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Archives de catégorie Austérité-Neolibéralisme

Accord de libre-échange : grâce à la mobilisation, une première victoire

par Maxime Combes

Jamais un accord de libéralisation du commerce n’a été aussi contesté. Le 9 novembre, sous la pression de l’opinion publique, les ministres des 27 États-membres n’ont pas pu avaliser le projet entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). Une première victoire qui peut en amener d’autres, selon Maxime Combes, chroniqueur de Basta !.

Le lundi 9 novembre aurait dû marquer l’ouverture du processus de ratification de l’accord de libéralisation entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). Cela n’a pas été le cas. La mobilisation citoyenne et le rejet toujours plus massif de ces accords visant à approfondir la mondialisation néolibérale et productiviste ont empêché dans l’immédiat la Commission européenne et les lobbys économiques européens de parvenir à leurs fins. C’est une victoire, certes partielle et non définitive, comme il y en a peu.

Opacité des négociations

Rembobinons le film. Cela fait 20 ans que les négociations pour un accord d’association entre l’UE et le Mercosur sont sur les rails. En 1999, date où la Commission européenne obtient des États-membres de l’UE mandat de négocier, près de 70 % du commerce mondial était l’apanage des États-Unis, de l’UE, du Japon et du Canada. La Chine, le Brésil ou l’Inde n’étaient pas encore des puissances mondiales. La crise climatique, l’effondrement de la biodiversité ou l’aggravation des inégalités mondiales passaient sous le radar médiatique d’une période où les élites nous promettaient une « mondialisation heureuse » (selon le titre du livre d’Alain Minc publié en 1997).

Interrompues à de multiples reprises, ces négociations ont été marquées d’une grande opacité. Il a fallu attendre que ce soit la société civile qui rende public en 2019 le mandat de négociation avec lequel la Commission négocie. Il ignore allègrement le défi climatique et fleure bon les réflexes néolibéraux pavloviens des années 1990. Quant à l’étude d’impact commandée par la Commission, de médiocre qualité, elle n’a été rendue publique qu’une fois les négociations finalisées alors qu’elle est supposée éclairer le débat public et les négociateurs.

« Jamais un accord de libéralisation du commerce n’a été aussi contesté »

C’est en juin 2019 que la Commission a annoncé que l’essentiel du contenu de l’accord était finalisé. La quasi-totalité des gouvernements européens ont alors salué un « bon accord commercial, bon pour nos entreprises et nos emplois », selon les mots d’Emmanuel Macron [1]. L’histoire semblait alors écrite : écologistes et altermondialistes allaient critiquer l’accord, mais la Commission et les États-membres tiendraient bon et l’accord serait ratifié rapidement, créant un vaste marché entre deux blocs régionaux qui représentent un quart du PIB mondial et près de 775 millions d’habitants.

Mais rien ne s’est passé comme prévu. Jamais un accord de libéralisation du commerce n’a été aussi contesté : selon un sondage publié le 10 septembre 2020, et réalisé dans quatre pays européens (France, Allemagne, Pays-Bas et Espagne), près de 80 % des personnes interrogées souhaitent que cet accord soit abandonné [2]. Depuis juin 2019, on ne compte plus les chefs d’État européens et membres de gouvernements, Emmanuel Macron en tête, obligés de prendre leurs distances.

Une majorité de citoyens aspire à des formes de relocalisation des activités économiques et d’autonomie alimentaire

Vendre des voitures pour importer plus de viande ne fait plus recette . Déstabilisation des marchés agricoles, destruction d’emplois dans les secteurs industriels, aggravation des dérèglements climatiques et pollution aux pesticides, droits humains sacrifiés, multinationales s’arrogeant de nouveaux marchés au détriment des entreprises locales, les critiques documentées ne manquent pas [3]. Elles ont rendu cet accord toxique et anachronique.

La multiplication des violations des droits humains et des feux de forêts depuis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil et la pandémie de Covid-19 ont aussi contribué à amplifier cette lame de fond. L’opinion publique semble avoir massivement basculé sur tous ces sujets : il y a désormais 8 à 9 sondés sur 10 qui aspirent à des formes de relocalisation des activités économiques et d’autonomie alimentaire pour ne plus dépendre des marchés mondiaux.

La Commission européenne avait pourtant bon espoir de passer outre. Le 6 juillet dernier, elle indiquait avoir « terminé le nettoyage juridique » du texte et entamé sa traduction afin que la phase de ratification puisse débuter à l’automne. L’Allemagne avait d’ailleurs fait de la ratification de cet accord une priorité de la présidence de l’UE qu’elle exerce pour six mois depuis le 1er juillet.

Mais lors du Conseil de l’UE des ministres des Affaires étrangères consacré aux affaires commerciales de ce lundi 9 novembre, les ministres des 27 États-membres ne vont pas pouvoir avaliser ce projet d’accord et le transmettre pour ratification au Parlement européen. Celui-ci vient d’ailleurs de voter contre « sa ratification en l’état », un vote indicatif qui s’ajoute à ceux de plusieurs Parlements nationaux (Autriche, Pays-Bas, Irlande, Wallonie).

Engager les collectivités territoriales dans la bataille

Ne nous y trompons pas : que les États-membres de l’UE ne puissent avaliser 20 ans de négociations menées par la Commission est une victoire. Les arguments du mouvement altermondialiste et pour la justice climatique ont marqué les esprits : l’heure n’est plus celle d’une mondialisation qui fait de l’intérêt des multinationales un objectif supérieur à la protection de la planète, aux droits sociaux et aux droits des populations.

Certes, la Commission européenne et les ministres du Commerce des États-membres de l’UE, qui ne veulent pas « jeter à la poubelle 10 ans de travail », s’activent pour sauver ce projet d’accord : vont-ils chercher à le compléter d’un protocole additionnel ou d’une déclaration interprétative, comme ce fut le cas pour le CETA sans que cela ne change la nature de l’accord ? Sans doute. Mais de telles difficultés illustrent les contradictions dans lesquelles ils sont en train de se débattre.

Il est donc de notre responsabilité collective de ne rien lâcher et d’appuyer les initiatives en cours pour interpeller Emmanuel Macron et le gouvernement [4] et pour engager les collectivités territoriales dans la bataille en leur proposant de voter une résolution disant : « Non à l’accord UE-Mercosur – Oui à la Relocalisation écologique et solidaire » [5]. Pour que cette première victoire en amène d’autres.

Maxime Combes, économiste, en charge des enjeux commerce/relocalisation à l’Aitec, et porte-parole d’Attac

- Cette chronique a initialement été publiée dans Politis, la semaine du 2 novembre 2020, et actualisée par la rédaction de Basta !, en accord avec son auteur.

Photo : CC Rock Cohen

Source https://www.bastamag.net/Accord-libre-echange-liberalisation-commerce-UE-Mercosur-mobilisation-citoyenne-premiere-victoire-relocalisation

Le système de santé malade du Covid-19 ou du capital (2/2) ?

par

Contretemps publie la deuxième partie de cette analyse approfondie dans laquelle Nicolas Da Silva revient sur la situation du système de santé face à la crise du coronavirus, ainsi que sur les luttes des soignant-e-s pour le défendre (en particulier la lutte historique commencée en 2019). On pourra lire ou relire la première partie de ce texte ici.

Nicolas Da Silva est maître de conférences en économie à l’Université Paris 13

Seconde partie : Les échecs du capitalisme sanitaire face à la pandémie

Dans la première partie de ce texte, l’analyse historique du système de santé en France a permis de mettre trois principaux résultats en évidence :

1. La sécurité sociale est une institution politique issue de conflits non institutionnalisés. En ce sens tous les débats techniques sont importants mais sans commune mesure avec la question politique du « qui décide » de la façon dont la société s’organise pour produire de la santé. L’avènement de la sécurité sociale n’a pas été d’abord le fruit de conflits institutionnalisés mais celui d’actions illégales en rupture avec l’ordre établi.

2. L’histoire du système de santé en France depuis 1945/6 peut se lire comme celle de la réappropriation de la sécurité sociale par l’État. L’État social s’oppose à la sécurité sociale et organise les soins en s’appuyant sur le capital. Cela se traduit par la bureaucratisation, la marchandisation et la persistance de fortes inégalités. L’opposition pertinente n’est pas marché versus État mais sécurité sociale versus capitalisme sanitaire, entendu comme le couple État/marché.

3. Dès lors on peut s’attendre à ce que toute amélioration substantielle de la situation du système de santé provienne d’une lutte non institutionnalisée contre l’État et le capital (résistance) et/ou d’un évènement majeur imposant à l’État d’activer sa main gauche pour rester hégémonique (comme une guerre qui a permis de développer l’État social).

Dans cette seconde partie, l’objectif est d’analyser la crise sanitaire que l’on vit actuellement à partir de ce cadre théorique. Il faut néanmoins commencer ce travail par un retour en arrière d’un an avant le début de la pandémie, lorsqu’en mars 2019 commence l’un des plus grands mouvements de contestation à l’intérieur de l’hôpital public. Ce texte cherche à souligner trois points importants :

1. Malgré son caractère historique, la lutte entamée 2019 n’a pas imposé à l’État de prendre des mesures significatives d’amélioration du système de santé alors que la pandémie, associée à un état de guerre, l’a contraint à le faire – même si les mesures prises pendant la pandémie demeurent faibles au regard des besoins exprimés. Il est probable que cet échec du mouvement social soit lié à son répertoire d’action, complètement institutionnalisé (grève, manifestation, pétitions, actions symboliques, etc.).

2. La gestion de la pandémie par l’État a été particulièrement mauvaise, que l’on parle des mesures d’anticipation de la pandémie ou de la réaction une fois que celle-ci s’est développée sur le territoire. La médiocrité de la réponse s’explique probablement par la fusion du couple État-capital : d’un côté, les bureaucraties sanitaires ont été incapables de prendre des décisions claires et efficaces, de l’autre côté, le capital n’a jamais été mis à contribution. Alors que l’État aurait pu se servir des outils de l’économie de guerre (nationalisations, réquisitions, etc.), il a préféré la guerre sociale. Cela est d’autant plus dommageable qu’après l’accalmie de la pandémie au cœur de l’été, il semble que l’impréparation reste grande pour le regain de l’automne. Sans parler de l’hiver à venir.

3. La pandémie a eu des effets différenciés en frappant, en plus des professionnels de santé eux-mêmes, les plus pauvres qui sont en réalité les plus exploités dans le mode de production capitaliste. La réponse à la pandémie a donc bien été une réponse de classe puisqu’elle a protégé le capital, jamais mis à contribution, et elle a envoyé en première ligne les personnes les moins en mesure de s’opposer aux injonctions du capital et de l’État.

D’un point de vue méthodologique il faut absolument noter en quoi cette seconde partie de notre article s’oppose à la première. Alors que la première partie s’appuie sur de nombreux articles et livres ayant été discutés dans la communauté scientifique, cette seconde partie s’appuie principalement sur le recueil d’informations parues dans la presse depuis deux ans. La crise a permis de mesurer à quel point, le temps académique ne se recoupe pas avec le temps de l’action politique. Il faudra des années de recherche pour confirmer ou infirmer les hypothèses avancées ici et c’est tout à fait naturel.

Dans la première section, je propose de rappeler les enjeux et les résultats de la lutte historique de 2019 entamée par des paramédicaux dans services d’urgences d’hôpitaux publics. Après plus d’un an de lutte, ils n’ont pas obtenu un euro de plus pour l’hôpital public. Dans la deuxième section, il s’agira de lister les raisons expliquant l’impréparation face à la pandémie alors que des nombreuses institutions nationales et internationales préviennent depuis des années de l’augmentation du niveau de risque. La troisième partie, la plus longue, est consacrée à l’analyse de l’échec massif de l’État et de ses alliés marchands dans la gestion de la pandémie. La section 4 montre en quoi le covid-19, comme d’autres maladies, exacerbe les inégalités et concerne avant tout les plus exploités. Dans la section 5, je propose de montrer en quoi le « plan massif » promis par le président Emmanuel Macron le 25 mars est en réalité introuvable en dépit des annonces, notamment celles du Ségur de la santé. Les problématiques posées par les professionnels mécontents en 2019 n’ont toujours pas de réponse fin 2020. La conclusion proposera quelques pistes pour penser des formes d’action plus susceptibles d’imposer le réinvestissement dans la sécurité sociale, contre le capitalisme sanitaire.

Un an d’une lutte historique, pas un euro de plus pour l’hôpital

La pandémie du covid-19 se déploie en France à un moment de haute conflictualité sociale. Les deux phénomènes doivent être articulés. Si l’on peut se passer d’une analyse détaillée du mouvement des gilets jaunes et de celui contre la réforme des systèmes de retraite, il est nécessaire de se rappeler que la crise sanitaire s’installe presque un an après le début de l’un des plus grands mouvements sociaux qu’ait connu le système de santé, et, plus particulièrement, l’hôpital public.

Les tensions sociales sont nombreuses depuis des années à l’hôpital public. Les coupes budgétaires, les réorganisations, les fermetures de lits, le manque d’effectif, la difficulté à embaucher, la faiblesse des salaires, etc. incitent ceux qui le peuvent à partir dans le privé et accroissent la pression sur ceux qui restent. Cette situation n’est pas homogène entre hôpitaux et entre services, certains souffrent plus que d’autres. Les services des urgences sont parmi les plus touchés par la politique budgétaire restrictive. Tandis que le nombre de passages aux urgences a doublé au cours des vingt dernières années, le nombre de lit a baissé de 67 000 entre 2003 et 2016. L’activité des hôpitaux a cru de 11% mais l’emploi que de 4% (Juven et al., 2019).

Malgré les mobilisations éparses et l’abondance de documentation attestant d’un sous-financement de l’hôpital public, la politique du gouvernement d’Emmanuel Macron reste dans les pas de celles de ses prédécesseurs. Le 5 avril 2018, alors qu’il est en visite au CHU de Rouen, le président de la République répond à une aide-soignante qui l’interpelle sur le manque de moyen pour travailler convenablement : « A la fin c’est vous qui les payez aussi, vous savez. Il n’y a pas d’argent magique. Un pays qui n’a jamais baissé son déficit public et qui va vers les 100% de dette rapportée à son produit intérieur brut… c’est vos enfants qui le payent quand ce n’est pas vous »[1]. Autrement dit, il n’y aura pas, car ce n’est pas nécessaire et c’est dangereux financièrement, d’augmentation significative du budget pour l’hôpital public.

Entre temps le président est rattrapé par le mouvement des gilets jaunes qui débute le 17 novembre 2018. Un des aspects importants de ce mouvement est le sentiment d’abandon de certaines zones du territoire où les services publics viennent à manquer. Les uns après les autres les services d’hôpitaux ferment sans qu’il n’y ait d’alternative viable en ambulatoire. Non seulement, cela accroît la distance spatiale et financière aux soins mais aussi cela peut avoir des conséquences dramatiques d’un point de vue sanitaire. Le cas de la maternité de Die (Drôme) a donné une audience glaçante à cette réalité. Le 18 février 2019, un an après la fermeture de la maternité, une femme perdait son enfant in utero parce qu’elle n’a pas pu rejoindre la maternité de Montélimar à temps[2]. Ce cas n’est pas isolé et la problématique a donné lieu à une importante activité militante, comme par exemple avec la Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité[3].

Si la tension sociale est forte depuis de nombreuses années à l’hôpital public, ce n’est qu’au début de l’année 2019 que va se produire l’étincelle à l’origine d’une des plus longues luttes de son histoire. Le 13 janvier deux infirmières et une aide-soignante ont été agressées dans le service d’urgence de l’hôpital Saint-Antoine à Paris[4]. Ces évènements ont conduit à la constitution d’un réseau informel de professionnels visant à partager les difficultés rencontrées au travail, la question de l’insécurité étant un aspect parmi d’autres des conditions de travail[5]. Les difficultés s’accumulant, le 18 mars la CGT, FO et Sud appellent à une grève illimitée du personnel travaillant au service d’urgence de Saint-Antoine. Les revendications portent sur l’amélioration des conditions de travail et l’augmentation des salaires. Très rapidement des services d’urgences d’autres hôpitaux rejoignent la lutte et créent, en dehors des syndicats, le collectif inter-urgence[6]. Composé de personnel paramédical, le collectif vise à défendre « l’amélioration des conditions de travail et d’accueil au sein des structures d’urgences. » Le collectif demande l’accroissement des effectifs, notamment par la pérennisation des emplois précaires, mais aussi l’augmentation du point d’indice de 80 points pour tous les paramédicaux, correspondant à 300 € net. L’accent sur le point d’indice (et non des primes) est important du fait des droits associés (en particulier la retraite). Le chiffre 300 € net correspond, pour les infirmiers, à l’augmentation minimum permettant d’attendre la moyenne du salaire infirmier européen.

La première annonce du gouvernement pour éteindre le feu des revendications ne vient pas du ministère de la santé mais des résultats du « Grand Débat » rendus publics le 6 mai 2019. Parmi les mesures destinées à répondre aux gilets jaunes, une d’entre elles porte sur l’hôpital : « Pas de fermeture d’école ou d’hôpital jusqu’à la fin du quinquennat, sans l’accord du maire »[7]. Cette formulation laisse donc ouverte la possibilité de fermer de hôpitaux (avec l’accord du maire), des services d’hôpitaux et des lits (sans l’accord du maire), ce qui a effectivement continué à se dérouler, accroissant par là même les tensions déjà vives chez les professionnels.

Tandis que le nombre de service d’urgence en grève croît régulièrement, les urgentistes doivent attendre le 14 juin 2019 pour obtenir la deuxième annonce du gouvernement. La ministre de la santé Agnès Buzyn lance une « mission nationale de refondation des urgences »[8] dont le budget provisoire s’élève à 70 millions d’euros. Cette somme doit servir en priorité à verser une prime de 100 € net pour les professionnels des services d’urgence (hors médecins), soit 30 000 personnes et 55 millions d’euros. Les 15 millions d’euros restant sont destinés à augmenter les effectifs. La politique de la prime est loin de satisfaire les revendications et le mouvement progresse à l’approche de l’été. Une manifestation nationale a lieu le 16 juin 2019[9], l’inter-urgence annonce 154 services d’urgences en grève le 2 juillet[10], 217 le 21 aout[11].

Lors de la présentation du projet de loi de finance de la sécurité sociale le 10 septembre 2019, la ministre annonce un « Pacte de refondation des urgences » estimé à 600 millions d’euros ainsi qu’une hausse des rémunérations du même montant[12]. Ces chiffres doivent être mis au regard du budget hospitalier : en 2018, la dépense hospitalière représentait 95,5 milliards d’euros (public et privé confondus). Le « Pacte de refondation » représentait donc à peine 1% du budget annuel hospitalier. Le trompe l’œil ne s’arrête pas là. Alors que le ministère communique sur les fonds nouveaux accordés aux urgences, l’ONDAM[13] exige plus d’1 milliard d’euros d’économie à l’hôpital[14]. Pour comprendre le tour de passe-passe, il faut s’arrêter sur le calcul de l’ONDAM. Tous les ans, le prix des biens et services médicaux augmente, ainsi que les salaires (du fait de l’ancienneté). Cela implique que pour le même niveau de production d’une année sur l’autre, il faut un budget en augmentation – liée à l’augmentation tendancielle des composantes du budget[15]. Pour le budget 2020, l’augmentation tendancielle à l’hôpital (pour rester au même niveau d’offre de soin) s’élevait à 3,3% mais l’ONDAM hospitalier voté par le parlement n’atteignait que 2,1%. L’augmentation du budget n’étant pas suffisante pour produire le même niveau de soin, l’hôpital doit rogner sur ses dépenses. Voilà au passage en quoi il n’est absolument pas contradictoire de voir des budgets publics augmenter et, en même temps, de voir les services concernés souffrir de l’austérité budgétaire. Au total, le « Pacte de refondation des urgences » était financé intégralement par des mesures d’économies : rien de plus pour l’hôpital !

Évidemment, les professionnels de santé ne sont plus dupes de ces artifices comptables après tant d’années d’austérité. Ce n’est pas parce que le budget augmente que ça va mieux ! En plus du collectif inter-urgence, d’autres collectifs se sont constitués entre temps : collectif inter-hôpitaux, blouses noires, collectifs inter bloc, etc.

Le collectif inter-hôpitaux[16], créé en septembre 2019, illustre l’élargissement du mouvement social, au-delà des services d’urgences, au-delà des paramédicaux. Ce collectif comprend des représentants des usagers, des paramédicaux, des personnels administratifs, des internes, des médecins titulaires, des étudiants, etc. Dans sa motion constitutive du 10 octobre, il demande une hausse de l’ONDAM d’au moins 4%[17], une hausse des salaires de 300€, la fin des fermetures de lits, l’embauche de personnel et l’intégration des usagers et soignants dans les décisions et projets de soins.

Le 14 novembre 2019 une marrée blanche dans la rue témoigne de la colère des professionnels non seulement face à leur situation mais aussi face à l’inadéquation des réponses du gouvernement[18]. En plus des différents collectifs de lutte, de nombreux syndicats répondent à l’appel : SNPI CFE-CGC, AMUF, APH, CFE CGC, CFDT, CGT, SUD, SN PHARE, UNSA.

Le même jour, soit un et demi après la déclaration sur l’absence d’argent magique, Emmanuel Macron reconnaît lors d’un déplacement à Épernay, que « la situation est encore plus grave que celle que nous avions analysée »[19]. Face à la gravité de la situation le premier ministre Édouard Philippe, accompagné d’Agnès Buzyn, annonce un « Plan d’urgence pour l’hôpital » le 20 novembre 2019[20]. Ce plan s’organise autour de trois mesures phares : une hausse du budget de l’hôpital de 1,5 milliards d’euros, une prime annuelle de 800 € net pour 40 000 infirmiers et aide soignants vivant à Paris et proche banlieue gagnant moins de 1 900 € par mois et, la reprise de 10 milliards de dette hospitalière (sur un total de 30 milliards).

Encore une fois, derrière le poids des mots se cache le choc de la réalité. La hausse de 1,5 milliards est lissée sur 3 ans, dont 300 millions en 2020. Au mieux, ces 300 millions viennent porter l’exigence d’économie présenté dans l’ONDAM de 1 à 0,7 milliards. Toujours rien de plus pour l’hôpital. Concernant l’augmentation des rémunérations, celle-ci est limitée géographiquement, elle est sous forme de prime et non de salaire (point d’indice) et elle est loin de la revendication de 300 € (66 € par mois). Enfin, l’annonce de reprise de la dette hospitalière relève de la stratégie du pompier pyromane : après avoir sous-financé l’hôpital public pendant des années, celui-ci a dû s’endetter pour faire face à ses obligations de soins. La reprise de la dette ne permet aucun investissement nouveau et le fardeau des intérêts de la dette est compensé par une conditionnalité mortifère : seuls les hôpitaux qui acceptent les plans de restructurations seront éligibles à la reprise de la dette[21].

Dans ces conditions, les professionnels de soins ont poursuivi les manifestations pendant l’hiver. Alors que commençait le 5 décembre le mouvement contre la réforme des retraites auquel certains collectifs et syndicats issus du monde de la santé ont participé, le 17 décembre les soignants étaient à nouveau massivement dans la rue[22]. En plus des manifestations et du fait de la difficulté à faire grève étant donné la spécificité de leur activité, les personnels hospitaliers en lutte se sont signalés par de nombreuses formes d’actions symboliques : plusieurs hôpitaux ont lancé un SOS sur la façade de leur établissement en jouant sur l’éclairage des fenêtres, le 7 janvier plus de 1000 médecins hospitaliers dont 600 chefs de services ont démissionné collectivement de leurs responsabilités administratives[23], des jetés de blouses blanches ont été organisé à l’occasion des vœux des différents institutions de santé, comme à l’hôpital Saint-Louis de Paris le 14 janvier pour les vœux du directeur d’hôpital[24], etc.

La détermination des personnels a été renforcée durant l’hiver par les défaillances de l’hôpital incapable de prendre en charge l’épidémie de bronchiolite chez les nouveaux nés[25]. Face à l’afflux de malades et à la pénurie de lits de réanimation pédiatrique, certains enfants d’Ile-de-France ont dû être transférés en province. Dans une tribune publiée par Libération, des parents d’enfants malades se sont indignés de la situation et ont demandé la réouverture de lits[26]. D’autres cas plus ponctuels montraient bien avant la pandémie de covid-19 les effets délétères de la politique d’austérité à l’hôpital public. Le 15 juin un homme est décédé dans le Maine sur le parking d’une clinique privé après ne pas avoir été pris en charge par le service des urgences du CHU d’Angers[27]. Un homme est de 86 ans est décédé à Brest le jeudi 5 décembre après avoir passé six heures sur un brancard[28]. Le 22 décembre 2019 une fillette de 11 ans est décédée à l’hôpital Necker suite à plusieurs passages aux urgences sans que son cas ne soit suffisamment pris au sérieux[29].

Le mouvement social à l’hôpital public s’est poursuivi en début d’année 2020, en se liant de plus en plus avec celui contre les réformes des retraites. Néanmoins, le 14 février, le service d’urgence de Saint-Antoine sort de la grève après 11 mois de combat. Si le protocole d’accord a été signé par la CFDT (favorable à la fin de la grève dès décembre) et par Sud santé, un communiqué du collectif inter-urgence précise que « La sortie de grève est […] davantage liée aux pressions exercées sur des équipes épuisées qu’à la satisfaction des besoins, et s’inscrit plus largement dans la volonté du gouvernement de laisser pourrir le conflit. Stratégie contestable sachant qu’en bout de course ce sont les usagers qui continuent d’en souffrir »[30].

Quinze jours plus tard, le gouvernement recensait le premier décès français du covid-19, un homme de 60 ans enseignant dans un collège de l’Oise[31].

Le mouvement social né en 2019 est historique par son ampleur dans l’histoire du système de santé et de l’hôpital public. Il est important de souligner que ce mouvement est né en dehors des institutions traditionnelles de lutte – les syndicats. Les syndicats ont pu soutenir le mouvement, l’aider à grandir mais c’est par des voies non institutionnalisées qu’il a émergé. Si ce mouvement a montré son originalité par la lutte, notamment en multipliant les actions symboliques, son répertoire d’action est resté dans le strict cadre syndical et légal (manifestation, grève, communication, actions symboliques, etc.). Au total, en dépit d’une expérience rare, il faut constater l’échec du mouvement en termes de capacité à tordre la volonté du gouvernement (voir la synthèse de l’encadré 1). En un an de mobilisation, pas un euro de plus n’a été octroyé à l’hôpital public, sauf à considérer la reprise de la dette conditionnée à des restructurations. Bien sûr le gouvernement a multiplié les déclarations solennelles mais, au final, il y a un grand écart entre les mots et les choses[32].

Encadré 1 : Synthèse des réponses gouvernementale à la crise de l’hôpital public (2019)

Première annonce : Grand débat (6 mai 2019) – aucune fermeture d’hôpital sans l’autorisation du maire. Pas de moratoire sur les fermetures de lits, de service ou d’hôpital.

Deuxième annonce : Mission nationale de refondation des urgences (14 juin 2019) – 70 millions d’euros pour des primes de 100 € mensuels et des recrutements, uniquement pour les services d’urgence.

Troisième annonce : Pacte de refondation des urgences (10 septembre 2019) – 600 millions d’euros, plus 600 millions de hausses de rémunérations. Parallèlement, l’ONDAM prévoit 1 milliards d’euros d’économie pour l’hôpital. Les fonds nouveaux pour les urgences sont autofinancés par des économies ailleurs dans l’hôpital.

Quatrième annonce : Plan d’urgence pour l’hôpital (20 novembre 2019) – 1,5 milliards sur 3 ans (300 millions pour 2020), une prime de 800 euros annuelle pour les paramédicaux de Paris et de proche banlieue gagnant moins de 1 900€, reprise de 10 milliards d’euros de dette sous conditions de restructuration. Cela porte les économies demandées à l’hôpital à 700 millions d’euros.

En un an de mobilisation, toutes les annonces sont autofinancées par les économies demandées à l’hôpital dans le cadre de l’ONDAM. Plutôt que de donner des moyens nouveaux à l’hôpital, les annonces ont opéré un transfert entre postes de dépense. Seule la reprise de la dette aurait pu donner des marges de manœuvre, mais celle-ci est conditionnée à des restructurations. Plutôt que de se restructurer en raison de l’obligation de rembourser la dette, les hôpitaux devront se restructurer sous l’autorité de l’État et de son bras armé, l’ARS.

Une pandémie loin d’être imprévisible

Le ciel nous serait-il tombé sur la tête ?

D’après plusieurs ex-ministres de la santé interrogés le 30 mars 2020 par Le quotidien du médecin, la pandémie du covid-19 était imprévisible et il serait inapproprié de critiquer l’action de l’État et de ses administrations. Selon Roselyne Bachelot, ministre de la santé entre 2007 et 2010, il était impossible de prévoir la catastrophe sanitaire : « Pas plus moi que d’autres n’avaient imaginé qu’on pourrait affronter une crise de cette violence, de cette ampleur. […] Comment voulez-vous anticiper une situation imprévisible ? On regarde ces choses-là déferler sur nous comme une sorte de tsunami. »[33] Même diagnostic pour Claude Evin, ministre de la santé entre 1988 et 1991 : « [Cette crise] est extraordinaire. On n’a jamais connu ce type de situation aussi bien à l’échelle mondiale que dans notre pays. Les crises sanitaires que nous avons connues étaient de moindre ampleur et nécessitaient des mesures moins complexes et moins fortes que celles que prennent les pouvoirs publics aujourd’hui. »[34] Lorsque le journaliste lui demande ce qu’il pense de la doctrine du gouvernement ou bien de la réaction de l’ARS Ile-de-France, qu’il a dirigée entre 2010 et 2015, l’ancien ministre répond qu’on « ne peut jamais se préparer réellement à une situation de ce type. » Marisol Touraine, ministre de la santé entre 2012 et 2017 est plus mesurée. Si elle concède que depuis « le SRAS en 2003, on redoutait un scénario comme celui-ci, et l’on s’y préparait », elle regrette que « certains cherchent à accuser les autres [par exemple sur] la polémique des masques, qui deviennent le symbole de ce que certains auraient fait ou pas fait »[35]. Pour Elisabeth Hubert, éphémère ministre de la santé en 1995, ceux qui prétendent que l’on aurait pu « imaginer une crise d’une telle ampleur […] sont des donneurs de leçons »[36].

Contrairement à ce que la solidarité entre anciens ministres de la santé laisse penser, le premier échec de la politique publique est de ne pas avoir pris les mesures nécessaires permettant de répondre à une pandémie que de nombreuses institutions nationales et internationales attendaient.

Chaque année l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publie un rapport sur les risques sanitaires majeurs à venir ainsi que sur l’état de préparation ou d’impréparation des différents pays du monde. Dans le rapport de septembre 2019, l’OMS souligne combien le risque de pandémie mondiale croît chaque année[37]. Entre 2011 et 2018, l’institution a recensé 1 483 évènements épidémiques dans 172 pays (SRAS, MERS, Ebola, Zika, peste, fièvre jaune, etc.) ce qui serait annonciateur d’une nouvelle ère d’épidémies à fort impact (propagation rapide et gestion difficile). L’OMS écrit très clairement dans ce rapport comme dans d’autres que le risque pandémique mondial augmente (p. 15). Or, si les populations vivant dans les pays pauvres souffrent le plus de cette situation, toutes les économies y sont vulnérables. En 2003, le coût du SRAS a été évalué à 40 milliards de dollars (53 milliards pour Ebola entre 2014 et 2016 ; 45 à 55 milliards de dollars pour la grippe H1N1 en 2009). L’OMS rapporte également une étude de la Banque mondiale selon laquelle une épidémie semblable à la grippe espagnole de 1918 coûterait entre 50 et 80 millions de vies et 3 000 milliards de dollars (notamment du fait de l’impact sur le tourisme et le commerce). Malgré ces avertissements les auteurs du rapport estiment que le monde n’est pas prêt à faire face à ce type de pandémie – d’autant moins que la confiance dans les gouvernements, les médias et les scientifiques semble s’éroder.

Ces avertissements n’étant pas neufs, les institutions nationales ont depuis de nombreuses années réfléchi à cette problématique. Pour en rester aux années 2000, plusieurs rapports ont été publiés sur le risque pandémique, tant par des parlementaires que par des services de l’État (comme le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale)[38]. Devant la réalité du risque, ces rapports insistent tous sur la nécessité d’établir une doctrine efficace de protection en attendant que puisse être mis au point des stratégies médicales de soin (vaccins, médicaments). Le port d’un masque très protecteur (type FFP2) est alors plébiscité comme moyen de limiter le développement de la pandémie et il incombe à l’État de disposer à tout moment d’un stock suffisant.

La gestion de la crise H1N1 en 2009 modifie la doctrine. Roselyne Bachelot qui était ministre de la santé à l’époque a commandé massivement des vaccins et des masques pour se préparer à une éventuelle pandémie (pour un coût estimé à 1 milliards d’euros, dont 150 millions pour des masques). La crise sanitaire ayant été finalement assez modérée, elle a fait l’objet de critiques sur le montant dépensé qui ont ensuite justifié une évolution de la doctrine. Après 2009, l’État s’est désengagé de la constitution de stocks des produits de prévention (masques, médicaments, gants, etc.) qui repose désormais en priorité sur les employeurs privés et publics, notamment les hôpitaux qui souffrent parallèlement de contraintes budgétaires fortes et sont susceptibles d’arbitrages défavorables à la prévention.

Notons au passage que s’il a été effectivement reproché à Roselyne Bachelot d’avoir beaucoup, peut-être trop, dépensé à l’occasion de la grippe H1N1 en 2009, l’essentiel de la critique portait sur ses conflits d’intérêts avec l’industrie. La presse a fait état à son sujet d’une activité de lobbyiste pour l’industrie pharmaceutique au moins sur les périodes 1969-1976 et 1984-1989[39]. Selon le sénateur François Autain, médecin généraliste de profession, il aurait rencontré Roselyne Bachelot pour la première fois alors qu’elle travaillait pour Astra Zaneca qui, en 2009, faisait partie des plus importants vendeurs de vaccins contre la grippe H1N1. L’association pour une formation médicale indépendante, a rappelé à cette occasion qu’en 2009 la ministre avait répondu la chose suivante à un sénateur qui exigeait que, conformément à loi, soient publiés les liens d’intérêts des experts qui écrivent des rapports officiels : « C’est sous Staline que l’on dressait des listes »[40]. La question des conflits d’intérêt ne concernait pas que Roselyne Bachelot, c’est le moins que l’on puisse dire. Les frères de Nicolas Sarkozy étaient également très implantés dans le secteur de la santé et de la protection sociale[41]. Guillaume Sarkozy était délégué général du groupe Malakoff Mederic et au conseil d’administration de Korian (groupe privé à but lucratif prenant en charge dépendance). François Sarkozy était lui implanté dans le secteur pharmaceutique (BioAlliance et AEC Partners). Évidemment l’expérience de la grippe H1N1 a constitué un tournant dans l’anticipation des crises sanitaires, mais il n’y a pas de raison pour autant, sans réponses aux questions posées à l’époque, de réhabiliter Roselyne Bachelot[42].

Indépendamment des revirements stratégiques sur le plan national, depuis au moins trois décennies de nombreux chercheurs et journalistes travaillent sur les « virus émergents » et les conditions de leur émergence : changement climatique, urbanisation, condition animale, mais, à la manière des problématiques écologiques, cela n’a pas suffi à ce que les États se préparèrent à faire face[43]. Comme le souligne Alain Badiou, « le vrai nom de l’épidémie en cours devrait indiquer qu’elle relève en un sens du ‘rien de nouveau sous le ciel contemporain’. Ce vrai nom est SARS 2, soit « Severe Acute Respiratory Syndrom 2 », nomination qui inscrit en fait une identification « en second temps », après l’épidémie de SARS 1, qui s’était déployée dans le monde au printemps 2003. Cette maladie avait été nommée à l’époque ‘la première maladie inconnue du XXIe siècle’. Il est donc clair que l’épidémie actuelle n’est aucunement le surgissement de quelque chose de radicalement nouveau, ou d’inouï. »[44] Il faut en conséquence chercher au cœur de la logique « normale » du capitalisme sanitaire les raisons de l’impréparation à une pandémie loin d’être imprévisible.

L’échec massif de l’État et de ses alliés marchands

Dans cette section, je propose d’expliquer l’échec massif de l’État et de ses alliés marchands en montrant d’abord que celui-ci a refusé de voir la pandémie arriver puis il a refusé d’utiliser les outils de l’économie de guerre. Dans ce contexte, les bureaucraties sanitaires et le capital privé ont montré tous les deux leur incapacité à résoudre les problèmes posés. Face à cette situation, l’auto-organisation a permis de résoudre certaines défaillances de l’État et du marché.

1) De l’hésitation à voir l’épidémie au refus de l’économie de guerre

En début d’année 2020, l’État français a longtemps minimisé le risque pandémique alors que les institutions internationales et d’autres pays l’alertaient vigoureusement[45]. Dès le mois de décembre 2019 certains médecins chinois signalent l’apparition d’un nouveau virus potentiellement dangereux. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est informée officiellement des évènements le 31 décembre. Des cas sont recensés rapidement en dehors de la province du Hubei mais aussi en dehors de Chine (Thaïlande, Japon, Corée du Sud, États-Unis, etc.). Le 24 janvier la ministre de la santé Agnès Buzyn déclare : « Le risque d’importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant pratiquement nul puisque la ville, vous le savez, est isolée […]. Les risques de propagation dans la population sont très faibles »[46]. Quelques heures plus tard, trois premiers malades sont déclarés en France. Le 14 et le 26 février, les deux premiers morts sont recensés sur le sol français. Le 30 janvier l’OMS déclare l’état d’urgence de santé publique de portée internationale, le 26 février elle annonce que plus de cas sur la journée sont déclarés hors de Chine qu’en Chine. Le 8 mars l’Italie enregistre 133 morts quotidien, 366 décès au total. Le 11 mars l’OMS classe l’épidémie de Covid-19 comme une pandémie[47].

En France, il a fallu attendre le 23 février pour que soit déclenché le premier stade du plan Orsan destiné à gérer les risques épidémiques[48][49]. A ce stade, le virus est considéré ne pas être en circulation générale dans la population. Les malades diagnostiqués sont invités à rester confinés chez eux. Le stade 2, déclenché le 29 février (100 cas diagnostiqués et 2 morts), prend acte de la circulation du virus et cherche à en contenir la propagation. La méthode consiste à confiner les foyers de contamination (cluster), par exemple en fermant ponctuellement des écoles et en interdisant des grands rassemblements (seuil national à 5 000 le 29 février, abaissé à 1000 le 9 mars). Le 6 mars le plan blanc est déclenché dans les hôpitaux. La situation se dégradant, le 11 mars les visites en EHPAD sont interdites, le 12 mars le président de la République annonce la fermeture des crèches, écoles, collèges, lycées et universités. Les rassemblements de plus de 100 personnes sont interdits, le télétravail est fortement recommandé. Le 14 mars, avec 4 500 cas confirmés et 91 décès à l’hôpital, le stade trois est déclenché. Le virus est en circulation générale et l’objectif consiste à limiter les effets sur la population et sur le système de santé déjà en tension. Le 16 mars, à 20 heures, le président Emmanuel Macron déclare que la France est en guerre et annonce l’interdiction de déplacement pour toutes les activités non essentielles[50]. Le confinement durera 55 jours : du 17 mars au 11 mai 2020.

La lenteur du gouvernement à prendre acte de la gravité de la situation sanitaire peut s’expliquer par le fait qu’en janvier et février 2020 il était occupé à d’autres activités : la préparation des élections municipales prévues les 15 et 22 mars ainsi que la réforme des systèmes de retraite.

Concernant les municipales, le président de la République Emmanuel Macron craignait une lourde défaite électorale et réfléchissait précocement à un argumentaire pour la relativiser : « Les élections municipales ne sont pas une élection nationale. Je n’en tirerai pas de manière automatique des conséquences nationales »[51]. Un enjeu symbolique était le cas de la ville de Paris où Benjamin Griveaux était candidat. Cependant, le 14 février ce dernier a dû renoncer à sa candidature du fait de la diffusion de vidéos intimes remettant en cause son honneur[52]. Très rapidement, les bruits de couloir faisaient de la ministre de la santé Agnès Buzyn une piste pour prendre la relève. Le 14 février la ministre déclare qu’elle ne peut « pas être candidate aux municipales. […] J’ai beaucoup de réformes aujourd’hui dans le ministère et s’est rajouté un surcroît de travail inattendu, malheureusement, qui est cette crise du coronavirus qui aujourd’hui m’occupe énormément »[53]. Le 16 février la ministre annonce officiellement sa candidature à la mairie de Paris et le député de l’Isère Olivier Véran est nommé nouveau ministre de la santé. La passation de pouvoir à lieu le 17 février, en pleine épidémie du Covid-19. Ajoutant de la confusion à la confusion, une fois candidate aux municipales, Agnès Buzyn a reproché à la maire de Paris, Anne Hidalgo, de n’avoir pas préparé avec le ministère de la santé un plan contre le covid-19. Or, un courrier signé de l’ex-ministre en date du 12 février saluait la « vive mobilisation de la mairie de Paris »[54]. La campagne électorale justifie-t-elle d’entretenir la confusion sur la préparation face à l’épidémie ?

L’autre dossier ayant occupé le gouvernement est la réforme des retraites. Ce projet était d’autant plus important et difficile qu’il a donné lieu aux plus grandes grèves en France depuis au moins le plan Juppé de 1995. Les grèves se sont multipliées à partir du 5 décembre, sans discontinuer ni pendant les vacances de fin d’année ni pendant celles d’hiver. Après plus d’un an de négociations, marquées notamment par la démission du gouvernement le 16 décembre 2019 de Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire aux retraites, soupçonné de conflits d’intérêts, le gouvernement présente le texte de sa réforme le 24 janvier. Celui-ci est lourdement critiqué par le Conseil d’État. L’examen à l’assemblée nationale est aussi douloureux en raison du dépôt de près de 40 000 amendements. Le 29 février, lors d’un Conseil des ministres extraordinaire consacré à l’épidémie du covid-19, le premier ministre décide d’engager la responsabilité du gouvernement sur la réforme des retraites par la procédure dite du 49.3[55]. Cette procédure permet d’adopter le texte sans vote et sans examen des amendements, sauf si une mention de censure est déposée et adoptée. Deux motions de censure sont déposées mais aucune d’elle n’aboutit. Le texte est adopté alors même que les rassemblements de plus de 5 000 personnes sont interdits – ce qui induit l’impossibilité de manifester contre le gouvernement. Le premier ministre a donc utilisé l’opportunité du covid-19 pour proposer en conseil des ministres l’accélération de la réforme des retraites.

Ce contexte explique probablement les hésitations du gouvernement face à l’épidémie. Le 6 mars le président de la République incite la population à aller au théâtre malgré le covid-19[56], le 11 mars, il déclare qu’il ne faut pas renoncer « aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été »[57]. Mais, comme on l’a rappelé plus haut, le 12 mars toutes les établissements scolaires et universitaires sont fermés, le 17 mars commence le confinement. Au sujet du premier tour des élections municipales, maintenu le dimanche 15 mars, Agnès Buzyn a déclaré le 25 mars au journal Le Monde : « Quand j’ai quitté le ministère […] je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous. Je suis partie en sachant que les élections n’auraient pas lieu. […] Le 30 janvier, j’ai averti Édouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir. Je rongeais mon frein. »[58] Si les choses étaient si évidentes, pourquoi tant d’hésitations, surtout devant la gravité de la situation ? La France bénéficiait par ailleurs des expériences (malheureuses) de la Chine et, surtout, de l’Italie qui ont été touchés avant par l’épidémie. Dans son intervention du 16 mars Emmanuel Macron suspend la réforme des retraites[59] probablement trop tard, des études sont en cours pour évaluer l’importance des municipales dans la diffusion du covid-19[60]. Selon Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale The Lancet, toutes les informations nécessaires pour combattre l’épidémie étaient disponibles depuis le 31 janvier et pendant 6 semaines les pays occidentaux n’ont rien fait. « Pourquoi les gens ne sont-ils pas davantage en colère à ce sujet ? Qui demande des comptes au gouvernement ? »[61].

Face à l’impréparation du gouvernement, le 17 mars le confinement constitue une césure fondamentale d’un point de vue sanitaire mais aussi économique. Du côté sanitaire, la pénurie se fait rapidement ressentir et l’enjeu du confinement est aussi d’alléger la charge sur les hôpitaux en limitant le nombre de contaminations. Du côté économique, entre le 19 février et le 18 mars, l’indice boursier CAC 40 perd 30% de sa valeur. Une grande partie de l’activité marchande et non marchande est suspendue, ce qui engendre des difficultés de trésoreries tant pour les organisations privées que publiques. Très rapidement de nombreux économistes anticipent une dépression inédite en temps de paix et s’interrogent sur les meilleurs moyens pour y faire face.

Une des principales pistes de réflexion a consisté à comparer la pandémie à une économie de guerre[62]. La 4 mars l’économiste étatsunien James Galbraith compare la pandémie à l’attaque de Pearl Harbor durant la seconde guerre mondiale[63]. L’attaque est soudaine et l’impréparation est totale. Les chaînes d’approvisionnement internationales sont cassées et les pénuries de produits essentiels comme les masques ou les médicaments sont déjà importantes. Le fonctionnement habituel des marchés n’est plus en mesure de réaliser l’allocation des ressources. L’auteur souligne alors l’importance de basculer en économie de guerre pour limiter les dégâts humains et financiers. Sans perdre de temps il faut passer d’une économie décentralisée où la coordination se fait majoritairement par des prix fixés librement à une économie fondée sur le commandement. Dans le but d’assurer à la société les moyens de sa substance, une autorité centrale doit être en mesure d’imposer la planification, des nationalisations, des prix administrés, une réaffectation de la force de travail et du capital, la limitation des libertés publiques, etc.

Dans une tribune dans Le Monde du 28 mars (p. 25), Robert Boyer invite également à penser la comparaison entre la pandémie et les périodes de guerre : « Il faut prendre au sérieux la métaphore de la ‘guerre contre le virus’ et se souvenir que la comptabilité nationale, la modélisation macroéconomique et le calcul économique public, qui ont favorisé la modernisation de l’État, trouvent leur origine dans l’effort de guerre puis de reconstruction – primat de l’intérêt collectif sur l’individualisme, par la réquisition et le contrôle du crédit et des prix. Penser que le marché connaît la sortie de crise serait une naïveté coupable. »

La comparaison de la situation pandémique à une économie de guerre a été vivement critiqué en raison du refus du principe même de la guerre[64]. La situation pandémique ne met pas face à face des armées avec des soldats solidement équipés. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre. Il n’y a pas de sens à déclarer la guerre au virus. Ces critiques manquent l’essentiel. L’économie de guerre ne signifie rien de plus que la nécessité d’un passage brutal et soudain d’une coordination marchande au commandement, sous peine de danger de mort. L’économie doit être mobilisée et réorganisée en conséquence. Une économie de guerre ne signifie pas forcément une économie avec de la guerre. Certains économistes préfèrent parler d’économie des catastrophes mais cela ne change pas le fond de la problématique.

En fait, derrière la critique de l’économie de guerre se cache le refus, tout à fait légitime, du nationalisme, parfois de l’État et, surtout, de l’union nationale. Évidemment, lors de son discours du 16 mars, en martelant l’état de guerre Emmanuel Macron désire créer une unité nationale – alors même qu’il est responsable de la situation. Mais, l’économie de guerre ne suppose pas l’unité nationale, bien au contraire[65]. Tout l’enjeu est de savoir quelles sont les procédures de décisions dans une économie fondée sur le commandement : est-ce l’État qui doit décider ? Parler de commandement, est-ce recommander l’étatisation des moyens de production ? Ou alors, faut-il introduire les travailleurs, leurs syndicats, les employeurs, tous les citoyens ? Fallait-il procéder à des nationalisations ou des socialisations ? En appeler au commandement pour répondre à une situation de guerre ne dit rien sur le type de commandement qui est nécessaire.

Ces questions ont été posées de façon très claire dans le débat. Cédric Durand a par exemple insisté sur l’importance de la centralisation et de la planification tout en regrettant l’absence d’action de l’État : « Où est le quartier général de la lutte contre la pandémie ? Quels sont les organes chargés de recenser les ressources et d’organiser leur mobilisation ? Pourquoi, en France, la participation des industriels à l’effort se fait sur la base du volontariat et non de la réquisition ? » [66] Mais faut-il réellement confier les clefs du pourvoir à l’État ? Pour Benjamin Coriat c’est l’État qui est coupable de la situation actuelle ce qui implique de redéfinir le « public » et remettre en cause l’idée que « le seul garant de l’intérêt général, le garant de l’intérêt public, c’est l’État, l’administration et ses fonctionnaires : cette fable désastreuse doit cesser. » Il en appelle à une refondation du service public à partir des communs. Dans le cas du système de santé, Benoît Borrits critique encore plus radicalement l’État et le capital pour aller vers « une santé publique autogérée dans une économie démocratique »[67].

L’impérieuse nécessité d’une économie de guerre, ne dit donc rien sur les modalités d’organisation du pouvoir qui peut tendre entre deux extrémités : captation entière par l’État ou socialisation.

A la mi-mars 2020, avec Philippe Batifoulier et Mehrdad Vahabi nous écrivions que les « fautes politiques et économiques dans la gestion de la crise proviennent de l’hésitation du gouvernement à basculer dans l’économie de guerre. […] En refusant de procéder à la nationalisation des grandes entreprises influant dans la gestion du risque sanitaire (comme par exemple l’industrie pharmaceutique, les hôpitaux, etc.) et d’administrer l’allocation et la production des ressources, le pays s’est rapidement retrouvé en pénurie de matériels essentiels (masques protecteurs et gel hydroalcoolique d’abord, lits d’hôpital équipés d’assistance aspiratoire bientôt). Le rationnement n’a pas été décrété ce qui a causé entre autres phénomènes l’inflation du prix des masques et leur mauvaise allocation »[68]. Il est possible maintenant d’aller plus loin : le gouvernement n’a pas seulement hésité à basculer en économie de guerre, il a refusé de le faire et c’est l’une des raisons principales qui explique la gestion catastrophique de la crise.

En dépit des proclamations guerrières, le chef de l’État n’a que marginalement utilisé les outils de l’économie de guerre. Par contre, il a renforcé les tendances autoritaires permises par la Ve République. Le 23 mars est votée la loi créant l’État d’urgence sanitaire[69] : elle consacre l’extension du pouvoir de l’exécutif sans contreparties. Le président a complètement ignoré l’opposition politicienne[70], syndicale[71] et ou scientifique[72]. Les partis politiques d’opposition ont été ignorés, les syndicats n’ont pas été invités à participer aux prises de décisions et les scientifiques (notamment via la création du Conseil scientifique covid-19) ont été instrumentalisés. Notons enfin qu’Emmanuel Macron n’a pas utilisé la rhétorique guerrière pour entamer la guerre sociale, comme peuvent le penser certains critiques du concept d’économie de guerre, il a simplement continué le chemin tracé depuis son élection (Godin, 2019). Dans ce cadre général, les deux sections suivantes illustrent le double échec du capitalisme sanitaire – l’échec des bureaucraties et du capital.

2. Échecs de la bureaucratie sanitaire

Mis à part l’incapacité à anticiper l’épidémie, le plus grand naufrage de la bureaucratie sanitaire réside dans le désaveu du pouvoir politique. La justification habituelle de la massification des bureaucraties sanitaires est la séparation de la décision politique, réputée non éclairée et susceptible d’être trop sensible aux résultats électoraux, de la décision scientifique. L’un des aspects importants de la littérature liée à la Nouvelle Gestion Publique consiste à promouvoir les agences indépendantes (Benamouzig et Besançon, 2005). Or, quel a été le premier réflexe du pouvoir lorsque la pandémie s’est renforcée ? Créer par la loi sur l’état d’urgence sanitaire un Conseil scientifique covid-19 balayant de fait l’expertise des agences de santé. Inauguré le 11 mars par Olivier Véran, le Conseil scientifique covid-19, présidé par Jean-François Delfraissy[73], a pour objectif d’« éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire ». Il prend la place que devrait occuper le Haut conseil de santé publique (HCSP). Fondé en 2004, le HCSP a pour mission de « fournir aux pouvoirs publics, en lien avec les agences sanitaires, l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires ainsi qu’à la conception et à l’évaluation des politiques et stratégies de prévention et de sécurité sanitaire »[74]. Outre le HCSP, d’autres agences sanitaires déjà existantes auraient pu largement contribuer à la gestion de la crise sanitaire, notamment la Haute autorité de santé, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et Santé publique France (née en 2016 à la suite de la fusion de plusieurs agences dont l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires et l’Institut de veille sanitaire). La création d’un Conseil scientifique ad hoc prenant la place des agences existantes tend à démontrer que la justification habituelle des agences sanitaires n’est peut-être pas si évidente. Plutôt que de séparer le politique du scientifique, les bureaucraties sanitaires semblent avoir surtout pour objectif de produire des normes visant à contrôler la production de santé et le travail des professionnels et par là même de participer aux contrôles des dépenses de santé.

Les masques

Parmi les déboires de la bureaucratie sanitaire, celui qui risque de rester le plus longtemps dans les mémoires concerne l’incapacité à résorber la pénurie de masques. Selon les enquêtes de Mediapart, corroborées par d’autres sources, la gestion des masques constitue non seulement un mensonge d’État[75] – sur l’ampleur de la pénurie – mais aussi un fiasco d’État[76] – sur l’incapacité à se procurer des masques. Alors qu’à la fin janvier le ministère de la santé constate à la fois la faiblesse des stocks de masques et l’envergure de l’épidémie à venir, les commandes de masques se font encore à un volume très faible. Si en début d’année, l’État dispose d’un stock d’environ 100 millions de masques, Santé publique France semble incapable de passer des commandes et une cellule interministérielle est créé le 4 mars. Au 21 mars elle n’a réussi qu’à réunir 40 millions de masques supplémentaires – en ignorant les offres de services d’entreprises françaises ayant des contacts en Chine.

Le 3 mars le gouvernement publie un décret de réquisition des stocks et de la production de masques sur le territoire (pas des entreprises productrices). Le 20 mars il autorise à nouveau les importations de masques, notamment par les collectivités territoriales qui peuvent passer directement par leurs contacts dans les pays producteurs. Si les décrets de réquisition ont été publiés ils ont été utilisés de façon modérée : le ministère de la santé a décidé de réquisitionner les stocks de l’industrie mais cela a été refusé dans certains secteurs pourtant très consommateurs comme l’agroalimentaire et l’aéronautique. Le cas de l’aéronautique interroge particulièrement dans la mesure où la plupart des avions étaient cloués au sol et que la construction de nouveaux avions ne paraissait pas faire partie des « activités essentielles ». Concernant les réquisitions, il faut aussi noter qu’à partir du décret du 20 mars seules les commandes de plus de 5 millions de masque faisaient l’objet d’une déclaration et d’une réquisition potentielle.

La stratégie destinée à pallier la pénurie a donc peu reposé sur les principes de l’économie de guerre. Il n’y a pas eu de nationalisation et les réquisitions ont été très partielles, d’autant plus que certains secteurs non essentiels n’étaient pas concernés. Le choix de l’exécutif a été de faire confiance à l’ajustement marchand en achetant massivement des masques aux producteurs habituels. Cependant, cette stratégie d’association public-privé a buté sur la surchauffe du marché. Les prix se sont envolés, les livraisons ont été lentes, certaines commandes ont été vendues aux plus offrants, etc.

La situation est d’autant plus problématique que dans un article du 9 mai 2020, Le Monde rapporte que Jérôme Salomon, membre de l’équipe de la ministre de la Santé Marisol Touraine (2013-2015), puis directeur de Santé Public France (2016-), connaissait la situation et avait alerté le candidat Emmanuel Macron. Alors qu’en « mai 2019 le Haut conseil de la santé publique recommande 1 milliards de masques », les destructions de masques n’ont pas cessé, même pendant l’épidémie. Les auteurs en concluent au « sentiment d’une faillite de l’État ».

Voyant la pénurie arriver et ne voulant pas la reconnaitre, le pouvoir politique a préféré minimiser l’intérêt du port du masque pour la population non malade. Dès le 24 janvier le ministère de la santé explique que « ‘le port de ce type de masque par la population non malade afin d’éviter d’attraper la maladie n’est pas recommandé’, et que ‘son efficacité n’est pas démontrée’ »[77]. Le 24 février le ministre de la santé affirme à nouveau que « [le] port du masque par la population non-malade n’ayant pas voyagé dans les zones à risque n’est pas recommandé car son efficacité n’est pas démontrée »[78]. Entre janvier et mars la politique de l’exécutif est de ne recommander le masque que pour les soignants et les malades alors que les médecins savent que le masque est indispensable pour toute la population dans le but de limiter la propagation de la pandémie[79].

Comment ne pas comprendre la méfiance des citoyens face aux annonces sanitaires du gouvernement quand à partir d’avril, dans l’optique du dé-confinement du 11 mai, le masque devient progressivement obligatoire ? Le port du masque devient obligatoire dans les transports en commun, dans les collèges, pour les députés, en université, dans les lieux clos (commerces notamment), sur les chaînes de production, etc. En août le port du masque se généralise peu à peu dans la rue, d’abord par des décisions localisées (Paris, Bordeaux, Strasbourg, etc.) puis par des décisions nationales. Face à l’opposition de certaines entreprises, l’obligation est remise en cause dans un certain nombre de cas particuliers[80]. Ce revirement est d’autant plus étonnant que pendant le confinement l’inspecteur du travail Anthony Smith a été sanctionné par sa hiérarchie pour avoir voulu appliquer l’obligation du port du masque dans une entreprise de service à domicile. Cette situation ubuesque s’est soldée par la relaxe de l’inspecteur du travail et par la démission du Directeur général du Travail (DGT), Yves Struillou, mécontent de l’issue de ce dossier[81].

Entre temps, pris en étau entre la pénurie et l’obligation de port du masque, l’État a décidé de valider le principe de « masques grand public »[82]. Faute de masques FFP2 et de masques chirurgicaux, le pouvoir a organisé une concertation entre 242 entreprises textiles françaises[83] pour produire des masques d’un type nouveau qui ont la particularité de ne respecter aucune norme sanitaire en vigueur avant l’épidémie. La qualité de ces masques est si peu fiable qu’ils sont interdits pour les soignants. Nous vivons donc depuis cette date une situation où si la quasi-intégralité de la population porte un masque dans la rue, on ne sait pas quelle est leur efficacité. Comme les masques jetables certifiés, les masques lavables ont une durée de vie très courte et il est impossible de savoir quel est le niveau de protection des masques portés quotidiennement. Au-delà de la controverse sur la qualité des masques grand public, la pénurie de masque et la rupture des chaînes de production internationales a attiré l’attention sur l’extrême dépendance de la France vis-à-vis des producteurs étrangers. Cela a conduit à valoriser les filières locales mais uniquement pendant une période très courte puisque dès la mi-août les entreprises françaises regrettaient que l’État préfère se fournir auprès de producteurs étrangers au risque de détruire l’emploi dans l’hexagone[84].

Les tests

Un aspect majeur de la lutte contre la pandémie, martelé par l’OMS, est la capacité à tester largement la population pour isoler les personnes contaminées. Là encore la bureaucratie sanitaire a montré son impréparation et son incapacité à réagir massivement. Face à la pénurie de tests, la doctrine a consisté à ne tester que les cas suspects permettant au virus de se diffuser par les cas asymptomatiques. À la fin avril, après 2 mois de pandémie, le gouvernement demeurait dans l’ignorance des capacités de test et a demandé un audit à un cabinet privé à ce sujet (cabinet de conseil Bain)[85]. A quoi servent les agences sanitaires si elles ne disposent pas d’informations sur les capacités de production du système de santé ? Au 28 avril, la France teste environ 9,1 personnes pour mille contre 23,1 pour mille en moyenne des pays de l’OCDE. Le 29 mars le gouvernement refuse l’offre de service des cabinets vétérinaires départementaux, les laboratoires de recherche public et privé ont également été mis à l’écart jusqu’au 27 mars.

Alors qu’Olivier Véran affirme que la politique de test est la bonne et qu’il sera possible de réaliser rapidement 700 000 tests par semaines, le Professeur Froguel (CHU de Lille et Imperial College of London), interrogé par France info le 1er mai, dénonce les mensonges du gouvernement[86]. Selon lui, le nombre rapporté de test est surévalué et il ne sera pas possible de réaliser l’objectif de test avant le 11 mai. La désorganisation étant la règle, les pénuries sont toujours importantes – tout comme les difficultés à s’approvisionner en réactifs sur les marchés.

D’après les calculs rapportés dans un article de France Culture, entre le 24 février le 11 mai, 831 174 tests ont été réalisé[87]. Les enquêteurs demandent alors comment penser qu’il sera rapidement possible de réaliser chaque semaine autant de tests que depuis le début de l’épidémie ? La stratégie du gouvernement repose notamment sur la commande de 20 machines chinoises permettant de réaliser plus de 2 000 tests par jours. Cependant, plusieurs professionnels regrettent le coût de ces machines et le temps de formation nécessaire avant de pouvoir les utiliser. Selon Vincent Thibault, chef de service du laboratoire de virologie au CHU de Rennes : « on nous a envoyé une machine et un fournisseur qu’on ne connaissait pas. Si on m’avait donné le budget débloqué pour cette plateforme, j’aurais pu mettre en place quelque chose de beaucoup plus fiable et maitrisé. On a l’impression qu’une décision a été prise par des technocrates qui n’ont jamais mis les pieds dans un laboratoire et qui se sont dit : ‘Comme il faut faire 700 000 tests par semaine, on va balancer 20 automates à des hôpitaux.’ D’autres solutions étaient possibles pour arriver à 2 000 tests quotidiens. » » Il se trouve par ailleurs que la machine demande des consommables (écouvillons) eux-mêmes en pénurie.

Les lits

Etant dans l’incapacité de contrôler l’épidémie avant qu’elle n’arrive à un stade critique, l’État et ses bureaucraties sanitaires sont responsables de la pénurie de lits de réanimation dans les hôpitaux. C’est probablement le type de pénurie le plus difficile à mettre en évidence. Deux indicateurs permettent néanmoins de l’illustrer. D’abord, le confinement est la stratégie de dernier recours quand toutes les étapes précédentes ont échoué. Sans masques ni tests, la pandémie s’est développée et le confinement, en diminuant le nombre de malade, permet de ralentir l’afflux vers les hôpitaux en tentions. Plus que l’usage spectaculaire de TGV médicalisés[88] et d’hôpitaux de campagne[89], le second indice de la pénurie de lits est le tri des patients à soigner ou non.

Dès la mi-mars plusieurs articles rapportent des témoignages de professionnels s’apprêtant à trier les patients à soigner. Dans un article du 20 mars Mediapart mentionne plusieurs cas d’hôpitaux mettant en place des procédures de sélection des patients[90]. Selon une documentation interne de l’hôpital de Perpignan, certains décès ont qualifié de « Morts évitables : auraient pu être évités en cas de soins de meilleure qualité ou de meilleurs organisation »[91]. Selon un témoignage anonyme d’un professionnel de CHU, la consigne de priorisation des malades est implicite mais elle existe : « On ne le dit pas, car on ne peut pas mais la consigne tacite, c’est de ne plus prendre les plus de 75 ans à l’hôpital, de les laisser dans les EHPAD ou chez eux, c’est-à-dire de les laisser mourir. » D’après une infirmière de l’hôpital de Mulhouse, « Les personnes âgées atteintes d’un Covid en EHPAD ne sont plus transportées à l’hôpital. On se contente de leur donner des soins de confort, pour soulager la douleur. C’est très difficile : on n’est pas là pour choisir celui qui doit vivre et celui qui doit mourir. »

La stratégie non assumée de gestion de la pénurie de lits a donc été la priorisation en fonction de l’âge. Cela explique probablement en partie la situation catastrophique des EHPAD en termes de mortalité. D’après le démographe Jean-Marie Robine, la moitié des personnes décédées sont résidentes en EHPAD (mortes sur place ou à l’hôpital lorsqu’elles ont pu être transférée), soit 13 226 personnes sur 26 280 ; au 10 mai)[92]. L’absence de publication de chiffre précis au sujet des EPHAD s’expliquerait par la volonté de dissimuler l’absence de protection des maisons de retraites – le matériel de protection en pénurie ayant été dirigé vers les soignants.

S’il est difficile d’établir un bilan, plusieurs articles font état de vies qui auraient pu être sauvées en EHPAD s’il n’y avait pas eu de tri des patients. Certains centres de régulation du SAMU ont refusé d’hospitaliser des résidents d’EHPAD jusqu’à fin mars, certains professionnels expliquant que face aux refus répétés de prise en charge, ils ont cessé de demander de l’aide à l’hôpital public[93]. Dans ce cadre général, plusieurs EHPAD ont été débordés si bien que les hécatombes se sont succédées tant dans le public que dans le privé. Dans l’EHPAD privé de Crouy-en-Thelle, les familles ont appris par la presse le décès d’une vingtaine de personnes au cours de la pandémie[94].

En plus des résidents d’EHPAD, d’autres catégories de patients ont pu être victime de la pénurie de lits. Selon un article de Bastamag, ce serait le cas des personnes en situation de handicap, alors que le handicap n’est pas un facteur de risque pour le covid-19[95].

Le drame de la pénurie de lits s’est doublé de sa gestion par la bureaucratie sanitaire : une gestion dans le plus grand silence. Jamais des consignes claires et assumées de hiérarchisation des patients n’ont été officialisées, ce qui peut cacher des situations d’inégalités extrêmes face à la maladie. On peut comparer la situation française au cas britannique où le National Health Service a publié très rapidement des guides pratiques de prise de décision en situation de pénurie.

Ces guides sont glaçants mais ils ont le mérite d’assumer l’existence d’une pénurie à organiser. Dans ces documents, les professionnels de santé sont invités à calculer un score à point en fonction de plusieurs critères (âge, échelle de fragilité, comorbidité). Les personnes jugées les moins à risques sont, dans ce cadre, prioritaires sur l’usage des ressources rares. Il ne s’agit pas ici de défendre le principe du calcul médico-économique, largement répandu outre-manche[96], mais simplement de souligner le fait que la gestion de la pénurie en France s’est faite dans le plus grand silence – sans explicitation des critères de justice sous-jacents.

Les médecins

Des travaux spécifiques devraient être consacrés à la pandémie en outre-mer. La situation y est différente et, pour certains territoires, bien pire. En attendant, on peut simplement souligner que la France, après avoir hésité, a accepté fin mars l’aide de médecins Cubains pour les territoires de Martinique, Guyanne, Saint-Pierre-et-Miquelon[97]. 15 premiers médecins sont arrivés en renfort en Martinique en juin pour une mission de deux mois[98].

StopCovid

Dès les premières semaines de l’épidémie, les pouvoirs publics se sont intéressés aux stratégies numériques mises en place par d’autres pays permettant d’endiguer la progression de l’épidémie. A Singapour par exemple, l’application TraceTogether permettrait de « détecter si deux individus sont restés à proximité l’un de l’autre durant plus de quinze minutes. » [99]

Lancée le 15 mars, l’application a été téléchargée par seulement par 20% de la population (5,6 millions de personnes), bien en dessous de l’objectif de 60% permettant réunir la quantité suffisante de données pour être efficace. Le 21 avril l’application devient obligatoire, alors que des doutes se multiplient sur l’éventualité d’une surveillance de masse dépassant le strict objectif sanitaire.

D’autres pays se sont lancés dans ce traçage généralisé comme la Chine, la Corée du Sud, Hong Kong, Taïwan, Singapour, etc. L’objectif initial est toujours le même : retracer l’itinéraire du virus ce qui permet de tester les personnes et de les isoler en cas de contamination. Le risque sur les libertés publiques est également toujours le même.

Si on peut largement douter de l’utilité de ces usages du numérique pour la santé publique[100], l’État français a décidé, après que le ministre de l’Intérieur ait déclaré que le traçage numérique ne se ferait pas car cela ne fait pas partie de la « culture française »[101], de lancer une application nationale de traçage nommée StopCovid. Présentée le 8 avril dans un entretien au journal Le Monde, Olivier Véran explique qu’il s’agit de « limiter la diffusion du virus en identifiant des chaînes de transmission »[102].

Autre symbole de l’incapacité de tester massivement la population et de lui procurer des masques, l’application StopCovid renforce l’idée d’un nouvel échec du duo État/capital. Le lancement de l’application, prévue pour le début du dé-confinement le 11 mai, est finalement lancée le 2 juin[103]. Même si le gouvernement a tardé à le reconnaître, il s’agit d’un nouveau revers pour le pouvoir. Jean Castex, premier ministre depuis le 3 juillet 2020 en remplacement d’Édouard Philippe, le reconnait le 26 aout[104]. À cette date l’application n’avait été téléchargée que 2,3 millions de fois (avec très peu de mises en service réelles) et alerté uniquement 93 personnes.

En plus d’une efficacité très faible, l’entretien de l’application a été très coûteuse eu égard aux standards habituels[105]. L’association Anticor a même saisi la justice à ce sujet pour soupçon de favoritisme[106]. Initialement, l’application devait être développée bénévolement par des entreprises françaises du secteur (Capgemini, Dassault Systèmes, Lunabee Studio, Orange, Withings) mais il semblerait que les coûts d’entretien soient largement surfacturés, ce qui laisse penser à un paiement rétroactif.

La défense inconditionnelle du capital

Durant toute la période de la crise, la contrainte que s’est imposée le plus haut sommet de l’État est de ne jamais remettre en cause le capital. C’est pourquoi il n’est pas possible analytiquement de séparer l’échec de la bureaucratie sanitaire de la défense inconditionnelle du capital.

Le refus des outils de l’économie de guerre s’est vu à l’Assemblée alors que l’opposition portait des projets modestes de nationalisation, de réquisition et d’imposition[107]. Socialistes, communistes et insoumis ont proposé ensemble ou séparément la nationalisation de Luxfer (fabricant des bouteilles d’oxygène), de Famar (fabricant une molécule à la base de la chloroquine), la réquisition d’entreprises du textile, la création d’un pôle public du médicament, etc.

Dans le but de faciliter financièrement le confinement pour les ménages modestes, un moratoire sur les loyers a été demandé, tout comme l’augmentation du salaire minimum et la distribution de chèques vacances et bons alimentaires pour les étudiants apprentis et boursiers. Enfin, la réintroduction de l’Impôt de solidarité sur la fortune devait permettre de partager le financement des mesures de crise[108].

Aucune de ces mesures n’a été envisagée par le gouvernement. Toute l’action du gouvernement a consisté à s’en remettre aux volontés des marchés, c’est-à-dire des détenteurs de capitaux. C’est ainsi que le 31 mars Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, a lancé un appel au don pour financer un fond d’indemnisation pour les travailleurs indépendants[109]. Fondé sur le volontariat, ce fond a été moquée en coronathon : refusant d’imposer une taxation supplémentaire, l’État a décidé de basculer dans l’appel à la charité[110].

En plus de la charité, le gouvernement attend des fonds pour l’hôpital par la vente de mobilier national théoriquement inaliénable[111]. En effet, le Mobilier national, service rattaché au ministère de la Culture, organise une vente aux enchères au profit de la Fondation Hôpitaux de Paris – Hôpitaux de France. Prévue fin septembre, cette vente concernera des meubles des époques Louis-Philippe et XIXè siècle. Au-delà du symbole d’une charité privée venant au secours du bien public, certains commentateurs n’ont pas hésité à interroger la légalité du procédé. Il est possible que cette action relève de la prise illégale d’intérêt dans la mesure où Emmanuel Macron, président de la République, organise une vente de biens publics au profit de la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France, présidée par Brigitte Macron[112].

A l’hôpital de Montauban, une initiative du même esprit a provoqué la colère des soignants[113]. Après avoir reçu des dons d’entreprises et de particuliers, la direction de l’hôpital a décidé de distribuer les gains sous forme d’une tombola. Plusieurs lots étaient en jeu comme des bons d’achat, des séances d’ostéopathie, un séjour pour les vacances, etc. Cela a provoqué l’indignation des riverains et des professionnels dans un contexte où des « dizaines de milliers d’heures supplémentaires effectuées sont en attente de paiement pendant des mois, et tout aussi régulièrement des services, des lits et des postes sont supprimés sous le prétexte que l’hôpital serait en déficit. »

La charité n’a pas seulement été mobilisée pour renflouer les caisses de l’État ou pour pallier la faiblesse des salaires des professionnels de santé mais aussi pour pallier aux pénuries de masques et de gel hydroalcoolique. À la mi-mars, alors que le gel vient à manquer, la firme LVMH satisfait à sa promesse de don en distribuant ses premiers flacons[114]. Les gels ont été produit sur les sites de production de marchandises de luxe (Dior, Guerlain et Givenchy) et livré gratuitement aux hôpitaux de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. Si une polémique a éclaté lors de la vente par un supermarché Carrefour des gels LVMH alors qu’ils devaient être gratuits[115], l’essentiel n’est pas là : plutôt que de réquisitionner, nationaliser et taxer, la politique du gouvernement a consisté à laisser l’initiative au capital – avec les résultats que l’on connait.

Le couple État / capital a été également très inefficace dans la gestion de la pénurie de masques. Comme nous l’avons évoqué dans la section précédente, le recours à l’ajustement marchand en période de pandémie a conduit à des retards de livraison, à la perte de commande au profit de plus offrants et à l’augmentation des prix. En plus de cela, la stratégie de mise à disposition des masques produits et achetés doit être évoquée. En effet, alors que les soignants faisaient face à la pénurie de masques, les supermarchés ont été en mesure d’en stoker des millions en vue de les mettre en vente libre à partir de 3 mai.

Le 30 avril, un communiqué rassemblant les principaux ordres professionnels de la santé (médecin, sages-femmes, infirmiers, Chirurgiens-dentistes, masseurs-Kinésithérapeutes, pédicure-podologues, pharmacien) a critiqué violemment les grandes enseignes de distribution :

« Toute guerre a ses profiteurs. C’est malheureusement une loi intangible de nos conflits. Comment s’expliquer que nos soignants n’aient pas pu être dotés de masques quand on annonce à grand renfort de communication tapageuse des chiffres sidérants de masques vendus au public par certains circuits de distribution. »[116]

D’après les annonces publicitaires 515 millions de masques seraient en vente début mai, dont au moins 65 millions le 4 mai[117]. Etant donné les contraintes logistiques (acheminement, stockage, mise en rayon, etc.), comment explique-t-on que les grands distributeurs aient pu se procurer autant de masques alors les professionnels de santé en étaient privés ?

À défaut de masque ou de gel, le groupe de luxe Kering a fait un don d’une soixantaine d’imprimantes 3D à l’AP-HP[118]. Ces machines peuvent fabriquer des embouts et composants essentiels pour les respirateurs. Encore une fois, la charité est censée remplacer la planification.

Pendant que le capital pouvait organiser tranquillement les actions qu’il souhaitait mener dans le cadre de la pandémie, il a été fortement protégé par l’État : report de cotisations, d’impôt, garanties d’État sur les emprunts bancaires, etc. Mais ce n’est pas tout, le contrôle des conditions de travail n’a pas été un objectif prioritaire. En plus du cas d’Anthony Smith mentionné plus haut, plusieurs travailleurs ont été sanctionnés pour avoir demandé le respect des règles sanitaires. Cela a été le cas par exemple à Toulouse où deux infirmiers qui demandaient des masques et dénonçaient les conditions sanitaires dans l’EHPAD où ils travaillaient ont été licenciés[119].

Autre aspect important de la relation État-capital, la recherche d’un vaccin pose également des questions tant la réputation de l’industrie pharmaceutique est sulfureuse. Sans pôle public du médicament, il s’est installé une concurrence malsaine entre les industriels du médicament dans le but capter le plus de ressources publiques possibles. On se rappelle par exemple que le mercredi 13 mai le directeur de Sanofi a déclaré « qu’il distribuerait en priorité un éventuel vaccin contre le coronavirus aux États-Unis, car ils ont investi 30 millions de dollars dans ses recherches. Une exclusivité qui aurait pu être de plusieurs jours voire plusieurs semaines »[120].

Les relations public-privé sont la règle dans ce secteur où l’on a appris que le laboratoire américain Merck a acheté les droits des travaux de l’Institut Pasteur, en partie financé par le l’Etat français[121]. Comme le souligne un article dans Le Monde du 25 juin « les laboratoires vendent des promesses, les États achètent de l’espoir ». Les États financent sans contrepartie sur le partage des données, sur la règlementation des prix, sans réflexion sur le ciblage des premiers approvisionnements.

Par ailleurs, les recherches ne portent pas tant sur un objectif de guérison que celui de réduction de la sévérité de la maladie. En concentrant les recherches sur la volonté de détourner le virus des poumons, il tout à fait possible qu’il se développe autre part et que cela soit plus grave : « Et si, scénario cauchemar rencontré il n’y a pas si longtemps avec la dengue, le vaccin augmentait le risque d’une infection plus grave ? »

Ni l’État, ni le capital : l’auto-organisation pendant la pandémie

Si l’État et le capital ont échoué à endiguer rapidement la pandémie, il faut souligner la multiplication d’initiatives auto-organisées. Dans un article du 19 avril Hadrien Clouet et Maxime Quijoux ont relaté des initiatives de salariés déterminés à faire face à la pandémie[122]. Dans la Creuse, des couturières au chômage technique se sont remises au travail pour produire des masques. Des salariés d’un McDonald’s ont utilisé leur lieu de travail comme lieu de production alimentaire alternatif destiné aux plus démunis. Les auteurs ont montré par ailleurs que dans les entreprises rompues à l’auto-organisation des salariés, la révision des conditions de travail en fonction des contraintes sanitaires ont été largement facilités :

« À Rennes, la coopérative funéraire a récemment mis en place toute une série de dispositifs à la fois d’entraides pour ses salariés – masques, etc. – mais aussi pour les familles de défunt·e·s afin de pouvoir assister aux obsèques. Plusieurs fédérations d’employeurs coopératifs, comme celle du Bâtiment, plaident pour obtenir des pouvoirs publics un durcissement du périmètre des entreprises laissées en activité. Contrairement aux grands groupes capitalistes financiarisés, ces employeurs tentent de limiter l’activité, afin de lever la tension entre santé publique (au niveau du pays) et parts de marché (au niveau de chaque entreprise individuelle). »

Ces mouvements auto-organisés ont parfois été entravés par l’État comme dans le cas de la production de visières pour le personnel soignant. A l’aide d’imprimantes 3D de nombreuses visières ont été imprimés au plus fort de la pénurie. Mais le 23 avril la direction générale du travail et la Direction générale des entreprises ont révisé les normes de production des visières de façon à empêcher le don ou la vente à prix coutant. La logique à l’œuvre est de protéger les industriels classiques, désormais capables de prendre le relais, d’une « concurrence déloyale » provenant de bénévoles[123].

Ce mouvement d’auto-organisation a été qualifié de « mutation très politique de la société française » par François Bonnet[124]. L’auteur énumère les secteurs d’activité où des initiatives par le bas ont émergés, bien sûr chez le personnel soignant, mais aussi ailleurs :

« Car ce que disent aussi cette floraison d’initiatives et de mobilisations, ces capacités d’auto-organisation et d’innovation, c’est combien cette crise sanitaire a achevé de dévoiler l’archaïsme dangereux de notre système politique. Un pouvoir arrogant et prétentieux d’un coup mis à nu par une pénurie de masques. Un pouvoir vertical et centralisateur soudain obligé de s’en remettre aux élus locaux qu’il méprisait et aux citoyens qu’il sermonnait. »

Dans cet esprit, pour Yohann Emmanuel, le piège de la période consiste à voir un retour de l’État alors que celui-ci ne fait que continuer « à remplir sa fonction de garant du système capitaliste, même s’il le fait d’une manière directe et particulièrement visible »[125] :

« Plus encore que celle de 2008, la crise actuelle démontre que, malgré toutes ses défaillances, si l’État ne peut pas tout, il peut beaucoup, mais que sa puissance est au service du système capitaliste. Elle révèle donc ce qu’ont de faux les deux idéologies dominantes symétriques : le discours néolibéral qui veut faire oublier le rôle de l’État ; le discours étatiste-souverainiste qui veut laisser penser que l’État est parfaitement autonome. »

Au total, on peut se demander dans quelle mesure l’échec du capitalisme sanitaire ne peut-il pas faire renaitre l’idée de l’auto-organisation – contre l’État et contre le capital ?

Inégalités et covid-19

Le développement du covid-19 à partir de début mars a eu un effet tétanisant sur la société. L’énumération quotidienne du nombre de morts en Italie puis en France a semblé être un puissant unificateur. Ne serions-nous pas tous égaux face à la maladie ? Cela ne justifie-t-il pas en conséquence une action massive de l’État afin de protéger une population également en danger ?

D’une certaine manière le début du confinement a fait mentir des décennies de politique publique visant à responsabiliser les individus de leur état de santé. On ne choisit pas d’être malade comme on choisit d’aller voir tel ou tel film au cinéma. Cela fait échos aux travaux en économie politique de la santé qui insistent sur le fait que la santé est un besoin et non une préférence (Batifoulier et al., 2012).

Pour la théorie économique dominante tout se passe comme si les individus avaient un capital santé à gérer tout au long de leur vie en fonction de leurs préférences. Or, si la maladie est de la responsabilité du malade, car il a préféré prendre un risque plutôt que d’adopter un comportement prévenant, il doit payer plus pour les soins et cela justifie une dépolitisation de la santé. Avec la pandémie du covid-19, pendant un bref instant, on a pu penser que la maladie frapperait de façon homogène la population. D’où le moment bref de résurgence du politique et d’oubli de la contrainte économique.

Néanmoins, assez rapidement il a été mis en évidence que comme pour la plupart des pathologies, le covid-19 choisit ses victimes. Non seulement il est possible de montrer que certains groupes sociaux sont plus touchés que d’autres mais aussi que l’accès aux soins est inégalitaire. Que sait-on sur la dimension inégalitaire du covid-19 ?

La plus flagrante des inégalités a déjà été évoquée dans la section précédente. Il s’agit de la sélection des patients : certains ont été soignés d’autres pas en raison de leur âge, de leur résidence dans un EHPAD, de leur situation de handicap, etc. Une autre inégalité importante porte sur les reports de soins : en raison de la pénurie de lits pour traiter les patients atteints de Covid-19, de nombreux soins qualifiés de non-urgents ont été déprogrammés. Or, les retards de soins sont souvent synonymes de dégradation de la qualité de vie et de perte de chance.

La CNAM a alerté au moins depuis le mois de juin sur les effets négatifs des reports de soins d’un point de vue sanitaire et organisationnel[126]. Pendant le confinement, le nombre d’actes de chirurgiens-dentistes a chuté de 80 à 90%, les généralistes et la sages-femmes ont baissé leur activité de 30%, la vaccination contre le papillomavirus a chuté de 43%, la vaccination ROR (rubéole, oreillon, rougeole) a chuté de 16%, le nombre de dépistage du cancer colorectal est descendu de 75 000 par semaine au début de l’année contre 5 000 par semaine à la mi-mars, etc.

Dans un article de Libération du 17 septembre 2020, Sophie Crozier, membre du collectif inter-hôpitaux s’est alarmée des conséquences de déprogrammation : « On commence à mesurer les dégâts de cette stratégie ce sont des cancers pris avec retard, des maladies chroniques qui se sont aggravées, des pertes de chance à la pelle. On a fait du tri parce que l’on ne comptait que les morts Covid à la télé ». En d’autres termes, pendant le confinement la priorité était de traiter les cas covid-19 au détriment des autres – sans qu’aucun critère de justice n’ait été débattu publiquement.

La CPAM 93 a publié le 24 avril des données liées à l’activité en ville permettant d’avoir une idée de la baisse de la consommation de soin pendant le confinement[127]. Les données comprenaient le nombre de consultations réalisées par les médecins généralistes, spécialistes et centres de santé (2019 vs 2020) avec à chaque fois l’évolution des téléconsultations et la situation spécifique des patients en Affection longue durée. De façon attendue, avec le confinement, toutes les formes de consultations baissent drastiquement à partir du début du confinement (semaine 12)[128]. En semaine 15 (6-12 avril), l’activité a baissé de 43% pour les généralistes, de 73% pour les spécialistes, de 76% pour les centres de santé.

Alors que la baisse du volume d’acte pour les spécialistes est moins forte pour les patients ALD que pour les autres, elle est plus forte pour eux pour les actes généralistes et de centre de santé. On observe une hausse massive des téléconsultations, plus forte chez les généralistes que chez les spécialistes. Pour les généralistes, entre la hausse des téléconsultations et la baisse des autres formes d’activité, la téléconsultation représente 29% du total en S12 contre 0% en début d’année.

Certaines des villes les plus pauvres (Bobigny, Aubervilliers, Clichy sous-bois) semblent montrer un décrochage plus fort que la moyenne. Ce lien reste à confirmer car c’est l’inverse qui se passe à La Courneuve (plus pauvre) et aux Lilas (plus riche). En tous cas, la baisse des consultations en hôpital se double d’une baisse des consultations en ville (généraliste, spécialistes, centre de santé), malgré la hausse des téléconsultations. Les patients ALD sont susceptibles d’être plus frappés que les autres, sauf pour les soins spécialistes.

La DRESS a publié en juillet une veille documentaire sur les inégalité sociales face au Covid-19[129]. Elle souligne la double dimension des inégalités dans le cas de cette pandémie : l’inégalité face au virus (exposition différentielle, vulnérabilité différentielle, accès inégal aux soins) et l’inégalité face au confinement.

Les inégalités sociales face au virus comprennent le risque d’exposition plus élevé pour certaines activités professionnelles. Les risques sont plus élevés pour le personnel soignants et les travailleurs précaires. Dans le secteur agro-alimentaire 50% des travailleurs étaient encore sur site pendant le confinement (40% dans la santé et l’action sociale, 30% dans le transport). Le rapport de la DREES cite une étudie de l’INED selon laquelle 1/3 des cadres ont été obligés de sortir de chez eux pendant le confinement contre ¾ des employés et 96% des ouvriers.

Les conditions de vie et la promiscuité sont une autre inégalité sociale face au virus : les chances d’être contaminés sont plus élevées dans lorsque l’on réside en logements collectifs ou en établissements fermés. Le mal logement et le surpeuplement sont des situations à risque. L’inégalité d’accès aux mesures de protection constitue un autre facteur d’inégalité face au virus. Il s’agit de l’accès au matériel de protection (masques, gel hydro alcoolique, gants, produits d’hygiène, etc.) mais aussi la compréhension des mesures sanitaires de prévention et la confiance vis-à-vis des autorités. L’inégalité d’accès aux soins se mesure aussi par le fait d’avoir une complémentaire santé permettant de financer la part non remboursée par la sécurité sociale.

Concernant les inégalités sociales face au confinement, la DREES souligne plusieurs points d’attention. Des risques accrus sur la santé mentale semblent probables tant chez les personnes conservant une activité que les autres (anxiété, trouble du sommeil, de la concentration, tristesse). Le confinement accroît les risques sur la sécurité physique des personnes (suicide, violence sur les femmes et les enfants principalement, etc.). Enfin, la DREES pointe le risque d’augmentation significative du travail domestique à la charge des femmes.

Les craintes de la DREES ont été confirmées par les premiers résultats obtenus. Une étude menée par Nadine Levratto et ses collègues a mis en évidence les effets différenciés de la pandémie sur les inégalités territoriales[130]. À partir d’une approche d’économie spatiale, les auteurs montrent que le taux d’hospitalisation est positivement corrélé à la part des ouvriers dans la population active. Dans ces territoires, le télétravail était moins fréquent et les plans de continuité de l’activité plus fréquents. De même, les auteurs trouvent que dans les zones où il y a moins de service d’urgence, il y significativement plus d’hospitalisation, suggérant qu’une meilleure prise en charge permet de réduire le risque d’évolution dangereuse de la maladie.

D’autres travaux ont également cherché à montrer le lien entre pauvreté et covid-19. Par exemple, dans une étude de Paul Brandily et collègues[131], les auteurs montrent que la surmortalité due au covid-19 est significativement plus forte dans les communes faisant partie des 25% les plus pauvres (+88% contre +55%). L’essentiel de cette différence s’explique par le surpeuplement des logements et la fréquence des contacts sociaux liées aux métiers. Les auteurs parlent ainsi d’« une pandémie de la pauvreté »[132].

Pour le temps du confinement, le fait que les classes populaires soient plus touchées par la pandémie en raison de leur maintien au travail a mis en avant le sentiment d’un retournement des représentations : ce sont les classes populaires qui permettent aux classes dirigeantes de vivre et pas l’inverse. Comme l’a souligné la sociologie Marie-Hélène Bacqué par exemple,

« Malgré la pandémie, le RER ne s’est jamais arrêté de circuler car il est un fil indispensable pour faire vivre la métropole. […] Ce sont les populations aisées, avec des emplois qualifiés, qui sont dépendantes des personnes qui occupent des emplois précarisés. Les livreurs, les aides-ménagères, les femmes de ménage, les gardiens… Toutes ces personnes ont continué à travailler pendant le confinement et ont permis aux autres de rester confiné. Et le RER est le fil qui relie ces deux mondes. »[133]

La parenthèse n’a pas durée et les promesses de lendemain qui chante se sont estompées. Ce changement regard doit être l’opportunité d’interroger le lien entre pauvreté et risque d’être atteint du covid-19. Ce n’est peut-être pas parce qu’ils sont pauvres qu’ils sont malades, mais parce qu’ils sont exploités. Comme on l’a vu, les travaux montrent qu’il existe un lien statistique entre le niveau de revenu et la probabilité d’être atteint du covid-19.

Néanmoins, ce n’est pas la pauvreté monétaire, c’est-à-dire le fait d’avoir peu d’argent, qui explique que l’on tombe malade du covid-19. Le virus ne regarde pas le compte en banque des gens. La pauvreté monétaire n’est qu’un indicateur d’une réalité sociale plus importante : la place dans le rapport de production – autrement dit le capitalisme – et la capacité de résister aux ordres des propriétaires des moyens de production.

Le virus se diffuse par contacts longs et rapprochés. Quelles sont les métiers qui supposent le plus de contacts non réductibles par le télétravail, la suspension de l’activité ou l’amélioration des conditions d’hygiène ? L’hôtellerie-restauration, le transport et la logistique, les services à la personne, l’entretien, l’industrie agro-alimentaire, etc. Dans tous ces secteurs, la grande mode du confinement a été de reconnaitre qu’ils étaient essentiels (donc impossible à suspendre ; stay at work !) mais très mal rémunérés.

Le rapport de force des travailleurs avec le capital y est défavorable depuis longtemps et il a été extrêmement difficile d’obtenir la suspension de certaines de ces activités, le télétravail ou le respect de conditions d’hygiène drastiques. C’est d’ailleurs parce que le rapport de force y est défavorable que ces travailleurs ont aussi de petites rémunérations et peu de reconnaissance sociale. Ces petites rémunérations impliquent que ces travailleurs habitent en périphérie, qu’ils utilisent plus souvent les transports en commun bondés et qu’ils vivent dans des logements surpeuplés.

Ce n’est donc pas la pauvreté qui rend malade, c’est l’intensité de l’exploitation Qu’est-ce que cela change d’un point de vue d’économie politique ? L’augmentation des salaires est bonne à prendre mais elle ne changera pas les rapports de production et tout ce qu’ils impliquent de subordination dans la division sociale du travail. La prise en charge gratuite des soins est bonne à prendre mais elle arrive trop tard : en quoi le fait de rembourser les soins gratuitement implique-t-il l’obligation de prendre un risque pour sa santé ?

Quand il faudra recommencer à envoyer les plus exploités en première ligne, rien n’aura changé d’un point de vue sanitaire… même si les salaires sont meilleurs, même si les soins sont gratuits. D’où l’intérêt de focaliser l’attention sur les rapports de production plutôt que sur les inégalités monétaires qui n’en sont qu’une conséquence. Ce n’est qu’en renversant les rapports de production qu’il sera possible pour les travailleurs de définir eux-mêmes sous quelles conditions le travail n’engendre pas de risques démesurés pour la santé – peu importe leur niveau de rémunération et la gratuité des soins. La santé aussi c’est la lutte des classes.

L’introuvable « plan massif » pour l’hôpital

Le confinement a été marqué par une parenthèse de la contestation politique. En dehors des tribunes et des plateaux-télés, la population a été prise en étau entre l’injonction du « restez chez vous » et la conduite autoritaire du pouvoir (cf. section 3.1.). L’interdiction des rassemblements étant justifiée par la volonté de réduire le développement de la pandémie, l’un des faits majeurs du confinement a été la quasi-impossibilité de s’opposer à l’État.

Alors que près d’une année de grève contre l’austérité à l’hôpital n’avait pas suffi à attirer l’attention sur les professionnels de santé, pendant le confinement, ils ont été héroïsés. D’abord par les applaudissements aux fenêtres, copiés sur le modèle italien. Le président de la République a lui-même pris sa part, notamment en décalant ses interventions télévisées quelques minutes après 20 heures pour ne pas briser l’hommage[134].

Mais surtout, Emmanuel Macron a développé la métaphore guerrière lorsqu’il a fallu chercher à dissoudre toute forme de protestation. Il a utilisé la rhétorique guerrière sans utiliser les outils de l’économie de guerre. Le 25 mars il proclame à nouveau l’état de guerre contre le virus, il annonce que trois premiers soignants sont tombés dans la région Grand-Est et il demande à ce que la population refuse la division. En contrepartie, il concède les erreurs du passé et promet un « plan massif » pour l’hôpital :

« Nous serons là aussi au rendez-vous de ce que nous devons, au-delà de cette reconnaissance et du respect. J’ai demandé au gouvernement d’apporter une réponse claire et forte de court terme pour l’ensemble des personnels soignants comme pour l’ensemble des fonctionnaires mobilisés afin de majorer les heures supplémentaires effectuées et sous forme d’une prime exceptionnelle, pour pouvoir accompagner financièrement cette reconnaissance. Mais plus largement, nos soignants qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies se sont hier battus hier pour sauver l’hôpital, notre médecine. Beaucoup a été fait, sans doute pas suffisamment vite, pas suffisamment fort. L’engagement que je prends ce soir pour eux et pour la nation toute entière c’est qu’à l’issue de cette crise un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières sera construit pour notre hôpital. C’est ce que nous leur devons. C’est ce que nous devons à la nation. Cette réponse sera profonde et dans la durée. »[135]

Ces promesses doivent être mises au regard du bilan de la crise pour les professionnels de santé. Entre le lancement du plan Blanc le 6 mars et la fin du confinement le 11 mai, les personnels hospitaliers ont dû faire face à la pandémie malgré le manque de lit, le manque de personnel et les pénuries (de masques, de respirateur, blouses, de gants, etc.). En plus des conséquences sur les malades (refus et reports de soins), les conditions de travail ont engendré des contaminations de personnels hospitalier (soignants ou non) et des décès. Aucun bilan national fiable et définitif n’est pour l’instant disponible.

Au 20 avril 2020, 4 275 professionnels de l’AP-HP avaient été infectés (4% du total des effectifs) pour trois décès[136]. Au 3 juin, selon la Caisse autonome de retraite des médecins de France, 26 médecins libéraux en activité seraient également décédés du covid-19[137]. 6 000 auraient demandé un arrêt de travail du fait du Covid-19. Au 11 juin, BFM TV annonce au moins 50 000 soignants infectés[138]. Dans les établissements de santé, Santé publique France comptabilise 33 210 infectés au 7 septembre dont 16 décès (5 médecins, 4 aides-soignants, 1 professionnel de santé « autre » et 6 personnels non soignants)[139]. Cette disparité dans les chiffres s’explique par des méthodes de comptage différentes, et peut-être également par l’enjeu financier pour l’État de reconnaissance ou non en maladie professionnelle[140].

Jusqu’au dé-confinement du 11 mai, le gouvernement a cherché à désamorcer la contestation latente des professionnels de santé par des annonces multiples. Cependant, il faut rappeler qu’une semaine après la promesse du « plan massif » pour l’hôpital, Mediapart a révélé une note de la Caisse des dépôts faisant craindre l’approfondissement de la politique de santé contre laquelle beaucoup de professionnels se sont battus[141]. Avant même de critiquer les pistes évoquées par cette note, l’économiste Jean-Paul Domin a soulevé l’existence d’un problème inhérent au rapprochement du capital et de l’État dans le capitalisme sanitaire :

« N’y a-t-il pas un évident conflit d’intérêt à demander un rapport à la CDC sur l’hospitalisation ? La CDC, via une de ses filiales Icade santé, est un acteur majeur de l’hospitalisation privée lucrative. Icade santé est détenue à hauteur de 38,8 % par la CDC et pour 18,4 % par Prédica SA (la filiale assurance du Crédit agricole). Icade s’est spécialisée sur le marché de l’immobilier sanitaire. Elle possède un portefeuille de 135 établissements de santé valorisé à hauteur de 5,5 milliards d’euros. Elle est déjà partenaire de marques reconnues (Elsan, Ramsay santé, Vivalto) ainsi que des groupes régionaux. Icade souhaite également investir le marché des Ehpad et annonce un accord de partenariat avec le groupe Korian. »

Avec cette note, il est apparu difficile de penser à un changement radical de la politique de santé. Ce sentiment a été confirmé par le 4 avril par les déclarations du directeur de l’ARS Grand-Est Christophe Lannelongue selon lequel la restructuration du Centre hospitalier régional universitaire de Nancy, prévoyant la suppression de 598 postes et la fermeture de 174 lits, n’avait aucune raison de ne pas se poursuivre malgré la pandémie[142]. Si quelques jours plus tard il a été limogé[143], on ne peut que se demander si son éviction n’est pas lié davantage à la stratégie de communication de crise du gouvernement qu’à une divergence sur la politique sanitaire.

Il aura fallu attendre le 15 avril pour que le gouvernement précise les déclarations du président du 25 mars et annonce un plan de 110 milliards d’euros, dont 8 milliards pour la santé[144]. Ces financements nouveaux sont destinés à couvrir les dépenses exceptionnelles, tant en termes de matériel que de primes. La prime s’élève de 500 à 1 500 € en fonction de critère géographiques afin de distinguer les territoires très touchés des autres. À cela s’ajoute une majoration de 50% des heures supplémentaires. Dans les deux cas, les versements sont défiscalisés et désocialisés. Encore une fois, la politique de la prime s’impose face au salaire.

Sans revenir sur l’attribution de médailles qui a été assez largement considérée par les professionnels comme une initiative insultante[145], la prime a fait l’objet de nombreuses critiques plus ou moins radicales. Le collectif Hôpital ouvert s’est dit choqué et humilié car la prime n’est qu’une une réponse ponctuelle à la crise sanitaire et permet au gouvernement d’occulter la nécessité de répondre à la crise structurelle que connait notre Hôpital[146]. Il refuse par ailleurs l’héroïsation portée par le gouvernement et l’idée même que l’engagement professionnel soit en mesure d’être acheté :

« […] nous, soignants de l’hôpital public, sommes des fonctionnaires d’État, et à ce titre, travaillons à une mission de service public, en l’occurrence le soin. Notre mission est indépendante de la charge de travail, physique ou psychologique qu’elle implique. Aussi, notre actuelle mobilisation n’a rien d’héroïque, elle fait partie intégrante de notre engagement professionnel. Nous ne la menons pas par motivation financière, mais par engagement social et humain. Vouloir y répondre par une gratification monétaire est un affront que nous fait le gouvernement. »

Les annonces ont en outre pris du temps à être suivi d’effets : annoncée le 25 mars, adopté en conseil des ministres le 15 avril, les décrets d’application n’étaient pas publiés au 5 mai[147]. Dans certains hôpitaux les directions ont prévenu qu’elles ne pourraient pas payer les heures supplémentaires qui devraient se transformer en jours de repos. Alors qu’au cœur de la crise la conflictualité entre l’administration et les professionnels de santé avaient été suspendue, progressivement le contrôle budgétaire a refait surface avec les tensions qui y sont liées. Pour ces raisons, les professionnels ont repris le travail de mobilisation pour éviter « le retour à l’anormal, comme avant » [148].

Le 17 mai est annoncé un Ségur de la santé visant à produire par la concertation le « plan massif » proposé par le président le 25 mars. Au moment même où allait commencer les débats, le gouvernement faisait savoir que la dette accumulée pendant la période du covid-19 serait supportée par la Sécurité sociale, via la CADES, et non l’État. Or, l’augmentation massive de la dette est liée à la décision de l’État de suspendre le versement des cotisations et d’améliorer certaines prises en charge.

Pourquoi ce n’est pas à l’État de supporter les coûts de son incapacité à anticiper et gérer la pandémie ? L’économiste Michael Zemmour souligne qu’en faisant ce choix la Sécurité sociale devra payer près d’une dizaine de milliards d’euros par an pour le remboursement de la dette contre seulement un milliard si l’État l’avait prise à sa charge[149]. Le remboursement de la dette devra se faire au détriment du versement de prestations sociales et au prix de nouvelles mesures d’austérité budgétaire. Dès la fin du mois de mai, il était donc entendu que la Sécurité sociale continuerait à subir le fardeau de la dette.

Les négociations du Ségur de la Santé, dirigées par l’ancienne dirigeante de la CFDT Nicole Notat[150], ont été longues (25 mai – 10 juillet) et ont été rythmées par des manifestations, notamment les 16 et 28 juin. Les deux mesures principales sont l’augmentation de la rémunération des professionnels à hauteur de 8,2 milliards d’euros annuels (7,6 milliards pour les métiers non-médicaux, 450 millions pour les médecins et 200 millions pour les étudiants) et un plan d’investissement de 19 milliards d’euros[151]. Mais comment juger les résultats du Ségur ? Peut-ont parler d’un « changement de philosophie » comme l’indique le journal Le Monde[152] ?

Concernant les 19 milliards d’euros d’investissements, 13 milliards d’euros portent sur la reprise de la dette (c’est-à-dire des investissement passés) et 6 milliards d’euros sur des investissements nouveaux. Ces 6 milliards d’euros devront être partagés entre l’investissement numérique (2 milliards) et le secteur médico-social (1,5 milliards). Il n’y aura donc que 2,5 milliards d’euros d’investissements nouveaux pour l’hôpital, le tout étant lissé sur 5 ans – soit 500 millions d’euros par an.

Du côté des 13 milliards d’euros de reprise de la dette, il faut se rappeler que 10 milliards d’euros de reprise avaient été prévus en novembre 2019 (cf. section 1.). N’ayant pas d’éléments permettant de penser que les 13 milliards du Ségur s’ajoutent aux 10 milliards de novembre 2019, il s’agit très probablement d’une rallonge de la reprise de la dette de 3 milliards d’euros. Rappelons enfin d’ailleurs que la reprise de la dette est conditionnée par l’acception de plans de restructuration décidé par l’État.

Concernant les 8,2 milliards d’euros de revalorisation des rémunérations, la communication du gouvernement a massivement insisté sur les 180€ nets d’augmentation par mois pour les personnels non médicaux. C’est une hausse significative, surtout si on se rappelle des faibles résultats de mobilisation historique de 2019, mais elle est loin de la revendication de 300 €, qui n’a pour objectif que de ramener les salaires français à la moyenne des pays de l’OCDE. L’augmentation aura lieu en deux fois et les soignants devront attendre mars 2021 pour percevoir l’intégralité des 180€. Cette rémunération prendra vraisemblablement la forme de primes et non de salaires.

Il reste une incertitude sur les bénéficiaires de ces hausses. Les stratégies d’externalisation de certains métiers (entretien, restauration, hôtellerie, etc.) vont-elles exclure ces salarié·e·s ? Les négociations sur les grilles salariales sont renvoyées à plus tard. Encore une fois, la question des salaires est esquivée au profit d’une stratégie de primes. Comme dans le reste de la fonction publique et du privée, la lutte contre le salaire, mesuré au point d’indice ou non, reste la règle. Autre point important, le Ségur prévoit 15 000 embauches mais il s’agit en réalité de 7 500 supports de postes nouveaux, la différence étant le nombre de postes vacants avant la crise – soit 7 500 postes supplémentaires pour 1,115 millions d’agents de la fonction publique hospitalière.

Au total, le prétendu « plan massif » pour l’hôpital est constitué de primes pour les professionnels à hauteur de 8,2 milliards, de 500 millions d’euros d’investissements par an pendant 5 ans et de la reprise de 3 milliards d’euros de dette. Il faut rajouter aux mesures du Ségur, le plan de 10 milliards de reprise de la dette hospitalière décidé en novembre et les 3,5 millions d’investissements prévu par le Ségur mais ne concernant pas exclusivement l’hôpital. Notons enfin qu’à aucun moment n’est faite la distinction entre l’hôpital public et l’hôpital privé.

Si les mesure du Ségur de la santé sont significatives par rapport à l’histoire récente de l’hôpital, il faut les relativiser à l’aune de la situation : 20 ans d’austérité et… une crise sanitaire et économique inconnue en France depuis la Seconde Guerre mondiale. De plus, le Ségur de la santé esquive beaucoup de problèmes centraux dans l’organisation du système de soin[153].

Rien n’a été dit sur la structure du pouvoir dans les hôpitaux. Si les hôpitaux sont devenus des petites entreprises, ils sont pieds et poings par leur hiérarchie : ARS et ministère. A quand une démocratisation de l’hôpital public ? A quand une re-démocratisation de la sécurité sociale ? Il ne suffit pas de dire qu’il faut plus de financement, il faut encore que ces financements puissent être utilisés en dehors des logiques marchandes et bureaucratiques. Pourquoi ne pas redonner le pouvoir aux travailleurs et aux cotisants ?

Rien n’a été dit sur le financement des mesures annoncées. Jusqu’à maintenant, chaque dépense nouvelle dans l’ONDAM était financée par des économies sur d’autres postes de l’ONDAM – si bien que les ministres peuvent dire sans mentir qu’ils augmentent les budgets alors qu’ils les baissent ! La gloire de l’hôpital public a été fondée sur l’augmentation progressive de la cotisation sociale – et non par de l’impôt ou de l’emprunt (public ou privé). Si à court/moyen terme on peut laisser filer la dette, est ce que cela sera au prix de plus d’austérité demain ?

Rien n’a été dit l’hôpital entreprise. Le premier problème de l’hôpital est le niveau des dépenses, trop faible (ONDAM). Le fait d’imposer à l’hôpital de se comporter comme une entreprise à but lucratif, avec par ex la T2A, n’est en fin de compte qu’une méthode de rationnement. Si la question du budget est plus importante, celle de l’organisation compte énormément pour les travailleurs. Va-t-on en finir avec l’industrialisation des soins ? La gestion par objectifs quantifiés de productivité ? la logique de concurrence ? Le minutage de tous les temps ?

Rien n’a été n’a été dit sur l’articulation ville-hôpital. La souffrance à l’hôpital provient de l’absence complète de régulation de la médecine de ville – où il est plus difficile de contrôler l’évolution des dépenses. On peut vouloir réduire la place de l’hôpital, uniquement à condition que les structures de ville suivent (médical, médico-social, etc.). Or, en raison des coûts et de la désorganisation du système, l’hôpital public est souvent un refuge nécessaire pour de nombreuses personnes (malades ou non).

Rien n’a été dit sur l’articulation du privé et du public. Au contraire, certains syndicats se sont plaints de l’absence de séparation des mesures. Il faut dire que le privé à but lucratif s’organise depuis plusieurs années pour se développer où c’est rentable, au risque d’accroître les inégalités.

Si on peut comprendre que certains syndicats aient signé les accords de Ségur, ce qui est pris n’étant plus à prendre, il serait illusoire que de croire que les mesures du Ségur seront suffisantes pour améliorer le système de santé. L’accord salarial permet aux travailleurs de serrer les dents un peu plus dignement mais que va-t-il se passer avec tout le reste ?

Pour toutes ces raisons la mobilisation des professionnels hospitaliers a connu un regain significatif dès avant la fin du Ségur de la Santé. Par exemple, le syndicat Sud Santé Sociaux a déposé un préavis de grève illimité à compter du 22 mai au CHU de Bordeaux pour protester contre les primes et la faiblesse de la réponse politique à la crise sanitaire[154]. Par un communiqué du 26 mai, le collectif inter-urgence s’indigne de ne pas être invité aux négociations du Ségur au motif qu’il serait une organisation sectorielle (services des urgences) alors qu’il a été à l’origine du mouvement de 2019. Le 29 mai, tandis que la CFDT se dit prête à accepter des accords locaux pour remettre en cause les 35 heures, les autres syndicats s’insurgent contre cette perspective et préparent de futures mobilisations dans la rue[155]. Le 2 juin, le syndicat Sud Santé Sociaux décide de quitter les négociations du Ségur en raison d’écart trop important entre les revendications et les propositions du gouvernement[156].

Avec l’assassinat de Georges Floyd le 25 mai aux États-Unis et la naissance du mouvement Black lives matter, la reprise des manifestations s’accélère en France. Les mobilisations du 2 et du 13 juin autour du comité Vérité pour Adama ont supprimé l’effet tétanisant du covid-19 sur la contestation politique. Le 16 juin a lieu la première grande manifestation de soignants depuis le début de la crise sanitaire. Plus de 220 rassemblements ont été organisés comptabilisant au total plusieurs dizaines de milliers de personnes[157].

Le 20 juin l’association Attac et le collectif inter urgence ont aspergé du faux sang sur l’entrée du ministère de la santé[158]. Une nouvelle grande manifestation est organisée le 30 juin[159], à ce moment-là le gouvernement propose 6,3 milliards d’euros de revalorisations (8,2 milliards au final). La fin du Ségur n’apaise que très modérément les tentions durant l’été. Le 14 juillet des contre-manifestations sont organisées pour protester contre les honneurs réservés lors des cérémonies officielles aux soignants[160]. Le 19 aout, France info révèle que plusieurs services d’hôpitaux se mettent en grève illimitée, notamment à Laval en Mayenne où la pandémie reprend son développement. La signature des accords du Ségur est un trompe-l’œil car les signataires n’avaient pas pris part au mouvement de grève entamé en 2019[161]. Les professionnels craignent une éventuelle reprise de l’épidémie à l’automne. Le 23 aout le Collectif inter-hôpital publie un communiqué démentant l’affirmation du ministre de la Santé Olivier Véran selon lequel les hôpitaux seraient prêts pour la deuxième vague.

Malgré ces protestations, aucune annonce nouvelle n’est venue répondre aux inquiétudes des professionnels mobilisés. Le 3 septembre dernier le gouvernement a présenté son plan de relance de l’économie à 100 milliards. De cette somme, pas un euro de plus n’est consacré à l’hôpital. Le volet santé du plan est constitué par les annonces du Ségur. De même la santé est, d’après un article paru dans Le Monde, la « grande oubliée du plan de relance européen » [162].

A la fin de l’été 2020, le « plan massif » pour l’hôpital est introuvable. La politique sanitaire semble par ailleurs rester sur ses dynamiques antérieures : puissance des bureaucraties sanitaires, absence de distinction entre public et privé ce qui permet le développement en silence du capital, approfondissement des investissements numériques (notamment via la télémédecine), promotion de la prime contre le salaire, gouvernement par la dette, refus de la démocratisation des décisions sanitaires, etc.

Il faut reconnaitre que les mesures prises pendant la crise du covid-19 sont nettement plus fortes que celles liées au mouvement historique de 2019. Il faut donc dire que c’est la guerre contre le virus bien plus que la lutte sociale qui a rendu possible l’amélioration des rémunérations à l’hôpital. Évidemment, ces mesures restent trop faibles pour faire face aux enjeux de l’hôpital public. On peut se demander si les professionnels pourraient résister à une nouvelle secousse semblable à celle de mars/avril. Cette question est d’autant plus importante que le Plan blanc a été réactivé dès la mi-août dans les Bouches du Rhône[163] faisant craindre un retour massif de l’épidémie à l’automne[164].

Conclusion

Une grande grève et une pandémie plus tard, l’État n’a toujours pas pris des décisions permettant de répondre aux problématiques du système de santé. Cette situation est liée à l’incapacité au refus d’opposer capitalisme sanitaire et sécurité sociale mais surtout à l’oubli des fondements de la sécurité sociale : le conflit non institutionnalisé – contre l’État, contre le capital.

A la suite de la gestion catastrophique de la crise une commission d’enquête parlementaire a été créée[165] et des plaintes ont été déposés contre des ministres, notamment Édouard Philippe[166] et Jean Castex[167]. Mais, pense-t-on réellement que les institutions (parlement, justice, bureaucraties sanitaires, etc.) qui ont co-produit la situation actuelle sont en mesure d’évaluer les responsabilités devant la crise sanitaire et la contribution des années de casse de la Sécurité sociale ?

La pandémie a montré que le gouvernement passe une grande partie de son temps à mentir. Il ment soit directement, par exemple en disant en moins de trois mois que les masques sont inutiles puis qu’ils sont obligatoires sous peine de contravention, soit indirectement par la manipulation des chiffres et des mots, par exemple en annonçant à intervalle régulier des plans d’urgence pour la santé qui sont au mieux très insuffisants et qui au pire supposent de faire des économies ailleurs dans le système de santé.

Il faut s’interroger sur les répertoires d’action des militants favorables à l’extension de la Sécurité sociale. Ce n’est pas facile de critiquer les professionnels qui se sont mobilisés et qui ont tenu l’hôpital à bout de bras pendant la pandémie. Mais ce n’est pas leur rendre service que de ne pas constater que toutes ces mobilisations, comme celles contre la réforme des retraites et de l’université, n’ont pas été efficaces. Pour quelles raisons les militants prennent encore au sérieux le gouvernement en acceptant ses problématiques et les règles du jeu qu’il impose par la loi – quitte à faire évoluer la loi pour étouffer la contestation ?

On a vu cette année à quelle vitesse les applaudissements quotidiens ont laissé place aux coups de matraque pour les soignants pourtant héroïsés[168]. La volonté du monde de la santé de montrer sa légitimité a atteint ses limites. Les jetés de blouses ou les SOS des hôpitaux n’ont pas eu d’effets avant la crise. La crise que l’on connaît aura à peine suffi à arracher quelques milliards, comme d’autres secteurs pourtant moins sollicités. Peut-être faut-il penser à des stratégies de lutte moins institutionnalisées, plus en phase avec l’histoire de la sécurité sociale ?

Notes

[1] https://www.liberation.fr/direct/element/y-a-pas-dargent-magique-repond-emmanuel-macron-a-une-soignante-qui-deplore-le-manque-de-moyens-des-h_80049/

[2] https://reporterre.net/La-maternite-de-Die-a-ferme-et-le-petit-Aime-est-mort

[3] On pourra consulter ici le site internet de l’association qui relaie les actions locales et nationales des militants : http://coordination-defense-sante.org/.

[4] https://www.lci.fr/population/paris-aphp-hopitaux-les-urgentistes-de-l-hopital-saint-antoine-en-greve-illimitee-agressions-2116103.html

[5] https://www.whatsupdoc-lemag.fr/grand-format/inter-urgences-cest-quoi

[6] On pourra consulter ici le site internet du collectif qui relaie les actions locales et nationales des militants : https://www.interurgences.fr/.

[7] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/05/06/les-annonces-apres-le-grand-debat-national

[8] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/06/14/urgences-le-gouvernement-debloque-70-millions-d-euros-pour-des-mesures-immediates_5476242_3224.html

[9] https://www.francetvinfo.fr/economie/greve/greve-aux-urgences/hopitaux-quelles-sont-les-revendications-des-soignants-engreve_3484345.html

[10] https://www.interurgences.fr/2019/08/communique-de-presse-03-juillet-2019/

[11] https://www.interurgences.fr/2019/08/communique-du-21-aout/

[12] https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/dossiers-de-presse/article/pacte-de-refondation-des-urgences

[13] Objectif national de dépenses d’assurance maladie ; le budget de la santé. Voir la première partie du texte.

[14] https://blogs.alternatives-economiques.fr/rcerevue/2020/05/31/les-crises-de-l-hopital-public-entretien-avec-brigitte-dormont

[15] Si une année tel médicament vaux 1€ et que l’année suivante il en vaut 2€, pour être en mesure de prodiguer le même nombre de boite de ce médicament il faudra plus d’argent. Si le budget reste identique, on devra diminuer la distribution des médicaments d’une année sur l’autre.

[16] On pourra consulter ici le site internet du collectif qui relaie les actions locales et nationales des militants : https://www.collectif-inter-hopitaux.org/.

[17] Soit plus que l’augmentation tendancielle pour 2020 (3,3 %), autrement dit une augmentation réelle du budget.

[18] https://www.syndicat-infirmier.com/Preavis-greve-infirmieres-jeudi-14-novembre-2019-hopital-cliniques-Ehpad.html

[19] https://www.midilibre.fr/2019/11/14/hopital-emmanuel-macron-admet-que-la-crise-est-plus-grave-quil-ne-le-pensait,8541807.php

[20] https://www.gouvernement.fr/partage/11283-plan-d-urgence-pour-l-hopital-ma-sante-2022-discours

[21] https://blogs.alternatives-economiques.fr/rcerevue/2020/05/31/les-crises-de-l-hopital-public-entretien-avec-brigitte-dormont

[22] https://www.francetvinfo.fr/economie/greve/greve-du-5-decembre/greve-du-17-decembre-les-personnels-de-l-hopital-mobilises_3748977.html

[23] https://sante.lefigaro.fr/article/hopital-plus-de-1000-medecins-menacent-de-demissionner-de-leurs-responsabilites/

[24] https://www.nouvelobs.com/societe/20200115.OBS23498/des-medecins-jettent-leurs-blouses-blanches-contre-le-manque-de-moyens-a-l-hopital.html

[25] https://www.francetvinfo.fr/sante/enfant-ado/epidemie-de-bronchiolite-plus-de-5000-enfants-amenes-aux-urgences_3769665.html

[26] https://www.liberation.fr/debats/2020/01/03/l-appel-des-parents-pour-la-reanimation-pediatrique_1771374

[27] https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/angers-apres-le-deces-d-un-patient-passe-aux-urgences-la-direction-reagit-6404153

[28] https://www.20minutes.fr/faits_divers/2674055-20191213-brest-apres-six-heures-passees-brancard-urgences-homme-86-ans-decede

[29] https://www.francebleu.fr/infos/societe/video-negligence-incompetence-une-petite-fille-de-11-ans-meurt-a-l-hopital-necker-sa-maman-temoigne-1580396858

[30] https://www.interurgences.fr/2020/02/communique-de-presse-24-fevrier-2020/

[31] https://www.la-croix.com/France/Le-premier-Francais-mort-coronavirus-etait-enseignant-lOise-2020-02-26-1201080624

[32] On peut d’une certaine manière tirer les mêmes conclusions à propos du mouvement contre la réforme des systèmes de retraite et, dans une moindre mesure, du mouvement des gilets jaunes.

[33] https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/roselyne-bachelot-personne-nimaginait-une-crise-de-cette-violence

[34] https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/claude-evin-une-reponse-adaptee-et-proportionnee

[35] https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/marisol-touraine-loccasion-de-penser-une-veritable-europe-sanitaire-et-sociale

[36] https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/elisabeth-hubert-olivier-veran-le-bon-ton-et-la-bonne-demarche

[37] https://apps.who.int/gpmb/assets/annual_report/GPMB_annualreport_2019.pdf

[38] https://theconversation.com/la-france-en-penurie-de-masques-aux-origines-des-decisions-dÉtat-134371

[39] https://www.fakirpresse.info/Le-vrai-CV-de-Roselyne-Bachelot

[40] https://formindep.fr/un-ministre-de-la-sante-ca-ose-tout-cest-meme-a-ca-quon-le-reconnait-2/

[41] http://www.slate.fr/france/52325/nicolas-sarkozy-conflits-dinterets-transparence

[42] Notons que cet épisode n’est pas sans lien avec la remarque de l’OMS sur la perte de confiance dès les gouvernements.

[43] https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2020/04/les-experts-parlent-du-risque-pandemique-depuis-des-decennies-pourquoi-netions

[44] https://qg.media/2020/03/26/sur-la-situation-epidemique-par-alain-badiou/

[45] On trouvera ici le calendrier des actions entreprises par le gouvernement : https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/les-actions-du-gouvernement.

[46] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/coronavirus-agnes-buzyn-a-t-elle-sous-estime-le-risque-de-propagation-en-france_3851495.html

[47] Selon l’OMS, la différence entre pandémie et épidémie est l’ampleur géographique du phénomène. Une pandémie est une épidémie généralisée à large partie de la planète.

[48] https://sante.journaldesfemmes.fr/fiches-maladies/2622449-plan-orsan-reb-definition-signification-qui-declenche-coronavirus-definition-duree/

[49] https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/02/25/coronavirus-quel-dispositif-sanitaire-en-cas-d-epidemie-en-france_6030770_1651302.html

[50] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/16/nous-sommes-en-guerre-retrouvez-le-discours-de-macron-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033314_823448.html

[51] https://www.lefigaro.fr/elections/municipales/guillaume-tabard-le-casse-tete-municipal-des-ministres-20200120

[52] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/14/benjamin-griveaux-renonce-a-la-mairie-de-paris-apres-la-diffusion-d-images-privees-a-caractere-sexuel_6029533_823448.html

[53] https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/jy-vais-pour-gagner-buzyn-remplace-griveaux-dans-la-bataille-de-paris-et-devrait-quitter-le

[54] https://www.lexpress.fr/actualite/politique/coronavirus-quand-agnes-buzyn-remerciait-vivement-anne-hidalgo-pour-sa-mobilisation_2119239.html

[55] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/29/reforme-des-retraites-le-gouvernement-annonce-recourir-a-l-article-49-3-pour-faire-adopter-son-projet_6031362_823448.html

[56] https://www.bfmtv.com/people/emmanuel-et-brigitte-macron-au-theatre-pour-inciter-les-francais-a-sortir-malgre-le-coronavirus_AN-202003070063.html

[57] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/11/premiere-journee-nationale-dhommage-aux-victimes-du-terrorisme-suivez-la-ceremonie-au-trocadero

[58] Le chemin de croix d’Agnès Buzyn, Le monde, 18 mars 2020.

[59] https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-la-reforme-des-retraites-suspendue-annonce-macron_fr_5e6fd329c5b60fb69ddc13c9

[60] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/15/les-municipales-n-auraient-pas-contribue-statistiquement-a-la-propagation-du-covid-19_6039720_823448.html

[61] « Cette pandémie est un désastre que nous avons nous-mêmes créé », Le monde, 24 juin 2020.

[62] http://nakedkeynesianism.blogspot.com/2020/03/world-war-ii-not-new-deal-is-model-for.html?m=1 ; https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/mar/24/coronavirus-crisis-change-world-financial-global-capitalism; https://legrandcontinent.eu/fr/2020/05/12/economie-de-pandemie-economie-de-guerre/

[63] https://www.project-syndicate.org/commentary/covid-19-america-response-wwii-mobilization-by-james-k-galbraith-2020-03?barrier=accesspaylog

[64] https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/200320/non-nous-ne-sommes-pas-en-guerre-nous-sommes-en-pandemie-et-cest-bien-assez

[65] Par ailleurs, l’idée selon laquelle l’économie de guerre conduit à l’union sacrée oublie qu’historiquement, si les États cherchent à réaliser l’union sacrée derrière leur projet, de nombreuses résistances populaires s’y refusent.

[66] https://www.mediapart.fr/journal/economie/030420/cedric-durand-l-enjeu-de-cette-crise-est-de-planifier-la-mutation-de-l-economie?onglet=full

[67] https://www.contretemps.eu/sante-publique-economie-democratique/

[68] https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/190320/comment-gerer-une-economie-de-guerre-quelle-union-sacree

[69] https://www.vie-publique.fr/fiches/273947-quest-ce-que-lÉtat-durgence-sanitaire

[70] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/25/la-crise-sanitaire-ne-peut-pas-etre-la-porte-ouverte-a-tout-l-opposition-politique-monte-au-creneau-contre-les-ordonnances-gouvernementales_6034415_823448.html

[71] https://www.liberation.fr/france/2020/03/26/droit-du-travail-les-syndicats-mefiants_1783233

[72] https://www.leparisien.fr/societe/coronavirus-entre-macron-et-le-conseil-scientifique-des-divergences-de-fond-08-05-2020-8313033.php

[73] https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/olivier-veran-installe-un-conseil-scientifique

[74] https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/Hcsp

[75] https://www.mediapart.fr/journal/france/020420/masques-les-preuves-d-un-mensonge-d-État?onglet=full

[76] https://www.mediapart.fr/journal/france/100420/masques-apres-le-mensonge-le-fiasco-d-État

[77] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/faut-il-porter-un-masque-pour-se-proteger-du-coronavirus_3798505.html

[78] https://www.bfmtv.com/sante/coronavirus-dans-quels-cas-faut-il-porter-un-masque-sanitaire_AN-202002240098.html

[79] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/08/29/six-mois-de-consignes-sur-le-masque-en-france_6050316_3224.html

[80] https://www.ouest-france.fr/sante/masques-de-protection/entreprises-elisabeth-borne-envisage-des-assouplissements-sur-le-port-systematique-du-masque-6952772

[81] https://www.ladepeche.fr/2020/09/12/on-vous-explique-laffaire-anthony-smith-cet-inspecteur-du-travail-dont-la-sanction-a-provoque-une-polemique-9066791.php

[82] https://www.mediapart.fr/journal/france/030520/covid-19-des-masques-grand-public-pour-cacher-la-penurie

[83] L’effort de production s’est aussi reporté sur le travail gratuit des détenus de la prison de Val de Reuil : https://www.sudouest.fr/2020/04/21/les-detenus-d-une-prison-normande-participent-a-l-effort-national-en-fabriquant-des-masques-7429000-10618.php.

[84] https://www.publicsenat.fr/article/debat/en-pleine-surproduction-de-masques-en-tissus-made-in-france-l-État-distribue-650-000

[85] https://www.mediapart.fr/journal/france/290420/tests-covid-19-la-defaillance-organisee-au-sommet-de-l-État?onglet=full

[86] https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/interview-covid-19-tests-monde-ment-on-ne-pourra-pas-faire-700-000-tests-affirme-pr-froguel-1823368.html#xtor=RSS-3-%5Blestitres%5D

[87] https://www.franceculture.fr/societe/covid-19-700-000-tests-par-semaine-un-objectif-trop-ambitieux

[88] https://www.liberation.fr/france/2020/04/02/dans-les-coulisses-des-tgv-medicalises_1784031

[89] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/23/coronavirus-voici-a-quoi-ressemble-l-hopital-militaire-installe-a-mulhouse_6034110_3244.html

[90] https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver

[91] La typologie comprend trois autres cas : les morts acceptables (patients très âgés ou polypathologiques), les morts inévitables (patient au-delà̀ de toutes ressources thérapeutiques du fait de la sévérité́ de la maladie ou du terrain) et les morts inacceptables (patients jeunes sans comorbidités majeures dont la mort était évitable).

[92] https://www.notretemps.com/famille/guide-aidants/la-moitie-des-personnes-decedees-sont-des-residents-d-ehpad,i218915

[93] https://www.marianne.net/societe/des-personnes-agees-auraient-probablement-pu-etre-sauvees-le-refus-d-hospitalisation-de

[94] https://www.leparisien.fr/oise-60/coronavirus-rien-de-transparent-dans-les-deces-de-l-ehpad-a-crouy-en-thelle-selon-les-familles-03-04-2020-8293851.php

[95] https://www.bastamag.net/tri-des-patients-covid-handicap-reanimation-deces-etabissements-medicaux-sociaux?utm_source=actus_lilo

[96] A ce sujet, un article paru en juillet estime que le cout médico-économique du confinement a été supérieur à ses avantages médico-économiques. Ce calcul, qui suppose d’attribuer une valeur monétaire aux années de vies, peut être consulté ici : https://www.dailymail.co.uk/news/article-8555171/The-cost-lockdown-Britains-economy-not-worth-lives-saved-study-claims.html.

[97] https://www.rfi.fr/fr/france/20200331-coronavirus-la-france-accepte-m%C3%A9decins-cubains-d%C3%A9partements-doutre-mer

[98] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-cuba-envoie-15-medecins-en-renfort-en-martinique-une-premiere-sur-un-territoire-francais_4023489.html

[99] https://planetes360.fr/singapour-le-tracage-par-appli-degenere-en-surveillance-de-masse/?feed_id=29769&_unique_id=5eb65f58123ec

[100] https://www.contretemps.eu/big-data-coronavirus-sante-publique/

[101] https://www.bfmtv.com/tech/vie-numerique/christophe-castaner-le-tracage-numerique-contraire-a-la-culture-francaise_AN-202003270132.html

[102] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/08/stopcovid-l-application-sur-laquelle-travaille-le-gouvernement-pour-contrer-l-epidemie_6035927_3244.html

[103] https://www.lesnumeriques.com/vie-du-net/stopcovid-premier-bilan-pour-l-application-de-suivi-des-contacts-n150985.html

[104] https://www.rtl.fr/actu/politique/stopcovid-le-premier-ministre-jean-castex-admet-l-echec-de-l-application-7800749612

[105] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/stopcovid-un-flop-qui-coute-cher_4005091.html

[106] https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/stopcovid-anticor-saisit-la-justice-pour-des-soupcons-de-favoritisme-7800587523

[107] https://www.mediapart.fr/journal/france/170420/l-assemblee-les-gauches-dessinent-une-autre-politique-face-la-crise

[108] Rappelons que la création de l’impôt sur le revenu en France date de 1914 dans un contexte de guerre.

[109] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/fonds-de-solidarite-lappel-aux-dons-de-gerald-darmanin-conteste-1190586

[110] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/le-decryptage-eco-le-coronathon-de-gerald-darmanin_3872175.html

[111] https://www.lefigaro.fr/culture/le-mobilier-national-cede-certains-de-ses-tresors-pour-soutenir-les-hopitaux-20200430

[112] https://lvsl.fr/brader-la-culture-pour-soutenir-les-hopitaux-la-vente-du-mobilier-national-est-un-faux-choix/

[113] https://www.humanite.fr/lhopital-de-montauban-la-tombola-de-la-honte-pour-les-soignants-689986

[114] https://www.parismatch.com/Actu/Sante/Le-gel-hydroalcoolique-produit-par-LVMH-commence-a-etre-distribue-1679224

[115] https://www.huffingtonpost.fr/entry/du-gel-hydroalcoolique-lvmh-vendu-chez-carrefour-le-groupe-plaide-lerreur_fr_5ece2923c5b6367232b0c46a

[116] http://www.ordre.pharmacien.fr/content/download/500436/2275475/version/2/file/CP-CLIO-sant%C3%A9-masques.pdf

[117] https://www.mediapart.fr/journal/france/030520/masques-l-État-s-efface-derriere-les-supermarches?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-67

[118] https://www.leparisien.fr/high-tech/l-ap-hp-va-imprimer-en-3d-les-equipements-qui-manquent-dans-ses-hopitaux-03-04-2020-8293692.php

[119] https://www.leparisien.fr/societe/toulouse-deux-infirmiers-qui-demandaient-des-masques-dans-un-ehpad-ont-ete-licencies-06-07-2020-8348394.php

[120] https://www.ladepeche.fr/2020/05/17/coronavirus-sanofi-sexcuse-apres-avoir-annonce-la-priorite-du-vaccin-aux-États-unis,8891579.php

[121] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/06/24/coronavirus-la-guerre-sans-merci-des-laboratoires-pour-un-vaccin_6043964_3244.html

[122] https://www.contretemps.eu/lutte-classes-travail-covid/

[123] https://www.lesimprimantes3d.fr/fin-mouvement-makers-visieres-3d-20200518/

[124] https://www.mediapart.fr/journal/france/160520/les-mutations-tres-politiques-de-la-societe-francaise

[125] https://www.contretemps.eu/crise-covid19-economique-sanitaire-État/

[126] https://www.liberation.fr/amphtml/france/2020/06/26/pour-l-assurance-maladie-les-recours-aux-soins-ne-reviendront-pas-a-la-normale-avant-l-automne_1792377

[127] http://www.odds93.fr/?babrw=racine/menuhaut/realisations-/portrait-social/babArticle_263

[128] Les résultats présentés ici concernent les données disponibles au 24 avril. Depuis les données ont été régulièrement mises à jour.

[129] Les inégalités sociales face à l’épidémie de Covid-19 – État des lieux et perspectives, DREES (10-07-20).

[130] https://theconversation.com/le-coronavirus-revelateur-des-inegalites-territoriales-francaises-137315

[131] https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.07.09.20149955v1

[132] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/05/une-pandemie-de-la-pauvrete/

[133] https://www.streetpress.com/sujet/1589211379-sans-rer-et-banlieusards-coeur-paris-s-arrete-de-battre

[134] https://www.voici.fr/news-people/actu-people/emmanuel-macron-pourquoi-a-t-il-retarde-le-debut-de-son-allocution-ce-lundi-678408

[135] https://www.youtube.com/watch?v=7lm1cScE92o

[136] https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-environ-4-des-personnels-de-l-ap-hp-ont-ete-infectes-par-le-covid-19-6816052

[137] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/26-medecins-liberaux-en-activite-sont-morts-du-covid-19-en-france-20200605

[138] https://www.bfmtv.com/sante/coronavirus-au-moins-50-000-soignants-contamines-en-france_AN-202006110067.html

[139] https://www.santepubliquefrance.fr/etudes-et-enquetes/recensement-national-des-cas-de-covid-19-chez-les-professionnels-en-etablissements-de-sante

[140] https://www.leparisien.fr/societe/le-covid-reconnu-maladie-professionnelle-pour-certains-soignants-11-09-2020-8382861.php

[141] https://www.mediapart.fr/journal/france/010420/hopital-public-la-note-explosive-de-la-caisse-des-depots?onglet=full

[142] https://www.estrepublicain.fr/edition-nancy-et-agglomeration/2020/04/04/l-avenir-du-chru-de-nancy-la-meme-vision-exigeante

[143] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/08/l-elysee-decide-de-limoger-christophe-lannelongue-directeur-de-l-ars-grand-est_6036037_3244.html

[144] https://www.lefigaro.fr/economie/Édouard-philippe-annonce-une-prime-de-500-a-1-500-euros-pour-les-soignants-20200415

[145] https://www.publicsenat.fr/article/politique/primes-et-medailles-des-mesures-gadgets-pour-les-soignants-182529 ; https://www.europe1.fr/sante/les-soignants-recompenses-par-des-medailles-derriere-le-geste-symbolique-la-foret-des-revendications-3968785

[146] https://blogs.mediapart.fr/hopital-ouvert/blog/070520/covid-la-colere-en-primes-opposition-de-soignants-aux-primes-covid

[147] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/coronavirus-les-soignants-sans-prime-ni-reconfort-1202327

[148] https://www.mediapart.fr/studio/portfolios/de-nuit-entre-deux-gardes-des-soignants-infatigables-relancent-leur-mobilisation-pour-lhopital

[149] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/26/michael-zemmour-les-assurances-sociales-n-ont-pas-a-supporter-la-dette-due-au-covid_6040735_3232.html

[150] Elle était secrétaire générale de la CFDT lors du plan Juppé de 1995 qu’elle a soutenu.

[151] https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/segur-de-la-sante-les-conclusions/

[152] « 33 mesures pour réformer le système de santé », Le monde, 23 juillet 2020.

[153] https://www.alternatives-economiques.fr/segur-de-sante-faux-semblants-vrais-enjeux/00093002

[154] https://www.revolutionpermanente.fr/Preavis-de-greve-au-CHU-de-Bordeaux-pas-de-primes-mais-des-moyens-pour-l-hopital-public

[155] https://www.revolutionpermanente.fr/Hopital-public-La-CFDT-prete-a-des-accords-locaux-pour-remettre-en-cause-les-35h

[156] Parce que nous voulons continuer à défendre l’hôpital public, la Fédération SUD santé Sociaux claque la porte du Ségur, Communiqué presse SUD santé, 2 juin 2020.

[157] https://actu.fr/societe/manifestation-des-soignants-retour-en-images-sur-la-mobilisation-du-16-juin-en-france_34323551.html

[158] https://www.midilibre.fr/2020/06/20/attac-et-inter-urgences-aspergent-lentree-du-ministere-de-la-sante-de-faux-sang,8941580.php

[159] https://actu.fr/ile-de-france/paris_75056/manifestation-des-soignants-a-paris-nos-images-a-retenir_34664296.html

[160] https://actu.fr/ile-de-france/paris_75056/en-direct-14-juillet-a-paris-une-manifestation-de-soignants-et-de-gilets-jaunes_34936085.html

[161] https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-le-blues-des-soignants-avant-une-rentree-a-hauts-risques_fr_5f3fb65ec5b6763e5dc22584

[162] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/08/21/la-sante-grande-oubliee-du-plan-de-relance-europeen_6049543_3244.html?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1598036774

[163] https://marsactu.fr/bref/covid-19-le-plan-blanc-active-dans-les-hopitaux-des-bouches-du-rhone/

[164] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/08/31/covid-19-deuxieme-vague/

[165] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/09/24/commission-d-enquete-sur-le-covid-19-au-senat-agnes-buzyn-et-sibeth-ndiaye-sous-le-feu-des-critiques_6053388_823448.html

[166] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-63-plaintes-deposees-contreÉdouard-philippe-et-ses-ministres_3963977.html

[167] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/09/17/une-association-de-victimes-du-covid-19-porte-plainte-contre-jean-castex_6052587_3224.html

[168] https://www.frustrationmagazine.fr/nos-heros-soignants-ont-ete-gazes-matraques-et-tires-par-les-cheveux-par-nos-policiers-republicains/

Un travailleur grec sur huit gagne 200 euros par mois

Rapport sur l’impact de la pandémie  

La Grèce a enregistré une augmentation spectaculaire du nombre de personnes vivant avec un salaire inférieur au seuil de pauvreté : un travailleur sur huit gagne 200 euros par mois, selon le rapport annuel de l’Institut du travail du syndicat du secteur privé GSEE.

« Une grande partie de la population grecque est menacée d’appauvrissement permanent », avertissent les chercheurs du rapport annuel sur l’économie et l’emploi en Grèce.

Le rapport décrit la situation du marché du travail dans le contexte de la pandémie de coronavirus et parle de réduction des salaires, de détérioration du niveau de vie, de l’abolition de facto des 8 heures de travail et d’une augmentation spectaculaire du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté.

En analysant les données, les chercheurs soulignent que des mesures immédiates doivent être prises pour améliorer le niveau de vie des ménages, faute de quoi l’appauvrissement d’une grande partie de la population sera permanent et la cohésion sociale sera perturbée.

Les chercheurs soulignent qu' »une très grande partie de la population active est soit absente du marché du travail (contrats de travail suspendus pendant plus de 3 mois en raison de la pandémie), soit enregistrée comme chômeur ou travaille pour des salaires inférieurs au seuil de pauvreté ».

Plus de 100 000 salariés ont « quitté » le marché du travail et vivent avec une aide d’État de 534 euros par mois depuis plus de 3 mois.

Le salaire mensuel moyen a diminué de 10 % au deuxième trimestre 2020 par rapport au même trimestre 2019.

3 travailleurs sur 10 perçoivent un salaire inférieur au salaire minimum, dont le montant – malgré l’augmentation de 2019 – est inférieur au seuil de pauvreté.

7 sur 10 ont un salaire inférieur à 1 000 euros.

Selon les données du rapport annuel, au deuxième trimestre 2020, le salaire mensuel moyen est passé de 885 euros au deuxième trimestre 2019 à 802 euros au deuxième trimestre 2020, soit une baisse d’environ 10 %.

Au cours de la même période, le pourcentage d’employés recevant de 0 à 200 euros a été multiplié par 12, passant de 1 % à environ 12 %.

Les travailleurs recevant des salaires entre 200 et 1 200 euros ont diminué de 11,3 points de pourcentage.

La baisse la plus importante a été enregistrée chez les personnes dont le salaire net se situait entre 400 et 600 euros, car cette catégorie est passée de 16,3 % au deuxième trimestre 2019 à 12,3 % au même trimestre 2020.

Le pourcentage de personnes ayant reçu entre 601 et 800 euros a diminué de 24,8 % à 23,5 %, tandis que celui des personnes ayant reçu entre 801 et 1 000 euros est passé de 21,8 % à 18,3 % respectivement.

Il est à noter qu’au deuxième trimestre 2020, 72,9 % des salariés avaient un salaire net inférieur à 1 000 euros.

Presque toutes les échelles salariales ont pu être affectées négativement, mais le principal fardeau de la compression salariale a affecté les bas salaires.

« En supposant que la profondeur de la récession ne dépasse pas 9 %, l’Institut estime que le taux de chômage officiel augmentera à 21,2 % d’ici la fin de 2020. », indiquent les chercheurs dans leur rapport.

L’expansion de la population économiquement inactive est particulièrement importante pour la façon dont le marché du travail sera façonné dans un avenir proche.

En 2019, on a constaté une diminution constante du nombre de chômeurs et une diminution parallèle des personnes économiquement inactives, mais dans une moindre mesure.
Le taux de chômage officiel a diminué de 2 points de pourcentage en moyenne.

Cependant, à partir de décembre 2019, le nombre d’inactifs a commencé à augmenter progressivement, avec pour résultat qu’en février 2020, environ 79 000 personnes ont quitté la population active.

En même temps, le coût de la perte d’un emploi est particulièrement élevé en Grèce, puisqu’après deux ans de chômage, les chômeurs ont perdu 47 % de leurs revenus. Ce résultat place la Grèce au troisième rang des pays les plus pauvres de la zone euro.

« Le risque élevé de chômage de longue durée, combiné à l’inefficacité du filet de sécurité sociale, conduit à la conclusion que, si des mesures immédiates ne sont pas prises pour améliorer le niveau de vie des ménages, l’appauvrissement d’une grande partie de la population sera permanent. La cohésion sociale va éclater, tandis que l’impact de la crise pandémique sur l’économie aura une durée plus longue et des conséquences plus néfastes », concluent les chercheurs.

Plus de données du rapport ici en grec.  here

La traduction et la rédaction de ce rapport par PS m’ont rappelé les rapports dramatiques sur les revenus et les conditions de travail pendant la crise économique grecque. 200 euros par mois ? Christine Lagarde, en tant que chef du FMI, ne pouvait pas y penser même dans ses rêves les plus fous de compétitivité…

Source https://www.keeptalkinggreece.com/2020/10/22/greece-workers-salaries-200euros-pandemic-report-impact/

La pandémie du coronavirus a mis à nu la logique néolibérale de l’UE

Eric Toussaint , Miguel Urbán Crespo


Miguel Urban CRESPO in the EP in Strasbourg. Picture of GUE/NGL

Miguel Urban est eurodéputé, membre des « Anticapitalistas » (État espagnol). Interviewé par Éric Toussaint.

Quel est l’objectif de l’initiative Taxe Covid, au niveau européen d’une part et d’autre part, de façon complémentaire, au niveau de l’État espagnol ?

La concentration toujours plus grande des revenus et de la richesse n’est pas seulement une conséquence, elle est aussi la cause et le moteur de la crise de laquelle nous ne sommes pas encore sortis alors que la suivante arrive déjà

Tout au long de ces dix dernières années, nous avons vu les institutions européennes et les gouvernements nationaux renflouer les banques alors qu’ils laissaient des millions de familles sombrer, qu’ils soumettaient les peuples du Sud de l’Europe à une véritable doctrine du choc néolibéral et qu’ils intervenaient dans leurs économies, mettant par-là entre parenthèse, de fait, leur souveraineté. Dix années qui ont été perdues pour les classes populaires mais qui ont été une décennie de gains pour les grandes multinationales qui n’ont cessé d’accroitre leurs profits et leur pouvoir. Une période marquée par une combinaison de pénurie et d’inégalités où le poids des revenus du travail a diminué au profit de ceux du capital, de façon particulièrement féroce. Une époque d’ « oligarchisation » accélérée du pouvoir, phénomène qui est tout à la fois le résultat, la cause et l’axe central du nouveau cycle historique que vivent l’Europe en général et l’Espagne en particulier.

L’évasion et la fraude fiscales des grandes fortunes et des multinationales sont au cœur d’une vertigineuse croissance des inégalités dans le monde ainsi que du manque de ressources financières des États. L’architecture économique propre à l’UE, favorise, dans le cadre d’une liberté de mouvement des capitaux et en l’absence d’harmonisation fiscale, des régimes fiscaux disparates qui entraînent un « dumping » fiscal permanent, les gouvernements des différents pays diminuent les impôts sur les grandes sociétés privées et sur les riches afin de les attirer ou de les « garder » sur leur territoire. De même, l’UE dispose de ses propres structures offshore et d’un cadre réglementaire dont les différences de niveaux, les permissivités et les stimulants occultes favorisent cette évasion et ces fraudes fiscales qui bénéficient de facto aux grands capitaux, aux rentiers et aux familles les plus riches, au détriment de la majorité de la population. Un projet européen fait d’inégalités, pour une poignée de multimillionnaires au détriment de millions de pauvres.

Mais la concentration toujours plus grande des revenus et de la richesse n’est pas seulement une conséquence, elle est aussi la cause et le moteur de la crise de laquelle nous ne sommes pas encore sortis alors que la suivante arrive déjà. Les politiques économiques appliquées par les institutions communautaires et par les gouvernements des États membres ont produit un transfert massif des ressources du bas vers le haut. Une socialisation des pertes avant, pendant et après la crise. Et maintenant avec celle qui pointe, que va-t-il se passer ?

Si nous voulons que cette fois-ci l’histoire soit différente, nous devons résolument affronter la fronde des privilégiés : cette poignée de milliardaires et de multinationales qui refusent de payer des impôts et pratiquent un véritable terrorisme fiscal avec l’aide complice des gouvernements et des principaux partis tout en accusant et en menaçant directement ceux qui dénoncent leurs pratiques de détournement des finances publiques.

Les Anticapitalistas ont lancé l’idée d’une Taxe Covid dans le cadre d’une campagne plus large « Que les riches paient » où nous abordons des questions de fiscalité et de répartition de la richesse, de nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, de la répartition du travail et de la diminution du temps de travail, du changement de modèle productif

Affronter la pandémie sanitaire qui vient suppose inévitablement combattre les inégalités, toutes les inégalités, plurielles et interconnectées et en augmentation, en intervenant sur les réalités qui sont la source et le reflet de ces inégalités, au niveau de la fiscalité, de la précarité et du pouvoir des entreprises. En définitive, remettre au centre du débat la redistribution de la richesse et des ressources comme axe principal d’un programme éco-socialiste. Tel est le principal objectif de la taxe Covid : intervenir dans le débat public sur la reconstruction post-Covid avec une proposition concrète qui accorde la priorité à la répartition de la richesse face à la logique néolibérale en vigueur qui ne parle que de l’endettement public comme unique manière d’augmenter la dépense. Au niveau européen, la Taxe Covid s’introduit justement dans ce débat sur la mutualisation ou non des dettes, sur le financement du fonds de reconstruction, se posant comme une initiative concrète au niveau européen qui s’oppose à l’architecture même de l’UE, dans une perspective redistributive, solidaire et internationaliste. Une façon de remettre en cause l’UE, mais aussi de construire une Europe différente à partir de la mobilisation sur une proposition concrète qui ne devrait pas en rester là mais évoluer vers un programme d’urgence sociale pour affronter la crise.

De fait, dans l’État espagnol, les Anticapitalistas (qui se sont séparés de Podemos en 2020, NDLR) ont lancé l’idée d’une Taxe Covid dans le cadre d’une campagne plus large « Que les riches paient » où nous abordons des questions de fiscalité et de répartition de la richesse, de nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, de la répartition du travail et de la diminution du temps de travail, du changement de modèle productif. Mais justement, commencer par la Taxe Covid nous a permis de placer dans le débat public, et auprès de l’ensemble de la gauche de l’État espagnol, la nécessité de la répartition de la richesse. De telle façon que l’ensemble de la gauche s’est réapproprié l’idée, avec des formulations diverses. Cela n’a pas empêché le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (qui dirige le gouvernement) de refuser publiquement les différentes propositions d’impôts sur les grandes fortunes et les bénéfices des entreprises.

On comprend l’importance qu’il y a à taxer les riches et les grandes entreprises, mais pourquoi entrer dans le détail des pourcentages ?

Cela fait trente ans que nous sommes sur la défensive. C’est précisément parce que nous sommes en train de nous restructurer que nous devons faire bouger les pions, devenir plus offensifs.

De nombreux consensus néolibéraux sont aujourd’hui remis en question. Il est temps de pratiquer une doctrine de choc contre les élites et en faveur de ceux et celles qui sont au bas de l’échelle. Mettre la répartition des richesses et des emplois sur la table comme élément central du débat politique ; demander ouvertement qui va payer la prochaine crise ; montrer du doigt la fronde des privilégiés qui estiment avoir le droit de ne pas payer d’impôts ou de cacher leurs trésors dans des égouts fiscaux. Mais cette fenêtre ne sera pas ouverte longtemps. Nous avons déjà vu combien de temps ont duré les promesses de « refondation du capitalisme » faites par Sarkozy et consorts en 2008. Finalement cela s’est traduit par un tour de vis des mêmes politiques qui nous avaient conduits au désastre.

De nombreux consensus néolibéraux sont aujourd’hui remis en question. Il est temps de pratiquer une doctrine de choc contre les élites et en faveur de ceux et celles qui sont au bas de l’échelle

C’est pourquoi nous avons estimé qu’il était nécessaire de ne pas se contenter de slogans ou de manifestes sur la crise et ses alternatives. Nous avons voulu proposer un outil concret, abouti, urgent et utile, mais qui vise haut : si haut qu’il remet en cause le modèle de construction de l’Europe néolibérale ou, ce qui est pratiquement la même chose, qu’il remet en cause l’accaparement croissant de toutes les ressources par une dangereuse minorité. La lutte contre les inégalités et pour la répartition des richesses sera au centre de la lutte pour cette autre Europe dont nous parlons tant. Il est évident que l’application de ces taxes d’urgence européennes Covid-19 ne suffiront pas pour cette bataille. Le défi est beaucoup plus vaste. Mais nous devons commencer quelque part. Et il est peut-être temps de mettre des propositions concrètes sur la table. Nous devons placer la lutte pour la répartition des richesses au centre du débat et de l’action politique. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons faire en sorte que cette fois-ci la crise ne soit pas payée par les classes populaires. Cette fois, que ce soit les riches qui paient. C’est l’idée force qui peut entraîner le reste. Les pourcentages sont des questions techniques, importantes bien sûr, mais qui ne mobilisent pas.

Quelle est ta position sur les paradis fiscaux ou que faut-il faire à leur sujet ?

La fraude et l’évasion fiscales ne sont pas des cas isolés ou circonstanciels : elles sont un phénomène structurel du capitalisme d’aujourd’hui, intimement lié à l’offensive néolibérale qui sévit dans nos économies depuis des dizaines d’années. Un système de fraude et d’évasion qui ne pourrait pas fonctionner sans un réseau de tanières fiscales qui se situent en dehors des obligations fiscales. Et nous disons « tanières », pour ne pas dire directement « cloaques », car les appeler « paradis fiscaux » serait accepter la grammaire de cette même minorité dangereuse pour qui ces lieux sont des paradis. Grâce à ces lieux où la lex mercatoria prime sur tout autre droit, grâce à l’ingénierie comptable et aux niches légales, une poignée de privilégiés a trouvé de nombreuses failles pour cacher ou dissimuler une part importante de leur fortune. Et aujourd’hui, tout le système fuit par ces fissures. Toutes les études concordent sur le fait qu’il n’y a jamais eu autant d’argent dans les tanières fiscales qu’aujourd’hui.

La fraude et l’évasion fiscales ne sont pas des cas isolés ou circonstanciels : elles sont un phénomène structurel du capitalisme d’aujourd’hui, intimement lié à l’offensive néolibérale qui sévit dans nos économies depuis des dizaines d’années

La lutte contre ces cloaques fiscaux devrait être un élément central du combat actuel contre les inégalités et pour la démocratie. Un combat que nous pouvons commencer en mettant en œuvre une série de mesures concrètes qui s’attaquent à la racine du problème dans divers domaines et niveaux d’action :

Dans le cadre de l’UE, la liste des juridictions tierces qui ne coopèrent pas en matière fiscale devrait être revue et modifiée (en suivant, par exemple, les critères du Parlement européen ou ceux d’organisations sociales telles que Oxfam, Tax Justice Network ou Gestha, le syndicat espagnol des experts financiers). Cela permettrait d’avoir un premier répertoire réel des paradis fiscaux commun à toute l’UE, au lieu des anciens index nationaux élaborés par certains États ou de la liste actuelle de la Commission européenne, qui se voulait une liste noire mais qui a fini par être une liste de blanchiment des paradis fiscaux. Sur les 15 paradis fiscaux les plus utilisés par les multinationales, un seul apparaît dans cette compilation de la Commission. Disposer d’une liste fiable des tanières fiscales, qui indique également celles qui opèrent dans le cadre de l’UE, constituerait un premier pas nécessaire pour isoler commercialement et économiquement ceux qui favorisent et/ou profitent de cette structure fiscale, sanctionner ceux qui y opèrent et enquêter de manière approfondie sur les grandes banques et les intermédiaires complices qui profitent du secret bancaire – qu’il faudrait aussi éliminer – et qui contournent systématiquement toute pratique normalisée de formalités obligatoires afin de faire de la fraude et de l’évasion fiscales un business lucratif. Et pour que ces mesures durent dans le temps, des sanctions dissuasives devraient être appliquées, y compris le retrait de la licence bancaire. En outre, il est essentiel d’appliquer des règles comptables homogènes qui obligent les multinationales à présenter des informations économiques pertinentes, structurées, fondées sur leur activité réelle par pays, afin qu’elles soient imposées dans chaque territoire sur la base de la présence de personnel, du capital physique et des bénéfices effectifs qui y sont réalisés, en évitant les abus en matière de prix de transfert.

Deuxièmement, et comme plan B au cas où l’UE refuserait de sanctionner les tanières fiscales qui y opèrent, ce qui est malheureusement un scénario très probable, des sanctions commerciales pourraient être établies de manière coordonnée entre certains États membres pour les pays qui opèrent en tant que paradis fiscaux, en commençant par les Pays-Bas ou le Luxembourg et en continuant avec la Suisse. Une forte alliance de plusieurs pays d’Europe du Sud pourrait contraindre ces États à abandonner le secret bancaire et à coopérer en matière fiscale, en utilisant l’argument selon lequel les pertes résultant de ce changement de pratique seraient moindres que celles résultant des sanctions commerciales qu’il faudrait leur imposer s’ils ne coopéraient pas.

Nous pensons qu’il est essentiel que la BCE annule toutes les dettes des États membres destinées à combattre les causes et les effets de la pandémie ou, à défaut, qu’elles soient transformées en « dettes permanentes » sans rapport avec les budgets actuels

Nous devons également agir au niveau des États. Sans attendre que l’UE se décide à mettre à jour sa liste noire des paradis fiscaux, des progrès pourraient être réalisés à cet égard en Espagne, en suivant les mêmes critères que ceux mentionnés ci-dessus et en contribuant ainsi à donner l’exemple et à encourager d’autres pays à se joindre. Cela impliquerait et permettrait l’interdiction des aides aux entreprises qui opèrent ou ont des filiales et/ou des succursales dans des tanières fiscales. De même, la fraude et l’évasion fiscales pourraient être incluses parmi les critères qui empêcheraient une entreprise de bénéficier de commandes publiques, mesure qui pourrait être reproduite au niveau régional et municipal. Une autre mesure abordable serait d’interdire par une loi les amnisties fiscales. Enfin, en continuant la liste des propositions à la portée d’un gouvernement qui se veut « de changement », des sanctions pourraient être établies à l’encontre des banques et des intermédiaires financiers qui opèrent dans ces territoires extraterritoriaux en tant que facilitateurs et/ou bénéficiaires de la fraude et de l’évasion fiscales.

Mais il serait naïf et irresponsable de la part de la société civile de tout confier à l’action des institutions pour lutter contre le fléau de la fraude, de l’évasion ou du blanchiment fiscal. D’autant plus que le peu de progrès réalisés jusqu’à présent l’a été à coup de fuites journalistiques et de scandales impliquant une classe politico-économique qui n’a même plus besoin du pantouflage pour connecter ses cohabitations. Pour éviter qu’une poignée de mesures cosmétiques n’essaient de masquer la puanteur de ces cloaques, il est essentiel que la société civile prenne la tête de ce combat et se mobilise résolument pour la justice fiscale et le partage des richesses, avec des campagnes de dénonciation et de boycott de ces entreprises et de ces milliardaires. En ce sens, la campagne d’occupation des magasins Apple ou des agences de BNP Paribas menée par Attac France il y a quelques années est aussi intéressante qu’inspirante. Les dénonciations et signalements publics des cabinets d’avocats, sociétés de conseil et banques qui opèrent et sont des intermédiaires obligés dans la fraude et l’évasion fiscales contribueraient à nuire à l’image de marque de ces multinationales, qui est précisément l’un de leurs principaux atouts en ces temps de capitalisme liquide.

Que dit l’appel Taxe Covid à propos de la dette ?

Notre première tâche est de briser l’encerclement qui vise à minimiser encore plus nos positions statistiquement minoritaires

Nous savons que l’urgence médicale, sociale et économique de la pandémie de coronavirus nécessite une réponse urgente et immédiate. En fait, des milliards d’euros ont déjà été mobilisés à cette fin, ce qui alimente une dette qui ne peut être assumée par les États et qui entrave leur capacité à faire face à cette situation. Nous pensons donc qu’il est essentiel que la Banque centrale européenne (BCE) annule toutes les dettes des États membres destinées à combattre les causes et les effets de la pandémie ou, à défaut, qu’elles soient transformées en « dettes permanentes » sans rapport avec les budgets actuels. En attendant, et comme forme de pression pour que cette mesure soit appliquée, nous proposons le non-paiement unilatéral par les États, ainsi qu’un audit citoyen de l’ensemble de la dette en vue d’en répudier la partie illégitime. La dette reste l’un des éléments clés pour comprendre la crise de l’UE. Un véritable carcan pour les pays du Sud qu’il faut rompre si l’on veut redresser l’Europe.

Qui sont les signataires ?

Au départ, le manifeste a été signé par 45 personnalités du monde syndical, social, politique et intellectuel de plusieurs pays européens. Parmi ces noms, on trouve par exemple Susan George, Eric Toussaint, Christophe Aguiton ou Eleonora Forenza. Depuis le lancement, nous avons reçu des dizaines de nouvelles signatures de divers pays et domaines d’action politique. Dans les prochaines étapes, nous ouvrirons le soutien aux organisations et au grand public. Et au-delà des noms et de leur nombre, il est important de souligner l’accueil que nous recevons des pays du nord de l’Europe, dont beaucoup sont dits « frugaux », contribuant ainsi à briser cette fausse division nord-sud en Europe, qui cache les intérêts communs des élites des différents pays alors que les classes populaires et travailleuses doivent ériger les ponts nécessaires et l’agenda partagé que nous, les classes populaires et ouvrières des quatre points cardinaux de l’Europe, devons mettre en œuvre.

Avez-vous un calendrier ?

Il est fondamental d’être conscient de notre position minoritaire pour ne pas faire de notre mandat d’euro-parlementaire une fin en soi, mais plutôt un levier pour travailler à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du Parlement

Au cours de l’été, nous avons clôturé la collecte de cette deuxième phase de signatures, après quoi nous évaluerons comment continuer en fonction du soutien reçu et de la situation sanitaire. Nous avons tenu une rencontre physique combinée à une vidéoconférence à Bruxelles les 22 et 23 septembre 2020 sous les auspices du CADTM et avec ReCommonsEurope, pour continuer à avancer plus collectivement et reconstruire des liens entre les organisations et les espaces en lutte. Cette conférence était appuyée par la GUE/NL qui rassemble une partie de la gauche radicale dans le parlement européen.

En tant que député européen anticapitaliste, quel est ton rôle au sein du Parlement européen ?

Notre premier rôle est d’observer et de contribuer modestement mais résolument à briser les énormes et solides consensus qui existent au Parlement et dans les institutions européennes en général sur de nombreuses questions : le rôle de l’Europe dans le monde, l’incapacité à concevoir l’économie ou la société selon d’autres mécanismes que le marché ou les valeurs supposées que l’UE « apporte » à l’humanité par son action extérieure, parmi bien d’autres questions. La grande coalition des sociaux-démocrates et des sociaux-libéraux qui a traditionnellement co-gouverné le Parlement européen et la majorité des pays européens s’est élargie pour inclure les libéraux et une bonne partie des Verts, tout en tendant la main à la droite réactionnaire qui est de plus en plus euro-réformiste. Tout cela constitue un noyau de pouvoir très solide qui est parfaitement aligné sur le reste des élites économiques et politiques européennes. Notre première tâche est de briser l’encerclement qui vise à minimiser encore plus nos positions statistiquement minoritaires. Le problème est que, même au sein de la gauche, certains considèrent que cela se fait en s’intégrant à tout prix dans le consensus de ce noyau extrême de la grande coalition néolibérale.

En tant qu’anticapitalistes et en tant que mouvement international, nous concevons le travail institutionnel comme un front de plus, important mais non indispensable, et surtout stérile s’il n’est pas accompagné d’un mouvement social organisé et d’une lutte en dehors des institutions

Notre deuxième rôle, et il est commun à tout anticapitaliste dans toute institution, est de ne pas succomber aux charmes et aux dangers d’une institution comme le Parlement européen. Non pas seulement en raison des risques de s’accommoder et d’être contaminé par le cynisme et l’arrogance qui caractérisent cette institution et contre lesquels nous devons nous vacciner quotidiennement, mais aussi parce qu’il existe un réel danger de se laisser prendre au jeu parlementaire, en pensant à tort que c’est le plus important et en consommant l’essentiel des maigres ressources qu’il faut pourtant mettre sur d’autres fronts. Il est fondamental d’être conscient de notre position minoritaire pour ne pas faire de notre mandat d’euro-parlementaire une fin en soi, mais plutôt un levier pour travailler à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du Parlement, en portant des propositions et des mouvements qui se heurtent de front à la logique et aux intérêts de l’UE telle qu’elle est réellement.

Quelle est ta conception du travail de parlementaire européen ?

Tout d’abord, la question, et donc la réponse, doit être formulée au pluriel : nous, en tant qu’anticapitalistes et en tant que mouvement international, concevons le travail institutionnel comme un front de plus, important mais non indispensable, et surtout stérile s’il n’est pas accompagné d’un mouvement social organisé et d’une lutte en dehors des institutions. Accompagner ces luttes, les soutenir et en tirer les leçons, articuler l’action politique et sociale ou contribuer à leur décollage, est un élément fondamental de notre conception du travail institutionnel et de notre rôle en son sein. Par ailleurs, une institution comme le Parlement européen apporte deux autres éléments intéressants : une perspective territoriale élargie, au niveau européen, et une perspective temporelle qui permet d’anticiper certaines attaques du capital qui atterriront bientôt au niveau national et local. Une présence au sein d’une telle institution est utile pour situer d’autres acteurs et établir des alliances, et pour préparer le terrain pour de nouveaux champs de bataille.

Après l’échec de la stratégie de Syriza en Grèce : la participation de Unidad Podemos au gouvernement Sanchez suit-elle toujours la même ligne ou est-elle différente ?

Les différences stratégiques sous-jacentes qui ont fini par cristalliser notre sortie de Podemos en tant qu’anticapitalistes sont intimement liées aux discussions que nous avons eues par rapport à la situation en Grèce en 2015

L’expérience grecque est, ou devrait être, la grande leçon politique de la dernière période. Nous pouvons en fait établir un tournant au sein de la gauche européenne en fonction de la façon dont ses composantes ont interprété et se sont positionnées à ce moment-là et depuis lors par rapport à l’expérience du gouvernement Syriza. Les différences stratégiques sous-jacentes qui ont fini par cristalliser notre sortie de Podemos en tant qu’anticapitalistes sont intimement liées aux discussions que nous avons eues par rapport à la situation en Grèce en 2015. Dans le cas de l’Espagne, les Anticapitalistes, nous avons été très clairs sur le fait qu’entrer en minorité dans un gouvernement dirigé par le social-libéralisme comportait de nombreux risques, mais surtout trois :

  1. cela revitalise le PSOE en tant qu’acteur de changement malgré le fait que le cycle du 15M [1] ait eu comme un de ses axes principaux la récusation du bipartisme et de ses politiques, dont le PSOE est un pilier fondamental et constitue le grand « parti d’État » de l’État espagnol ;
  2. cela vieillit et désactive Podemos en tant que force de transformation, en le cantonnant dans la sphère institutionnelle et en le soumettant à la majorité du gouvernement social-libéral ; et
  3. cela donne à la droite et à l’extrême droite le monopole de l’opposition et la canalisation potentielle du malaise qui résultera de la gestion de la nouvelle crise qui est déjà là. Par contre, il aurait été possible de soutenir de l’extérieur la formation d’un gouvernement minoritaire du PSOE et de continuer à faire de l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement espagnol, avec les mouvements et sans les engagements actuels qui découlent de la participation au gouvernement.

Vous avez également lancé une campagne pour la nationalisation de différents secteurs stratégiques : quels sont-ils ? les grandes entreprises pharmaceutiques, l’énergie, les banques, d’autres encore ?

Cette pandémie a mis à nu les parties honteuses du capitalisme. Les insuffisances du capitalisme à relever le défi de la protection des classes populaires et de la sauvegarde des vies ont été démontrées. Il est temps d’analyser les conséquences des années d’attaques continues contre le secteur public. Le droit à la santé a été amputé par les politiques néolibérales. Et le coût de cette pandémie n’est pas seulement économique, il se chiffre surtout en centaines de milliers de vies.

Il est fondamental de susciter un nouvel internationalisme militant et solidaire capable de construire un projet éco-socialiste répondant à partir des différents contextes et particularités régionales au défi commun de porter un scénario post-capitaliste

La pandémie a également mis à nu l’Europe néolibérale. Au plus fort de la crise virale, nous avons vu qu’il n’y avait aucun moyen de fabriquer les équipements d’urgence nécessaires pour combattre le Covid-19 en Europe, suite à des années de délocalisation et de désindustrialisation. L’Europe a besoin d’une ré industrialisation, en même temps que d’un changement vers un modèle de production socialement et écologiquement juste. L’économie doit être au service de la vie, et non servir à engraisser les profits privés. C’est sans aucun doute l’une des grandes leçons de cette crise. Il est fondamental de nationaliser les secteurs stratégiques sous contrôle social pour assurer le bien commun. C’est pourquoi les Anticapitalistes ont lancé une campagne d’agitation et de propagande sur la nécessité de nationaliser des secteurs stratégiques et de changer de modèle de production, avec différentes propositions concrètes comme le cas des usines que Nissan a l’intention de fermer en Catalogne.

Le capitalisme est dans une longue vague dépressive, due à une crise de rentabilité, dont la cause principale est la tendance à la baisse du taux de profit. Face à cette difficulté permanente à se redresser, le capitalisme a cherché, comme il le fait systématiquement, une issue par l’intensification de l’exploitation de l’homme et de la nature, dans un processus de précarisation permanente du travail et de dégradation de la biosphère. Ainsi, ce sera la crise écologique qui introduira, comme elle le fait déjà, de nouvelles limites au productivisme et « croissantisme » capitaliste, mais aussi de nouvelles limites aux cycles de transformation et à leurs stratégies. En ce sens, il est fondamental de susciter un nouvel internationalisme militant et solidaire capable de construire un projet éco-socialiste répondant à partir des différents contextes et particularités régionales au défi commun de porter un scénario post-capitaliste.

Traduction de Lucile Daumas

Source https://www.cadtm.org/La-pandemie-du-coronavirus-a-mis-a-nu-la-logique-neoliberale-de-l-UE

La relance du monde d’avant

La relance du monde d’avant : inefficace, injuste, antiécologique

Le gouvernement s’apprête à dévoiler un plan de relance de 100 milliards d’euros économiquement inefficace, socialement injuste et antiécologique. Ainsi, il se saisit de la crise pour amplifier sa politique néolibérale et productiviste.

Ce plan est inefficace, puisqu’il s’agit de poursuivre les mêmes recettes qu’avant, appliquées sans succès : une nouvelle baisse des charges des entreprises, soit 20 milliards d’euros d’impôts de production. Bien que présentée sous couvert du plan de relance, cette nouvelle baisse de l’imposition des entreprises, revendication permanente du patronat depuis des décennies, était déjà en gestation avant la crise. Nous expliquons dans la note jointe à quel point les arguments la justifiant ne tiennent pas. Et si le gouvernement s’attaquait sincèrement à des impôts qui touchent la production et non le profit, alors il compenserait cette baisse par une hausse des impôts sur le profit. Ce qu’il ne fait pas. Au contraire, il confirme la baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés à 25% en 2022.

Ce plan est injuste : en l’état, sans obligation de maintien des salaires et de l’emploi, sans obligation de reconversion écologique des investissements et sans relance d’une certaine demande afin de satisfaire les besoins sociaux, la baisse des prélèvements des entreprises viendra surtout nourrir les profits ; c’est une politique en faveur du capital. Le gouvernement répond ainsi, sous couvert de la crise, aux demandes réitérées du Medef, plutôt que de se préoccuper de la suppression des centaines de milliers d’emplois et de l’urgence écologique et sociale. La même orientation conduit à de nouvelles « simplifications », selon la novlangue néolibérale, ou prolongent celles édictées pendant le confinement, notamment pour autoriser les dérogations aux règles de reconduction des contrats à durée déterminée.

Cette baisse d’impôts privera un peu plus les pouvoirs publics, notamment les collectivités territoriales et/ou la sécurité sociale, de recettes publiques, pourtant essentielles pour développer les services publics, la protection sociale et la bifurcation écologique. On a pu constater ces derniers mois les besoins criants des hôpitaux publics, pour un service public de qualité aux personnes dépendantes et une protection sociale de qualité.

Un minimum de justice sociale et d’efficacité économique aurait voulu que soient rehaussés les minimas sociaux et le salaire minimum des personnes les plus précaires, touchées en premier lieu par la crise. Ou encore que soit baissé l’impôt le plus injuste, la TVA sur les produits de première nécessité, ainsi que l’a réalisé l’Allemagne. Surtout, il aurait fallu annoncer une révolution fiscale, tournée vers la justice sociale, à commencer par une imposition forte sur les revenus et les patrimoines des plus riches. Au contraire, ce sont des miettes qui sont laissées aux plus précaires : 1 milliard d’euros (hausse de l’allocation de rentrée et repas à 1 euro en restaurant universitaire, aide aux associations et à l’hébergement d’urgence)… soit 1% du budget du plan de relance !

Ce plan est antiécologique : il aurait surtout dû répondre aux urgences sociales et écologiques et consacrer les dizaines de milliards d’euros versés aux entreprises à une reconversion profonde de la production. Des désinvestissements massifs des activités les plus polluantes, dès les prochaines années, sont nécessaires pour espérer une planète vivable à la fin du siècle. Or, 400 millions d’euros seraient prévus pour développer le nucléaire, énergie polluante et dangereuse. Des centaines de milliers de nouveaux emplois, non délocalisables, sont pourtant nécessaires dans la transition écologique et les services non marchands. C’est bien dans ces secteurs qu’il faut mettre la priorité, tout en assurant aux salarié·e·s menacé·e·s par la crise actuelle un maintien de leurs revenus et un droit à emploi. Sur 100 milliards d’euros, seuls une dizaine de milliards viseraient directement et potentiellement ces besoins (dans la santé et la rénovation thermique des logements). Et alors que le gouvernement se targue de vouloir soutenir le transport ferroviaire, de nouvelles suppressions d’emplois sont prévues à la SNCF dans le fret ferroviaire. Autre secteur d’importance pour l’avenir de nos écosystèmes, l’agriculture ; en la matière, « la transition agricole » (dont il s’agira de vérifier l’orientation) n’est dotée que de 1,3 milliard d’euros, environ 4 % de l’effort budgétaire, la moitié des sommes consacrées au sauvetage de l’automobile et de l’aéronautique.

Bref, le monde d’après pour Emmanuel Macron et Jean Castex consiste à reproduire les vieilles formules ayant cours depuis 40 ans, en les teintant légèrement de vert, afin de satisfaire aux actionnaires des grandes entreprises et aux dirigeants du MEDEF. D ’autres politiques sont possibles, en commençant par exemple par les mesures d’urgence proposées par le collectif unitaire « Plus Jamais Ça ». C’est également le sens de nos propositions pour une relocalisation écologique et solidaire qui répondent à l’urgence sociale, démocratique et environnementale.

Source https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/la-relance-du-monde-d-avant-inefficace-injuste-antiecologique

L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

ReCommons Europe : L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

L’ année 2020 a été marquée par deux événements qui ont indiqué, une fois de plus, les limites du système capitaliste. D’abord, la pandémie de Covid-19 due au nouveau coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes, a mis en évidence la vulnérabilité des sociétés humaines en l’absence de services de santé publique dotés de moyens suffisants. Elle a aussi permis de montrer quelles sont les activités essentielles à la vie des sociétés humaines. Deuxièmement, la pandémie a précipité la plus grande crise économique depuis les années 1930. En révélant la fragilité de sociétés soumises à une extrême rapidité des échanges et dotées de chaînes de production internationalisées, la pandémie montre aussi les aspects les plus irrationnels du système économique qui régit et structure les rapports sociaux sur la quasi-totalité de la planète. Ainsi, le capitalisme apparaît comme étant incapable non seulement de subvenir aux besoins humains élémentaires mais aussi de reproduire son propre fonctionnement. L’ensemble des gouvernements qui essayent de ménager la loi du profit et la défense de la vie de leurs citoyen·ne·s se retrouvent inéluctablement tentés de défendre la première face à la seconde.

Les politiques néolibérales d’ajustement structurel, impulsées depuis des décennies, ont joué un rôle important dans l’augmentation des inégalités et, en fin de compte, dans la manière dont s’est propagée l’épidémie. Une épidémie qui – contrairement à une idée répandue – fait bien la différence entre origines et entre classes sociales, touchant notamment celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale. Elle a touché aussi plus fortement les pays qui, sous prétexte de maintenir une stricte discipline fiscale, ont renoncé ou n’ont pas eu accès à la construction d’un système de santé performant et accessible. Ainsi, alors que de nombreux pays dits du Nord expérimentent les conséquences néfastes des privatisations et coupes budgétaires qui ont été appliquées dans les dernières décennies, les pays du Sud se trouvent pour la plupart empêchés de développer des systèmes de santé performants en raison du lourd fardeau que les dettes font porter sur leurs comptes publics.

Dans l’Union européenne, la crise a de nouveau été marquée par une incapacité pour les États membres de coordonner leurs réponses et d’élaborer des stratégies communes. Alors que la petite île de Cuba – soumise à un blocus étatsunien depuis 60 ans –, fidèle à sa politique de solidarité internationale (démontrée récemment en Haïti ou en Afrique contre le virus Ebola), envoyait des équipes médicales dans plus d’une vingtaine de pays dont l’Italie durement touchée par la pandémie, les politiques des États membres de l’UE dans ce domaine ont été plus que timides si ce n’est inexistantes. Aucun stock de masques ou de matériel médical n’avait été décidé en commun dans l’UE. Pas la moindre équipe médicale européenne. Le repli national voulu par les forces d’extrême-droite a marqué un point lorsque les différents gouvernements ont fermé leurs frontières (de façon tout à fait désordonnée). Ce n’est qu’après des mois de tergiversations que les États membres de la zone euro semblent s’accorder, à reculons, à mutualiser une partie de leurs dettes souveraines – une décision que les plus forts ne manqueront pas de faire payer aux plus faibles en continuant de plus belle la féroce compétition qui caractérise l’Union économique et monétaire.

En ce qui concerne la défense des intérêts de la classe capitaliste et de ses entreprises, en revanche, les États membres de l’UE, comme les autres pays du Nord, ont su développer une même orientation politique visant, comme lors des sauvetages bancaires survenus à partir de 2008, à socialiser les pertes des grandes entreprises (sans garanties sur le maintien des emplois) en y injectant de vastes sommes d’argent public. Pour ce faire, les États membres de l’UE n’ont pas hésité à abandonner de concert le dogme de la discipline fiscale et budgétaire sur base duquel la Grèce et d’autres pays de la périphérie européenne avaient pourtant été désignés comme de mauvais élèves et forcés d’adopter de sévères cures d’austérité lors de la crise précédente. Les gouvernements européens consentent ainsi de nouveau à augmenter leur dette publique afin de venir en aide au grand capital, et donc de faire payer la crise aux populations.

L’impact spécifique de la pandémie de Covid-19 dans les pays du Sud est un exemple marquant de l’accentuation des inégalités entre les différentes régions du monde. C’est une situation dans laquelle l’Union européenne et de nombreux États européens ont une responsabilité importante, de par les politiques menées hier et aujourd’hui vis-à-vis de ces pays du Sud. Toute force aspirant à incarner une rupture avec l’ordre capitaliste dominant sur le continent européen doit agir pour que cesse l’exploitation des peuples du Sud.
Le présent travail est le fruit du projet ReCommonsEurope, que nous menons au sein du consortium Citizens for Financial Justice depuis 2019. Précédemment, à partir de 2018, ce projet a engagé le CADTM, en collaboration avec l’association European Research Network on Social and Economic Policy (EReNSEP) et le syndicat basque Eusko Langileen Alkartasuna (ELA), dans un travail visant à nourrir le débat sur les mesures qu’un gouvernement populaire en Europe devrait mettre en place prioritairement. Ce travail d’élaboration concerne tous les mouvements sociaux, toutes les personnes, tous les mouvements politiques qui veulent un changement radical en faveur des 99 %. Fidèles à notre volonté d’élaborer des propositions concrètes par rapport à des problématiques immédiates, nous avons choisi d’intituler le présent projet « L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles ».

Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. À cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, militant·e·s politiques, chercheurs et chercheuses de pays du Sud et du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : les dettes réclamées par les pays du Nord, en particulier les pays européens, aux pays du Sud ; les accords de libre-échange ; les politiques migratoires et de gestion de frontières ; le militarisme, le commerce des armes et les guerres ; enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels. Dans cette brochure, afin de fixer un cadre général, nous reprenons en l’adaptant le chapitre international du Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe signé en 2019 par plus de 160 personnes provenant de 21 pays européens. Ce manifeste publié en quatre langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.

Plus que jamais, nous pensons qu’il est essentiel de nourrir et développer les débats portant sur les alternatives à un système qui montre de plus en plus son incompatibilité avec un droit aussi fondamental que celui de mener une vie digne.

ReCommonsEurope est un projet initié par deux réseaux internationaux, le CADTM et EReNSEP, ainsi que par le syndicat basque ELA afin de contribuer aux débats stratégiques qui traversent la gauche populaire en Europe aujourd’hui. Le Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples a été rédigé en un an par seize personnes actives dans six pays différents (Belgique, Bosnie, État Espagnol, France, Grèce et Grande-Bretagne), militant dans des organisations et mouvements différents (syndicats, partis politiques, mouvements d’activistes) et disposant d’expertises diverses et complémentaires (économie, sciences politiques, philosophie, anthropologie, droit, écologie, syndicalisme, féminisme, solidarité Nord/Sud, etc.). Trois générations d’âge sont représentées. Le Manifeste est soutenu par plus de 160 signataires provenant de 21 pays européens différents. Parmi ces 160 signataires, les femmes sont majoritaires. Il a été publié pour la première fois le 21 mars 2019, en français, anglais et espagnol.

 

Source http://www.cadtm.org/ReCommons-Europe-L-impact-sur-le-Sud-des-politiques-europeennes-et-les

Europe : un plan de relance pour sauver la face

par Martine Orange

Au terme d’un marathon de quatre jours, les responsables européens ont abouti à un compromis laborieux. S’inscrivant dans la même doctrine qu’auparavant, le plan de relance de 750 milliards d’euros risque d’être insuffisant et n’apporte aucun remède aux dysfonctionnements de l’Union.

Ce sommet devait être le moment hamiltonien de l’Europe, celui de la refondation financière de l’Union. Au terme d’un marathon de quatre jours, ponctués de coups d’éclat, de menaces, de bras de fer, les responsables européens ont abouti au petit matin du mardi 21 juillet à un compromis laborieux, qui n’apporte aucun remède aux règles dysfonctionnelles de l’Union européenne.

Un plan de relance de 750 milliards d’euros, destiné à soutenir les économies européennes mises à mal par la pandémie du Covid-19, a bien été adopté, comme le souhaitaient l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et la Commission européenne. Il vient compléter un budget européen de 1 000 milliards d’euros pour les sept prochaines années. Mais les ambiguïtés, les non-dits, les flous sur lesquels a été fondé cet accord obèrent tout le dispositif.

Pour mesurer les zones d’ombre de cet accord, il suffisait d’écouter les différents camps au sortir de leur interminable réunion mardi matin : chacun avait gagné la partie ! « Nous l’avons fait. L’Europe est au rendez-vous, l’Europe est rassemblée », s’est félicité Charles Michel, président du Conseil européen. « Nous avons apporté une réponse à la plus grande crise de l’histoire européenne », a renchéri Angela Merkel, tandis qu’Emmanuel Macron insistait sur le caractère « historique » de ce plan.

Au même moment, Mark Rutte, le premier ministre néerlandais qui a mené la fronde des pays dits « frugaux », hostiles à toute mutualisation des dettes au niveau européen, insistait sur le fait que le plan de relance ne transformerait pas l’Europe en une union de transferts de richesses, parce que les Pays-Bas et ses alliés avaient veillé à ce que ce soit un programme ponctuel et limité dans le temps, juste pour faire face à la crise sanitaire.

Alors que l’Europe affronte sa troisième grave crise économique en l’espace de dix ans, les dirigeants européens savaient qu’ils ne pouvaient se quitter sur un échec : il en allait de la survie de la zone euro. Durement touchée par la pandémie, l’Italie risquait de sombrer dans des niveaux d’endettement insoutenables si aucune aide ne lui était apportée, au risque de provoquer une nouvelle crise de la dette en Europe. Et, cette fois, la Banque centrale européenne, qui tient la zone euro à bout de bras depuis une décennie, risquait de se trouver sans munitions monétaires suffisantes, si les États européens ne prenaient pas le relais avec des dispositifs budgétaires.

C’est cette menace qui a conduit Angela Merkel à faire volte-face et à abandonner la position dure de refus de soutien aux autres pays européens qu’elle avait adoptée au cours des dix dernières années. Alors que la crise sanitaire met à mal toute l’économie mondiale, que la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump fait peser un risque sur ses exportations, que les produits chinois sont désormais en concurrence directe des productions allemandes, que l’industrie automobile, pièce centrale de l’économie allemande, connaît une crise existentielle, Berlin ne pouvait se payer le luxe en plus de voir s’effondrer la zone euro, devenue son marché intérieur. « Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Union européenne ne s’effondre pas », reconnaissait sans ambages Angela Merkel en juin.

Mais cette conversion de la chancelière allemande, applaudie par la France et les responsables européens, n’a pas convaincu tout le monde. Les dirigeants européens pensaient s’être débarrassés de toute opposition forte avec le départ de la Grande-Bretagne, après le Brexit. Ils ont trouvé face à eux un opposant tout aussi embarrassant : les Pays-Bas. Ceux-ci ont réussi à fédérer autour de leur cause le Danemark, la Suède, l’Autriche et la Finlande. Dès que le premier ministre néerlandais a entendu la proposition de la Commission européenne de lever de la dette sous la signature de l’Union afin de faire profiter les pays européens les plus exposés de taux plus bas ou, pire encore, de leur donner de l’argent sans exiger de remboursement, il s’est opposé de toutes les manières possibles au projet. Avec un succès certain.

Car quoi qu’en disent les communicants de l’Élysée, le couple franco-allemand, sur lequel Emmanuel Macron fait reposer toute sa stratégie européenne, a été sérieusement à la peine pendant ce sommet. Loin de donner le la, il lui a fallu aller de concessions en renoncements pour faire approuver son plan de relance. Tous s’attendaient à des révisions à la baisse par rapport au projet de 500 milliards d’euros de dons aux pays les plus en difficulté, présenté en mai. Mais pas dans de telles proportions.

Pendant le week-end, l’Allemagne et la France annonçaient encore que la somme de 450 milliards d’euros était leur dernière limite, la « ligne rouge » qu’ils se refusaient à franchir. Ils ont finalement transigé à 390 milliards d’euros. Tout le reste (360 milliards d’euros) sera versé sous forme d’emprunts auprès des différents pays demandeurs. Et encore : il faudra que ceux-ci montrent patte blanche.

Même si les pays dits frugaux ont en apparence échoué à imposer des conditionnalités sur le versement des crédits dispensés par l’Union – c’est-à-dire à placer les pays sous la direction de la Commission – et à obtenir un droit de veto – les plans seront adoptés à la majorité qualifiée –, ils ont arraché cependant une possibilité de faire appel dans un délai de trois mois, s’ils considèrent que les pays bénéficiaires ne respectent pas les règles. Surtout, ils ont réussi à imposer un contrôle étroit de la Commission européenne sur tous les projets financés par l’Union. Ce ne sera pas la troïka, qui a laissé un souvenir traumatisant dans toute l’Europe, mais cela ira bien au-delà du nécessaire contrôle pour lutter contre la corruption et le détournement des fonds publics.

Le ralliement de l’ensemble des pays européens aux positions néerlandaises sur ce sujet met en lumière la permanence des schémas macro-économiques dans lesquels s’inscrit le plan de relance. Officiellement, celui-ci est censé marquer une rupture avec l’austérité expansionniste, imposée à toute l’Europe depuis 2008, et qui a valu à la zone euro la croissance la plus faible de tous les pays occidentaux. Mais cet abandon n’est que provisoire, une parenthèse pour faire face à la crise économique provoquée par la pandémie : les critères fixés par les traités existants demeurent.

Surtout, cette mise à l’écart n’est que partielle : les réformes structurelles (retraites, marché du travail, Sécurité sociale, santé) sont toujours de mise. Les mises en demeure de Mark Rutte, qui a insisté sur la nécessité de mener à bien ces fameuses réformes structurelles, n’ont suscité aucun désaccord dans les rangs des autres dirigeants européens. Les financements dégagés par l’Europe doivent servir à des projets à même de mettre en œuvre ces réformes, censées soutenir une croissance durable – ce qui n’a jamais été prouvé, les expériences passées démontrant même le contraire. Mais cela vaut aussi pour les projets destinés à soutenir la transition écologique, le développement numérique.

Tout s’inscrit dans la même idéologie ordolibérale, promouvant les mêmes schémas de croissance que par le passé, la même stratégie de l’offre. À cette aune, le grand plan de relance risque vite de se transformer en un programme de soutien au secteur privé, en excluant toute politique publique, la Commission européenne censurant tous ceux qui seraient tentés de s’écarter du « droit chemin ».

Le risque d’un tsunami social à la rentrée

Mais ce n’est pas le seul risque que comporte ce plan. « L’accord ne sera manifestement pas assez important pour faire face à l’ampleur de la crise que nous traversons », prévenait dès lundi Christopher Dembik, responsable de la recherche macro-économique à la Saxo Bank, alors que les chiffres du plan commençaient à fuiter.

L’économie européenne est encore en apesanteur depuis la fin du confinement dans de nombreux pays. Grâce aux nombreux programmes d’aide et de soutien adoptés par les gouvernements, le chômage, quoique déjà important, reste encore sous contrôle. Mais de nombreux économistes redoutent une envolée de licenciements, des pertes d’emplois et de la précarité, au fur et à mesure que ces programmes vont s’arrêter.

D’autant que de nombreux secteurs restent quasi moribonds depuis la fin du confinement. C’est particulièrement vrai pour le tourisme, la restauration, les services, des activités qui représentent 20 % du PIB en Grèce, 15 % en Espagne et 13 % en Italie. Privés des touristes américains et asiatiques qui sont interdits d’entrée en Europe, ces pays sont aussi désertés par les Européens, qui pour beaucoup ont décidé de ne pas quitter leur territoire national, à la fois par prudence et par souci d’économie.

Pour de nombreux observateurs, on risque de reparler très vite de la Grèce, dont tout le plan de sauvetage de 2015 repose sur ces recettes touristiques.

Plus largement, beaucoup craignent un tsunami social et un effondrement de la demande à la rentrée. Si une deuxième vague de Covid reprend en Europe, la situation risque encore de s’aggraver. Selon un scénario de consultant repris par le Financial Times, les banques pourraient faire face à plus de 800 milliards d’euros de pertes liées aux mauvaises créances et aux emprunts qui ne peuvent plus être remboursés. Après la crise sociale et économique, l’Europe n’est donc pas à l’abri d’une crise bancaire et financière.

Face à un tel séisme, les 1 000 milliards de budget pluriannuel européen et les 750 milliards d’euros du plan européen semblent peser peu. C’est à peine 10 % du PIB sur plusieurs années. À titre de comparaison, le gouvernement américain a mis sur la table 3 000 milliards de dollars, sous forme d’aides directes et d’allégements d’impôt, soit l’équivalent de 15 % de son PIB. Le Japon, quant à lui, compte engager des sommes représentant 21 % de son PIB.

De plus, même si les dirigeants européens ont décidé de ne plus respecter les règles de proportionnalité et de verser en priorité aux pays qui en ont le plus besoin – l’Italie devrait ainsi recevoir quelque 120 milliards d’euros dans ce cadre –, ces sommes risquent de ne pas suffire à combler le fossé entre les pays les plus riches et les plus pauvres de l’Union. Celui-ci risque même de se creuser encore plus profondément avec la crise du Covid-19.

Ainsi, quelque 327 milliards d’euros vont être débloqués par le gouvernement allemand et les Länder pour venir en soutien de l’économie du pays. Cela représente environ 14 % du PIB allemand. Si on exclut les garanties apportées par l’État, qui faussent la présentation des chiffres, les sommes accordées par la France sont à peine supérieures à 6 % du PIB. L’Italie a débloqué des moyens budgétaires représentant l’équivalent de 5 % de son PIB. En Espagne, le stimulus budgétaire est évalué à 3,2 % du PIB.

La crise provoquée par la pandémie risque donc d’exacerber les forces centrifuges qui s’exercent dans la zone euro depuis plus dix ans.

Aucun mécanisme qui aurait permis de s’attaquer aux causes profondes de ces divergences, de commencer à corriger des dysfonctionnements connus de longue date (absence d’harmonisation fiscale, absence de transferts, absence de budget digne de ce nom, etc.), n’est envisagé à ce stade. Au contraire. Les pays dits « frugaux » ont obtenu, en contrepartie de leur accord au plan, un nouveau rabais sur leur contribution au financement de l’Union européenne. L’Autriche va ainsi bénéficier d’une réduction annuelle de 565 millions d’euros, soit le double de celle qu’elle avait précédemment, tandis que les Pays-Bas voient leur rabais annuel monter de 1,57 milliard à 1,92 milliard d’euros.

La solidarité européenne en ressort un peu plus mise à mal. Et tout laisse craindre que ce ne soit qu’un début. Car le plan de relance est adopté mais n’est pas financé. La Commission européenne est prête à emprunter au nom des États membres mais elle n’a pas encore indiqué quelles ressources financières nouvelles elle mettait en face pour rembourser ces prêts. On parle d’une taxe sur le CO2 aux frontières, d’une taxe sur les Gafa, voire d’une taxe sur les transactions financières. Mais rien n’est arrêté à ce stade. Forts de leurs premiers succès, les pays dit « frugaux », parmi lesquels figurent de nombreux adeptes du dumping fiscal, risquent à nouveau de brandir leur droit de veto sur des mesures qui toucheraient à leurs privilèges.

Au sortir de ce marathon de quatre jours, jamais l’Europe n’a été plus divisée entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est. L’accord obtenu ce mardi risque de ne pas suffire à faire oublier le niveau d’acrimonie, de défiance mutuelle entre les différents membres qui s’est exprimé lors de ce sommet. Alors que vingt-trois parlements doivent approuver le plan de relance et le budget pluriannuel, des tensions et des oppositions menacent de resurgir assez vite, imposant le constat que rien n’est réglé.

Source : http://www.cadtm.org/Europe-un-plan-de-relance-pour-sauver-la-face

Martine Orange

L’omniprésence du CNR : un substitut à la réflexion sur une situation inédite

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La référence au programme du Conseil National de la Résistance (CNR) est étrangement omniprésente dans le débat sur le « monde d’après », de Macron qui ose mentionner le titre de ce programme « les jours heureux » à diverses initiatives venant de la gauche. Comme si nous étions, grâce au Coronavirus, entrés dans une période idyllique où le libre débat des idées, la confrontation loyale entre diverses solutions pour l’avenir de la société, pour la sortie des crises sanitaires, écologiques, économiques se décidait hors de tout rapport de force. Comme s’il ne s’agissait que de convaincre les possédants, dans une négociation basée sur la raison, de la validité de réponses favorables aux exploité-e-s et des opprimé-e-s attaquant la dictature des marchés imposée par le néolibéralisme.

La réalité est tout autre, la lutte des classes est omniprésente, et c’est la bourgeoisie qui est à l’offensive. Elle l’a été avant la crise sanitaire, elle l’a été à toutes les étapes de cette crise au travers des choix néolibéraux du gouvernement, elle l’est plus que jamais aujourd’hui. Or les conditions qui ont conduit à l’adoption du programme du CNR ne sont absolument pas réunies aujourd’hui.

S’il s’agit d’affirmer qu’en 1944-45, dans un pays dévasté par la guerre, aux infrastructures (ponts, ports, chemins de fer) détruites, aux approvisionnements à rétablir en eau, gaz et électricité (production réduite de moitié par rapport à 1938), avec un appareil industriel à bout de souffle, où il fallait loger un million de sans-abris, il a été possible de prendre des mesures sociales majeures, comme la Sécurité Sociale, de faire des choix politiques radicaux comme les nationalisations, l’argument est utile.

Mais il a des limites, car il élude les raisons pour lesquelles la bourgeoisie française a accepté des avancées sociales ! Elle n’a pas été convaincue par les arguments des négociateurs, elle a été contrainte par un rapport de force qui n’était pas en sa faveur.

Le CNR, du mythe à la réalité

Pour discuter d’une référence historique comme celle-ci, il est utile de se replonger tant dans le texte lui-même, que dans les circonstances qui ont conduit à son adoption, pour éviter de se laisser impressionner par le mythe.

En l’occurrence, retrouver le texte n’est pas très compliqué, le programme du CNR est un document facilement accessible et bref, d’une douzaine de pages. Il comprend un « plan d’action immédiate » et des « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». Immédiatement, il organise l’unification des mouvements de résistance sous un commandement unique, qui avait pour objectif de placer la résistance communiste sous commandement militaire (cette unification aura du mal à se faire dans nombre d’endroits du fait des réticences des résistants eux-mêmes), et prévoit les mesures d’épuration et surtout de reconstruction des structures étatiques, l’objectif principal de De Gaulle.

Les mesures à appliquer à la Libération comprennent des mesures politiques comme le rétablissement du suffrage universel et des libertés démocratiques, et des propositions dans l’air du temps comme « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », qui étaient soutenues par les socialistes, les chrétiens sociaux de droite et même certains milieux patronaux.

Il prévoit de manière plus substantielle « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État », « le retour à la nation des grands moyens de production monopoliste, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » et l’instauration d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » complété par la mise en place d’une « retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours« .

Ce texte dense contient des mesures fortes et structurantes. Il instaure les premiers éléments de « l’état providence » tout en restant clairement dans le cadre du système capitaliste et de l’ordre bourgeois. En outre, il ne touche pas à l’empire colonial français, ne prévoyant qu’une évanescente « extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ».

Comment la bourgeoisie française a-t-elle pu accepter de telles mesures ?

Pour le comprendre, il faut revenir à sa situation au moment du basculement militaire de la guerre après la défaite des nazis à Stalingrad en février 1943. La bourgeoisie était en bien mauvaise posture pour préparer l’après-guerre. La quasi-totalité des grands patrons et des membres de l’appareil d’Etat collaboraient avec l’occupant nazi, directement ou par l’intermédiaire du régime de Vichy. Comment reconstituer un appareil d’Etat, des formes de domination politique et économique acceptables par la population dans ces conditions ?

C’est l’obsession de De Gaulle. Son discours de Bayeux de juin 1944 quelques jours après le débarquement en Normandie est un résumé de toute sa politique :

« C’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’État […] ; l’État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l’intrigue ; l’État préservé des ingérences de l’étranger ; l’État capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, d’assembler toutes les forces de la patrie et de l’Union Française […], de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l’ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction. »

Il s’agissait à ce moment précis d’empêcher les Alliés d’instaurer une administration des territoires libérés comme ils le prévoyaient (l’AMGOT, l’Allied Military Government of Occupied Territories) et de manière plus générale d’imposer tant aux alliés qu’aux résistants l’autorité du Gouvernement Provisoire qu’il dirigeait.

Ce combat, De Gaulle l’a engagé dès ses débuts à Londres, où il met en place différentes structures para-étatiques lui permettant de négocier avec les Alliés, qui visent à regrouper les forces de l’empire colonial, et à préparer le futur appareil d’État. Il va même y intégrer en 1942 le Général Giraud, Vichyste anti-allemand qui a le soutien des américains. Mais ces structures avaient une carence majeure, elles ne représentaient pas la résistance intérieure. Or dans cette résistance, le PCF, banni au moment du pacte germano-soviétique1, est devenu la force principale.

Moins de 30 ans après la Révolution russe, la direction stalinienne n’est pas atteinte du discrédit qui apparaîtra à partir de la fin des années 1950. Malgré les procès de Moscou, l’existence des camps, l’URSS est toujours perçue comme la patrie du socialisme. Le PCF en est le représentant fidèle en France, et défend encore la perspective du socialisme. La résistance populaire qu’il dirige a une dynamique politique et sociale forte, elle n’est pas seulement contre les nazis, elle est un mouvement contre les élites au pouvoir, l’affairisme, le parlementarisme, la III° république, la trahison des classes dirigeantes identifiées avec le régime de vichy et ses arrangements avec les nazis.

La grande majorité des résistants est animée d’une volonté de briser le pouvoir de l’argent, des trusts, de l’oligarchie économique, et de changer le système politique lors de la libération.

Un instrument d’intégration du PCF

Pour De Gaulle il était indispensable d’intégrer le PCF dans les plans de reconstruction de l’après-guerre. C’est pour cette raison que de Gaulle crée le Conseil National de la Résistance au printemps 1943. Il regroupe les huit organisations de résistance, les six principaux partis de la Troisième République, et les deux syndicats ouvriers (notons qu’il n’y a aucune présence patronale).

On y trouve les deux partis ouvriers, le PCF (qui obtiendra entre 25 % et 28 % des voix aux élections de 1945 et 1946), et la SFIO (qui obtiendra entre 21 % et 23,4 % des voix aux élections de 1945 et 1946), ainsi que les principales forces bourgeoises : les radicaux, les démocrates-chrétiens, et deux partis de droite, l’alliance Démocratique et la Fédération Républicaine. Les deux syndicats sont le syndicat chrétien, la CFTC, et surtout la CGT unifiée, qui regroupait après la grève générale de 1936 près de 4 millions d’adhérents et en aura jusqu’à 6,5 millions en 1947 (plus de 40 % des salariés).

Après une année de négociations, le programme du CNR « Les jours heureux » est adopté le 15 mars 1944 en même temps qu’est mis en place un Gouvernement Provisoire incluant pour la première fois les communistes. De Gaulle a réussi son pari : intégrer les communistes à la reconstruction de l’État à la Libération, pour éviter toute vacance du pouvoir et tout bouleversement social. Avec le Gouvernement Provisoire, il dirige une représentation indiscutable en France qui s’impose également aux alliés, dont certains préféraient des Vichystes repentis.

On verra la complète réussite de ce projet dès le retour en France fin 1944 du secrétaire du PCF, Maurice Thorez, lorsque ce dernier se prononce sans ambiguïté pour une seule armée, une seule police, une seule justice, demandant la disparition des groupes armés « irréguliers ». Cela se confirmera tout au long de l’année 1945, lorsque dans de nombreux endroits les Comités Départementaux de Libération (CDL) dirigés par les anciens résistants voudront se passer des Commissaires du Gouvernement (l’équivalent des préfets actuels) nommés par l’État central, lorsque des CDL et des milices patriotiques soutiendront les travailleurs qui veulent épurer les entreprises et en prendre le contrôle, le PCF et la CGT auront « surtout le souci de ne prendre aucune initiative gestionnaire qui n’ait été approuvée par les Commissaires de la république, et à fortiori qui ait pu être en opposition directe avec la volonté de ces derniers »[1].

La direction du PCF défend une totale application du programme du CNR, mais rien que le programme. Elle se situe ainsi dans le cadre international des accords de Yalta, lors desquels la répartition du monde a été négociée entre Staline et les Alliés, dans lesquels il n’est pas prévu que la France devienne socialiste.

Une réponse à la menace révolutionnaire

Si la situation particulière de la France en 1944-1945 a donné une coloration et un imaginaire particulier aux mesures prises à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles s’intègrent dans une politique des classes dirigeantes craignant la montée de la révolution.

En effet, on ne peut comprendre cette construction politique française particulière sans la réintégrer dans le contexte international. Elle existe aussi parce qu’il y a, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tant au niveau national qu’international, une crainte de la bourgeoisie de voir se développer une vague révolutionnaire du type de celle qui s’est produite en Europe entre 1917 et 1923.

Les trotskystes n’étaient pas les seuls à penser que la révolution pouvait survenir du choc produit par cette guerre. Tous les dirigeants s’y sont préparés, que ce soient les alliés avec les bombardements de terreur de la fin de la guerre sur une série de villes ouvrières en Europe, que ce soit la direction stalinienne laissant la résistance polonaise se faire massacrer lors de l’insurrection de Varsovie, ou refusant tout soutien aux révolutionnaires grecs et yougoslaves.

Bien avant l’entrée dans la guerre froide, le bras de fer entre les États-Unis, le nouvel impérialisme dominant, et le « danger communiste », incarné par Staline aux yeux des possédants est omniprésent. Staline sort victorieux de la guerre dans laquelle l’Union soviétique a subi des pertes colossales (27 millions de morts, 16 % de la population, des régions entières dévastées), et il est à l’offensive, en Europe de l’Est et en Chine notamment.

Une partie des dirigeants bourgeois est convaincue qu’il est important d’avoir une politique coupant l’herbe sous le pied au risque communiste, pour cela elle accepte certains compromis sociaux et la construction de « l’État providence ». Aux États-Unis, l’économie de guerre n’a pas supprimé certaines des avancées sociales prises durant le « New deal » des années 1930. En Europe, une transformation de la société dans ce sens semble inévitable à nombre d’éléments bourgeois et nationalistes.

Ainsi en Grande-Bretagne en 1945, même le parti conservateur accepte l’extension du secteur public. Dans ce pays, où il n’y a pas de grand parti communiste, où il n’y a pas le phénomène de la résistance armée, ce sont les travaillistes élus en 1945 qui nationalisent la banque d’Angleterre, l’ensemble des transports intérieurs et extérieurs, l’énergie et l’industrie lourde.

La CDU allemande, l’ÖVP autrichien et la Démocratie Chrétienne italienne votent également pour de larges nationalisations dans leurs pays. En Autriche et en Grande-Bretagne, comme en France, entre 20 et 25 % de l’économie sont nationalisés.

Du point de vue des systèmes de santé, la situation française n’est pas unique non plus. Les travaillistes mettent en place en Grande-Bretagne dans le cadre de l’Etat-providence un système de santé, le NHS, offrant une couverture médicale entièrement gratuite pour tous, sans critère de sélection ni de condition de cotisation. Des systèmes de sécurité sociale vont être instaurés à cette époque dans presque toute l’Europe.

On est bien loin de ce contexte aujourd’hui !

Changement de période

Nous vivons dans une période historique où n’existe aucune alternative globale à l’ordre capitaliste. La compétition économique et politique au niveau mondial oppose exclusivement des puissances impérialistes, principalement les États-Unis et la Chine. Rien qui puisse obliger les dominants à remettre en cause leurs orientations néolibérales autoritaires. Alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le patronat, les droites les plus réactionnaires étaient sur la défensive, aujourd’hui c’est la dynamique inverse.

De la Chine qui augmente encore le contrôle policier de la population et la répression du mouvement populaire de Hong-Kong, aux États Unis où Trump exacerbe les affrontements sociaux en s’appuyant sur les suprémacistes blancs, en passant par l’Inde où dans cinq États le code du travail est suspendu pour trois ans, et dans l’Uttar Pradesh (200 millions d’habitants) les entreprises sont exemptées du droit du travail, partout les lois d’exception liberticides sont maintenues, la réaction bourgeoise est à l’offensive, attaque les droits des salariés et assouplit les obligations environnementales. On le voit en France, où elle bien organisée autour d’un État très structuré et de plus en plus répressif.

En face, le mouvement ouvrier, le mouvement d’émancipation est divisé, écartelé, sans véritable capacité d’imposer son point de vue face à la vague néolibérale qui s’est répandu sur la planète depuis plus de 30 ans, comme l’ont malheureusement démontré les mobilisations de ces dernières années. Il n’y a pas d’horizon alternatif commun à des millions de dominé-e-s.

L’idée même que le capitalisme sera dépassé un jour, qu’il est possible de construire une société socialiste, même par des réformes, n’a plus d’assise de masse, n’est plus structurante pour les combats qui continuent d’exister contre l’exploitation, les injustices, les inégalités, les oppressions, la répression, les dictatures, etc.

Un choc, pour quel monde d’après ?

Si tout choc produit des effets en réaction, est-ce que cette pandémie et le confinement de la moitié de la planète sont des chocs vécus d’une telle ampleur qu’ils soient en mesure de bouleverser toutes les coordonnées de la situation mondiale et nationale, ébranler les bourgeoisies et unifier les classes subalternes autour d’un projet émancipateur ?

Poser la question ainsi, c’est largement y répondre ! La comparaison rapide avec la fin de la Seconde Guerre mondiale parle d’elle-même. La pandémie actuelle est peu de choses comparée à une guerre de plusieurs années impliquant toute l’Europe et l’Asie, avec près de 80 millions de morts, très majoritairement civils, les camps d’extermination, les bombes atomiques, les destructions colossales, avec l’effondrement de systèmes dictatoriaux, la redéfinition des frontières et des rapports de forces mondiaux.

Choc il y a, mais pas de même ampleur ni de même nature.

Cette pandémie n’est pas un incident de parcours, une épidémie de plus. C’est une première secousse d’un séisme plus profond due à la conjonction de l’entrée dans l’anthropocène et des effets de la mondialisation néolibérale de ces quarante dernières années : il nous donne à voir quel type de catastrophes le monde capitaliste nous réserve. Tant son origine que la gestion de l’état d’urgence sanitaire en France par le gouvernement sont révélatrices des effets des politiques capitalistes sur la planète et ses habitants, et aggravent toutes les inégalités, toutes les injustices au détriment des classes populaires.

La crise économique actuelle n’a rien à voir avec l’impact d’une guerre, avec ses millions de morts qui réduisent le nombre de travailleurs et ses destructions qui imposent des opérations de reconstruction. Lorsqu’est survenu le coronavirus et l’arrêt de l’économie pendant plusieurs semaines, tous les éléments d’une nouvelle crise financière et d’une crise de surproduction étaient réunis depuis plusieurs années.

L’immobilisation des chaînes de productions mondiales, et la baisse de consommation due au confinement et aux pertes de pouvoir d’achat ont produit une chute brutale du PIB, une amplification de la crise de surproduction rampante. Selon la banque de France, l’activité économique globale a chuté de 32 % pendant la quinzaine de confinement de mars, et le PIB s’est contracté de 6 % au premier trimestre 2020.

C’est donc une crise d’ampleur, dont les effets vont être considérables, difficiles à mesurer aujourd’hui. Certains secteurs peuvent connaître un effondrement, modifiant en profondeur la situation et la structure de l’emploi, d’autres se développer, et les plus forts pourront encore se renforcer, avec une nouvelle augmentation de la concentration du capital. Pour le moment, les réactions des décideurs sont conformes aux réponses libérales que nous connaissons depuis les années 1970.

Au plan international, une redistribution planétaire est en cours. Il y a bien sûr le bras de fer entre les États-Unis et la puissance mondiale montante qu’est la Chine. Nombre de pays émergents risquent de connaître des effondrements majeurs. L’Union Européenne est en crise. Nombre d’expérimentations économiques, policières, politiques sont en cours, profitant de la situation.

C’est un choc économique et social majeur. S’il n’est pas assez fort pour éliminer les contraintes de la période néolibérale et nous en faire sortir, il ne peut que produire des changements : il est peu probable que nous retrouverons le monde quitté il y a deux mois. La question est de savoir quels seront ces changements et ce qu’il faut faire pour que ce soient les réponses progressistes qui l’emportent, ne pas se laisser tétaniser par leur « stratégie du choc ».

Cette crise est le produit de l’organisation sociale et des choix précédents, que les possédants utiliseront pour amplifier toujours plus durement l’ordre néolibéral, car c’est dans la logique interne du système capitaliste. Nous sommes dans une situation où la réalisation de la moindre revendication sociale implique donc des affrontements majeurs. Pour imposer aux classes dominantes des décisions qui sauvent des vies et empêchent que les crises ne tuent autant, il faut qu’existent des forces de contestation du système assez crédibles pour pouvoir l’emporter.

L’heure est donc à la reconstruction d’une alternative politique qui s’affirme explicitement comme menace pour les intérêts des possédants, et redonne espérance en la possibilité d’un monde meilleur, permette l’intensification des luttes menées par les exploité-e-s et les opprimé-e-s. C’est sur ces questions qu’il faut aujourd’hui travailler, pas sur la façon de copier une situation complètement différente datant de trois quarts de siècle.

Notes

[1] Grégoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et société à la libération, Paris, Union Générale d’Editions 1980, p. 179.

Source https://www.contretemps.eu/cnr-substitut-reflexion/

Démonstration de ce qu’il ne faut pas faire par Costas Lapavitsas

Critique du livre d’Eric Toussaint, “Capitulation entre adultes, Grèce 2015, une alternative était possible”, Paris : Syllepse, 2020. 6 août par Costas Lapavitsas  

 

Yanis Varoufakis a publié en 2017 un livre volumineux intitulé « Conversation entre adultes », qui a rencontré un énorme succès planétaire, et dont Costa-Gavras a même tiré un film deux ans plus tard. L’auteur fut l’un des protagonistes des événements qui ont secoué la Grèce dans les années 2010 et dont les sept premiers mois du gouvernement Syriza-ANEL en 2015 ont été le point culminant. Devenu une célébrité internationale, un véritable phénomène de notre époque, il est toujours actif sur la scène politique internationale.

  Sommaire
  • Une capitulation honteuse
  • Un exemple à ne pas suivre

Malgré l’immense succès du livre, l’analyse historique des événements Syriza qui y est proposée n’est ni objective, ni pénétrante. Ceux qui ont été personnellement mêlés à cette débâcle ont tout de suite mesuré que Varoufakis avait soigneusement rassemblé une série d’anecdotes avec une finalité claire : pouvoir justifier ses propres actes et motivations après coup. Il fait une entorse à la vérité historique et donne une représentation trompeuse des événements afin de se donner le beau rôle. À cet égard, il a brillamment réussi, se donnant ainsi la possibilité de prolonger sa carrière. Du point de vue de sa participation à l’aventure Syriza, il a lamentablement échoué.

Eric Toussaint vient de publier un livre dans lequel il examine avec patience et habileté le parcours de Varoufakis. Il y décrit le contexte politique général de la Grèce et de l’Europe dans les années 2010 et critique sévèrement l’insanité politique de la stratégie de Varoufakis en 2015. La débâcle de Syriza prend ses sources dans cette insanité politique, dont la responsabilité revient en définitive à Alexis Tsipras, le chef du parti Syriza.

Une capitulation honteuse

Varoufakis se présente dans son livre comme un opposant farouche à une élite européenne prête à tout, qui aurait été regrettablement trahi par le pusillanime parti Syriza, et notamment par son chef, Alexis Tsipras. C’est un récit haletant, parsemé de citations secrètement enregistrées au cours des innombrables rencontres diplomatiques et administratives auxquelles il a pris part en tant que ministre des finances. Malheureusement, c’est également un récit totalement fallacieux, ainsi que Toussaint le démontre méthodiquement. Loin d’être un adversaire zélé du statu quo européen, Varoufakis était un vendu.

Un élément simple suffit à le prouver, et Toussaint l’analyse longuement. Le tristement célèbre accord du 20 février 2015 représentait une capitulation de Syriza sur tous les points importants en discussion avec les créanciers européens, y compris la dette publique, l’action souveraine unilatérale du gouvernement grec, la fin de l’austérité, etc. Il a conduit au bout du compte à l’échec et réduit à néant les espoirs des forces sociales qui avaient placé leur confiance en Syriza.

Cet accord a été conclu moins d’un mois après la victoire électorale triomphale de Syriza le 25 janvier, à un moment où le gouvernement disposait du soutien de plus de 60 % de la population. Il a été signé, bien entendu, par Varoufakis, qui ouvrait ainsi la voie à toute une série d’autres revers, jusqu’à la capitulation finale en août 2015. Deux ans plus tard, son livre présentait un portrait de lui totalement différent, celui d’un combattant irréductible trahi par ses compagnons.

En réalité, Varoufakis manquait singulièrement de clarté à propos de l’Union européenne, exprimant d’un côté sa ferme intention de rester dans l’union monétaire, tout en laissant pratiquement entendre que la Grèce pourrait en sortir si les créanciers refusaient toute concession à Syriza. Cette position de négociation était tout à fait intenable pour un pays affaibli, doté d’un gouvernement sans expérience conduit par un parti qui s’est toujours gardé de créer un mouvement populaire authentique pour s’assurer le soutien de la base contre les créanciers et contre sa propre élite dirigeante. Il n’est pas surprenant dès lors que les créanciers aient immédiatement perçu l’aberration intrinsèque de cette stratégie, et qu’ils l’aient réduite en miettes à la première confrontation par le biais d’un chantage direct sur les liquidités mises à disposition par la BCE. Pour ajouter l’humiliation à la défaite, ils ont fait de Varoufakis le signataire du document de capitulation de février 2015.

Un exemple à ne pas suivre

Varoufakis n’était pas un membre de Syriza, il a lui-même exprimé des doutes quant à sa classification à gauche de manière générale. Il a toujours été un « électron libre », comme nous le rappelle Toussaint, et a passé un accord avec la petite bande d’opportunistes réunie autour de Tsipras qui dirigeait à la fois le parti et le gouvernement. Toussaint s’interroge sur la raison d’être de cet accord. À mon sens, cela est assez simple. Varoufakis s’est imaginé qu’il aurait les mains libres pour tester ses stratagèmes insensés, tandis que Tsipras s’est servi de lui comme d’un alibi radical pendant la période cruciale des débuts de Syriza au pouvoir. Tsipras est un acteur politique d’un tout autre ordre : un homme qui s’intéresse au pouvoir coûte que coûte et qui est prêt à n’importe quel compromis pour y parvenir.

Après la reddition du 20 février, Varoufakis est progressivement devenu la risée des ministres européens des finances, et Tsipras l’a bel et bien mis sur la touche. Euclide Tsakalotos était le véritable ministre des finances de la Grèce bien avant d’accéder officiellement à ce poste pour mettre en œuvre les mesures d’austérité du plan de sauvetage signé par Syriza. L’un des passages les plus trompeurs du livre de Varoufakis est celui qui aborde le fameux référendum de juillet 2015, quand le Non du peuple grec est devenu le Oui de Tsipras. Dans les faits, il n’a pas joué un rôle particulièrement important au cours de ces événements, et certainement pas celui de combattant intransigeant qu’il se plaît à décrire. Les personnes qui s’intéressent aux détails historiques pourront jeter un œil sur les votes qu’il a exprimés au Parlement au sujet du troisième plan de sauvetage. Elles pourront constater une utilisation très tactique de son vote, visant à maintenir la communication avec le gouvernement Tsipras.

La gauche de Syriza se composait, au cours de ces mois décisifs, de nombreux courants divergents, parmi lesquels la Plateforme de gauche était le plus important. La Plateforme de gauche ne s’intéressait guère à l’analyse politique puérile de Varoufakis, soulignant qu’elle conduirait à l’échec. Le drame de la Plateforme de gauche est qu’elle n’a pas réussi à plaider de manière décisive en faveur d’un programme différent, notamment la sortie de l’union monétaire, alors même qu’un tel programme était envisageable, comme le confirme Toussaint. Il est évident que la faiblesse de ses dirigeants, amplement démontrée ensuite par la débâcle du parti Unité populaire, est en partie responsable de l’échec final de Syriza, même si la part du lion revient sans aucun doute à Tsipras et à Varoufakis.

Eric Toussaint était très présent en Grèce pendant cette période, et il a activement participé à la Commission pour la vérité sur la dette grecque, mise en place par Zoe Konstantopoulou, à l’époque présidente du parlement grec. L’objectif de cette commission était de réaliser un audit citoyen de la dette publique grecque, une proposition que j’avais au départ rendue publique en 2010 et qui a fait l’objet d’une véritable campagne citoyenne en 2011 et 2012. Tsipras avait donné son accord tacite à Konstantopoulou pour qu’elle relance cette campagne après la victoire électorale de Syriza, sans jamais toutefois prendre cela au sérieux : il espérait simplement étoffer sa réputation d’homme de gauche en autorisant son déroulement. Konstantopoulou tenta d’utiliser cette campagne à ses propres fins politiques, avec un succès limité toutefois. Il convient de lui reconnaître cependant, quoi que l’on pense de ses opinions politiques, qu’elle n’a jamais transigé avec les créanciers. Au contraire, elle a toujours fustigé Tsipras, Varoufakis et tous les autres opportunistes éhontés qui ont mené à la débâcle.

Yanis Varoufakis a joué un rôle désastreux dans la politique grecque et la politique européenne au cours de la dernière décennie. Étonnamment, il a réussi dans une large mesure à se dégager de ses responsabilités et s’est taillé sur la scène internationale une nouvelle carrière de pourfendeur du capitalisme grâce au mouvement DiEM25. Il est tout aussi surprenant que son principal message politique sur l’Europe, dans la mesure où il est possible de le cerner au vu des positions contradictoires qu’il expose régulièrement, soit toujours la même mélasse opportuniste qu’en 2015. Eric Toussaint s’appuie sur ce qu’il a vu lors des événements grecs pour nous fournir une analyse politique approfondie de Varoufakis et de ses agissements. Il ne fait aucun doute que ce dernier est la démonstration même de ce que la gauche ne doit surtout pas faire.

Traduit de l’anglais par Hélène Bertrand

Auteur.e Costas Lapavitsas

is a member of Popular Unity, Professor of Economics at SOAS and former member of the Greek Parliame

Annonces de Veran sur l’hôpital : derrière la com’ le vide

Par Jean-Claude Delavigne

Olivier Veran, le Ministre de la santé vient de dévoiler la deuxième série de mesures censées répondre à la crise du système hospitalier, révélée aux yeux de tous par l’épidémie de COVID 19. Trente trois mesures, 4000 lits ouverts « à la demande », 2,1 milliards (en 5 ans) pour rénover les EHPAD, 2,5 milliards (en 5 ans) pour des « projets hospitaliers prioritaires », 1,4 milliards (en 3 ans) pour combler le « retard numérique en santé ». L’avalanche des chiffres, après les 8,2 milliards pour revaloriser les salaires des personnels, veut créer l’impression que « nous avons voulu changer de braquet et accélérer dans tous les domaines la transformation de notre système de santé ». Mais, si le gouvernement « accélère », c’est pour poursuivre dans la même direction, celle qui mène droit dans le mur.

Veran ose présenter comme une « avancée » l’ouverture momentanée, en cas de « suractivité saisonnière » de 4 000 lits pour faire face à des « pics d’activité ». L’annonce serait risible si le sujet n’était pas aussi grave. 4 000 lits c’est moins que les 4 200 lits permanents supprimés pour la seule année 2018, c’est une goutte d’eau au regard des 100 000 lits supprimés au cours des 20 dernières années.

Les personnels seront également heureux d’apprendre que leurs services continueront d’être fermés et restructurés, mais ce sera désormais par « conseil national de l’éducation en santé » qui remplace le « Copermo » . Le changement… de mots est « en marche »

Quant à la « tarification à l’activité », outil principal de transformation de l’Hôpital en entreprise rentable, elle n’est pas abolie. Une enveloppe de quelques millions d’euros sera seulement consacrée à expérimenter d’autres modes de financement.

Pour ceux qui souhaitaient un fonctionnement plus démocratique de l’hôpital afin de mettre la gestion au service du soin et non l’inverse, ils en sont une nouvelle fois pour leurs frais. Tout au plus certains médecins seront-ils encouragés à se mettre les « mains dans le cambouis » pour imposer l’austérité.

Le « trou noir »  des créations d’emplois

Ce deuxième volet du « Ségur » de la santé, élude tout comme le premier, la revendication principale défendue depuis des mois par les personnels et ceux qui les soutiennent : l’augmentation massive des moyens humains, permettant d’accueillir, sur tout le territoire, et de bien soigner toute personne qui le nécessite ainsi que de faire face à des situations exceptionnelles. C’est le véritable « trou noir » sur lequel le pouvoir se montre intraitable. C’est pourtant la première condition pour que les urgences cessent d’être débordées, et les services bondés, et les personnels en permanence épuisés. C’est la condition pour que l’accès aux soins de tous, sur tout le territoire soit garanti.

Aucune enveloppe du Ségur n’est attribuée pour aller vers la création des 120 000 emplois nécessaires dans les hôpitaux et les 200 000 emplois dans les EHPAD pour atteindre la norme européenne d’un salarié pour un résident. Même les 15 000 postes évoqués ne sont pour l’instant pas financés .

Le « Ségur » est terminé, les exigences restent. Elles doivent continuer d’être au cœur des mobilisations des mois à venir, pour les imposer face à ce pouvoir décidé à poursuivre sa politique de santé destructrice quoiqu’il arrive.

Source https://npa2009.org/actualite/sante/annonces-de-veran-sur-lhopital-derriere-la-com-le-vide

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