s’entendent (entre eux et entre le Sud et le Nord) pour imposer aux travailleurs de leur pays une détérioration des conditions de travail sous prétexte d’augmenter au maximum leur compétitivité.

Mais tôt au tard, les peuples se libéreront de l’esclavage de la dette et de l’oppression exercée par les classes dominantes au Nord et au Sud. Ils obtiendront par leur lutte la mise en place de politiques qui redistribuent les richesses et qui mettent fin au modèle productiviste destructeur de la nature. Les pouvoirs publics seront alors contraints de donner la priorité absolue à la satisfaction des droits humains fondamentaux.

Sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de charité

Pour cela, une démarche alternative est requise : il faut sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de charité qui vise à perpétuer un système mondial dominé entièrement par le capital et par quelques grandes puissances et les sociétés transnationales. Il s’agit de mettre en place un système international de redistribution des revenus et des richesses afin de réparer le pillage multiséculaire auquel les peuples dominés de la périphérie ont été et sont encore soumis. Ces réparations sous forme de dons ne donnent aucun droit d’immixtion des pays les plus industrialisés dans les affaires des peuples dédommagés. Au Sud, il s’agit d’inventer des mécanismes de décision sur la destination des fonds et de contrôle sur leur utilisation aux mains des populations concernées et des autorités publiques concernées. Cela ouvre un vaste champ de réflexion et d’expérimentation.

La mobilisation d’agriculteurs et de pêcheurs du Gujarat (ouest de l’Inde), victimes des effets environnementaux et sociaux d’une centrale à charbon financée par la Société financière internationale (SFI), qui est chargée au sein du Groupe Banque mondiale du financement d’entreprises privées, a entraîné un jugement important de la Cour suprême des États-Unis, le 27 février 2019. Les juges ont décidé que la Société financière internationale (SFI) ne pouvait se prévaloir de l’immunité des organisations internationales lorsqu’elles financent des activités commerciales. Cela montre que l’action populaire peut donner des résultats.

Abolir la Banque mondiale ainsi que le FMI et les remplacer par d’autres institutions multilatérales

Il faut aller plus loin et abolir la Banque mondiale et le FMI pour les remplacer par d’autres institutions mondiales caractérisées par un fonctionnement démocratique. La nouvelle Banque mondiale et le nouveau Fonds monétaire international, quelle que soit leur nouvelle appellation, doivent avoir des missions radicalement différentes de leurs prédécesseurs : elles doivent garantir la satisfaction des traités internationaux sur les droits humains (politiques, civils, sociaux, économiques et culturels) dans le domaine du crédit international et des relations monétaires internationales. Ces nouvelles institutions mondiales doivent faire partie d’un système institutionnel mondial chapeauté par une Organisation des Nations unies radicalement réformée. Il est essentiel et prioritaire que les pays en développement s’associent pour constituer le plus tôt possible des entités régionales dotées d’une Banque commune et d’un Fonds monétaire commun. Lors de la crise du Sud-est asiatique et de la Corée de 1997-1998, la constitution d’un Fonds monétaire asiatique avait été envisagée par les pays concernés. La discussion avait avorté suite à l’intervention de Washington. Le manque de volonté des gouvernements avait fait le reste. En Amérique du Sud, sous l’impulsion du gouvernement d’Hugo Chavez, les fondements d’une Banque du Sud ont été mis en place en 2008 mais finalement cela n’a pas abouti. En 2007-2009, le gouvernement équatorien a affronté ses créanciers et a obtenu une victoire mais les autres gouvernements de gauche de la région n’ont pas suivi.

Avec l’épidémie Covid-19 on se rend compte que la Banque mondiale et le FMI ont contribué à dégrader les systèmes de santé

En 2020, la crise sanitaire mondiale provoquée par le coronavirus a montré à quel point les politiques dictées par le duo Banque mondiale / FMI et appliquées par les gouvernements ont dégradé les services publics de santé et ont permis à l’épidémie de faire des ravages. Si, tournant le dos au Consensus de Washington et au néolibéralisme, les gouvernements avaient renforcé les instruments essentiels d’une bonne politique de santé publique aux niveaux du personnel employé, des infrastructures, des stocks de médicaments, des équipements, de la recherche, de la production de médicaments et de traitements, de la couverture de santé dont bénéficie la population, la crise du coronavirus n’aurait pas atteint de telles proportions.

Si les gouvernements avaient rompu avec la logique austéritaire de la Banque mondiale et du FMI, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aurait eu également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global

En effet, si les gouvernements avaient rompu avec la logique austéritaire de la Banque mondiale et du FMI, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aurait eu également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global.

Selon le dernier Rapport sur le paludisme dans le monde, publié en décembre 2019, 228 millions de cas de paludisme ont été détectés en 2018 et on estime à 405 000 le nombre de décès dus à cette maladie. Par ailleurs, la tuberculose est l’une des 10 premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 10 millions de personnes ont contracté la tuberculose et 1,5 million en sont mortes (dont 251 000 porteurs du VIH). Ces maladies pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes.

D’autres mesures complémentaires pourraient permettre également de combattre la malnutrition et la faim qui détruisent la vie quotidienne d’un être humain sur 9 (soit plus de 800 millions d’habitant-e-s de la planète). Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation.

De même, si des investissements étaient réalisés pour augmenter massivement l’approvisionnement en eau potable et l’évacuation/assainissement des eaux usées, une réduction radicale des décès par maladies diarrhéiques, qui s’élèvent à plus de 430 000 par an (source : OMS 2019), deviendrait possible.

Alors qu’il faudrait abolir les dettes illégitimes réclamées aux peuples, la Banque mondiale, le FMI et la majorité des gouvernants ne parlent que de report de paiement et proposent des nouvelles formules d’endettement. Le Covid-19 est utilisé pour renforcer un nouveau cycle d’endettement massif avec des conditions qui accentuent l’austérité et affectent le bien être des générations futures.

Suspension immédiate du paiement des dettes publiques combinée à un audit à participation citoyenne afin d’annuler la partie illégitime

La suspension immédiate du paiement des dettes publiques doit être combinée à un audit à participation citoyenne afin d’en identifier la partie illégitime et l’annuler.

Une chose doit être claire : si l’on recherche l’émancipation des peuples et la pleine satisfaction des droits humains, les nouvelles institutions financières et monétaires tant régionales que mondiales doivent être au service d’un projet de société en rupture avec le capitalisme, le néolibéralisme, l’extractivisme et le productivisme.

Il faut contribuer autant que possible à ce qu’un nouveau puissant mouvement social et politique soit capable d’aider à la convergence des luttes sociales et de contribuer à l’élaboration d’un programme de rupture avec le capitalisme en mettant en avant des solutions anticapitalistes, antiracistes, écologistes, féministes, internationalistes et socialistes.
Il est fondamental d’agir pour la socialisation des banques avec expropriation des grands actionnaires, pour la suspension du paiement de la dette publique le temps de réaliser un audit à participation citoyenne en vue de répudier la partie illégitime de la dette, pour l’imposition d’un impôt de crise très élevé sur les plus riches, pour l’annulation des dettes réclamées de manière illégitime aux classes populaires (dettes étudiantes, dettes hypothécaires abusives, microcrédit abusif…), pour la fermeture des bourses de valeur qui sont des lieux de spéculation, pour la réduction radicale du temps de travail (avec maintien des salaires) afin de créer un grand nombre d’emplois socialement utiles, pour l’augmentation radicale des dépenses publiques de santé et d’éducation, pour la socialisation des entreprises pharmaceutiques et du secteur de l’énergie, pour la relocalisation d’un maximum de production et le développement des circuits courts et toute une série d’autres demandes essentielles.

Pour en savoir plus :

Notes

[1] La Banque mondiale accorda des prêts au Portugal jusqu’en 1967.

[2] Le vocabulaire pour désigner les pays auxquels la Banque mondiale destinait ses prêts de développement a évolué au fil des années : au départ on a employé le terme « régions arriérées », puis on est passé à « pays sous-développés » pour arriver au terme « pays en développement » dont certains sont appelés « pays émergents ».

[3] « Developping countries, in aggregate, were net lenders to developed countries.” (World Bank, Global Development Finance 2003, p. 13). Dans l’édition 2005 du Global Development Finance, p. 56, la Banque écrit : « Les pays en développement sont maintenant exportateurs de capitaux vers le reste du monde. » (« Developping countries are now capital exporters to the rest of the world.” World Bank, GDF 2005, p. 56).

Auteur.e Eric Toussaint   Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.

Source https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-et-FMI-76-ans-ca-suffit

Vers une Grèce sans Grecs ! 

Une catastrophe démographique : Vers une Grèce sans Grecs !  Par Dimitris Konstantakopoulos

Troisième de trois articles

En Grèce, les retraités meurent plus vite, l’espérance de vie et l’état de santé général de la population diminuent. Pour la première fois depuis la fin de la guerre civile (1949), les gens réfléchissent à deux fois avant de faire émigrer des enfants, des jeunes Grecs instruits, privant ainsi le pays du capital humain nécessaire. Les Grecs paient pour former certains des meilleurs médecins d’Europe, qui vont ensuite travailler dans les hôpitaux allemands. La population totale de la Grèce diminue en termes absolus et le pourcentage de Grecs d’origine et de conscience au sein de la population est également en baisse.

Une population qui vieillit, matériellement démunie, qui se sent moralement trahie, dans un désespoir et une insécurité totale, sans aucun droit ni aucune protection, vit aujourd’hui en Grèce !

Même si les méthodes sont différentes, ce qui arrive aux Grecs présente quelques analogies avec ce que les Romains auraient fait aux Juifs en l’an 60.

Il est également assez étonnant que les résultats des politiques de la Troïka soient assez similaires, même si les méthodes sont très différentes, aux plans d’Hitler pour la Grèce, tels que décrits par Winston Churchill dans ses mémoires. Le projet d’Hitler était de transformer la Grèce en une zone de vacances pour les Ariens et de transporter les Grecs au Moyen-Orient.

L’establishment occidental, et pas seulement les Allemands, a toujours été profondément divisé dans son attitude envers les Grecs et la Grèce, reflétant d’une certaine façon aussi sa division entre son aile plus démocratique et son aile plus totalitaire (cette querelle se reflète d’une certaine façon dans la façon différente dont Oxford et Cambridge voient la démocratie grecque antique et l’empire romain).

Il y a toujours eu une forte attitude philhellénique, mais aussi une forte attitude de « haine des Grecs » (comme celle du Premier ministre britannique Disraeli) en Occident. Quant à Samuel Huntington, l’idéologue de la « guerre des civilisations », il classe essentiellement les Grecs parmi les « nations ennemies » au même titre que les Russes. Les chrétiens orthodoxes sont pour lui le deuxième pire ennemi après les nations islamiques.
Coup d’Etat

L’ensemble du programme constituait une violation flagrante des principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel grec (qui fait partie du droit européen), des principes fondamentaux sur lesquels l’Union européenne a été fondée et des dispositions clés du droit international.

Selon certains spécialistes, les dispositions de ce programme clairement néocolonial n’ont d’équivalent dans aucun des programmes du FMI appliqués dans les pays du tiers monde. (Pour une analyse approfondie des questions juridiques et même de « changement de régime », le lecteur peut consulter le discours de l’un des plus grands spécialistes européens du droit constitutionnel, le professeur Kasimatis, ici)

Ce programme a été appliqué contre la volonté directe des citoyens grecs, qu’ils ont exprimée de façon claire la seule fois où ils ont eu l’occasion de l’exprimer, lors du référendum de 2015.

Afin d’imposer ce programme, les principales puissances et institutions européennes, le FMI et les hommes politiques grecs qui ont collaboré avec eux, ont utilisé des méthodes de fraude, de chantage, de pression politique et économique, toutes inacceptables en général et au sein d’une Union soi-disant démocratique d’États, de peuples et de nations égaux, en particulier. Tous les accords signés par les gouvernements grecs pour appliquer le programme de sauvetage ont été le résultat de la coercition et de la violation des principes fondamentaux de l’ordre démocratique national et international.

L’imposition du programme grec était un coup d’État, mais un coup d’État au sens de Carl Schmitt, qui visait à établir un nouveau régime, d’abord en Grèce, puis dans toute l’Europe.

Les institutions démocratiques ne sont plus qu’une simple forme en Grèce, car le programme a en fait aboli les principes de la souveraineté populaire, nationale et étatique, du moins en matière de politique économique, la capacité de la société grecque à se reproduire et les bases économiques de la démocratie parlementaire. En effet, il a transformé la Grèce d’un État-nation capitaliste européen habituel et d’une démocratie parlementaire en une nouvelle forme de colonie, une colonie de la dette de la finance internationale gérée par le biais des institutions européennes et du FMI. Au cours de l’été 2015, les créanciers ont proposé au gouvernement grec un nouveau programme de plusieurs milliers de pages en anglais. Le programme a été traduit par des programmes de traduction automatique en grec en deux jours et a été voté en loi en deux jours supplémentaires. La même procédure a été suivie au printemps 2006.

C’est exactement ce qui fait de l’expérience grecque une opération d’importance fondamentale pour la transformation du régime social et politique occidental, représentant une coupure nette avec les principes de Souveraineté Populaire et Nationale, sur lesquels les régimes occidentaux étaient basés, au moins en théorie, après la Révolution française.

Tout cela ne peut guère être considéré comme une « coïncidence » ou un accident. Les architectes du traité de Maastricht semblent avoir pris en compte un tel scénario et la manière de l’utiliser, lorsqu’ils ont introduit dans le traité des clauses interdisant la solidarité de l’Union envers ses membres. Goldman Sachs a également joué un rôle essentiel depuis le tout début jusqu’à la création du problème de la bulle de la dette grecque, avec ses swaps grecs.

Source https://uwidata.com/11398-a-demographic-catastrophe-towards-a-greece-without-greeks/

2eme article Le programme grec de « renflouement » : un échec colossal Par Dimitris Konstantakopoulos

Si nous jugeons le programme grec non pas sur la base de nos propres critères, mais sur la base des objectifs qu’il s’est fixé et de ses prévisions, nous pouvons dire sans risque qu’il s’agit d’un échec gigantesque, de loin le plus important dans l’histoire des principales institutions économiques occidentales, comme le FMI, l’UE et la BCE.

À l’avenir, tout manuel d’économie dans le monde commencera par un chapitre intitulé « Le programme de sauvetage grec » : Ce que les économistes ne doivent faire dans aucun pays ».

Le programme grec a été lancé, soi-disant, pour aider la Grèce à faire face à une situation où les « marchés » (la finance internationale) refusaient de lui prêter, sa dette énorme étant considérée comme insoutenable.

En 2010, lorsque le programme a été lancé, la dette souveraine grecque représentait 129 % du PIB. Aujourd’hui, elle est supérieure à 185%. (Après le Coronavirus, elle sera probablement de plus de 200%).

Le programme de sauvetage n’a pas seulement échoué à résoudre le problème de la dette souveraine, il a ajouté à cela le problème tout aussi important d’une énorme dette privée, créée à la suite des mesures de la troïka (BCE, UE, FMI). En 2010, les prêts non remboursés aux banques étaient insignifiants. Aujourd’hui, près de la moitié des prêts ne le sont pas.

En 2010, les banques grecques avaient environ 220-240 milliards d’euros de dépôts. Aujourd’hui, elles ne sont plus grecques et disposent de la moitié de cette somme.

En 2010, la Grèce était dans une position beaucoup plus puissante vis-à-vis de ses prêteurs, qui étaient des banques et des fonds privés. Sa dette était réglementée par la loi grecque et son parlement national. Les litiges liés à la dette étaient du ressort des tribunaux grecs. La dette grecque était libellée en monnaie nationale grecque, donc si la Grèce quittait la zone euro, la dette serait sous-évaluée autant que la nouvelle monnaie nationale grecque introduite.

Maintenant que la dette est détenue par les États et les institutions internationales et régie par le droit colonial britannique, tous les biens publics grecs sont devenus une hypothèque au service de la dette, sa protection constitutionnelle étant levée. Les litiges liés à la dette sont du ressort des tribunaux étrangers et elle est libellée en euros.

La restructuration de la dette grecque (PSI, 2011-12), a été la première dans l’histoire entreprise contre les intérêts du pays débiteur ! Elle a modifié le statut juridique de la dette, tout en réduisant les réserves des fonds de pension, des hôpitaux, des universités, etc.

Le pays a connu une récession trois fois plus importante que ce que le FMI et l’UE avaient prévu, sans parler des prévisions du ministre grec des finances de l’époque qui parlait déjà de croissance d’ici 2012. C’est pourquoi nous avons déclaré que ce programme était un échec colossal, même selon ses propres termes.

Le FMI, les gouvernements européens, l’UE et la BCE utilisent les services de certains des meilleurs économistes du monde. Comment a-t-il été possible de faire une « erreur » aussi énorme ? Si c’était vraiment une erreur, pourquoi ne l’ont-ils pas corrigée et pourquoi ne l’ont-ils pas encore fait ?

C’est ce qui nous donne le droit de nous demander si ce programme était une erreur ou, plutôt, et dès le début, un programme destiné à atteindre un tel résultat. Le représentant du FMI en Grèce, le Danois Paul Thomsen, une sorte de tueur à gages économique et une personnalité sadique comme la plupart des personnes qui traitaient avec la Grèce au nom des organisations internationales, a révélé les objectifs cachés du programme lorsqu’il a déclaré que les salaires grecs devaient se situer quelque part entre les Portugais et les Bulgares.

Maintenant que la dette est détenue par les États et les institutions internationales et régie par le droit colonial britannique, tous les biens publics grecs sont devenus une hypothèque au service de la dette, sa protection constitutionnelle étant levée. Les litiges liés à la dette sont du ressort des tribunaux étrangers et elle est libellée en euros.

La restructuration de la dette grecque (PSI, 2011-12), a été la première dans l’histoire entreprise contre les intérêts du pays débiteur ! Elle a modifié le statut juridique de la dette, tout en réduisant les réserves des fonds de pension, des hôpitaux, des universités, etc.

Le pays a connu une récession trois fois plus importante que ce que le FMI et l’UE avaient prévu, sans parler des prévisions du ministre grec des finances de l’époque qui parlait déjà de croissance d’ici 2012. C’est pourquoi nous avons déclaré que ce programme était un échec colossal, même selon ses propres termes.

Le FMI, les gouvernements européens, l’UE et la BCE utilisent les services de certains des meilleurs économistes du monde. Comment a-t-il été possible de faire une « erreur » aussi énorme ? Si c’était vraiment une erreur, pourquoi ne l’ont-ils pas corrigée et pourquoi ne l’ont-ils pas encore fait ?

C’est ce qui nous donne le droit de nous demander si ce programme était une erreur ou, plutôt, et dès le début, un programme destiné à atteindre un tel résultat. Le représentant du FMI en Grèce, le Danois Paul Thomsen, une sorte de tueur à gages économique et une personnalité sadique comme la plupart des personnes qui traitaient avec la Grèce au nom des organisations internationales, a révélé les objectifs cachés du programme lorsqu’il a déclaré que les salaires grecs devaient se situer quelque part entre les Portugais et les Bulgares.

En déclarant cela, il a révélé par inadvertance la philosophie des dirigeants de l’UE aujourd’hui. Ils ne comprennent pas l’UE comme une organisation qui contribue à l’amélioration du niveau de vie. Ils comprennent l’UE comme une institution qui abaisse le niveau de vie et les droits sociaux de ses membres.

Nous voulons rappeler à nos lecteurs que ce programme n’a pas été imposé à la Grèce uniquement par l’Allemagne et l’UE. Pour que son imposition devienne possible, Berlin a dû conclure une alliance tacite avec des banques internationales pour attaquer la Grèce et créer les conditions justifiant le programme. Le programme a également été approuvé par le FMI, au mépris de ses propres règles et principes. Une telle chose ne pouvait pas se produire si la finance internationale et l’administration américaine ne le voulaient pas. Sans parler du rôle des banques américaines comme Goldman Sachs dans la création, tout d’abord, de la bulle de la dette grecque et ensuite dans son explosion.

Le résultat de la crise a été la destruction de la Grèce, le capital politique de l’Allemagne et l’affaiblissement de l’Europe au nom des banques internationales et des États-Unis. (La même chose s’est produite, soit dit en passant, lors de la crise yougoslave des années 90, lorsque la politique agressive et impérialiste de l’Allemagne, de l’Autriche et du Vatican a largement contribué à la désintégration sanglante des Balkans occidentaux, pour ensuite réhabiliter le rôle des États-Unis et de l’OTAN dans les affaires européennes et détruire définitivement toute condition préalable à une politique étrangère et de défense européenne commune).

Source https://uwidata.com/11219-the-greek-program-a-colossal-failure/

1er article Comment la finance internationale et l’Allemagne ont détruit la Grèce pour créer une UE totalitaire https://www.grece-austerite.ovh/finance-internationale-et-ue-autoritaire/

https://uwidata.com/11140-how-international-finance-and-germany-destroyed-greece-to-create-a-totalitarian-eu/

Le capitalisme néolibéral ne s’autodétruira pas

Covid-19 et crise économique : le capitalisme néolibéral ne s’autodétruira pas par

Le choc du coronavirus a ébranlé les places boursières partout dans le monde et imposé la nécessité de plans de sauvetage massifs de la part des États. Mais, comme le montre ici l’économiste Costas Lapavitsas, les mesures pour faire face à la crise risquent d’ouvrir la voie à un capitalisme contrôlé de manière autoritaire, soucieux de ménager les intérêts des grandes entreprises tout en transférant les coûts vers le reste d’entre nous.

Cet article est le premier d’une série en cours de parution en anglais dans Jacobin et en catalan dans Catarsi, dans le cadre d’une recherche en cours du réseau European Research on Social and Economic Policy.

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La situation d’urgence sanitaire liée au COVID-19 s’est rapidement transformée en une crise située au cœur même de l’économie mondiale, crise qui constitue également une menace pour les pays en développement de la périphérie. Elle a modifié l’équilibre entre État et marché, révélant une fois encore la vacuité de l’idéologie néolibérale. Cette crise économique jette une lumière crue sur le capitalisme contemporain et ses implications sont susceptibles d’aller bien au-delà des dommages causés aux systèmes de santé publique.

Les racines de la crise descendent d’ailleurs plus en profondeur dans le fonctionnement pathologique du capitalisme financiarisé et globalisé au cours des dix dernières années. La grande crise de 2007-2009 a mis un terme à « l’âge d’or » de la finance au cours des deux décennies précédentes, et les années qui suivirent furent marquées par une croissance faible au centre même de l’économie mondiale : rentabilité faible, croissance de la productivité ralentie, dynamisme de l’investissement au point mort. Le secteur de la finance rencontrait lui-aussi des difficultés, avec une rentabilité en recul, dépourvue du dynamisme extraordinaire de la décennie antérieure. Si la crise historiquement sans précédent de 2007-2009 fut le moment limite de la financiarisation, la crise tout aussi inédite du coronavirus en cristallise la détérioration.

Bien entendu, le déclenchement de la crise a directement à voir avec l’attitude des États-nations face à l’épidémie. Après avoir ignoré l’urgence médicale dans un premier temps, plusieurs États sont passés d’un seul coup au confinement frénétique de pays et de régions entières, avec restrictions sur les déplacements, fermetures des écoles et des universités, et ainsi de suite. Le choc a été dur pour des économies du centre déjà affaiblies, entre effondrement général de la demande, désorganisation de la chaîne logistique, chute de la production, licenciements de millions de travailleurs et perte de recettes des entreprises. D’où le plongeon sans précédent des principaux marchés boursiers et la panique qui s’est emparée des marchés monétaires.

On croirait assister à une résurgence de la peste noire du XIVe siècle, induisant une réaction similaire de la part des sociétés du XXIe siècle, entre peur incontrôlable et isolement des communautés. Mais la peste décima un tiers de la population d’une Europe alors constituée de monarchies féodales pauvres et arriérées. Le coronavirus, lui, présente un taux de mortalité faible dans des États capitalistes avancés au développement technologique sans égal. Le débat entre épidémiologistes n’a pas tardé à faire rage pour savoir si les mesures de confinement général étaient une réponse adéquate et soutenable, ou si les États auraient dû au contraire privilégier une campagne intensive de test des populations.

Les choix épidémiologiques ne relèvent pas de la compétence des chercheurs en économie politique. Il ne paraît toutefois pas faire de doute que les réactions de certains États et l’effondrement de l’activité économique qui en a résulté sont indissociables de la nature fondamentalement viciée du capitalisme néolibéral financiarisé. Un système économique basé sur la concurrence et la recherche du profit coûte que coûte, l’une et l’autre garanties par de puissants États, s’est montré incapable de faire face de manière sereine et efficace à un choc de santé publique d’une sévérité jamais observée jusqu’ici.

Plusieurs pays avancés manquent des infrastructures de santé de base pour prendre en charge les personnes tombées gravement malades, et sont aussi insuffisamment équipés pour tester les populations à grande échelle et protéger les personnes les plus exposées à la contamination. Le confinement et l’isolement général de secteurs entiers de la société peuvent, en outre, avoir des conséquences particulièrement graves pour les salariés comme pour les plus pauvres, les plus fragiles et les milieux les plus marginalisés. Les répercussions mentales et psychologiques seront également dévastatrices. L’organisation sociale du capitalisme contemporain s’est avérée dysfonctionnelle ne serait-ce qu’au niveau de la réponse logistique elle-même.

Mais tout aussi frappantes ont été les mesures adoptées par les États les plus puissants eux-mêmes lorsqu’il est devenu impossible d’ignorer l’ampleur de l’effondrement économique en cours. En mars, les banques centrales des États-Unis, de l’UE et du Japon ont entrepris une injection massive de liquidités et ont ramené les taux intérêts à zéro pour cent, tentant ainsi de stabiliser les marchés boursiers et de pallier la pénurie de liquidités. La Réserve fédérale américaine, par exemple, a annoncé qu’elle rachèterait des volumes illimités d’obligations souveraines et se mit même à émettre des obligations d’entreprises. Au même moment, les gouvernements des États-Unis, de l’UE et d’ailleurs, prévoyaient des politiques de relance massives prenant la forme de garanties d’emprunts et de crédit pour les entreprises, de compléments de revenus pour les travailleurs en difficulté, de reports du paiement des impôts et de la sécurité sociale, d’ajournements de règlements de dettes, et ainsi de suite.

Le gouvernement Trump, prenant une initiative extraordinaire, a annoncé qu’il entendait verser 1200 dollars par adulte, ou 2400 dollars par couple, accompagnés de versements supplémentaires pour les enfants, commençant par les familles les plus pauvres. Cette dépense faisait partie d’un arsenal de mesures pouvant dépasser les deux mille milliards de dollars, soit environ 10 pour cent du PIB des États-Unis, auxquels s’ajoutaient pour 500 milliards de prêts aux entreprises en difficulté, 150 milliards pour les hôpitaux et les personnels des services de santé, et 370 milliards de prêts et des subventions aux petites et moyennes entreprises.

De manière tout aussi extraordinaire, le gouvernement conservateur britannique a déclaré son intention de se muer, de facto, en employeur en dernière instance en versant jusqu’à 80 pour cent des salaires des travailleurs dès lors que leur entreprises les comptaient toujours parmi leurs effectifs. Ces paiements pouvaient atteindre un maximum de 2500 livres sterling par mois, soit, une somme légèrement supérieure au revenu médian. Sur sa lancée, le gouvernement britannique a nationalisé également le transport ferroviaire pour une durée de six mois et envisagé jusqu’à la nationalisation des compagnies aériennes.

Quelques jours plus tôt seulement, même des universitaires de gauche auraient considéré de telles mesures trop radicales. Les truismes de l’idéologie néolibérale des quatre dernières décennies ont été rapidement battus en brèche et l’État a émergé comme régulateur de l’économie, exerçant un pouvoir gigantesque. A gauche, beaucoup n’eurent aucun problème pour se satisfaire d’une telle intervention de l’État, pensant qu’elle signalait un « retour du keynésianisme » en sonnant le glas du néolibéralisme. Une telle conclusion paraît toutefois bien précipitée.

D’une part, l’État-nation a toujours été au cœur du capitalisme néolibéral, garantissant la domination de classe de l’ensemble du bloc entrepreneurial et financier par des interventions sélectives à divers moments-clé. D’autre part, ces interventions étaient accompagnées de mesures nettement autoritaires en enfermant les gens chez eux et en confinant des métropoles gigantesques. L’État a également montré l’étendue de ses pouvoirs de surveillance sur la société à travers la collecte de gros volumes de données numériques. Par exemple, en Israël, le gouvernement de droite a donné son feu vert au pistage des téléphones portables par les forces de sécurité afin d’informer par sms les gens qui, sans le savoir, avaient été en contact avec des patients confirmés Covid-19. Non seulement nous savons où vous êtes, mais nous connaissons mieux que vous les personnes que vous avez rencontrées.

Cet autoritarisme est pleinement conforme à l’idéologie néolibérale dominante des quatre dernières décennies. L’intervention étatique va de pair avec la fragmentation de la société au moment où les gens sont confinés chez eux et le maintien de la distance sociale devient entièrement affaire de « responsabilité individuelle ». Dans le même temps, un grand nombre de gens sont encore requis d’aller travailler en utilisant les transports publics tandis que les droits du travail sont détruits, en particulier dans un contexte d’augmentation soudaine des licenciements hors des procédures existantes et où le télétravail abolit toutes les limites de la semaine de travail.

Il est donc difficile de prévoir le chemin que prendra le capitalisme global au gré du choc induit par le coronavirus, et alors que nous vivons encore avec les effets de long-terme de la grande crise de 2007-2009. Le pouvoir colossal de l’État et sa capacité d’intervention tant sur le plan économique que social pourrait conduire, par exemple, à une forme plus autoritaire de capitalisme contrôlé dans lequel les intérêts des élites entrepreneuriales et financières seraient tout puissants. Ceci impose aux socialistes d’évaluer soigneusement et de manière critique l’attitude des États face à la crise du coronavirus.

Où en est-on ? Le point sur la crise

La première chose à faire est de procéder à un simple rappel analytique du déroulé de la crise jusqu’ici. Les crises sont toujours des évènements historiques profondément concrets qui permettent d’observer le développement institutionnel du capitalisme. Les principales étapes de la crise du coronavirus peuvent être glanées au gré d’un ensemble de publications (parfois rapidement dépassées) produites par des organisations multilatérales, la presse, etc. Ainsi :

1. Le COVID-19 est apparu en Chine à la fin de l’année 2019, mais la réaction initiale de l’État chinois a été d’une lenteur que l’on peut peut-être attribuer au manque de connaissance quant à la gravité du danger posé par le virus. D’autres États, cependant, ont été lents à réagir même après le déclenchement complet de l’épidémie en Chine. Au début du mois de mars 2020, par exemple, les cas confirmés au Royaume-Uni se limitaient encore à des nombres à deux chiffres. Pourtant, malgré l’expérience chinoise dont il aurait pu tirer quelque enseignement, le gouvernement du Royaume-Uni n’a pratiquement rien fait.

2. Le gouvernement chinois en est venu à confiner d’immenses régions du pays, et d’autres États lui ont emboîté le pas : confinement, restrictions sur les déplacements de centaines de millions de personnes. La demande dans les secteurs du tourisme, du transport aérien, de l’hôtellerie, de la restauration et les bars, s’est totalement effondrée. Dans les secteurs de l’alimentation, de l’habillement, des articles ménagers, entre autres, le demande a été également très affectée, même si le niveau d’incidence reste encore à clarifier. L’incertitude induite par le recul de la consommation a eu des répercussions négatives sur les prévisions d’investissements mais là encore, il est trop tôt pour être en mesure d’en apprécier les effets dans leur globalité.

3. Le confinement et les restrictions sur les déplacements des travailleurs ont gravement perturber les chaînes logistiques, d’abord en Chine qui fournit une grande part des facteurs production dans le monde, puis dans d’autres régions d’Asie, en Europe et aux États-Unis. Conjugué à l’affaiblissement de la demande, on a alors assisté à une contraction de la production.

4. La production en chute libre, la contraction de la demande et l’incertitude grandissante, ont anéanti le chiffre d’affaire des entreprises. Une cascade de dépôts de bilans a commencé à se profiler. Les emplois de millions de travailleurs étaient désormais menacés, en particulier dans le secteur des services, et des millions de personnes ont été licenciées au cours du mois de mars. Le recul de l’emploi a pesé sur la consommation, fragilisant un peu plus encore la production. Avec la baisse des recettes, les entreprises ont été de moins en moins en mesure de rembourser leurs dettes, le crédit commercial a disparu et à la mi-mars, les liquidités (autrement dit, l’argent sonnant et trébuchant) étaient devenues une denrée rare. Le problème du crédit a pris une dimension centrale dans la crise, pesant toujours plus sur la production et les rendements.

5. La situation en Chine permet de se faire une idée du potentiel de dévastation économique. Selon les statistiques nationales, la valeur ajoutée dans la production en janvier et en février baissa de 13,5 pour cent par rapport à la même période en 2019 (la baisse est de 15,7 pour cent pour le secteur manufacturier). En outre, les investissements, les exportations et les importations ont chuté respectivement de 24,5, 15,9 et 2,4 %. Rien qu’à elle seule, la contraction chinoise aurait eu des conséquences majeures pour l’économie mondiale. Mais avec le confinement en cours dans de nombreux autres pays, les répercussions seront d’autant plus considérables, notamment dans des secteurs tel le transport aérien ou le tourisme.

6. Pour les travailleur/ses, le contrecoup sera dévastateur. Les plus exposés seront toutes celles et ceux qui ont été rendus vulnérables par les politiques néolibérales, comme par exemple, les personnes en contrats précaires, dans l’emploi informel et dans l’auto-emploi. On pense également aux travailleurs criblés de dettes (ou sans épargne) dont l’accès aux minima sociaux et aux services publics est limité. Les femmes seront probablement plus touchées encore non seulement du fait de leur surreprésentation dans ces catégories de travailleurs mais aussi en conséquence du surcroît d’activités de soin liées aux difficultés de santé, ou à la fermeture des écoles, entre autres.

7. Les conditions globales se sont aggravées avec l’effondrement gigantesque du marché boursier déclenché par la crise. Des années durant, l’inflation de l’activité des principales places boursières dans le monde avait été démesurée et le risque d’une crise sévère était visible dès 2018. Le choc du coronavirus a entraîné une chute spectaculaire de plus d’un tiers sur la période février-mars. On a assisté alors à une restriction dramatique des liquidités qui se traduisit, à la mi-mars, par une crise du marché monétaire aux États-Unis, centre de la finance mondiale. Le choc s’était mué en une véritable crise capitaliste.

8. Avec les marchés mondiaux saisis par la peur, le flux de capital entre les pays, et notamment entre le centre et la périphérie de l’économie mondiale, s’est trouvé également affecté. Les données disponibles n’autorisent pas de conclusion définitive, mais il y a des raisons d’envisager la possibilité d’un « arrêt brutal » qui mettrait les pays en développement dans l’incapacité de payer leurs importations et le service de la dette, ouvrant alors la perspective d’une crise monétaire. Au milieu de cette agitation, une guerre des prix entre producteurs de pétrole a entraîné une baisse d’environ 50 % du prix du Brent entre la fin février et la fin mars. Cette chute vertigineuse est venue directement menacer la viabilité de toute une série de producteurs partout dans le monde, dont le secteur industriel de la fracturation hydraulique Nord-américain.

Cet enchaînement de phénomènes de crise ne prend son sens qu’au regard de l’héritage laissé par la grande crise de 2007-2009. A la suite de cette crise, le capitalisme financiarisé perdit son dynamisme dans les pays du centre, tout en se maintenant, cependant, dans des formes subordonnées au sein des pays en développement. Basées sur les données de la Banque mondiale, nos estimations suggèrent que les taux de croissance moyens au cours des années 2010-2019 étaient les plus faibles depuis quarante ans : 1,4 pour cent au Japon, 1,8 dans l’Union européenne, 2,5 pour les États-Unis, et 8,5 pour la Chine (dont la croissance a connu un ralentissement important dans la deuxième moitié de la décennie). Ces taux révèlent l’épuisement des forces motrices de l’accumulation capitaliste en particulier au cours de la dernière décennie. Par conséquent, afin de mieux comprendre les racines plus profondes de la crise, il suffit de tenir compte de certains aspects clés de la trajectoire de l’économie des États-Unis, elle-même située au cœur de la mondialisation et de la financiarisation.

Une accumulation ralentie

Pour se faire une idée synthétique de la trajectoire du capitalisme américain, le plus simple est d’observer le taux de profit des entreprises non-financières (cf. figure. 1)

Fig. 1 – Taux de profit des entreprises non-financière, États-unis, 1980–2018

La courbe du taux de profit était fortement cyclique et globalement alignée sur les fluctuations de l’économie états-unienne. Après la grande crise de 2007-2009, le taux de profit ne se rétablit que très partiellement, plafonnant en 2014 avant de décliner à nouveau. Manifestement, le choc du coronavirus est venu percuter une économie américaine déjà affaiblie et une accumulation de profit montrant des signes d’épuisement. Cette faiblesse sous-jacente se manifeste d’autres manières encore, après 2007-2009 : croissance de la productivité du travail limitée à un pour cent, stagnation de l’investissement à un niveau faible d’environ 18 pour cent du PIB, et contraction du stock de capital.

La comparaison avec la Chine, deuxième plus grande économie mondiale, est instructive. Après la crise de 2007-2009, le taux de profit moyen, en Chine, augmenta pendant plusieurs années avant de baisser en 2014. Là encore, cette faiblesse sous-jacente s’illustre de diverses façons même si l’économie chinoise resta sensiblement plus forte que celle des États-Unis. Ainsi, l’après 2007-2009 fut marqué par une augmentation de la productivité du travail de 7-8 pour cent par an, une stabilisation de l’investissement à 45 pour cent du PIB et une baisse rapide de l’utilisation des capacités industrielles. Le coronavirus est venu percuter l’économie chinoise dans l’une de ses périodes les moins fastes depuis les débuts de la transformation capitaliste.

La comparaison avec l’Union européenne dans sa globalité, plus grande que la Chine mais plus petite que les États-Unis, permet de préciser encore les choses. Après 2007-2009, la croissance de la productivité fut pire qu’aux États-Unis, en particulier pour les États de l’Union économique et monétaire européenne (UEM) dont les principaux pays restaient sous la barre de un pour cent par an (la Pologne, qui ne fait pas partie de l’UEM, se distingua du reste avec une croissance de la productivité supérieure à trois pour cent). L’augmentation de la production industrielle fut significative en Allemagne, malgré une croissance de la productivité au ralenti, dès lors que les capitalistes pouvaient continuer de tirer profit de l’avantage concurrentiel que leur procurait une longue période de régression des salaires. En 2019, cependant, son recul signala la faiblesse sous-jacente de l’économie allemande.

L’Union européenne, plombée par le cadre austéritaire de l’Euro, resta stagnante au cours de la décennie écoulée. Au cours de cette même période, un nouveau complexe industriel commença à voir le jour à l’Est de l’Europe, comme en Pologne, étroitement en lien avec l’industrie allemande. La part du travail dans le PIB stagna tandis que le capital défendait ses intérêts, excepté en Allemagne où la croissance des salaires fut notable pour la première fois depuis des décennies. En l’absence de croissance soutenue de la productivité, la compétitivité allemande déclina. Au bout du compte, le coronavirus s’est abattu sur une Europe en période de grande faiblesse économique.

Les racines de la crise économique occasionnée par le coronavirus sont à chercher dans le ralentissement de l’accumulation capitaliste de la période précédente et dont les signaux sont évidents aux États-Unis, en Chine et dans l’Union européenne. Les effets de la crise sur ces économies seront en outre très contrastés du fait de leurs structures différentes. La Chine est devenue l’atelier du monde, avec une valeur ajoutée du secteur de la production industrielle correspondant à près de 30 pour cent du PIB, chiffre qui pour les États-Unis dépasse à peine les 10 pour cent. La valeur ajoutée des services a augmenté de manière significative en Chine où l’économie a gagné en maturité, mais reste encore seulement à 50 pour cent du PIB, tandis qu’aux États-Unis, elle dépasse les 75 pour cent. Dès lors que l’épreuve du confinement pèse de manière disproportionnée sur les services, il faut s’attendre à ce que les États-Unis soient plus affectés encore que la Chine, au moins pour commencer.

Il en va de même, dans l’ensemble, pour l’Union européenne dont l’économie est largement basée sur les services, en particulier dans les pays de la périphérie méridionale tels que l’Espagne, le Portugal, ou la Grèce dont le secteur industriel est peu développé et la dépendance vis-à-vis du secteur du tourisme, forte. Le choc sera probablement plus fort encore pour l’Italie, dont l’économie est stagnante depuis deux décennies et jamais très loin de la cessation de paiement depuis 2010. Les dirigeants de l’UE ont raison de voir dans la crise du coronavirus une menace existentielle. D’où l’intervention massive de la Banque centrale européenne (BCE), mais aussi, les initiatives de plusieurs États-nations dont les dépenses face à la crise ont, en pratique, levé la cage de l’austérité dans laquelle l’Europe est enfermée.

Les labeurs de la finance

On prendra la mesure de la faiblesse du capitalisme financiarisé aux États-Unis en observant le taux de profit des banques commerciales américaines, dans la figure 2.

Fig. 2. Taux de profit des banques commerciales (rendement des capitaux propres), États-Unis, 1980-2018

Source : auteur ; données FDIC.

La rentabilité des banques commerciales américaines, pivots du système financier, atteignit des pics historiques du début des années 1990 jusqu’à la veille de la crise de 2007-2009, durant ce qui fut « l’âge d’or » de la financiarisation aux États-Unis. Deux facteurs expliquent les profits exceptionnels des banques : leur capacité à maintenir un écart substantiel entre les taux d’intérêts sur les emprunts et les taux d’intérêts sur les dépôts, et le fait d’être en mesure d’engranger d’amples honoraires et commissions au titre d’intermédiaires dans les transactions financières entre les entreprises, les ménages et d’autres entreprises financières. Après 2007-2009, la rentabilité des banques ne pouvait plus atteindre de tels pics. Cela tenait à la fois au fait que la Réserve fédérale abaissa les taux d’intérêts à zéro pour cent, comprimant alors les écarts entre intérêts d’emprunts et de dépôts, et que les honoraires et les commissions diminuèrent avec la baisse du volume des transactions financières. La rentabilité des banques connut un bref rebond en 2018, mais qui principalement n’était dû qu’à la légère hausse des taux d’intérêts par la Réserve fédérale en 2017-2018.

On obtient un éclairage supplémentaire sur la décennie post-2007-2009 en observant la trajectoire de la dette des États-Unis (Fig.3) répartie entre dette (i) des entreprises non-financières, (ii) des ménages, (iii) du gouvernement, et (iv) des entreprises financières domestiques, en proportion du PIB :

Fig. 3. Dette sectorielle aux États-Unis, en % du PIB

Source : auteur ; données Federal Reserve Bank of St Louis (FRED St Louis)

La dette privée américaine (en proportion du PIB) diminua après 2007-2009, contrairement à ce que l’avalanche de commentaires sur « l’explosion de la dette » a pu laisser entendre. Les dettes liées aux emprunts immobiliers furent nettement en recul suite aux coups portés aux ménages par la grande crise. On constata aussi une baisse de la dette du côté des entreprises financières domestiques, d’où, des possibilités moindre laissées aux banques de toucher honoraires et commissions. Inversement, la dette des entreprises non-financières commença à croître en 2015 et finit par dépasser les pics qu’elle avait atteint avant la grande crise. La montée de la dette des entreprises facilita la survie d’une multitude d’entreprises peu dynamiques à rentabilité faible et particulièrement vulnérables en cas de choc. En 2017, on estimait que ces « entreprises zombies » représentaient 12 pour cent de toutes les entreprises des quatorze économies développées. Reste à savoir comment la crise du coronavirus affectera leur capacité à rembourser leur dette, ce, compte tenu de ce que des intérêts à taux zéro font baisser les coûts de services de dettes.

Au cours de cette période, l’augmentation notoire, cependant, fut celle de la dette de l’État qui vit le gouvernement des États-Unis plus endetté qu’à n’importe quel autre moment de son histoire depuis la seconde guerre mondiale. La financiarisation qui suivit la grande crise, si tant est qu’elle ait montré un quelconque dynamisme, se mua en processus de décuplement d’un endettement d’État également lié à l’endettement des entreprises sur les marchés financiers ouverts, et parmi eux, le marché boursier. 

Le rôle de l’État et l’éclatement de la bulle spéculative

Suite à la grande crise, le gouvernement des États-Unis s’engagea dans la brèche et mobilisa ses ressources colossales pour la défense du capitalisme financiarisé et mondialisé. Surtout, il enregistra un large déficit sur l’ensemble de la décennie (mais en particulier en 2009-2012 et à nouveau en 2018-2019) soutenant ainsi la croissance du PIB tout en accroissant sa dette dans des proportions gigantesques. L’augmentation de la dette publique permit à la Réserve fédérale de soutenir un déferlement de création monétaire tout en maintenant les taux d’intérêts proches de zéro. La masse monétaire (M3) passa de 50 pour cent du PIB en 2007 à 70 pour cent en 2017-2019.

La faiblesse des taux d’intérêts et l’abondance des liquidités ont permis aux entreprises non-financières d’emprunter avantageusement sur des marchés ouverts et de pratiquer le jeu du « rachats d’actions », classique de la financiarisation, qui assure des profits élevés pour les actionnaires et rehausse le prix des actions. L’argent étant facilement disponible, d’autres opérateurs boursiers, et en particulier les fonds cotés en bourse (Exchange-Traded Funds, ETF) et les fonds spéculatifs (Hedge Funds), ont étendu leurs activités. On assista alors à une croissance progressive et soutenue du marché boursier avec un indice de Standard and Poor (S&P) passant de 735 à 3337 entre février 2009 et février 2020. Autrement dit, après 2007-2009, l’intervention de l’État américain en soutien au capitalisme financier contribua à la formation d’une bulle boursière elle-même déconnectée d’une situation sous-jacente marquée par la faiblesse de la rentabilité, des taux de croissance et de la productivité, entre autres.

Tout ceci permet de mieux comprendre le choc financier dû au coronavirus. Dès 2017-2018, il était clair que la bulle boursière ne pouvait pas durer du moment où la Réserve fédérale commença à relever les taux d’intérêts très progressivement au-dessus de zéro pour tenter de restaurer des conditions plus normales sur les marchés financiers. En décembre 2018, l’indice S&P redescendit brutalement à 2416 pendant une courte période, mais la Fed revint rapidement sur sa hausse des taux d’intérêts et la bulle reprit son cours. Pour des raisons déjà évoquées, cependant, le coup porté par le coronavirus est d’un tout autre ordre lorsque le marché boursier plonge à 2237 points le 23 mars 2020. Le S&P connut un rebond avec l’annonce d’une énorme intervention fiscale de la part du gouvernement Trump, dans un contexte de volatilité boursière forte et persistante, cependant.

Le plongeon du marché boursier révéla comment d’autres opérations spéculatives contribuaient à une forte détérioration des conditions sur les marchés financiers. La dégringolade des prix exerça une énorme pression sur les fonds cotés en bourse (ETF) et sur les fonds d’investissement alors contraints de se procurer de l’argent liquide pour honorer leurs engagements. On découvrit ainsi qu’une chaîne spéculative avait été mise en place afin de permettre à ces fonds d’emprunter sur le REPO (principal marché de liquidités entre institutions financières) en vendant des Treasury bills américains (titres à court terme) pour ensuite, avec cet argent, acheter des Treasury-bills sur les marchés à terme, tirant ainsi profit de différences de prix marginales. Les sommes concernées étaient gigantesques. Avec l’effondrement du cours des actions, les fonds vendirent leur T-bills de plus en plus précipitamment et au bout du compte, contribuèrent à la hausse des taux d’intérêts.

La Réserve fédérale dut ainsi faire face à une situation étrange de développement accéléré de la pénurie de liquidités et de montée des taux d’intérêts sur les marchés monétaires alors même que l’économie américaine avait été inondée de dollars pendant plus d’une décennie. L’absurdité capitaliste se sera rarement illustrée avec autant d’éclat. La Fed dut intervenir en urgence en promettant d’acquérir des volumes illimités d’obligations publiques et mêmes d’obligations privées, augmentant ainsi toujours plus la masse monétaire. Son intervention massive fut bientôt complétée par le paquet fiscal tout aussi massif du gouvernement des États-Unis. Une fois encore, l’État américain venait à la rescousse d’un capitalisme financiarisé en déroute.

A ce stade, il faut observer la différence entre les États-Unis et l’UE. La Commission, de manière tacite, a autorisé les États membres à ignorer le Pacte de stabilité et de croissance, tandis que de son côté, la BCE a abandonné ses règles d’acquisition d’obligations en espérant éviter un défaut de paiement italien qui précipiterait immédiatement une nouvelle crise de l’Euro. Ce sont des initiatives importantes qui ont permis aux États-nations de l’UE d’agir sans contraintes inutiles. Mais il n’y a pas eu d’intervention fiscale coordonnée de la part des institutions de l’UE ne serait-ce que lointainement comparable à celles conduites aux États-Unis ou même au Royaume-Uni.

Dans les faits, la crise a contraint l’UE à mettre en œuvre une politique économique qui contourne son propre règlement. Les États-nations sont passés à l’action jusqu’ici avec très peu de coopération ou de discipline partagée. Le problème ancien de conflits et de hiérarchie entre eux n’a pas disparu, raison pour laquelle les propositions d’émission de « coronabonds » de l’UE destinées à financer la dépense fiscale rencontrent une opposition déterminée. Si de l’argent doit être mis à la disposition d’États en difficulté, le Mécanisme européen de stabilité pourrait s’en charger en s’accompagnant de diverses conditions. Il n’y a là aucune comparaison possible avec la réponse apportée par l’État américain.

Et maintenant ?

La crise du coronavirus représente une étape critique du développement du capitalisme contemporain. Certes, cette crise n’est pas près de toucher à sa fin et on ne peut pas encore prendre la mesure de l’ensemble de ses effets sur les États-Unis, l’UE, la Chine, le Japon et les pays en développement. Mais il demeure certain qu’elle présente une menace de dépression massive de toute l’économie mondiale. L’urgence de santé publique et l’implication toujours plus grande de l’État en soutien d’un système en faillite, ont jeté une lumière crue sur les échecs systémiques de la financiarisation et de la mondialisation. Toutefois, le caractère de ses interventions ne laisse en rien imaginer une transformation au sommet de la hiérarchie politique et sociale qui se traduirait par des politiques tournées vers les intérêts de monde du travail.

La décision du gouvernement des États-Unis d’augmenter massivement son déficit (et donc son emprunt), avec, simultanément, l’accroissement de la masse monétaire disponible et l’abaissement des taux d’intérêts à zéro pour cent, est fondamentalement la même que celle prise après 2007-2009. Même si une dépression peut être évitée, les conséquences de moyen-terme sont aussi susceptibles de rester les mêmes dès lors que l’on ne se confronte pas au problème de la faiblesse sous-jacente de l’accumulation capitaliste. Mais on peut prévoir que la défense de l’ordre néolibéral stimule des contradictions politiques, compte tenu notamment des démonstrations faites du pouvoir d’intervention des États-nations dans l’économie. Ces contradictions seront particulièrement importantes au sein de l’UE où la réponse à la crise, en matière fiscale et d’urgence sanitaire est jusqu’ici venue des États-nations individuels plutôt que des institutions collectives.

Révélatrice impitoyable des faiblesses du capitalisme néolibéral, cette crise pose directement la question de la réorganisation démocratique tant de l’économie et de la société que des intérêts des travailleurs. Il est urgent de faire face au chaos de la mondialisation et de la financiarisation en mettant en avant des propositions concrètes radicales. Ce qui nécessite aussi des formes d’organisation capables de modifier l’équilibre social et politique en faveur des travailleurs.

La pandémie remet à l’ordre du jour la question vitale de la transformation sociale. Elle a illustré on ne peut plus clairement la nécessité impérative d’un système de santé publique organisé rationnellement et capable de répondre à des chocs épidémiques. Elle rappelle aussi le besoin urgent de solidarité, de l’action collective et de politiques publiques de soutien aux travailleurs et aux plus pauvres face aux épreuves du confinement, du chômage, de l’effondrement économique.

Plus généralement, elle est l’occasion de réaffirmer la nécessité historique de s’affronter à un système déclinant, prisonnier de ses propres absurdités. Incapable de sa propre transformation rationnelle, le capitalisme mondialisé et financiarisé continue de s’en remettre à des doses toujours plus fortes des mêmes palliatifs désastreux. De ce point de vue, la première priorité est la défense des droits démocratiques contre un État menaçant et la réaffirmation de la participation des travailleurs dans toute prise de décision. C’est le préalable à toute proposition d’alternative radicale, et notamment à toute mesure d’ampleur telle que l’élaboration de politiques industrielles destinées à remédier à la faiblesse de la production et à faciliter la transition verte ; visant à résoudre le problème des inégalités de revenus et de richesses, et à s’attaquer à la financiarisation par la création d’institutions financières publiques. La crise du coronavirus a déjà transformé les termes de la lutte politique et les socialistes doivent réagir sans attendre.

Traduit par Thierry Labica.

Cet article s’appuie sur certains des travaux de l’équipe de recherche mise sur pieds par le réseau EReNSEP-Ekona afin d’examiner les implications de plus long-terme de la crise actuelle. Remerciements à N. Águila et à T. Moraitis pour leurs calculs à partir des données du US Bureau of Economic Analysis (BEA). Merci à Y. Shi pour ses calculs à partir des données du registre annuel des statistiques nationales chinoises, de la Federal Reserve Bank of St Louis (FRED St.Louis) et de la Banque mondiale, et merci également à A. Medina Català, P. Cotarelo et S. Cutillas pour leurs calculs à partir des données de l’OCDE et de la BCE, et à Shehryar Qazi pour son aide dans la mise au jour de certains mécanismes spéculatifs des marchés monétaires aux États-Unis. Cet article est entièrement de la responsabilité de son auteur.

Source https://www.contretemps.eu/covid19-neoliberalisme-etatsunis-europe/

Finance internationale et UE autoritaire

Comment la finance internationale et l’Allemagne ont détruit la Grèce pour créer une UE totalitaire par Dimitris Konstantakopoulos ( Journaliste, expert en géopolitique (Grèce)

Note : les données de l’article suivant prennent en compte l’état de l’économie et de la société grecque avant la récente crise du coronaire. Selon le FMI, la Grèce souffrira d’une plus grande dépression que tous les autres membres de l’UE en raison de la pandémie, mais rien n’est certain pour le moment. En tout cas, les résultats économiques et sociaux de la crise rendront les choses en Grèce bien pires que celles déjà décrites dans notre article.

En mai 2010, l’UE, la BCE, le FMI et le gouvernement grec ont signé un accord de prêt décrivant un « programme de sauvetage » sans précédent pour la Grèce. L’objectif déclaré de ce programme était de « sauver » la Grèce de la faillite et de l' »aider » à redresser son économie et ses finances publiques tout en remboursant ses prêts, principalement auprès des banques européennes.

La « question grecque » est de loin le principal sujet débattu par les dirigeants européens depuis près de dix ans. L' »expérience » grecque était censée non seulement « résoudre » les problèmes grecs, mais aussi créer un nouveau « paradigme » pour l’ensemble de la zone euro. Le 10 mai 2010, jour de la création du programme, Angela Merkel elle-même a expliqué publiquement que d’autres pays européens verront ce qui arrivera aux Grecs et qu’ils seront plus prudents à l’avenir.

L’importance européenne et internationale du programme grec dépasse de loin l’importance de l’économie grecque elle-même. Punir la Grèce et l’obliger à rembourser toute la dette exorbitante qu’elle avait contractée devait être un exemple d’une importance historique pour la solution de la question de la dette en satisfaisant toutes les demandes des banquiers et en sauvegardant le pouvoir de la finance internationale, un pouvoir qui a déjà dépassé celui des États et qui transforme l’UE elle-même.

D’une certaine manière, la guerre économique et politique lancée contre la Grèce (et dans une moindre mesure contre les soi-disant PIIGS) par les élites financières et politiques occidentales a servi d’introduction à l’immense lutte entre les peuples européens et la Finance, qui décidera du sort de notre civilisation, en quelque sorte de la même manière que la guerre civile espagnole (1936-39) a été l’ouverture de la Seconde Guerre mondiale en Europe.

On n’a jamais demandé aux Grecs eux-mêmes s’ils voulaient ce programme. Le gouvernement Papandreou l’a accepté malgré le fait qu’il ait été élu sur un programme complètement différent. Georges Papandréou lui-même s’est donné beaucoup de mal dans une interview préalable à son élection pour exclure toute probabilité d’impliquer le FMI dans les affaires grecques. La seule fois où l’on a demandé aux Grecs s’ils voulaient ce programme, c’était lors du référendum de 2015 et leur réponse a été un non sans équivoque. La plupart des juristes estiment que l’imposition de ce programme à la Grèce est contraire à la constitution et à la législation grecques, aux traités régissant le fonctionnement de l’UE, aux dispositions fondamentales du droit international et aussi aux statuts du FMI lui-même.

En raison du traitement sévère réservé au peuple grec, le prestige et le capital politique de l’UE et de l’Allemagne ont fortement diminué et les tendances centrifuges ont fortement augmenté dans toute l’Union européenne. Le référendum grec et le refus des gouvernements et des autorités européennes de le respecter ont beaucoup contribué au vote de Brexit et à la montée des partis radicaux de gauche et encore plus d’extrême droite dans toute l’Europe.

Au cours de l’été 2018, les autorités européennes et le gouvernement grec ont annoncé que le « programme de sauvetage de la Grèce » avait pris fin. Bien sûr, ce n’était rien d’autre qu’un mensonge de plus dans la lignée des énormes mensonges de l’Allemagne et des autorités européennes tout au long de la décennie de la crise grecque. Ce qui a vraiment pris fin en 2018, c’est l’obligation des « créanciers » de financer le remboursement des emprunts. Les termes clairement néocoloniaux des accords de prêt sont valables et certains resteront même valables pendant 99 ans ( !!!), période pendant laquelle la Grèce ne sera pas un pays souverain, mais plutôt une sorte de colonie de la dette. Ce que nous ne savons pas, c’est s’il y aura des Grecs en Grèce et, s’ils existent, à quel moment dans les 60 ou 100 prochaines années ils partiront.

À l’occasion des dix ans qui se sont écoulés depuis la signature du premier accord de prêt avec la Grèce, nous allons essayer de décrire ici pour nos lecteurs les principaux résultats de ce programme qui a façonné l’orientation de l’UE et qui aura une énorme influence sur la politique européenne pour les années ou décennies à venir.

Le programme grec n’a pas pris fin, pas plus que la crise grecque. Il s’agissait d’une énorme tromperie et d’un autre gros mensonge de la part des dirigeants occidentaux

L’Eurogroupe (les ministres des finances de l’UE) a décidé de ne plus financer le programme de sauvetage de la Grèce. Puis, ils ont commencé à affirmer que le programme et la crise grecque étaient tous deux terminés.

    Rien n’est plus éloigné de la vérité. En fait, les annonces des politiciens européens et grecs concernant la fin du programme de sauvetage ou de la crise grecque ne nous présentent rien de plus qu’un gigantesque village Potemkine, reflétant à la fois l’énorme impasse de l’UE et les fantastiques progrès du totalitarisme du monde occidental. Les hommes politiques sont plus ou moins nommés par des banquiers (par exemple, Emmanuel Macron de Rothschild), ces mêmes banquiers contrôlent la presse et les « intellectuels publics » et, en conséquence de tout cela, les hommes politiques peuvent revendiquer les choses les plus stupides et les faits les plus infondés sans courir le risque de paraître ridicules.

Le programme restera en place et tout le monde se demande si la Grèce sera en mesure de se financer sur les marchés en 2021, comme le suggèrent les prévisions de l’Eurogroupe.

Jusqu’à présent, toutes les prévisions économiques de l’UE concernant la Grèce, sans exception, ont échoué lamentablement. Cela signifie que soit les économistes et les autorités européennes sont totalement incompétents, soit, au contraire, ils connaissent très bien les conséquences destructrices de leur programme pour la Grèce et les cachent derrière des « calculs » et des « prévisions » erronés, qui leur permettent de dire a posteriori qu’ils ont commis des erreurs, et non des crimes.

Les obligations de la Grèce dans le cadre du programme de renflouement resteront valables au moins jusqu’en 2060 ( !!!), malgré la « fin du programme » supposée et rendue publique. La dette souveraine grecque reste « extrêmement non viable » selon le FMI. En réalité, ce que l’Eurogroupe a fait, c’est reporter une fois de plus la décision finale sur la Grèce et l’exécution probable de sa « condamnation à mort », tout en maintenant le pays bien à l’intérieur d’une « spirale de la mort » de la dette, comme l’a dit un jour George Soros.

La Grèce a dû accepter des excédents budgétaires primaires totalement irréalistes, jamais réalisés dans aucun pays, de 3,5 % jusqu’en 2022 et de 2,2 % en moyenne de 2022 à 2060 (ces chiffres sont actuellement révisés en raison du coronavirus, mais ils sont toujours indicatifs de la direction à suivre. D’ailleurs, même si Merkel permettra un certain assouplissement de l’austérité pendant un ou deux ans, le montant même de la dette grecque permettra de revenir très rapidement à la normale).

Outre le fait qu’ils sont totalement irréalistes, ces chiffres signifient une austérité perpétuelle et une quasi-stagnation du pays pendant 40 ans. Leur caractère totalement irréaliste est également apparu à cause du coronavirus. Il devient difficile de faire des prédictions pour six mois, comment peut-on faire des prédictions pour les 40 prochaines années ? C’est une aberration ridicule que d’élaborer un programme basé sur l’hypothèse de décennies de stabilité totale pour la Grèce, l’Europe et l’économie mondiale (ou, encore, c’est une façon de cacher un crime prémédité derrière de prétendues erreurs).

Si la Grèce ne respecte pas les règles, les quelques actifs de l’État qui lui restent, qui ont été transférés à un fonds spécial pendant 99 ans, seront vendus automatiquement et d’autres sanctions seront appliquées.

La Grèce restera sous une surveillance très stricte de l’UE jusqu’en 2060. Le FMI restera dans le programme, mais en tant que « conseiller ». Cela signifie que ses politiques resteront, mais pas son argent. Il continuera à détruire les Grecs et la Grèce, mais il ne sera pas considéré comme responsable de son activité criminelle ! Nous préférerions utiliser des termes purement économiques plutôt que ceux de la criminologie, mais nous pensons qu’il est contraire à la vérité de décrire un crime comme une politique économique simplement mauvaise et erronée.

L’Allemagne et l’UE, agissant au nom des banques européennes et des intérêts généraux de l' »Empire des finances » du capital financier international, ont refusé tout allégement de la dette, ce qui serait la seule solution au problème grec en 2010 et reste la seule solution aujourd’hui. Nous rappelons à nos lecteurs que cette méthode a été appliquée à l’Allemagne elle-même dans le passé (http://www.defenddemocracy.press/why-the-1953-cancellation-of-german-debt-wont-be-reproduced-for-greece-and-developing-countries/), mais aussi à la Pologne, à l’Irak et à d’autres clients occidentaux. Le fait que la Grèce ait été l’un des plus anciens membres de l’UE ou une nation historique, berceau de la notion de démocratie, n’a pas atténué la fureur avec laquelle Berlin et le FMI ont insisté sur un programme de destruction du pays sans résoudre ses problèmes ni rendre la dette grecque viable. L’Allemagne a même refusé une proposition française visant à inclure une clause de report du service de la dette si la Grèce ne produit pas un développement permettant le remboursement de la dette.

Lors de la pandémie de coronavirus, le gouvernement grec a demandé à l’Eurogroupe de permettre à Athènes de reporter de trois mois la confiscation des maisons des personnes qui ne peuvent pas payer leurs prêts aux banques. Les ministres de l’Eurogroupe ont refusé, malgré le danger réel d’expulsion de dizaines de milliers de Grecs de leurs maisons en pleine pandémie et la crise socio-économique.

Source https://uwidata.com/11140-how-international-finance-and-germany-destroyed-greece-to-create-a-totalitarian-eu/

Aides publiques cachées

Crise du Covid-19 : l’aide financière publique cachée à Total, Sanofi et consorts par Olivier Petitjean

Les dirigeants de Total ont justifié le maintien de leur dividende, malgré l’épidémie du Covid-19, en assurant ne bénéficier d’aucune forme de soutien financier de la part des pouvoirs publics. Une posture trompeuse, car le groupe pétrolier bénéficie bien, en toute discrétion, d’aides financières indirectes, notamment via le programme d’achat d’obligations de la Banque centrale européenne.

Renoncer à verser des dividendes ? Hors de question pour Total. Fin mars, le groupe pétrolier annonçait solennellement dans un communiqué de presse qu’il « ne sollicitera[it] pas le soutien de l’État pour faire face aux difficultés économiques créées par le Covid-19 que ce soit sous forme de soutien de trésorerie (prêts bancaires garantis, report de paiement des charges sociales ou fiscales) ou de recours au dispositif exceptionnel de chômage partiel ».

Un décision que l’entreprise n’a pas hésité à présenter comme une « contribution à la solidarité nationale », mais qui permettait surtout de couper court à la controverse. Beaucoup réclamaient en effet une suspension du versement de dividendes pour faire face à la crise, a fortiori pour les entreprises bénéficiant d’aides publiques.

Mais est-il vrai que le groupe pétrolier ne bénéficie d’aucun soutien des pouvoirs publics ? À y regarder de plus près, pas vraiment.

Il existe en effet plusieurs formes de soutien financier public, et celles qui sont en apparence les plus techniques et les plus absconses ne sont pas les moins importantes. L’organisation espagnole Observatori del Deute en la Globalització (ODG), partenaire de l’Observatoire des multinationales au sein du réseau ENCO, s’est penchée sur l’une d’entre elles : les achats d’obligations d’entreprises de la Banque centrale européenne (lire l’analyse complète d’ODG : Au nom du Covid-19, un soutien accru des institutions financières européennes aux grandes entreprises polluantes).

Fin mars, alors que l’épidémie s’étendait en Europe, l’institution financière basée à Francfort et présidée aujourd’hui par Christine Lagarde a annoncé une forte extension de son programme de soutien à la trésorerie des entreprises via l’achat de leur dette sur les marchés. Depuis cette annonce, selon les données rendues publiques, elle a acheté des obligations de plusieurs dizaines de multinationales européennes, dont quatre émises par Total.

D’autres grandes entreprises tricolores qui ont maintenu leurs dividendes malgré la pandémie ont également bénéficié de ce soutien discret des pouvoirs publics, comme Sanofi, Schneider Electric, ou Air Liquide. Les dirigeants de cette dernière entreprise avaient avancé le même argument que Total, se prévalant hypocritement de ne pas avoir « recours au chômage partiel, ni à des aides publiques (délais de paiement…) ». D’autres firmes du CAC40 qui n’ont fait que réduire leur dividende, comme Veolia, Orange, LVMH, Carrefour ou Capgemini, se trouvent aussi sur la liste. La Banque ne divulgue pas les montants investis, mais seulement le nom de l’entreprise et l’échéance de l’obligation.

Un soutien invisible et sans condition

On parle beaucoup du soutien apporté par le gouvernement français à Air France et à Renault. Ce soutien prend la forme de prêts directs de l’État ou de prêts garantis par lui auprès de grandes banques commerciales : 7 milliards d’euros pour Air France, et 5 pour Renault. On a aussi évoqué à cette occasion les contreparties auxquelles ces entreprises devaient être tenues, en termes écologiques et en termes de suspension du versement de dividendes. Finalement, il n’y aura aucune condition véritablement contraignante, le gouvernement se contentant de demander aux firmes concernées des « engagements » environnementaux (par exemple, pour Air France, la fin de certaines lignes intérieures) dont on ne voit pas bien le statut juridique.

L’émission d’obligations est une autre manière pour les multinationales de renforcer leur trésorerie pour faire face à la crise, à travers un emprunt à long terme sur les marchés financiers. Elle permet d’éviter de faire appel ostensiblement au soutien des États, ce que les dirigeants de Total considéreraient probablement comme une tache sur leur honneur. Concrètement, cependant, le résultat est le même : ils sont bel et bien dépendants du soutien financier des pouvoirs publics. Autre avantage : cela permet aussi d’échapper à toute forme de contrepartie en échange de ce soutien, même sous la forme d’un engagement purement volontaire.

Le même tour de passe-passe avait eu lieu lors de la crise financière de 2008. Les grandes banques « trop grosses pour tomber » qui avaient été tenues à bout de bras par les États se sont empressées de rembourser dès que possible prêts et autres aides directes, et de claironner partout qu’elles étaient quittes du soutien des pouvoirs publics. En oubliant commodément toutes les autres manières, indirectes, dont ces derniers les avaient aidées, souvent pour des montants autrement importants.

La BCE a bien demandé aux banques qu’elle supervise de ne pas verser de dividendes cette année, mais elle n’a pas spécifié de règles en ce qui concerne les entreprises soutenues via les achats d’obligations. Tout comme elle n’a posé aucun critère social ou environnemental à ses financements, ce qui l’a amenée à soutenir les plus gros pollueurs du continent comme Shell, Total, Airbus ou BMW. Comme la BCE a désormais tout intérêt à ce que ces firmes continuent à prospérer pendant de longues années pour rentrer dans son argent (au moins jusqu’en 2040 en ce qui concerne les obligations achetées à Total), les institutions européennes seront encore moins incitées à adopter des législations climatiques ambitieuses.

Pour ce qui concerne les multinationales françaises, ces achats d’obligations sont délégués par la BCE à… la Banque de France, dont le gouverneur François Villeroy de Galhau, ancien haut fonctionnaire et dirigeant de BNP Paribas, incarne à lui tout seul la consanguinité entre les élites politiques et économiques françaises. Les achats d’obligations françaises représentent près d’un tiers des sommes consacrées par la Banque européenne à son programme, pour un montant d’environ 65 milliards d’euros. Faute de transparence, on ne sait pas quels montants précis ont été consacrés à chacune des entreprises concernées.

Olivier Petitjean

Source https://multinationales.org/Crise-du-covid-19-l-aide-financiere-publique-cachee-a-Total-Sanofi-et-consorts

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