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Archives de catégorie Austérité-Neolibéralisme

La pandémie du coronavirus a mis à nu la logique néolibérale de l’UE

Eric Toussaint , Miguel Urbán Crespo


Miguel Urban CRESPO in the EP in Strasbourg. Picture of GUE/NGL

Miguel Urban est eurodéputé, membre des « Anticapitalistas » (État espagnol). Interviewé par Éric Toussaint.

Quel est l’objectif de l’initiative Taxe Covid, au niveau européen d’une part et d’autre part, de façon complémentaire, au niveau de l’État espagnol ?

La concentration toujours plus grande des revenus et de la richesse n’est pas seulement une conséquence, elle est aussi la cause et le moteur de la crise de laquelle nous ne sommes pas encore sortis alors que la suivante arrive déjà

Tout au long de ces dix dernières années, nous avons vu les institutions européennes et les gouvernements nationaux renflouer les banques alors qu’ils laissaient des millions de familles sombrer, qu’ils soumettaient les peuples du Sud de l’Europe à une véritable doctrine du choc néolibéral et qu’ils intervenaient dans leurs économies, mettant par-là entre parenthèse, de fait, leur souveraineté. Dix années qui ont été perdues pour les classes populaires mais qui ont été une décennie de gains pour les grandes multinationales qui n’ont cessé d’accroitre leurs profits et leur pouvoir. Une période marquée par une combinaison de pénurie et d’inégalités où le poids des revenus du travail a diminué au profit de ceux du capital, de façon particulièrement féroce. Une époque d’ « oligarchisation » accélérée du pouvoir, phénomène qui est tout à la fois le résultat, la cause et l’axe central du nouveau cycle historique que vivent l’Europe en général et l’Espagne en particulier.

L’évasion et la fraude fiscales des grandes fortunes et des multinationales sont au cœur d’une vertigineuse croissance des inégalités dans le monde ainsi que du manque de ressources financières des États. L’architecture économique propre à l’UE, favorise, dans le cadre d’une liberté de mouvement des capitaux et en l’absence d’harmonisation fiscale, des régimes fiscaux disparates qui entraînent un « dumping » fiscal permanent, les gouvernements des différents pays diminuent les impôts sur les grandes sociétés privées et sur les riches afin de les attirer ou de les « garder » sur leur territoire. De même, l’UE dispose de ses propres structures offshore et d’un cadre réglementaire dont les différences de niveaux, les permissivités et les stimulants occultes favorisent cette évasion et ces fraudes fiscales qui bénéficient de facto aux grands capitaux, aux rentiers et aux familles les plus riches, au détriment de la majorité de la population. Un projet européen fait d’inégalités, pour une poignée de multimillionnaires au détriment de millions de pauvres.

Mais la concentration toujours plus grande des revenus et de la richesse n’est pas seulement une conséquence, elle est aussi la cause et le moteur de la crise de laquelle nous ne sommes pas encore sortis alors que la suivante arrive déjà. Les politiques économiques appliquées par les institutions communautaires et par les gouvernements des États membres ont produit un transfert massif des ressources du bas vers le haut. Une socialisation des pertes avant, pendant et après la crise. Et maintenant avec celle qui pointe, que va-t-il se passer ?

Si nous voulons que cette fois-ci l’histoire soit différente, nous devons résolument affronter la fronde des privilégiés : cette poignée de milliardaires et de multinationales qui refusent de payer des impôts et pratiquent un véritable terrorisme fiscal avec l’aide complice des gouvernements et des principaux partis tout en accusant et en menaçant directement ceux qui dénoncent leurs pratiques de détournement des finances publiques.

Les Anticapitalistas ont lancé l’idée d’une Taxe Covid dans le cadre d’une campagne plus large « Que les riches paient » où nous abordons des questions de fiscalité et de répartition de la richesse, de nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, de la répartition du travail et de la diminution du temps de travail, du changement de modèle productif

Affronter la pandémie sanitaire qui vient suppose inévitablement combattre les inégalités, toutes les inégalités, plurielles et interconnectées et en augmentation, en intervenant sur les réalités qui sont la source et le reflet de ces inégalités, au niveau de la fiscalité, de la précarité et du pouvoir des entreprises. En définitive, remettre au centre du débat la redistribution de la richesse et des ressources comme axe principal d’un programme éco-socialiste. Tel est le principal objectif de la taxe Covid : intervenir dans le débat public sur la reconstruction post-Covid avec une proposition concrète qui accorde la priorité à la répartition de la richesse face à la logique néolibérale en vigueur qui ne parle que de l’endettement public comme unique manière d’augmenter la dépense. Au niveau européen, la Taxe Covid s’introduit justement dans ce débat sur la mutualisation ou non des dettes, sur le financement du fonds de reconstruction, se posant comme une initiative concrète au niveau européen qui s’oppose à l’architecture même de l’UE, dans une perspective redistributive, solidaire et internationaliste. Une façon de remettre en cause l’UE, mais aussi de construire une Europe différente à partir de la mobilisation sur une proposition concrète qui ne devrait pas en rester là mais évoluer vers un programme d’urgence sociale pour affronter la crise.

De fait, dans l’État espagnol, les Anticapitalistas (qui se sont séparés de Podemos en 2020, NDLR) ont lancé l’idée d’une Taxe Covid dans le cadre d’une campagne plus large « Que les riches paient » où nous abordons des questions de fiscalité et de répartition de la richesse, de nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, de la répartition du travail et de la diminution du temps de travail, du changement de modèle productif. Mais justement, commencer par la Taxe Covid nous a permis de placer dans le débat public, et auprès de l’ensemble de la gauche de l’État espagnol, la nécessité de la répartition de la richesse. De telle façon que l’ensemble de la gauche s’est réapproprié l’idée, avec des formulations diverses. Cela n’a pas empêché le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (qui dirige le gouvernement) de refuser publiquement les différentes propositions d’impôts sur les grandes fortunes et les bénéfices des entreprises.

On comprend l’importance qu’il y a à taxer les riches et les grandes entreprises, mais pourquoi entrer dans le détail des pourcentages ?

Cela fait trente ans que nous sommes sur la défensive. C’est précisément parce que nous sommes en train de nous restructurer que nous devons faire bouger les pions, devenir plus offensifs.

De nombreux consensus néolibéraux sont aujourd’hui remis en question. Il est temps de pratiquer une doctrine de choc contre les élites et en faveur de ceux et celles qui sont au bas de l’échelle. Mettre la répartition des richesses et des emplois sur la table comme élément central du débat politique ; demander ouvertement qui va payer la prochaine crise ; montrer du doigt la fronde des privilégiés qui estiment avoir le droit de ne pas payer d’impôts ou de cacher leurs trésors dans des égouts fiscaux. Mais cette fenêtre ne sera pas ouverte longtemps. Nous avons déjà vu combien de temps ont duré les promesses de « refondation du capitalisme » faites par Sarkozy et consorts en 2008. Finalement cela s’est traduit par un tour de vis des mêmes politiques qui nous avaient conduits au désastre.

De nombreux consensus néolibéraux sont aujourd’hui remis en question. Il est temps de pratiquer une doctrine de choc contre les élites et en faveur de ceux et celles qui sont au bas de l’échelle

C’est pourquoi nous avons estimé qu’il était nécessaire de ne pas se contenter de slogans ou de manifestes sur la crise et ses alternatives. Nous avons voulu proposer un outil concret, abouti, urgent et utile, mais qui vise haut : si haut qu’il remet en cause le modèle de construction de l’Europe néolibérale ou, ce qui est pratiquement la même chose, qu’il remet en cause l’accaparement croissant de toutes les ressources par une dangereuse minorité. La lutte contre les inégalités et pour la répartition des richesses sera au centre de la lutte pour cette autre Europe dont nous parlons tant. Il est évident que l’application de ces taxes d’urgence européennes Covid-19 ne suffiront pas pour cette bataille. Le défi est beaucoup plus vaste. Mais nous devons commencer quelque part. Et il est peut-être temps de mettre des propositions concrètes sur la table. Nous devons placer la lutte pour la répartition des richesses au centre du débat et de l’action politique. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons faire en sorte que cette fois-ci la crise ne soit pas payée par les classes populaires. Cette fois, que ce soit les riches qui paient. C’est l’idée force qui peut entraîner le reste. Les pourcentages sont des questions techniques, importantes bien sûr, mais qui ne mobilisent pas.

Quelle est ta position sur les paradis fiscaux ou que faut-il faire à leur sujet ?

La fraude et l’évasion fiscales ne sont pas des cas isolés ou circonstanciels : elles sont un phénomène structurel du capitalisme d’aujourd’hui, intimement lié à l’offensive néolibérale qui sévit dans nos économies depuis des dizaines d’années. Un système de fraude et d’évasion qui ne pourrait pas fonctionner sans un réseau de tanières fiscales qui se situent en dehors des obligations fiscales. Et nous disons « tanières », pour ne pas dire directement « cloaques », car les appeler « paradis fiscaux » serait accepter la grammaire de cette même minorité dangereuse pour qui ces lieux sont des paradis. Grâce à ces lieux où la lex mercatoria prime sur tout autre droit, grâce à l’ingénierie comptable et aux niches légales, une poignée de privilégiés a trouvé de nombreuses failles pour cacher ou dissimuler une part importante de leur fortune. Et aujourd’hui, tout le système fuit par ces fissures. Toutes les études concordent sur le fait qu’il n’y a jamais eu autant d’argent dans les tanières fiscales qu’aujourd’hui.

La fraude et l’évasion fiscales ne sont pas des cas isolés ou circonstanciels : elles sont un phénomène structurel du capitalisme d’aujourd’hui, intimement lié à l’offensive néolibérale qui sévit dans nos économies depuis des dizaines d’années

La lutte contre ces cloaques fiscaux devrait être un élément central du combat actuel contre les inégalités et pour la démocratie. Un combat que nous pouvons commencer en mettant en œuvre une série de mesures concrètes qui s’attaquent à la racine du problème dans divers domaines et niveaux d’action :

Dans le cadre de l’UE, la liste des juridictions tierces qui ne coopèrent pas en matière fiscale devrait être revue et modifiée (en suivant, par exemple, les critères du Parlement européen ou ceux d’organisations sociales telles que Oxfam, Tax Justice Network ou Gestha, le syndicat espagnol des experts financiers). Cela permettrait d’avoir un premier répertoire réel des paradis fiscaux commun à toute l’UE, au lieu des anciens index nationaux élaborés par certains États ou de la liste actuelle de la Commission européenne, qui se voulait une liste noire mais qui a fini par être une liste de blanchiment des paradis fiscaux. Sur les 15 paradis fiscaux les plus utilisés par les multinationales, un seul apparaît dans cette compilation de la Commission. Disposer d’une liste fiable des tanières fiscales, qui indique également celles qui opèrent dans le cadre de l’UE, constituerait un premier pas nécessaire pour isoler commercialement et économiquement ceux qui favorisent et/ou profitent de cette structure fiscale, sanctionner ceux qui y opèrent et enquêter de manière approfondie sur les grandes banques et les intermédiaires complices qui profitent du secret bancaire – qu’il faudrait aussi éliminer – et qui contournent systématiquement toute pratique normalisée de formalités obligatoires afin de faire de la fraude et de l’évasion fiscales un business lucratif. Et pour que ces mesures durent dans le temps, des sanctions dissuasives devraient être appliquées, y compris le retrait de la licence bancaire. En outre, il est essentiel d’appliquer des règles comptables homogènes qui obligent les multinationales à présenter des informations économiques pertinentes, structurées, fondées sur leur activité réelle par pays, afin qu’elles soient imposées dans chaque territoire sur la base de la présence de personnel, du capital physique et des bénéfices effectifs qui y sont réalisés, en évitant les abus en matière de prix de transfert.

Deuxièmement, et comme plan B au cas où l’UE refuserait de sanctionner les tanières fiscales qui y opèrent, ce qui est malheureusement un scénario très probable, des sanctions commerciales pourraient être établies de manière coordonnée entre certains États membres pour les pays qui opèrent en tant que paradis fiscaux, en commençant par les Pays-Bas ou le Luxembourg et en continuant avec la Suisse. Une forte alliance de plusieurs pays d’Europe du Sud pourrait contraindre ces États à abandonner le secret bancaire et à coopérer en matière fiscale, en utilisant l’argument selon lequel les pertes résultant de ce changement de pratique seraient moindres que celles résultant des sanctions commerciales qu’il faudrait leur imposer s’ils ne coopéraient pas.

Nous pensons qu’il est essentiel que la BCE annule toutes les dettes des États membres destinées à combattre les causes et les effets de la pandémie ou, à défaut, qu’elles soient transformées en « dettes permanentes » sans rapport avec les budgets actuels

Nous devons également agir au niveau des États. Sans attendre que l’UE se décide à mettre à jour sa liste noire des paradis fiscaux, des progrès pourraient être réalisés à cet égard en Espagne, en suivant les mêmes critères que ceux mentionnés ci-dessus et en contribuant ainsi à donner l’exemple et à encourager d’autres pays à se joindre. Cela impliquerait et permettrait l’interdiction des aides aux entreprises qui opèrent ou ont des filiales et/ou des succursales dans des tanières fiscales. De même, la fraude et l’évasion fiscales pourraient être incluses parmi les critères qui empêcheraient une entreprise de bénéficier de commandes publiques, mesure qui pourrait être reproduite au niveau régional et municipal. Une autre mesure abordable serait d’interdire par une loi les amnisties fiscales. Enfin, en continuant la liste des propositions à la portée d’un gouvernement qui se veut « de changement », des sanctions pourraient être établies à l’encontre des banques et des intermédiaires financiers qui opèrent dans ces territoires extraterritoriaux en tant que facilitateurs et/ou bénéficiaires de la fraude et de l’évasion fiscales.

Mais il serait naïf et irresponsable de la part de la société civile de tout confier à l’action des institutions pour lutter contre le fléau de la fraude, de l’évasion ou du blanchiment fiscal. D’autant plus que le peu de progrès réalisés jusqu’à présent l’a été à coup de fuites journalistiques et de scandales impliquant une classe politico-économique qui n’a même plus besoin du pantouflage pour connecter ses cohabitations. Pour éviter qu’une poignée de mesures cosmétiques n’essaient de masquer la puanteur de ces cloaques, il est essentiel que la société civile prenne la tête de ce combat et se mobilise résolument pour la justice fiscale et le partage des richesses, avec des campagnes de dénonciation et de boycott de ces entreprises et de ces milliardaires. En ce sens, la campagne d’occupation des magasins Apple ou des agences de BNP Paribas menée par Attac France il y a quelques années est aussi intéressante qu’inspirante. Les dénonciations et signalements publics des cabinets d’avocats, sociétés de conseil et banques qui opèrent et sont des intermédiaires obligés dans la fraude et l’évasion fiscales contribueraient à nuire à l’image de marque de ces multinationales, qui est précisément l’un de leurs principaux atouts en ces temps de capitalisme liquide.

Que dit l’appel Taxe Covid à propos de la dette ?

Notre première tâche est de briser l’encerclement qui vise à minimiser encore plus nos positions statistiquement minoritaires

Nous savons que l’urgence médicale, sociale et économique de la pandémie de coronavirus nécessite une réponse urgente et immédiate. En fait, des milliards d’euros ont déjà été mobilisés à cette fin, ce qui alimente une dette qui ne peut être assumée par les États et qui entrave leur capacité à faire face à cette situation. Nous pensons donc qu’il est essentiel que la Banque centrale européenne (BCE) annule toutes les dettes des États membres destinées à combattre les causes et les effets de la pandémie ou, à défaut, qu’elles soient transformées en « dettes permanentes » sans rapport avec les budgets actuels. En attendant, et comme forme de pression pour que cette mesure soit appliquée, nous proposons le non-paiement unilatéral par les États, ainsi qu’un audit citoyen de l’ensemble de la dette en vue d’en répudier la partie illégitime. La dette reste l’un des éléments clés pour comprendre la crise de l’UE. Un véritable carcan pour les pays du Sud qu’il faut rompre si l’on veut redresser l’Europe.

Qui sont les signataires ?

Au départ, le manifeste a été signé par 45 personnalités du monde syndical, social, politique et intellectuel de plusieurs pays européens. Parmi ces noms, on trouve par exemple Susan George, Eric Toussaint, Christophe Aguiton ou Eleonora Forenza. Depuis le lancement, nous avons reçu des dizaines de nouvelles signatures de divers pays et domaines d’action politique. Dans les prochaines étapes, nous ouvrirons le soutien aux organisations et au grand public. Et au-delà des noms et de leur nombre, il est important de souligner l’accueil que nous recevons des pays du nord de l’Europe, dont beaucoup sont dits « frugaux », contribuant ainsi à briser cette fausse division nord-sud en Europe, qui cache les intérêts communs des élites des différents pays alors que les classes populaires et travailleuses doivent ériger les ponts nécessaires et l’agenda partagé que nous, les classes populaires et ouvrières des quatre points cardinaux de l’Europe, devons mettre en œuvre.

Avez-vous un calendrier ?

Il est fondamental d’être conscient de notre position minoritaire pour ne pas faire de notre mandat d’euro-parlementaire une fin en soi, mais plutôt un levier pour travailler à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du Parlement

Au cours de l’été, nous avons clôturé la collecte de cette deuxième phase de signatures, après quoi nous évaluerons comment continuer en fonction du soutien reçu et de la situation sanitaire. Nous avons tenu une rencontre physique combinée à une vidéoconférence à Bruxelles les 22 et 23 septembre 2020 sous les auspices du CADTM et avec ReCommonsEurope, pour continuer à avancer plus collectivement et reconstruire des liens entre les organisations et les espaces en lutte. Cette conférence était appuyée par la GUE/NL qui rassemble une partie de la gauche radicale dans le parlement européen.

En tant que député européen anticapitaliste, quel est ton rôle au sein du Parlement européen ?

Notre premier rôle est d’observer et de contribuer modestement mais résolument à briser les énormes et solides consensus qui existent au Parlement et dans les institutions européennes en général sur de nombreuses questions : le rôle de l’Europe dans le monde, l’incapacité à concevoir l’économie ou la société selon d’autres mécanismes que le marché ou les valeurs supposées que l’UE « apporte » à l’humanité par son action extérieure, parmi bien d’autres questions. La grande coalition des sociaux-démocrates et des sociaux-libéraux qui a traditionnellement co-gouverné le Parlement européen et la majorité des pays européens s’est élargie pour inclure les libéraux et une bonne partie des Verts, tout en tendant la main à la droite réactionnaire qui est de plus en plus euro-réformiste. Tout cela constitue un noyau de pouvoir très solide qui est parfaitement aligné sur le reste des élites économiques et politiques européennes. Notre première tâche est de briser l’encerclement qui vise à minimiser encore plus nos positions statistiquement minoritaires. Le problème est que, même au sein de la gauche, certains considèrent que cela se fait en s’intégrant à tout prix dans le consensus de ce noyau extrême de la grande coalition néolibérale.

En tant qu’anticapitalistes et en tant que mouvement international, nous concevons le travail institutionnel comme un front de plus, important mais non indispensable, et surtout stérile s’il n’est pas accompagné d’un mouvement social organisé et d’une lutte en dehors des institutions

Notre deuxième rôle, et il est commun à tout anticapitaliste dans toute institution, est de ne pas succomber aux charmes et aux dangers d’une institution comme le Parlement européen. Non pas seulement en raison des risques de s’accommoder et d’être contaminé par le cynisme et l’arrogance qui caractérisent cette institution et contre lesquels nous devons nous vacciner quotidiennement, mais aussi parce qu’il existe un réel danger de se laisser prendre au jeu parlementaire, en pensant à tort que c’est le plus important et en consommant l’essentiel des maigres ressources qu’il faut pourtant mettre sur d’autres fronts. Il est fondamental d’être conscient de notre position minoritaire pour ne pas faire de notre mandat d’euro-parlementaire une fin en soi, mais plutôt un levier pour travailler à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du Parlement, en portant des propositions et des mouvements qui se heurtent de front à la logique et aux intérêts de l’UE telle qu’elle est réellement.

Quelle est ta conception du travail de parlementaire européen ?

Tout d’abord, la question, et donc la réponse, doit être formulée au pluriel : nous, en tant qu’anticapitalistes et en tant que mouvement international, concevons le travail institutionnel comme un front de plus, important mais non indispensable, et surtout stérile s’il n’est pas accompagné d’un mouvement social organisé et d’une lutte en dehors des institutions. Accompagner ces luttes, les soutenir et en tirer les leçons, articuler l’action politique et sociale ou contribuer à leur décollage, est un élément fondamental de notre conception du travail institutionnel et de notre rôle en son sein. Par ailleurs, une institution comme le Parlement européen apporte deux autres éléments intéressants : une perspective territoriale élargie, au niveau européen, et une perspective temporelle qui permet d’anticiper certaines attaques du capital qui atterriront bientôt au niveau national et local. Une présence au sein d’une telle institution est utile pour situer d’autres acteurs et établir des alliances, et pour préparer le terrain pour de nouveaux champs de bataille.

Après l’échec de la stratégie de Syriza en Grèce : la participation de Unidad Podemos au gouvernement Sanchez suit-elle toujours la même ligne ou est-elle différente ?

Les différences stratégiques sous-jacentes qui ont fini par cristalliser notre sortie de Podemos en tant qu’anticapitalistes sont intimement liées aux discussions que nous avons eues par rapport à la situation en Grèce en 2015

L’expérience grecque est, ou devrait être, la grande leçon politique de la dernière période. Nous pouvons en fait établir un tournant au sein de la gauche européenne en fonction de la façon dont ses composantes ont interprété et se sont positionnées à ce moment-là et depuis lors par rapport à l’expérience du gouvernement Syriza. Les différences stratégiques sous-jacentes qui ont fini par cristalliser notre sortie de Podemos en tant qu’anticapitalistes sont intimement liées aux discussions que nous avons eues par rapport à la situation en Grèce en 2015. Dans le cas de l’Espagne, les Anticapitalistes, nous avons été très clairs sur le fait qu’entrer en minorité dans un gouvernement dirigé par le social-libéralisme comportait de nombreux risques, mais surtout trois :

  1. cela revitalise le PSOE en tant qu’acteur de changement malgré le fait que le cycle du 15M [1] ait eu comme un de ses axes principaux la récusation du bipartisme et de ses politiques, dont le PSOE est un pilier fondamental et constitue le grand « parti d’État » de l’État espagnol ;
  2. cela vieillit et désactive Podemos en tant que force de transformation, en le cantonnant dans la sphère institutionnelle et en le soumettant à la majorité du gouvernement social-libéral ; et
  3. cela donne à la droite et à l’extrême droite le monopole de l’opposition et la canalisation potentielle du malaise qui résultera de la gestion de la nouvelle crise qui est déjà là. Par contre, il aurait été possible de soutenir de l’extérieur la formation d’un gouvernement minoritaire du PSOE et de continuer à faire de l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement espagnol, avec les mouvements et sans les engagements actuels qui découlent de la participation au gouvernement.

Vous avez également lancé une campagne pour la nationalisation de différents secteurs stratégiques : quels sont-ils ? les grandes entreprises pharmaceutiques, l’énergie, les banques, d’autres encore ?

Cette pandémie a mis à nu les parties honteuses du capitalisme. Les insuffisances du capitalisme à relever le défi de la protection des classes populaires et de la sauvegarde des vies ont été démontrées. Il est temps d’analyser les conséquences des années d’attaques continues contre le secteur public. Le droit à la santé a été amputé par les politiques néolibérales. Et le coût de cette pandémie n’est pas seulement économique, il se chiffre surtout en centaines de milliers de vies.

Il est fondamental de susciter un nouvel internationalisme militant et solidaire capable de construire un projet éco-socialiste répondant à partir des différents contextes et particularités régionales au défi commun de porter un scénario post-capitaliste

La pandémie a également mis à nu l’Europe néolibérale. Au plus fort de la crise virale, nous avons vu qu’il n’y avait aucun moyen de fabriquer les équipements d’urgence nécessaires pour combattre le Covid-19 en Europe, suite à des années de délocalisation et de désindustrialisation. L’Europe a besoin d’une ré industrialisation, en même temps que d’un changement vers un modèle de production socialement et écologiquement juste. L’économie doit être au service de la vie, et non servir à engraisser les profits privés. C’est sans aucun doute l’une des grandes leçons de cette crise. Il est fondamental de nationaliser les secteurs stratégiques sous contrôle social pour assurer le bien commun. C’est pourquoi les Anticapitalistes ont lancé une campagne d’agitation et de propagande sur la nécessité de nationaliser des secteurs stratégiques et de changer de modèle de production, avec différentes propositions concrètes comme le cas des usines que Nissan a l’intention de fermer en Catalogne.

Le capitalisme est dans une longue vague dépressive, due à une crise de rentabilité, dont la cause principale est la tendance à la baisse du taux de profit. Face à cette difficulté permanente à se redresser, le capitalisme a cherché, comme il le fait systématiquement, une issue par l’intensification de l’exploitation de l’homme et de la nature, dans un processus de précarisation permanente du travail et de dégradation de la biosphère. Ainsi, ce sera la crise écologique qui introduira, comme elle le fait déjà, de nouvelles limites au productivisme et « croissantisme » capitaliste, mais aussi de nouvelles limites aux cycles de transformation et à leurs stratégies. En ce sens, il est fondamental de susciter un nouvel internationalisme militant et solidaire capable de construire un projet éco-socialiste répondant à partir des différents contextes et particularités régionales au défi commun de porter un scénario post-capitaliste.

Traduction de Lucile Daumas

Source https://www.cadtm.org/La-pandemie-du-coronavirus-a-mis-a-nu-la-logique-neoliberale-de-l-UE

La relance du monde d’avant

La relance du monde d’avant : inefficace, injuste, antiécologique

Le gouvernement s’apprête à dévoiler un plan de relance de 100 milliards d’euros économiquement inefficace, socialement injuste et antiécologique. Ainsi, il se saisit de la crise pour amplifier sa politique néolibérale et productiviste.

Ce plan est inefficace, puisqu’il s’agit de poursuivre les mêmes recettes qu’avant, appliquées sans succès : une nouvelle baisse des charges des entreprises, soit 20 milliards d’euros d’impôts de production. Bien que présentée sous couvert du plan de relance, cette nouvelle baisse de l’imposition des entreprises, revendication permanente du patronat depuis des décennies, était déjà en gestation avant la crise. Nous expliquons dans la note jointe à quel point les arguments la justifiant ne tiennent pas. Et si le gouvernement s’attaquait sincèrement à des impôts qui touchent la production et non le profit, alors il compenserait cette baisse par une hausse des impôts sur le profit. Ce qu’il ne fait pas. Au contraire, il confirme la baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés à 25% en 2022.

Ce plan est injuste : en l’état, sans obligation de maintien des salaires et de l’emploi, sans obligation de reconversion écologique des investissements et sans relance d’une certaine demande afin de satisfaire les besoins sociaux, la baisse des prélèvements des entreprises viendra surtout nourrir les profits ; c’est une politique en faveur du capital. Le gouvernement répond ainsi, sous couvert de la crise, aux demandes réitérées du Medef, plutôt que de se préoccuper de la suppression des centaines de milliers d’emplois et de l’urgence écologique et sociale. La même orientation conduit à de nouvelles « simplifications », selon la novlangue néolibérale, ou prolongent celles édictées pendant le confinement, notamment pour autoriser les dérogations aux règles de reconduction des contrats à durée déterminée.

Cette baisse d’impôts privera un peu plus les pouvoirs publics, notamment les collectivités territoriales et/ou la sécurité sociale, de recettes publiques, pourtant essentielles pour développer les services publics, la protection sociale et la bifurcation écologique. On a pu constater ces derniers mois les besoins criants des hôpitaux publics, pour un service public de qualité aux personnes dépendantes et une protection sociale de qualité.

Un minimum de justice sociale et d’efficacité économique aurait voulu que soient rehaussés les minimas sociaux et le salaire minimum des personnes les plus précaires, touchées en premier lieu par la crise. Ou encore que soit baissé l’impôt le plus injuste, la TVA sur les produits de première nécessité, ainsi que l’a réalisé l’Allemagne. Surtout, il aurait fallu annoncer une révolution fiscale, tournée vers la justice sociale, à commencer par une imposition forte sur les revenus et les patrimoines des plus riches. Au contraire, ce sont des miettes qui sont laissées aux plus précaires : 1 milliard d’euros (hausse de l’allocation de rentrée et repas à 1 euro en restaurant universitaire, aide aux associations et à l’hébergement d’urgence)… soit 1% du budget du plan de relance !

Ce plan est antiécologique : il aurait surtout dû répondre aux urgences sociales et écologiques et consacrer les dizaines de milliards d’euros versés aux entreprises à une reconversion profonde de la production. Des désinvestissements massifs des activités les plus polluantes, dès les prochaines années, sont nécessaires pour espérer une planète vivable à la fin du siècle. Or, 400 millions d’euros seraient prévus pour développer le nucléaire, énergie polluante et dangereuse. Des centaines de milliers de nouveaux emplois, non délocalisables, sont pourtant nécessaires dans la transition écologique et les services non marchands. C’est bien dans ces secteurs qu’il faut mettre la priorité, tout en assurant aux salarié·e·s menacé·e·s par la crise actuelle un maintien de leurs revenus et un droit à emploi. Sur 100 milliards d’euros, seuls une dizaine de milliards viseraient directement et potentiellement ces besoins (dans la santé et la rénovation thermique des logements). Et alors que le gouvernement se targue de vouloir soutenir le transport ferroviaire, de nouvelles suppressions d’emplois sont prévues à la SNCF dans le fret ferroviaire. Autre secteur d’importance pour l’avenir de nos écosystèmes, l’agriculture ; en la matière, « la transition agricole » (dont il s’agira de vérifier l’orientation) n’est dotée que de 1,3 milliard d’euros, environ 4 % de l’effort budgétaire, la moitié des sommes consacrées au sauvetage de l’automobile et de l’aéronautique.

Bref, le monde d’après pour Emmanuel Macron et Jean Castex consiste à reproduire les vieilles formules ayant cours depuis 40 ans, en les teintant légèrement de vert, afin de satisfaire aux actionnaires des grandes entreprises et aux dirigeants du MEDEF. D ’autres politiques sont possibles, en commençant par exemple par les mesures d’urgence proposées par le collectif unitaire « Plus Jamais Ça ». C’est également le sens de nos propositions pour une relocalisation écologique et solidaire qui répondent à l’urgence sociale, démocratique et environnementale.

Source https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/la-relance-du-monde-d-avant-inefficace-injuste-antiecologique

L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

ReCommons Europe : L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles

L’ année 2020 a été marquée par deux événements qui ont indiqué, une fois de plus, les limites du système capitaliste. D’abord, la pandémie de Covid-19 due au nouveau coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes, a mis en évidence la vulnérabilité des sociétés humaines en l’absence de services de santé publique dotés de moyens suffisants. Elle a aussi permis de montrer quelles sont les activités essentielles à la vie des sociétés humaines. Deuxièmement, la pandémie a précipité la plus grande crise économique depuis les années 1930. En révélant la fragilité de sociétés soumises à une extrême rapidité des échanges et dotées de chaînes de production internationalisées, la pandémie montre aussi les aspects les plus irrationnels du système économique qui régit et structure les rapports sociaux sur la quasi-totalité de la planète. Ainsi, le capitalisme apparaît comme étant incapable non seulement de subvenir aux besoins humains élémentaires mais aussi de reproduire son propre fonctionnement. L’ensemble des gouvernements qui essayent de ménager la loi du profit et la défense de la vie de leurs citoyen·ne·s se retrouvent inéluctablement tentés de défendre la première face à la seconde.

Les politiques néolibérales d’ajustement structurel, impulsées depuis des décennies, ont joué un rôle important dans l’augmentation des inégalités et, en fin de compte, dans la manière dont s’est propagée l’épidémie. Une épidémie qui – contrairement à une idée répandue – fait bien la différence entre origines et entre classes sociales, touchant notamment celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale. Elle a touché aussi plus fortement les pays qui, sous prétexte de maintenir une stricte discipline fiscale, ont renoncé ou n’ont pas eu accès à la construction d’un système de santé performant et accessible. Ainsi, alors que de nombreux pays dits du Nord expérimentent les conséquences néfastes des privatisations et coupes budgétaires qui ont été appliquées dans les dernières décennies, les pays du Sud se trouvent pour la plupart empêchés de développer des systèmes de santé performants en raison du lourd fardeau que les dettes font porter sur leurs comptes publics.

Dans l’Union européenne, la crise a de nouveau été marquée par une incapacité pour les États membres de coordonner leurs réponses et d’élaborer des stratégies communes. Alors que la petite île de Cuba – soumise à un blocus étatsunien depuis 60 ans –, fidèle à sa politique de solidarité internationale (démontrée récemment en Haïti ou en Afrique contre le virus Ebola), envoyait des équipes médicales dans plus d’une vingtaine de pays dont l’Italie durement touchée par la pandémie, les politiques des États membres de l’UE dans ce domaine ont été plus que timides si ce n’est inexistantes. Aucun stock de masques ou de matériel médical n’avait été décidé en commun dans l’UE. Pas la moindre équipe médicale européenne. Le repli national voulu par les forces d’extrême-droite a marqué un point lorsque les différents gouvernements ont fermé leurs frontières (de façon tout à fait désordonnée). Ce n’est qu’après des mois de tergiversations que les États membres de la zone euro semblent s’accorder, à reculons, à mutualiser une partie de leurs dettes souveraines – une décision que les plus forts ne manqueront pas de faire payer aux plus faibles en continuant de plus belle la féroce compétition qui caractérise l’Union économique et monétaire.

En ce qui concerne la défense des intérêts de la classe capitaliste et de ses entreprises, en revanche, les États membres de l’UE, comme les autres pays du Nord, ont su développer une même orientation politique visant, comme lors des sauvetages bancaires survenus à partir de 2008, à socialiser les pertes des grandes entreprises (sans garanties sur le maintien des emplois) en y injectant de vastes sommes d’argent public. Pour ce faire, les États membres de l’UE n’ont pas hésité à abandonner de concert le dogme de la discipline fiscale et budgétaire sur base duquel la Grèce et d’autres pays de la périphérie européenne avaient pourtant été désignés comme de mauvais élèves et forcés d’adopter de sévères cures d’austérité lors de la crise précédente. Les gouvernements européens consentent ainsi de nouveau à augmenter leur dette publique afin de venir en aide au grand capital, et donc de faire payer la crise aux populations.

L’impact spécifique de la pandémie de Covid-19 dans les pays du Sud est un exemple marquant de l’accentuation des inégalités entre les différentes régions du monde. C’est une situation dans laquelle l’Union européenne et de nombreux États européens ont une responsabilité importante, de par les politiques menées hier et aujourd’hui vis-à-vis de ces pays du Sud. Toute force aspirant à incarner une rupture avec l’ordre capitaliste dominant sur le continent européen doit agir pour que cesse l’exploitation des peuples du Sud.
Le présent travail est le fruit du projet ReCommonsEurope, que nous menons au sein du consortium Citizens for Financial Justice depuis 2019. Précédemment, à partir de 2018, ce projet a engagé le CADTM, en collaboration avec l’association European Research Network on Social and Economic Policy (EReNSEP) et le syndicat basque Eusko Langileen Alkartasuna (ELA), dans un travail visant à nourrir le débat sur les mesures qu’un gouvernement populaire en Europe devrait mettre en place prioritairement. Ce travail d’élaboration concerne tous les mouvements sociaux, toutes les personnes, tous les mouvements politiques qui veulent un changement radical en faveur des 99 %. Fidèles à notre volonté d’élaborer des propositions concrètes par rapport à des problématiques immédiates, nous avons choisi d’intituler le présent projet « L’impact sur le Sud des politiques européennes et les alternatives possibles ».

Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. À cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, militant·e·s politiques, chercheurs et chercheuses de pays du Sud et du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : les dettes réclamées par les pays du Nord, en particulier les pays européens, aux pays du Sud ; les accords de libre-échange ; les politiques migratoires et de gestion de frontières ; le militarisme, le commerce des armes et les guerres ; enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels. Dans cette brochure, afin de fixer un cadre général, nous reprenons en l’adaptant le chapitre international du Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe signé en 2019 par plus de 160 personnes provenant de 21 pays européens. Ce manifeste publié en quatre langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.

Plus que jamais, nous pensons qu’il est essentiel de nourrir et développer les débats portant sur les alternatives à un système qui montre de plus en plus son incompatibilité avec un droit aussi fondamental que celui de mener une vie digne.

ReCommonsEurope est un projet initié par deux réseaux internationaux, le CADTM et EReNSEP, ainsi que par le syndicat basque ELA afin de contribuer aux débats stratégiques qui traversent la gauche populaire en Europe aujourd’hui. Le Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples a été rédigé en un an par seize personnes actives dans six pays différents (Belgique, Bosnie, État Espagnol, France, Grèce et Grande-Bretagne), militant dans des organisations et mouvements différents (syndicats, partis politiques, mouvements d’activistes) et disposant d’expertises diverses et complémentaires (économie, sciences politiques, philosophie, anthropologie, droit, écologie, syndicalisme, féminisme, solidarité Nord/Sud, etc.). Trois générations d’âge sont représentées. Le Manifeste est soutenu par plus de 160 signataires provenant de 21 pays européens différents. Parmi ces 160 signataires, les femmes sont majoritaires. Il a été publié pour la première fois le 21 mars 2019, en français, anglais et espagnol.

 

Source http://www.cadtm.org/ReCommons-Europe-L-impact-sur-le-Sud-des-politiques-europeennes-et-les

Europe : un plan de relance pour sauver la face

par Martine Orange

Au terme d’un marathon de quatre jours, les responsables européens ont abouti à un compromis laborieux. S’inscrivant dans la même doctrine qu’auparavant, le plan de relance de 750 milliards d’euros risque d’être insuffisant et n’apporte aucun remède aux dysfonctionnements de l’Union.

Ce sommet devait être le moment hamiltonien de l’Europe, celui de la refondation financière de l’Union. Au terme d’un marathon de quatre jours, ponctués de coups d’éclat, de menaces, de bras de fer, les responsables européens ont abouti au petit matin du mardi 21 juillet à un compromis laborieux, qui n’apporte aucun remède aux règles dysfonctionnelles de l’Union européenne.

Un plan de relance de 750 milliards d’euros, destiné à soutenir les économies européennes mises à mal par la pandémie du Covid-19, a bien été adopté, comme le souhaitaient l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et la Commission européenne. Il vient compléter un budget européen de 1 000 milliards d’euros pour les sept prochaines années. Mais les ambiguïtés, les non-dits, les flous sur lesquels a été fondé cet accord obèrent tout le dispositif.

Pour mesurer les zones d’ombre de cet accord, il suffisait d’écouter les différents camps au sortir de leur interminable réunion mardi matin : chacun avait gagné la partie ! « Nous l’avons fait. L’Europe est au rendez-vous, l’Europe est rassemblée », s’est félicité Charles Michel, président du Conseil européen. « Nous avons apporté une réponse à la plus grande crise de l’histoire européenne », a renchéri Angela Merkel, tandis qu’Emmanuel Macron insistait sur le caractère « historique » de ce plan.

Au même moment, Mark Rutte, le premier ministre néerlandais qui a mené la fronde des pays dits « frugaux », hostiles à toute mutualisation des dettes au niveau européen, insistait sur le fait que le plan de relance ne transformerait pas l’Europe en une union de transferts de richesses, parce que les Pays-Bas et ses alliés avaient veillé à ce que ce soit un programme ponctuel et limité dans le temps, juste pour faire face à la crise sanitaire.

Alors que l’Europe affronte sa troisième grave crise économique en l’espace de dix ans, les dirigeants européens savaient qu’ils ne pouvaient se quitter sur un échec : il en allait de la survie de la zone euro. Durement touchée par la pandémie, l’Italie risquait de sombrer dans des niveaux d’endettement insoutenables si aucune aide ne lui était apportée, au risque de provoquer une nouvelle crise de la dette en Europe. Et, cette fois, la Banque centrale européenne, qui tient la zone euro à bout de bras depuis une décennie, risquait de se trouver sans munitions monétaires suffisantes, si les États européens ne prenaient pas le relais avec des dispositifs budgétaires.

C’est cette menace qui a conduit Angela Merkel à faire volte-face et à abandonner la position dure de refus de soutien aux autres pays européens qu’elle avait adoptée au cours des dix dernières années. Alors que la crise sanitaire met à mal toute l’économie mondiale, que la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump fait peser un risque sur ses exportations, que les produits chinois sont désormais en concurrence directe des productions allemandes, que l’industrie automobile, pièce centrale de l’économie allemande, connaît une crise existentielle, Berlin ne pouvait se payer le luxe en plus de voir s’effondrer la zone euro, devenue son marché intérieur. « Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Union européenne ne s’effondre pas », reconnaissait sans ambages Angela Merkel en juin.

Mais cette conversion de la chancelière allemande, applaudie par la France et les responsables européens, n’a pas convaincu tout le monde. Les dirigeants européens pensaient s’être débarrassés de toute opposition forte avec le départ de la Grande-Bretagne, après le Brexit. Ils ont trouvé face à eux un opposant tout aussi embarrassant : les Pays-Bas. Ceux-ci ont réussi à fédérer autour de leur cause le Danemark, la Suède, l’Autriche et la Finlande. Dès que le premier ministre néerlandais a entendu la proposition de la Commission européenne de lever de la dette sous la signature de l’Union afin de faire profiter les pays européens les plus exposés de taux plus bas ou, pire encore, de leur donner de l’argent sans exiger de remboursement, il s’est opposé de toutes les manières possibles au projet. Avec un succès certain.

Car quoi qu’en disent les communicants de l’Élysée, le couple franco-allemand, sur lequel Emmanuel Macron fait reposer toute sa stratégie européenne, a été sérieusement à la peine pendant ce sommet. Loin de donner le la, il lui a fallu aller de concessions en renoncements pour faire approuver son plan de relance. Tous s’attendaient à des révisions à la baisse par rapport au projet de 500 milliards d’euros de dons aux pays les plus en difficulté, présenté en mai. Mais pas dans de telles proportions.

Pendant le week-end, l’Allemagne et la France annonçaient encore que la somme de 450 milliards d’euros était leur dernière limite, la « ligne rouge » qu’ils se refusaient à franchir. Ils ont finalement transigé à 390 milliards d’euros. Tout le reste (360 milliards d’euros) sera versé sous forme d’emprunts auprès des différents pays demandeurs. Et encore : il faudra que ceux-ci montrent patte blanche.

Même si les pays dits frugaux ont en apparence échoué à imposer des conditionnalités sur le versement des crédits dispensés par l’Union – c’est-à-dire à placer les pays sous la direction de la Commission – et à obtenir un droit de veto – les plans seront adoptés à la majorité qualifiée –, ils ont arraché cependant une possibilité de faire appel dans un délai de trois mois, s’ils considèrent que les pays bénéficiaires ne respectent pas les règles. Surtout, ils ont réussi à imposer un contrôle étroit de la Commission européenne sur tous les projets financés par l’Union. Ce ne sera pas la troïka, qui a laissé un souvenir traumatisant dans toute l’Europe, mais cela ira bien au-delà du nécessaire contrôle pour lutter contre la corruption et le détournement des fonds publics.

Le ralliement de l’ensemble des pays européens aux positions néerlandaises sur ce sujet met en lumière la permanence des schémas macro-économiques dans lesquels s’inscrit le plan de relance. Officiellement, celui-ci est censé marquer une rupture avec l’austérité expansionniste, imposée à toute l’Europe depuis 2008, et qui a valu à la zone euro la croissance la plus faible de tous les pays occidentaux. Mais cet abandon n’est que provisoire, une parenthèse pour faire face à la crise économique provoquée par la pandémie : les critères fixés par les traités existants demeurent.

Surtout, cette mise à l’écart n’est que partielle : les réformes structurelles (retraites, marché du travail, Sécurité sociale, santé) sont toujours de mise. Les mises en demeure de Mark Rutte, qui a insisté sur la nécessité de mener à bien ces fameuses réformes structurelles, n’ont suscité aucun désaccord dans les rangs des autres dirigeants européens. Les financements dégagés par l’Europe doivent servir à des projets à même de mettre en œuvre ces réformes, censées soutenir une croissance durable – ce qui n’a jamais été prouvé, les expériences passées démontrant même le contraire. Mais cela vaut aussi pour les projets destinés à soutenir la transition écologique, le développement numérique.

Tout s’inscrit dans la même idéologie ordolibérale, promouvant les mêmes schémas de croissance que par le passé, la même stratégie de l’offre. À cette aune, le grand plan de relance risque vite de se transformer en un programme de soutien au secteur privé, en excluant toute politique publique, la Commission européenne censurant tous ceux qui seraient tentés de s’écarter du « droit chemin ».

Le risque d’un tsunami social à la rentrée

Mais ce n’est pas le seul risque que comporte ce plan. « L’accord ne sera manifestement pas assez important pour faire face à l’ampleur de la crise que nous traversons », prévenait dès lundi Christopher Dembik, responsable de la recherche macro-économique à la Saxo Bank, alors que les chiffres du plan commençaient à fuiter.

L’économie européenne est encore en apesanteur depuis la fin du confinement dans de nombreux pays. Grâce aux nombreux programmes d’aide et de soutien adoptés par les gouvernements, le chômage, quoique déjà important, reste encore sous contrôle. Mais de nombreux économistes redoutent une envolée de licenciements, des pertes d’emplois et de la précarité, au fur et à mesure que ces programmes vont s’arrêter.

D’autant que de nombreux secteurs restent quasi moribonds depuis la fin du confinement. C’est particulièrement vrai pour le tourisme, la restauration, les services, des activités qui représentent 20 % du PIB en Grèce, 15 % en Espagne et 13 % en Italie. Privés des touristes américains et asiatiques qui sont interdits d’entrée en Europe, ces pays sont aussi désertés par les Européens, qui pour beaucoup ont décidé de ne pas quitter leur territoire national, à la fois par prudence et par souci d’économie.

Pour de nombreux observateurs, on risque de reparler très vite de la Grèce, dont tout le plan de sauvetage de 2015 repose sur ces recettes touristiques.

Plus largement, beaucoup craignent un tsunami social et un effondrement de la demande à la rentrée. Si une deuxième vague de Covid reprend en Europe, la situation risque encore de s’aggraver. Selon un scénario de consultant repris par le Financial Times, les banques pourraient faire face à plus de 800 milliards d’euros de pertes liées aux mauvaises créances et aux emprunts qui ne peuvent plus être remboursés. Après la crise sociale et économique, l’Europe n’est donc pas à l’abri d’une crise bancaire et financière.

Face à un tel séisme, les 1 000 milliards de budget pluriannuel européen et les 750 milliards d’euros du plan européen semblent peser peu. C’est à peine 10 % du PIB sur plusieurs années. À titre de comparaison, le gouvernement américain a mis sur la table 3 000 milliards de dollars, sous forme d’aides directes et d’allégements d’impôt, soit l’équivalent de 15 % de son PIB. Le Japon, quant à lui, compte engager des sommes représentant 21 % de son PIB.

De plus, même si les dirigeants européens ont décidé de ne plus respecter les règles de proportionnalité et de verser en priorité aux pays qui en ont le plus besoin – l’Italie devrait ainsi recevoir quelque 120 milliards d’euros dans ce cadre –, ces sommes risquent de ne pas suffire à combler le fossé entre les pays les plus riches et les plus pauvres de l’Union. Celui-ci risque même de se creuser encore plus profondément avec la crise du Covid-19.

Ainsi, quelque 327 milliards d’euros vont être débloqués par le gouvernement allemand et les Länder pour venir en soutien de l’économie du pays. Cela représente environ 14 % du PIB allemand. Si on exclut les garanties apportées par l’État, qui faussent la présentation des chiffres, les sommes accordées par la France sont à peine supérieures à 6 % du PIB. L’Italie a débloqué des moyens budgétaires représentant l’équivalent de 5 % de son PIB. En Espagne, le stimulus budgétaire est évalué à 3,2 % du PIB.

La crise provoquée par la pandémie risque donc d’exacerber les forces centrifuges qui s’exercent dans la zone euro depuis plus dix ans.

Aucun mécanisme qui aurait permis de s’attaquer aux causes profondes de ces divergences, de commencer à corriger des dysfonctionnements connus de longue date (absence d’harmonisation fiscale, absence de transferts, absence de budget digne de ce nom, etc.), n’est envisagé à ce stade. Au contraire. Les pays dits « frugaux » ont obtenu, en contrepartie de leur accord au plan, un nouveau rabais sur leur contribution au financement de l’Union européenne. L’Autriche va ainsi bénéficier d’une réduction annuelle de 565 millions d’euros, soit le double de celle qu’elle avait précédemment, tandis que les Pays-Bas voient leur rabais annuel monter de 1,57 milliard à 1,92 milliard d’euros.

La solidarité européenne en ressort un peu plus mise à mal. Et tout laisse craindre que ce ne soit qu’un début. Car le plan de relance est adopté mais n’est pas financé. La Commission européenne est prête à emprunter au nom des États membres mais elle n’a pas encore indiqué quelles ressources financières nouvelles elle mettait en face pour rembourser ces prêts. On parle d’une taxe sur le CO2 aux frontières, d’une taxe sur les Gafa, voire d’une taxe sur les transactions financières. Mais rien n’est arrêté à ce stade. Forts de leurs premiers succès, les pays dit « frugaux », parmi lesquels figurent de nombreux adeptes du dumping fiscal, risquent à nouveau de brandir leur droit de veto sur des mesures qui toucheraient à leurs privilèges.

Au sortir de ce marathon de quatre jours, jamais l’Europe n’a été plus divisée entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est. L’accord obtenu ce mardi risque de ne pas suffire à faire oublier le niveau d’acrimonie, de défiance mutuelle entre les différents membres qui s’est exprimé lors de ce sommet. Alors que vingt-trois parlements doivent approuver le plan de relance et le budget pluriannuel, des tensions et des oppositions menacent de resurgir assez vite, imposant le constat que rien n’est réglé.

Source : http://www.cadtm.org/Europe-un-plan-de-relance-pour-sauver-la-face

Martine Orange

L’omniprésence du CNR : un substitut à la réflexion sur une situation inédite

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La référence au programme du Conseil National de la Résistance (CNR) est étrangement omniprésente dans le débat sur le « monde d’après », de Macron qui ose mentionner le titre de ce programme « les jours heureux » à diverses initiatives venant de la gauche. Comme si nous étions, grâce au Coronavirus, entrés dans une période idyllique où le libre débat des idées, la confrontation loyale entre diverses solutions pour l’avenir de la société, pour la sortie des crises sanitaires, écologiques, économiques se décidait hors de tout rapport de force. Comme s’il ne s’agissait que de convaincre les possédants, dans une négociation basée sur la raison, de la validité de réponses favorables aux exploité-e-s et des opprimé-e-s attaquant la dictature des marchés imposée par le néolibéralisme.

La réalité est tout autre, la lutte des classes est omniprésente, et c’est la bourgeoisie qui est à l’offensive. Elle l’a été avant la crise sanitaire, elle l’a été à toutes les étapes de cette crise au travers des choix néolibéraux du gouvernement, elle l’est plus que jamais aujourd’hui. Or les conditions qui ont conduit à l’adoption du programme du CNR ne sont absolument pas réunies aujourd’hui.

S’il s’agit d’affirmer qu’en 1944-45, dans un pays dévasté par la guerre, aux infrastructures (ponts, ports, chemins de fer) détruites, aux approvisionnements à rétablir en eau, gaz et électricité (production réduite de moitié par rapport à 1938), avec un appareil industriel à bout de souffle, où il fallait loger un million de sans-abris, il a été possible de prendre des mesures sociales majeures, comme la Sécurité Sociale, de faire des choix politiques radicaux comme les nationalisations, l’argument est utile.

Mais il a des limites, car il élude les raisons pour lesquelles la bourgeoisie française a accepté des avancées sociales ! Elle n’a pas été convaincue par les arguments des négociateurs, elle a été contrainte par un rapport de force qui n’était pas en sa faveur.

Le CNR, du mythe à la réalité

Pour discuter d’une référence historique comme celle-ci, il est utile de se replonger tant dans le texte lui-même, que dans les circonstances qui ont conduit à son adoption, pour éviter de se laisser impressionner par le mythe.

En l’occurrence, retrouver le texte n’est pas très compliqué, le programme du CNR est un document facilement accessible et bref, d’une douzaine de pages. Il comprend un « plan d’action immédiate » et des « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». Immédiatement, il organise l’unification des mouvements de résistance sous un commandement unique, qui avait pour objectif de placer la résistance communiste sous commandement militaire (cette unification aura du mal à se faire dans nombre d’endroits du fait des réticences des résistants eux-mêmes), et prévoit les mesures d’épuration et surtout de reconstruction des structures étatiques, l’objectif principal de De Gaulle.

Les mesures à appliquer à la Libération comprennent des mesures politiques comme le rétablissement du suffrage universel et des libertés démocratiques, et des propositions dans l’air du temps comme « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », qui étaient soutenues par les socialistes, les chrétiens sociaux de droite et même certains milieux patronaux.

Il prévoit de manière plus substantielle « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État », « le retour à la nation des grands moyens de production monopoliste, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » et l’instauration d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » complété par la mise en place d’une « retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours« .

Ce texte dense contient des mesures fortes et structurantes. Il instaure les premiers éléments de « l’état providence » tout en restant clairement dans le cadre du système capitaliste et de l’ordre bourgeois. En outre, il ne touche pas à l’empire colonial français, ne prévoyant qu’une évanescente « extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ».

Comment la bourgeoisie française a-t-elle pu accepter de telles mesures ?

Pour le comprendre, il faut revenir à sa situation au moment du basculement militaire de la guerre après la défaite des nazis à Stalingrad en février 1943. La bourgeoisie était en bien mauvaise posture pour préparer l’après-guerre. La quasi-totalité des grands patrons et des membres de l’appareil d’Etat collaboraient avec l’occupant nazi, directement ou par l’intermédiaire du régime de Vichy. Comment reconstituer un appareil d’Etat, des formes de domination politique et économique acceptables par la population dans ces conditions ?

C’est l’obsession de De Gaulle. Son discours de Bayeux de juin 1944 quelques jours après le débarquement en Normandie est un résumé de toute sa politique :

« C’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’État […] ; l’État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l’intrigue ; l’État préservé des ingérences de l’étranger ; l’État capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, d’assembler toutes les forces de la patrie et de l’Union Française […], de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l’ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction. »

Il s’agissait à ce moment précis d’empêcher les Alliés d’instaurer une administration des territoires libérés comme ils le prévoyaient (l’AMGOT, l’Allied Military Government of Occupied Territories) et de manière plus générale d’imposer tant aux alliés qu’aux résistants l’autorité du Gouvernement Provisoire qu’il dirigeait.

Ce combat, De Gaulle l’a engagé dès ses débuts à Londres, où il met en place différentes structures para-étatiques lui permettant de négocier avec les Alliés, qui visent à regrouper les forces de l’empire colonial, et à préparer le futur appareil d’État. Il va même y intégrer en 1942 le Général Giraud, Vichyste anti-allemand qui a le soutien des américains. Mais ces structures avaient une carence majeure, elles ne représentaient pas la résistance intérieure. Or dans cette résistance, le PCF, banni au moment du pacte germano-soviétique1, est devenu la force principale.

Moins de 30 ans après la Révolution russe, la direction stalinienne n’est pas atteinte du discrédit qui apparaîtra à partir de la fin des années 1950. Malgré les procès de Moscou, l’existence des camps, l’URSS est toujours perçue comme la patrie du socialisme. Le PCF en est le représentant fidèle en France, et défend encore la perspective du socialisme. La résistance populaire qu’il dirige a une dynamique politique et sociale forte, elle n’est pas seulement contre les nazis, elle est un mouvement contre les élites au pouvoir, l’affairisme, le parlementarisme, la III° république, la trahison des classes dirigeantes identifiées avec le régime de vichy et ses arrangements avec les nazis.

La grande majorité des résistants est animée d’une volonté de briser le pouvoir de l’argent, des trusts, de l’oligarchie économique, et de changer le système politique lors de la libération.

Un instrument d’intégration du PCF

Pour De Gaulle il était indispensable d’intégrer le PCF dans les plans de reconstruction de l’après-guerre. C’est pour cette raison que de Gaulle crée le Conseil National de la Résistance au printemps 1943. Il regroupe les huit organisations de résistance, les six principaux partis de la Troisième République, et les deux syndicats ouvriers (notons qu’il n’y a aucune présence patronale).

On y trouve les deux partis ouvriers, le PCF (qui obtiendra entre 25 % et 28 % des voix aux élections de 1945 et 1946), et la SFIO (qui obtiendra entre 21 % et 23,4 % des voix aux élections de 1945 et 1946), ainsi que les principales forces bourgeoises : les radicaux, les démocrates-chrétiens, et deux partis de droite, l’alliance Démocratique et la Fédération Républicaine. Les deux syndicats sont le syndicat chrétien, la CFTC, et surtout la CGT unifiée, qui regroupait après la grève générale de 1936 près de 4 millions d’adhérents et en aura jusqu’à 6,5 millions en 1947 (plus de 40 % des salariés).

Après une année de négociations, le programme du CNR « Les jours heureux » est adopté le 15 mars 1944 en même temps qu’est mis en place un Gouvernement Provisoire incluant pour la première fois les communistes. De Gaulle a réussi son pari : intégrer les communistes à la reconstruction de l’État à la Libération, pour éviter toute vacance du pouvoir et tout bouleversement social. Avec le Gouvernement Provisoire, il dirige une représentation indiscutable en France qui s’impose également aux alliés, dont certains préféraient des Vichystes repentis.

On verra la complète réussite de ce projet dès le retour en France fin 1944 du secrétaire du PCF, Maurice Thorez, lorsque ce dernier se prononce sans ambiguïté pour une seule armée, une seule police, une seule justice, demandant la disparition des groupes armés « irréguliers ». Cela se confirmera tout au long de l’année 1945, lorsque dans de nombreux endroits les Comités Départementaux de Libération (CDL) dirigés par les anciens résistants voudront se passer des Commissaires du Gouvernement (l’équivalent des préfets actuels) nommés par l’État central, lorsque des CDL et des milices patriotiques soutiendront les travailleurs qui veulent épurer les entreprises et en prendre le contrôle, le PCF et la CGT auront « surtout le souci de ne prendre aucune initiative gestionnaire qui n’ait été approuvée par les Commissaires de la république, et à fortiori qui ait pu être en opposition directe avec la volonté de ces derniers »[1].

La direction du PCF défend une totale application du programme du CNR, mais rien que le programme. Elle se situe ainsi dans le cadre international des accords de Yalta, lors desquels la répartition du monde a été négociée entre Staline et les Alliés, dans lesquels il n’est pas prévu que la France devienne socialiste.

Une réponse à la menace révolutionnaire

Si la situation particulière de la France en 1944-1945 a donné une coloration et un imaginaire particulier aux mesures prises à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles s’intègrent dans une politique des classes dirigeantes craignant la montée de la révolution.

En effet, on ne peut comprendre cette construction politique française particulière sans la réintégrer dans le contexte international. Elle existe aussi parce qu’il y a, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tant au niveau national qu’international, une crainte de la bourgeoisie de voir se développer une vague révolutionnaire du type de celle qui s’est produite en Europe entre 1917 et 1923.

Les trotskystes n’étaient pas les seuls à penser que la révolution pouvait survenir du choc produit par cette guerre. Tous les dirigeants s’y sont préparés, que ce soient les alliés avec les bombardements de terreur de la fin de la guerre sur une série de villes ouvrières en Europe, que ce soit la direction stalinienne laissant la résistance polonaise se faire massacrer lors de l’insurrection de Varsovie, ou refusant tout soutien aux révolutionnaires grecs et yougoslaves.

Bien avant l’entrée dans la guerre froide, le bras de fer entre les États-Unis, le nouvel impérialisme dominant, et le « danger communiste », incarné par Staline aux yeux des possédants est omniprésent. Staline sort victorieux de la guerre dans laquelle l’Union soviétique a subi des pertes colossales (27 millions de morts, 16 % de la population, des régions entières dévastées), et il est à l’offensive, en Europe de l’Est et en Chine notamment.

Une partie des dirigeants bourgeois est convaincue qu’il est important d’avoir une politique coupant l’herbe sous le pied au risque communiste, pour cela elle accepte certains compromis sociaux et la construction de « l’État providence ». Aux États-Unis, l’économie de guerre n’a pas supprimé certaines des avancées sociales prises durant le « New deal » des années 1930. En Europe, une transformation de la société dans ce sens semble inévitable à nombre d’éléments bourgeois et nationalistes.

Ainsi en Grande-Bretagne en 1945, même le parti conservateur accepte l’extension du secteur public. Dans ce pays, où il n’y a pas de grand parti communiste, où il n’y a pas le phénomène de la résistance armée, ce sont les travaillistes élus en 1945 qui nationalisent la banque d’Angleterre, l’ensemble des transports intérieurs et extérieurs, l’énergie et l’industrie lourde.

La CDU allemande, l’ÖVP autrichien et la Démocratie Chrétienne italienne votent également pour de larges nationalisations dans leurs pays. En Autriche et en Grande-Bretagne, comme en France, entre 20 et 25 % de l’économie sont nationalisés.

Du point de vue des systèmes de santé, la situation française n’est pas unique non plus. Les travaillistes mettent en place en Grande-Bretagne dans le cadre de l’Etat-providence un système de santé, le NHS, offrant une couverture médicale entièrement gratuite pour tous, sans critère de sélection ni de condition de cotisation. Des systèmes de sécurité sociale vont être instaurés à cette époque dans presque toute l’Europe.

On est bien loin de ce contexte aujourd’hui !

Changement de période

Nous vivons dans une période historique où n’existe aucune alternative globale à l’ordre capitaliste. La compétition économique et politique au niveau mondial oppose exclusivement des puissances impérialistes, principalement les États-Unis et la Chine. Rien qui puisse obliger les dominants à remettre en cause leurs orientations néolibérales autoritaires. Alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le patronat, les droites les plus réactionnaires étaient sur la défensive, aujourd’hui c’est la dynamique inverse.

De la Chine qui augmente encore le contrôle policier de la population et la répression du mouvement populaire de Hong-Kong, aux États Unis où Trump exacerbe les affrontements sociaux en s’appuyant sur les suprémacistes blancs, en passant par l’Inde où dans cinq États le code du travail est suspendu pour trois ans, et dans l’Uttar Pradesh (200 millions d’habitants) les entreprises sont exemptées du droit du travail, partout les lois d’exception liberticides sont maintenues, la réaction bourgeoise est à l’offensive, attaque les droits des salariés et assouplit les obligations environnementales. On le voit en France, où elle bien organisée autour d’un État très structuré et de plus en plus répressif.

En face, le mouvement ouvrier, le mouvement d’émancipation est divisé, écartelé, sans véritable capacité d’imposer son point de vue face à la vague néolibérale qui s’est répandu sur la planète depuis plus de 30 ans, comme l’ont malheureusement démontré les mobilisations de ces dernières années. Il n’y a pas d’horizon alternatif commun à des millions de dominé-e-s.

L’idée même que le capitalisme sera dépassé un jour, qu’il est possible de construire une société socialiste, même par des réformes, n’a plus d’assise de masse, n’est plus structurante pour les combats qui continuent d’exister contre l’exploitation, les injustices, les inégalités, les oppressions, la répression, les dictatures, etc.

Un choc, pour quel monde d’après ?

Si tout choc produit des effets en réaction, est-ce que cette pandémie et le confinement de la moitié de la planète sont des chocs vécus d’une telle ampleur qu’ils soient en mesure de bouleverser toutes les coordonnées de la situation mondiale et nationale, ébranler les bourgeoisies et unifier les classes subalternes autour d’un projet émancipateur ?

Poser la question ainsi, c’est largement y répondre ! La comparaison rapide avec la fin de la Seconde Guerre mondiale parle d’elle-même. La pandémie actuelle est peu de choses comparée à une guerre de plusieurs années impliquant toute l’Europe et l’Asie, avec près de 80 millions de morts, très majoritairement civils, les camps d’extermination, les bombes atomiques, les destructions colossales, avec l’effondrement de systèmes dictatoriaux, la redéfinition des frontières et des rapports de forces mondiaux.

Choc il y a, mais pas de même ampleur ni de même nature.

Cette pandémie n’est pas un incident de parcours, une épidémie de plus. C’est une première secousse d’un séisme plus profond due à la conjonction de l’entrée dans l’anthropocène et des effets de la mondialisation néolibérale de ces quarante dernières années : il nous donne à voir quel type de catastrophes le monde capitaliste nous réserve. Tant son origine que la gestion de l’état d’urgence sanitaire en France par le gouvernement sont révélatrices des effets des politiques capitalistes sur la planète et ses habitants, et aggravent toutes les inégalités, toutes les injustices au détriment des classes populaires.

La crise économique actuelle n’a rien à voir avec l’impact d’une guerre, avec ses millions de morts qui réduisent le nombre de travailleurs et ses destructions qui imposent des opérations de reconstruction. Lorsqu’est survenu le coronavirus et l’arrêt de l’économie pendant plusieurs semaines, tous les éléments d’une nouvelle crise financière et d’une crise de surproduction étaient réunis depuis plusieurs années.

L’immobilisation des chaînes de productions mondiales, et la baisse de consommation due au confinement et aux pertes de pouvoir d’achat ont produit une chute brutale du PIB, une amplification de la crise de surproduction rampante. Selon la banque de France, l’activité économique globale a chuté de 32 % pendant la quinzaine de confinement de mars, et le PIB s’est contracté de 6 % au premier trimestre 2020.

C’est donc une crise d’ampleur, dont les effets vont être considérables, difficiles à mesurer aujourd’hui. Certains secteurs peuvent connaître un effondrement, modifiant en profondeur la situation et la structure de l’emploi, d’autres se développer, et les plus forts pourront encore se renforcer, avec une nouvelle augmentation de la concentration du capital. Pour le moment, les réactions des décideurs sont conformes aux réponses libérales que nous connaissons depuis les années 1970.

Au plan international, une redistribution planétaire est en cours. Il y a bien sûr le bras de fer entre les États-Unis et la puissance mondiale montante qu’est la Chine. Nombre de pays émergents risquent de connaître des effondrements majeurs. L’Union Européenne est en crise. Nombre d’expérimentations économiques, policières, politiques sont en cours, profitant de la situation.

C’est un choc économique et social majeur. S’il n’est pas assez fort pour éliminer les contraintes de la période néolibérale et nous en faire sortir, il ne peut que produire des changements : il est peu probable que nous retrouverons le monde quitté il y a deux mois. La question est de savoir quels seront ces changements et ce qu’il faut faire pour que ce soient les réponses progressistes qui l’emportent, ne pas se laisser tétaniser par leur « stratégie du choc ».

Cette crise est le produit de l’organisation sociale et des choix précédents, que les possédants utiliseront pour amplifier toujours plus durement l’ordre néolibéral, car c’est dans la logique interne du système capitaliste. Nous sommes dans une situation où la réalisation de la moindre revendication sociale implique donc des affrontements majeurs. Pour imposer aux classes dominantes des décisions qui sauvent des vies et empêchent que les crises ne tuent autant, il faut qu’existent des forces de contestation du système assez crédibles pour pouvoir l’emporter.

L’heure est donc à la reconstruction d’une alternative politique qui s’affirme explicitement comme menace pour les intérêts des possédants, et redonne espérance en la possibilité d’un monde meilleur, permette l’intensification des luttes menées par les exploité-e-s et les opprimé-e-s. C’est sur ces questions qu’il faut aujourd’hui travailler, pas sur la façon de copier une situation complètement différente datant de trois quarts de siècle.

Notes

[1] Grégoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et société à la libération, Paris, Union Générale d’Editions 1980, p. 179.

Source https://www.contretemps.eu/cnr-substitut-reflexion/

Démonstration de ce qu’il ne faut pas faire par Costas Lapavitsas

Critique du livre d’Eric Toussaint, “Capitulation entre adultes, Grèce 2015, une alternative était possible”, Paris : Syllepse, 2020. 6 août par Costas Lapavitsas  

 

Yanis Varoufakis a publié en 2017 un livre volumineux intitulé « Conversation entre adultes », qui a rencontré un énorme succès planétaire, et dont Costa-Gavras a même tiré un film deux ans plus tard. L’auteur fut l’un des protagonistes des événements qui ont secoué la Grèce dans les années 2010 et dont les sept premiers mois du gouvernement Syriza-ANEL en 2015 ont été le point culminant. Devenu une célébrité internationale, un véritable phénomène de notre époque, il est toujours actif sur la scène politique internationale.

  Sommaire
  • Une capitulation honteuse
  • Un exemple à ne pas suivre

Malgré l’immense succès du livre, l’analyse historique des événements Syriza qui y est proposée n’est ni objective, ni pénétrante. Ceux qui ont été personnellement mêlés à cette débâcle ont tout de suite mesuré que Varoufakis avait soigneusement rassemblé une série d’anecdotes avec une finalité claire : pouvoir justifier ses propres actes et motivations après coup. Il fait une entorse à la vérité historique et donne une représentation trompeuse des événements afin de se donner le beau rôle. À cet égard, il a brillamment réussi, se donnant ainsi la possibilité de prolonger sa carrière. Du point de vue de sa participation à l’aventure Syriza, il a lamentablement échoué.

Eric Toussaint vient de publier un livre dans lequel il examine avec patience et habileté le parcours de Varoufakis. Il y décrit le contexte politique général de la Grèce et de l’Europe dans les années 2010 et critique sévèrement l’insanité politique de la stratégie de Varoufakis en 2015. La débâcle de Syriza prend ses sources dans cette insanité politique, dont la responsabilité revient en définitive à Alexis Tsipras, le chef du parti Syriza.

Une capitulation honteuse

Varoufakis se présente dans son livre comme un opposant farouche à une élite européenne prête à tout, qui aurait été regrettablement trahi par le pusillanime parti Syriza, et notamment par son chef, Alexis Tsipras. C’est un récit haletant, parsemé de citations secrètement enregistrées au cours des innombrables rencontres diplomatiques et administratives auxquelles il a pris part en tant que ministre des finances. Malheureusement, c’est également un récit totalement fallacieux, ainsi que Toussaint le démontre méthodiquement. Loin d’être un adversaire zélé du statu quo européen, Varoufakis était un vendu.

Un élément simple suffit à le prouver, et Toussaint l’analyse longuement. Le tristement célèbre accord du 20 février 2015 représentait une capitulation de Syriza sur tous les points importants en discussion avec les créanciers européens, y compris la dette publique, l’action souveraine unilatérale du gouvernement grec, la fin de l’austérité, etc. Il a conduit au bout du compte à l’échec et réduit à néant les espoirs des forces sociales qui avaient placé leur confiance en Syriza.

Cet accord a été conclu moins d’un mois après la victoire électorale triomphale de Syriza le 25 janvier, à un moment où le gouvernement disposait du soutien de plus de 60 % de la population. Il a été signé, bien entendu, par Varoufakis, qui ouvrait ainsi la voie à toute une série d’autres revers, jusqu’à la capitulation finale en août 2015. Deux ans plus tard, son livre présentait un portrait de lui totalement différent, celui d’un combattant irréductible trahi par ses compagnons.

En réalité, Varoufakis manquait singulièrement de clarté à propos de l’Union européenne, exprimant d’un côté sa ferme intention de rester dans l’union monétaire, tout en laissant pratiquement entendre que la Grèce pourrait en sortir si les créanciers refusaient toute concession à Syriza. Cette position de négociation était tout à fait intenable pour un pays affaibli, doté d’un gouvernement sans expérience conduit par un parti qui s’est toujours gardé de créer un mouvement populaire authentique pour s’assurer le soutien de la base contre les créanciers et contre sa propre élite dirigeante. Il n’est pas surprenant dès lors que les créanciers aient immédiatement perçu l’aberration intrinsèque de cette stratégie, et qu’ils l’aient réduite en miettes à la première confrontation par le biais d’un chantage direct sur les liquidités mises à disposition par la BCE. Pour ajouter l’humiliation à la défaite, ils ont fait de Varoufakis le signataire du document de capitulation de février 2015.

Un exemple à ne pas suivre

Varoufakis n’était pas un membre de Syriza, il a lui-même exprimé des doutes quant à sa classification à gauche de manière générale. Il a toujours été un « électron libre », comme nous le rappelle Toussaint, et a passé un accord avec la petite bande d’opportunistes réunie autour de Tsipras qui dirigeait à la fois le parti et le gouvernement. Toussaint s’interroge sur la raison d’être de cet accord. À mon sens, cela est assez simple. Varoufakis s’est imaginé qu’il aurait les mains libres pour tester ses stratagèmes insensés, tandis que Tsipras s’est servi de lui comme d’un alibi radical pendant la période cruciale des débuts de Syriza au pouvoir. Tsipras est un acteur politique d’un tout autre ordre : un homme qui s’intéresse au pouvoir coûte que coûte et qui est prêt à n’importe quel compromis pour y parvenir.

Après la reddition du 20 février, Varoufakis est progressivement devenu la risée des ministres européens des finances, et Tsipras l’a bel et bien mis sur la touche. Euclide Tsakalotos était le véritable ministre des finances de la Grèce bien avant d’accéder officiellement à ce poste pour mettre en œuvre les mesures d’austérité du plan de sauvetage signé par Syriza. L’un des passages les plus trompeurs du livre de Varoufakis est celui qui aborde le fameux référendum de juillet 2015, quand le Non du peuple grec est devenu le Oui de Tsipras. Dans les faits, il n’a pas joué un rôle particulièrement important au cours de ces événements, et certainement pas celui de combattant intransigeant qu’il se plaît à décrire. Les personnes qui s’intéressent aux détails historiques pourront jeter un œil sur les votes qu’il a exprimés au Parlement au sujet du troisième plan de sauvetage. Elles pourront constater une utilisation très tactique de son vote, visant à maintenir la communication avec le gouvernement Tsipras.

La gauche de Syriza se composait, au cours de ces mois décisifs, de nombreux courants divergents, parmi lesquels la Plateforme de gauche était le plus important. La Plateforme de gauche ne s’intéressait guère à l’analyse politique puérile de Varoufakis, soulignant qu’elle conduirait à l’échec. Le drame de la Plateforme de gauche est qu’elle n’a pas réussi à plaider de manière décisive en faveur d’un programme différent, notamment la sortie de l’union monétaire, alors même qu’un tel programme était envisageable, comme le confirme Toussaint. Il est évident que la faiblesse de ses dirigeants, amplement démontrée ensuite par la débâcle du parti Unité populaire, est en partie responsable de l’échec final de Syriza, même si la part du lion revient sans aucun doute à Tsipras et à Varoufakis.

Eric Toussaint était très présent en Grèce pendant cette période, et il a activement participé à la Commission pour la vérité sur la dette grecque, mise en place par Zoe Konstantopoulou, à l’époque présidente du parlement grec. L’objectif de cette commission était de réaliser un audit citoyen de la dette publique grecque, une proposition que j’avais au départ rendue publique en 2010 et qui a fait l’objet d’une véritable campagne citoyenne en 2011 et 2012. Tsipras avait donné son accord tacite à Konstantopoulou pour qu’elle relance cette campagne après la victoire électorale de Syriza, sans jamais toutefois prendre cela au sérieux : il espérait simplement étoffer sa réputation d’homme de gauche en autorisant son déroulement. Konstantopoulou tenta d’utiliser cette campagne à ses propres fins politiques, avec un succès limité toutefois. Il convient de lui reconnaître cependant, quoi que l’on pense de ses opinions politiques, qu’elle n’a jamais transigé avec les créanciers. Au contraire, elle a toujours fustigé Tsipras, Varoufakis et tous les autres opportunistes éhontés qui ont mené à la débâcle.

Yanis Varoufakis a joué un rôle désastreux dans la politique grecque et la politique européenne au cours de la dernière décennie. Étonnamment, il a réussi dans une large mesure à se dégager de ses responsabilités et s’est taillé sur la scène internationale une nouvelle carrière de pourfendeur du capitalisme grâce au mouvement DiEM25. Il est tout aussi surprenant que son principal message politique sur l’Europe, dans la mesure où il est possible de le cerner au vu des positions contradictoires qu’il expose régulièrement, soit toujours la même mélasse opportuniste qu’en 2015. Eric Toussaint s’appuie sur ce qu’il a vu lors des événements grecs pour nous fournir une analyse politique approfondie de Varoufakis et de ses agissements. Il ne fait aucun doute que ce dernier est la démonstration même de ce que la gauche ne doit surtout pas faire.

Traduit de l’anglais par Hélène Bertrand

Auteur.e Costas Lapavitsas

is a member of Popular Unity, Professor of Economics at SOAS and former member of the Greek Parliame

Annonces de Veran sur l’hôpital : derrière la com’ le vide

Par Jean-Claude Delavigne

Olivier Veran, le Ministre de la santé vient de dévoiler la deuxième série de mesures censées répondre à la crise du système hospitalier, révélée aux yeux de tous par l’épidémie de COVID 19. Trente trois mesures, 4000 lits ouverts « à la demande », 2,1 milliards (en 5 ans) pour rénover les EHPAD, 2,5 milliards (en 5 ans) pour des « projets hospitaliers prioritaires », 1,4 milliards (en 3 ans) pour combler le « retard numérique en santé ». L’avalanche des chiffres, après les 8,2 milliards pour revaloriser les salaires des personnels, veut créer l’impression que « nous avons voulu changer de braquet et accélérer dans tous les domaines la transformation de notre système de santé ». Mais, si le gouvernement « accélère », c’est pour poursuivre dans la même direction, celle qui mène droit dans le mur.

Veran ose présenter comme une « avancée » l’ouverture momentanée, en cas de « suractivité saisonnière » de 4 000 lits pour faire face à des « pics d’activité ». L’annonce serait risible si le sujet n’était pas aussi grave. 4 000 lits c’est moins que les 4 200 lits permanents supprimés pour la seule année 2018, c’est une goutte d’eau au regard des 100 000 lits supprimés au cours des 20 dernières années.

Les personnels seront également heureux d’apprendre que leurs services continueront d’être fermés et restructurés, mais ce sera désormais par « conseil national de l’éducation en santé » qui remplace le « Copermo » . Le changement… de mots est « en marche »

Quant à la « tarification à l’activité », outil principal de transformation de l’Hôpital en entreprise rentable, elle n’est pas abolie. Une enveloppe de quelques millions d’euros sera seulement consacrée à expérimenter d’autres modes de financement.

Pour ceux qui souhaitaient un fonctionnement plus démocratique de l’hôpital afin de mettre la gestion au service du soin et non l’inverse, ils en sont une nouvelle fois pour leurs frais. Tout au plus certains médecins seront-ils encouragés à se mettre les « mains dans le cambouis » pour imposer l’austérité.

Le « trou noir »  des créations d’emplois

Ce deuxième volet du « Ségur » de la santé, élude tout comme le premier, la revendication principale défendue depuis des mois par les personnels et ceux qui les soutiennent : l’augmentation massive des moyens humains, permettant d’accueillir, sur tout le territoire, et de bien soigner toute personne qui le nécessite ainsi que de faire face à des situations exceptionnelles. C’est le véritable « trou noir » sur lequel le pouvoir se montre intraitable. C’est pourtant la première condition pour que les urgences cessent d’être débordées, et les services bondés, et les personnels en permanence épuisés. C’est la condition pour que l’accès aux soins de tous, sur tout le territoire soit garanti.

Aucune enveloppe du Ségur n’est attribuée pour aller vers la création des 120 000 emplois nécessaires dans les hôpitaux et les 200 000 emplois dans les EHPAD pour atteindre la norme européenne d’un salarié pour un résident. Même les 15 000 postes évoqués ne sont pour l’instant pas financés .

Le « Ségur » est terminé, les exigences restent. Elles doivent continuer d’être au cœur des mobilisations des mois à venir, pour les imposer face à ce pouvoir décidé à poursuivre sa politique de santé destructrice quoiqu’il arrive.

Source https://npa2009.org/actualite/sante/annonces-de-veran-sur-lhopital-derriere-la-com-le-vide

Banque mondiale et FMI : 76 ans, ça suffit !

Par Eric Toussaint 

Il y a 76 ans en juillet 1944 à Bretton Woods aux États-Unis était fondée la Banque mondiale en même temps que le FMI. Il est important de revenir sur le bilan de cette institution éminemment politique qui depuis son origine jusqu’à aujourd’hui est dirigée par un homme de nationalité étatsunienne désigné par l’occupant de la Maison blanche. Il est fondamental de mettre en avant une alternative à la politique d’une institution qui n’a jamais respecté les intérêts et les droits des peuples.

  Sommaire
  • Le coup d’État permanent de la Banque mondiale
  • L’agenda caché du consensus de Washington
  • La rupture comme issue
  • Briser la spirale infernale de l’endettement
  • Abolir les dettes odieuses
  • Recourir à des emprunts légitimes et financer l’État par des impôts juste socialement
  • Les peuples se libèreront eux-mêmes
  • Sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de (…)
  • Abolir la Banque mondiale ainsi que le FMI et les remplacer par d’autres institutions (…)
  • Avec l’épidémie Covid-19 on se rend compte que la Banque mondiale et le FMI ont contribué à (…)
  • Suspension immédiate du paiement des dettes publiques combinée à un audit à participation (…)

Le coup d’Etat permanent de la banque mondiale

Parmi les exemples les plus connus, citons la dictature du Shah d’Iran après le renversement du Premier ministre Mossadegh en 1953, la dictature militaire au Guatemala mise en place par les États-Unis après le renversement en 1954 du gouvernement progressiste du président démocratiquement élu Jacobo Arbenz, celle des Duvalier en Haïti à partir de 1957, la dictature du général Park Chung Hee en Corée du Sud à partir de 1961, la dictature des généraux brésiliens à partir de 1964, celle de Mobutu au Congo et de Suharto en Indonésie à partir de 1965, celle des militaires en Thaïlande à partir de 1966, celle de Idi Amin Dada en Ouganda et du général Hugo Banzer en Bolivie en 1971, celle de Ferdinand Marcos aux Philippines à partir de 1972, celle d’Augusto Pinochet au Chili, celle des généraux uruguayens et celle de Habyarimana au Rwanda à partir de 1973, la junte militaire argentine à partir de 1976, le régime d’Arap Moi au Kenya à partir de 1978, la dictature au Pakistan à partir de 1978, le coup d’État de Saddam Hussein en 1979 et la dictature militaire turque à partir de 1980. Celle de Ben Ali en Tunisie de 1987 à 2011. Celle de Moubarak en Égypte de 1981 à 2011.

Parmi les autres dictatures soutenues par la Banque mondiale, notons encore celle des Somoza au Nicaragua jusque son renversement en 1979 et celle de Ceaucescu en Roumanie.

La Banque mondiale considère que le respect des droits humains (expression que nous préférons à « droits de l’Homme ») ne fait pas partie de sa mission.

Certaines sont encore en place aujourd’hui : la dictature de Idriss Déby au Tchad, celle de Sissi en Égypte, et tant d’autres…

Il faut aussi rappeler le soutien aux dictatures en Europe : le général Franco en Espagne, Salazar au Portugal.

Très clairement, la Banque mondiale a soutenu méthodiquement des régimes despotiques issus ou non de coups de force, menant une politique antisociale et commettant des crimes contre l’humanité. La Banque a fait preuve d’un manque total de respect pour les normes constitutionnelles de certains de ses pays membres. Elle n’a jamais hésité à soutenir des militaires putschistes et criminels économiquement dociles face à des gouvernements démocratiques. Et pour cause : la Banque mondiale considère que le respect des droits humains (expression que nous préférons à « droits de l’Homme ») ne fait pas partie de sa mission.

Le soutien apporté par la Banque mondiale au régime de l’apartheid en Afrique du Sud de 1951 jusqu’en 1968 ne doit pas disparaître de la mémoire. La Banque mondiale a explicitement refusé d’appliquer une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée en 1964, qui enjoignait à toutes les agences de l’ONU de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud car elle violait la Charte des Nations unies. Ce soutien et la violation du droit international qu’il implique ne doivent pas rester impunis.

Enfin, comme ce livre le révèle, la Banque mondiale a, au cours des années 1950 et 1960, systématiquement octroyé des prêts aux puissances coloniales et à leurs colonies pour des projets qui permettaient d’augmenter l’exploitation des ressources naturelles et des peuples au profit des classes dirigeantes des métropoles. C’est dans ce contexte que la Banque mondiale a refusé d’appliquer une résolution des Nations unies adoptée en 1965 l’appelant à ne pas soutenir financièrement et techniquement le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale [1].

Les dettes contractées auprès de la Banque mondiale sur décision du pouvoir colonial par les colonies de la Belgique, de l’Angleterre et de la France ont été imposées ensuite aux nouveaux pays au moment de leur accession à l’indépendance.

Le soutien de la Banque mondiale à des régimes dictatoriaux s’exprime par l’octroi d’un appui financier ainsi que par une assistance tant technique qu’économique. Cet appui financier et cette assistance ont aidé ces régimes dictatoriaux à se maintenir au pouvoir pour perpétrer leurs crimes. La Banque mondiale a également contribué à ce que ces régimes ne soient pas isolés sur la scène internationale car ces prêts et cette assistance technique ont toujours facilité les relations avec les banques privées et les entreprises transnationales. Le modèle néolibéral s’est progressivement imposé au monde à partir de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973 au Chili et de Ferdinand Marcos aux Philippines en 1972. Ces deux régimes ont été activement soutenus par la Banque mondiale. Lorsque de tels régimes dictatoriaux prenaient fin, la Banque mondiale a systématiquement exigé des régimes démocratiques qui leur succédaient qu’ils assument les dettes contractées par leur prédécesseur. Bref, l’aide financière complice de la Banque aux dictatures s’est transformée en fardeau pour les peuples. Ceux-ci doivent aujourd’hui rembourser les armes achetées par les dictateurs pour les opprimer.

Le soutien de la Banque mondiale à des régimes dictatoriaux s’exprime par l’octroi d’un appui financier ainsi que par une assistance tant technique qu’économique

Dans les années 1980 et dans les années 1990, un grand nombre de dictatures se sont effondrées, certaines sous les coups de boutoir de puissants mouvements démocratiques. Les régimes qui leur ont succédé ont généralement accepté les politiques recommandées ou imposées par la Banque mondiale et le FMI et ont poursuivi le remboursement d’une dette pourtant odieuse. Le modèle néolibéral, après avoir été imposé à l’aide de dictatures, a été maintenu grâce au joug de la dette et de l’ajustement structurel permanent. En effet, depuis le renversement ou l’écroulement des dictatures, les gouvernements démocratiques ont poursuivi l’application de politiques qui constituent une rupture avec les tentatives de mettre en œuvre un modèle de développement partiellement autonome. La nouvelle phase de la mondialisation commencée dans les années 1980 au moment de l’explosion de la crise de la dette implique en général une subordination accrue des pays en développement (les pays de la Périphérie) par rapport aux pays les plus industrialisés (les pays du Centre).

L’agenda caché du consensus de Washington

Depuis le démarrage des activités de la Banque mondiale et du FMI, un mécanisme à la fois simple à comprendre et complexe à instaurer a permis de soumettre les principales décisions de la Banque et du Fonds aux orientations du gouvernement des États-Unis. Quelquefois, certains gouvernements européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne en particulier) et celui du Japon ont eu voix au chapitre mais les cas sont rares. Des frictions naissent parfois entre la Maison Blanche et la direction de la Banque mondiale et du FMI, mais une analyse rigoureuse de l’histoire depuis la fin de la seconde guerre mondiale montre que jusqu’ici, c’est bel et bien le gouvernement des États-Unis qui a toujours eu le dernier mot dans les domaines qui l’intéressaient directement.

Fondamentalement, l’agenda caché du Consensus de Washington, c’est une politique visant à la fois à garantir le maintien du leadership des États-Unis à l’échelle mondiale et à débarrasser le capitalisme des limites qui lui avaient été imposées dans l’après Seconde Guerre mondiale. Ces limites étaient le résultat combiné de puissantes mobilisations sociales tant au Sud qu’au Nord, d’un début d’émancipation de certains peuples colonisés et de tentatives de sortie du capitalisme. Le Consensus de Washington, c’est aussi l’intensification du modèle productiviste.

L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme. La mise en pratique de cet agenda caché implique la reproduction de la pauvreté (non sa réduction) et l’augmentation des inégalités

Au cours des dernières décennies, dans le cadre de ce Consensus, la Banque mondiale et le FMI ont renforcé leurs moyens de pression sur un grand nombre de pays en profitant de la situation créée par la crise de la dette. La Banque mondiale a développé ses filiales (Société financière internationale – SFI, Agence multilatérale de garantie des investissements – AMGI, Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements – CIRDI) de manière à tisser une toile dont les mailles sont de plus en plus serrées.

Par exemple, la Banque mondiale octroie un prêt à condition que le système de distribution et d’assainissement de l’eau soit privatisé. En conséquence, l’entreprise publique est vendue à un consortium privé dans lequel on retrouve comme par hasard la SFI, filiale de la Banque mondiale.

Quand la population affectée par la privatisation se révolte contre l’augmentation brutale des tarifs et la baisse de la qualité des services et que les autorités publiques se retournent contre l’entreprise transnationale prédatrice, la gestion du litige est confiée au CIRDI, à la fois juge et partie.

On en arrive à une situation où le Groupe Banque mondiale est présent à tous les niveaux :

  1. imposition et financement de la privatisation (Banque mondiale) ;
  2. investissement dans l’entreprise privatisée (SFI) ;
  3. garantie de cette entreprise (AMGI) ;
  4. jugement en cas de litige (CIRDI).

C’est précisément ce qui s’est passé à El Alto, en Bolivie, en 2004-2005.

La collaboration entre la Banque mondiale et le FMI est aussi fondamentale afin d’exercer la pression maximale sur les pouvoirs publics. Et pour parfaire la mise sous tutelle de la sphère publique et des autorités, pour pousser plus avant la généralisation du modèle, la collaboration du duo Banque mondiale/FMI s’étend à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis sa naissance en 1995.

Cette collaboration de plus en plus étroite entre la Banque, le FMI et l’OMC fait partie de l’agenda du Consensus de Washington.

Une différence fondamentale sépare l’agenda proclamé du Consensus de Washington de sa version cachée.

L’agenda proclamé vise à réduire la pauvreté par la croissance, le libre jeu des forces du marché, le libre-échange et l’intervention la plus légère possible des pouvoirs publics.

L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme. La mise en pratique de cet agenda caché implique la reproduction de la pauvreté (non sa réduction) et l’augmentation des inégalités. Elle implique une stagnation voire une dégradation des conditions de vie d’une grande majorité de la population mondiale, combinée à une concentration de plus en plus forte de la richesse. Elle implique également une poursuite de la dégradation des équilibres écologiques qui met en danger l’avenir même de l’humanité.

Un des nombreux paradoxes de l’agenda caché, c’est qu’au nom de la fin de la dictature de l’État et de la libération des forces du marché, les gouvernements alliés aux transnationales utilisent l’action coercitive d’institutions publiques multilatérales (Banque mondiale-FMI-OMC) pour imposer leur modèle aux peuples.

La rupture comme issue

C’est pour ces raisons qu’il faut rompre radicalement avec le Consensus de Washington, avec le modèle appliqué par la Banque mondiale.

Le Consensus de Washington ne doit pas être compris comme un mécanisme de pouvoir et un projet qui se limitent au gouvernement de Washington flanqué de son trio infernal. La Commission européenne, la plupart des gouvernements européens, le gouvernement japonais adhèrent au Consensus de Washington et l’ont traduit dans leurs propres langues, projets constitutionnels et programmes politiques.

La rupture avec le Consensus de Washington, si elle se limite à la fin du leadership des États-Unis relayé par le trio Banque mondiale – FMI – OMC, ne constitue pas une alternative car les autres grandes puissances sont prêtes à prendre le relais des États-Unis pour poursuivre des objectifs assez semblables. Imaginons un moment que l’Union européenne supplante les États-Unis au niveau du leadership mondial, cela n’améliorera pas fondamentalement la situation des peuples de la planète car cela constitue juste le remplacement d’un bloc capitaliste du Nord (un des pôles de la Triade) par un autre. Imaginons une autre possibilité : le renforcement du bloc Chine – Brésil – Inde – Afrique du Sud – Russie qui supplanterait les pays de la Triade. Si ce bloc est mû par la logique actuelle des gouvernements en place et par le système économique qui les régit, il n’y aura pas non plus de véritable amélioration.

Il faut remplacer le consensus de Washington par un consensus des peuples fondé sur le rejet du capitalisme

Il faut remplacer le consensus de Washington par un consensus des peuples fondé sur le rejet du capitalisme.

Il faut mettre radicalement en cause le concept de développement étroitement lié au modèle productiviste. Ce modèle de développement exclut la protection des cultures et de leur diversité ; il épuise les ressources naturelles et dégrade de manière irrémédiable l’environnement. Ce modèle considère la promotion des droits humains au mieux comme un objectif à atteindre à long terme (or, à long terme, nous serons tous morts) ; le plus souvent, la promotion des droits humains est perçue comme un obstacle à la croissance ; le modèle considère l’égalité comme un obstacle, voire un danger.

Briser la spirale infernale de l’endettement

L’amélioration des conditions de vie des peuples par l’endettement public est un échec. La Banque mondiale prétend que pour se développer, les pays en développement [2] doivent recourir à l’endettement extérieur et attirer des investissements étrangers. Cet endettement sert principalement à acheter des équipements et des biens de consommation aux pays les plus industrialisés. Les faits démontrent jour après jour, depuis des décennies, que cela ne conduit pas au développement.

Ce sont les pays en développement qui fournissent des capitaux aux pays les plus industrialisés, à l’économie des États-Unis en particulier. La Banque mondiale ne disait pas autre chose dans un rapport publié en 2003 : Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés

Selon la théorie économique dominante, le développement du Sud est retardé à cause d’une insuffisance de capitaux domestiques (insuffisance de l’épargne locale). Toujours selon la théorie économique dominante, les pays qui souhaitent entreprendre ou accélérer leur développement doivent faire appel aux capitaux extérieurs en utilisant trois voies : primo, s’endetter à l’extérieur ; secundo, attirer les investissements étrangers ; tertio, augmenter les exportations pour se procurer les devises nécessaires à l’achat de biens étrangers permettant de poursuivre leur croissance. Pour les pays les plus pauvres, il s’agit aussi d’attirer des dons en se comportant en bons élèves des pays développés.

La réalité contredit cette théorie : ce sont les pays en développement qui fournissent des capitaux aux pays les plus industrialisés, à l’économie des États-Unis en particulier. La Banque mondiale ne disait pas autre chose dans un rapport publié en 2003 : « Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés » [3].

Si des mouvements populaires accédaient au gouvernement dans plusieurs PED et mettaient en place leur propre banque de développement et leur propre fonds monétaire international, ils seraient parfaitement en mesure de se passer de la Banque mondiale, du FMI et des institutions financières privées des pays les plus industrialisés.

Il n’est pas vrai que les PED doivent recourir à l’endettement pour financer leur développement. De nos jours, le recours à l’emprunt sert essentiellement à assurer la poursuite des remboursements. Malgré l’existence d’importantes réserves de change, les gouvernements et les classes dominantes locales du Sud n’augmentent pas l’investissement et les dépenses sociales.

Il faut rompre avec la vision dominante qui voit dans l’endettement une nécessité absolue.

De plus, il ne faut pas hésiter à abolir ou répudier des dettes odieuses ou illégitimes.

Abolir les dettes odieuses

Selon la doctrine juridique de la dette odieuse théorisée par Alexander Sack en 1927 (Sack, 1927), une dette est « odieuse » lorsque deux conditions essentielles sont réunies :

  1. l’absence de bénéfice pour la population : la dette a été contractée non dans l’intérêt du peuple et de l’État mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir
  2. la complicité des prêteurs : les créanciers savaient (ou étaient en mesure de savoir) que les fonds prêtés ne profiteraient pas à la population.

Cette doctrine qui a été appliquée à plusieurs reprises dans l’histoire par différents gouvernements est également utile pour dénoncer comme odieuses les dettes réclamées par la Banque mondiale et le FMI aux pays du Sud

Selon cette doctrine, la nature despotique ou démocratique d’un régime n’entre pas en ligne de compte.

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Selon Sack « une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier (peut) être considérée comme incontestablement odieuse, … ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. ». Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM

Sack écrit qu’une dette peut être caractérisée comme odieuse si : « a) les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient ‘odieux’ et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et b) les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse. »

Il poursuit : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux » (voir https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)

Cette doctrine qui a été appliquée à plusieurs reprises dans l’histoire par différents gouvernements est également utile pour dénoncer comme odieuses les dettes réclamées par la Banque mondiale et le FMI aux pays du Sud.

Recourir à des emprunts légitimes et financer l’État par des impôts juste socialement

Ceci étant dit, l’endettement public n’est pas une mauvaise chose en soi s’il est conçu d’une manière radicalement différente du système actuel.

L’emprunt public est tout à fait légitime s’il sert des projets légitimes et si ceux qui contribuent à l’emprunt le font de manière légitime.

L’emprunt public est tout à fait légitime s’il sert des projets légitimes et si ceux qui contribuent à l’emprunt le font de manière légitime

La dette publique pourrait être utilisée pour financer d’ambitieux programmes de transition écologique plutôt que pour appliquer des politiques antisociales, extractivistes et productivistes qui favorisent la concurrence entre les nations.

En effet, les autorités publiques peuvent utiliser des prêts, par exemple, pour :

  • financer la fermeture complète des centrales thermiques et nucléaires ;
  • remplacer les énergies fossiles par des sources d’énergie renouvelables respectueuses de l’environnement ;
  • financer une conversion des méthodes agricoles actuelles (qui contribuent au changement climatique et utilisent beaucoup d’intrants chimiques responsables de la diminution de la biodiversité) en favorisant la production locale d’aliments biologiques pour rendre l’agriculture compatible avec notre lutte contre le changement climatique ;
  • réduire radicalement les transports aériens et routiers et développer les transports collectifs et l’utilisation du chemin de fer ;
  • financer un programme ambitieux de logements sociaux à faible consommation d’énergie.

Un gouvernement populaire n’hésitera pas à forcer les entreprises (nationales, étrangères ou multinationales) ainsi que les ménages plus riches à contribuer à l’emprunt sans en tirer aucun profit, c’est-à-dire avec un intérêt nul et sans compensation en cas d’inflation.

Dans le même temps, les ménages des classes populaires qui ont une épargne seront invités à confier celle-ci aux pouvoirs publics pour financer les projets légitimes mentionnés ci-dessus. Ce financement volontaire par les classes populaires serait rémunéré à un taux réel positif, par exemple 4%. Cela signifie que si l’inflation annuelle atteignait 3 %, les autorités publiques paieraient un taux d’intérêt nominal de 7 %, pour garantir un taux réel de 4 %.

Un tel mécanisme serait parfaitement légitime car il permettrait de financer des projets réellement utiles à la société et parce qu’il contribuerait à réduire la richesse des riches tout en augmentant les revenus des classes populaires.

Il y a également d’autres mesures qui doivent permettre de financer de manière légitime le budget de l’État : établir un impôt sur les grosses fortunes et les très hauts revenus, prélever des amendes sur les entreprises responsables de la grande fraude fiscale, réduire radicalement les dépenses militaires, mettre fin aux subsides aux banques et à des grandes entreprises, augmenter les impôts sur les entreprises étrangères notamment dans le secteur des matières premières…

Les peuples se libèreront eux-mêmes

Aujourd’hui, en 2020, à part celui de Cuba, aucun gouvernement ne parle d’un changement profond des règles du jeu en faveur des peuples. C’est que les gouvernements de Chine, de Russie et des principaux PED (Inde, Brésil, Nigeria, Indonésie, Thaïlande, Corée du Sud, Mexique, Algérie, Afrique du Sud…) n’expriment aucune intention de changer dans la pratique la situation mondiale au bénéfice des peuples.

Tôt au tard, les peuples se libéreront de l’esclavage de la dette et de l’oppression exercée par les classes dominantes au Nord et au Sud. Ils obtiendront par leur lutte la mise en place de politiques qui redistribuent les richesses et qui mettent fin au modèle productiviste destructeur de la nature

Et pourtant, sur le plan politique, s’ils le voulaient, les gouvernements des principaux PED pourraient constituer un puissant mouvement capable d’imposer des réformes démocratiques fondamentales de tout le système multilatéral. Ils pourraient adopter une politique radicale : répudier la dette et appliquer un ensemble de politiques rompant avec le néolibéralisme.

Je suis persuadé que cela ne se matérialisera pas : le scénario radical ne sera pas mis en œuvre à court terme. L’écrasante majorité des dirigeants actuels des PED sont totalement englués dans le modèle néolibéral. Dans la plupart des cas, ils sont tout à fait attachés aux intérêts des classes dominantes locales qui n’ont aucune perspective d’éloignement réel (sans même parler de rupture) par rapport aux politiques suivies par les grandes puissances industrielles, dont aujourd’hui la Chine fait partie. Les capitalistes du Sud se cantonnent dans un comportement de rentiers et quand ce n’est pas le cas, ils cherchent tout au plus à gagner des parts de marché. C’est le cas des capitalistes brésiliens, sud-coréens, chinois, russes, sud-africains, indiens… qui demandent à leurs gouvernements d’obtenir des pays les plus industrialisés telle ou telle concession dans le cadre des négociations commerciales bilatérales ou multilatérales. De plus, les concurrences et les conflits entre gouvernements des PED, entre capitalistes du Sud, sont réels et peuvent s’exacerber. L’agressivité commerciale des capitalistes de Chine, de Russie, du Brésil à l’égard de leurs concurrents du Sud provoque des divisions tenaces. Généralement, ils s’entendent (entre eux et entre le Sud et le Nord) pour imposer aux travailleurs de leur pays une détérioration des conditions de travail sous prétexte d’augmenter au maximum leur compétitivité.

Mais tôt au tard, les peuples se libéreront de l’esclavage de la dette et de l’oppression exercée par les classes dominantes au Nord et au Sud. Ils obtiendront par leur lutte la mise en place de politiques qui redistribuent les richesses et qui mettent fin au modèle productiviste destructeur de la nature. Les pouvoirs publics seront alors contraints de donner la priorité absolue à la satisfaction des droits humains fondamentaux.

Sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de charité

Pour cela, une démarche alternative est requise : il faut sortir du cycle infernal de l’endettement sans tomber dans une politique de charité qui vise à perpétuer un système mondial dominé entièrement par le capital et par quelques grandes puissances et les sociétés transnationales. Il s’agit de mettre en place un système international de redistribution des revenus et des richesses afin de réparer le pillage multiséculaire auquel les peuples dominés de la périphérie ont été et sont encore soumis. Ces réparations sous forme de dons ne donnent aucun droit d’immixtion des pays les plus industrialisés dans les affaires des peuples dédommagés. Au Sud, il s’agit d’inventer des mécanismes de décision sur la destination des fonds et de contrôle sur leur utilisation aux mains des populations concernées et des autorités publiques concernées. Cela ouvre un vaste champ de réflexion et d’expérimentation.

La mobilisation d’agriculteurs et de pêcheurs du Gujarat (ouest de l’Inde), victimes des effets environnementaux et sociaux d’une centrale à charbon financée par la Société financière internationale (SFI), qui est chargée au sein du Groupe Banque mondiale du financement d’entreprises privées, a entraîné un jugement important de la Cour suprême des États-Unis, le 27 février 2019. Les juges ont décidé que la Société financière internationale (SFI) ne pouvait se prévaloir de l’immunité des organisations internationales lorsqu’elles financent des activités commerciales. Cela montre que l’action populaire peut donner des résultats.

Abolir la Banque mondiale ainsi que le FMI et les remplacer par d’autres institutions multilatérales

Il faut aller plus loin et abolir la Banque mondiale et le FMI pour les remplacer par d’autres institutions mondiales caractérisées par un fonctionnement démocratique. La nouvelle Banque mondiale et le nouveau Fonds monétaire international, quelle que soit leur nouvelle appellation, doivent avoir des missions radicalement différentes de leurs prédécesseurs : elles doivent garantir la satisfaction des traités internationaux sur les droits humains (politiques, civils, sociaux, économiques et culturels) dans le domaine du crédit international et des relations monétaires internationales. Ces nouvelles institutions mondiales doivent faire partie d’un système institutionnel mondial chapeauté par une Organisation des Nations unies radicalement réformée. Il est essentiel et prioritaire que les pays en développement s’associent pour constituer le plus tôt possible des entités régionales dotées d’une Banque commune et d’un Fonds monétaire commun. Lors de la crise du Sud-est asiatique et de la Corée de 1997-1998, la constitution d’un Fonds monétaire asiatique avait été envisagée par les pays concernés. La discussion avait avorté suite à l’intervention de Washington. Le manque de volonté des gouvernements avait fait le reste. En Amérique du Sud, sous l’impulsion du gouvernement d’Hugo Chavez, les fondements d’une Banque du Sud ont été mis en place en 2008 mais finalement cela n’a pas abouti. En 2007-2009, le gouvernement équatorien a affronté ses créanciers et a obtenu une victoire mais les autres gouvernements de gauche de la région n’ont pas suivi.

Avec l’épidémie Covid-19 on se rend compte que la Banque mondiale et le FMI ont contribué à dégrader les systèmes de santé

En 2020, la crise sanitaire mondiale provoquée par le coronavirus a montré à quel point les politiques dictées par le duo Banque mondiale / FMI et appliquées par les gouvernements ont dégradé les services publics de santé et ont permis à l’épidémie de faire des ravages. Si, tournant le dos au Consensus de Washington et au néolibéralisme, les gouvernements avaient renforcé les instruments essentiels d’une bonne politique de santé publique aux niveaux du personnel employé, des infrastructures, des stocks de médicaments, des équipements, de la recherche, de la production de médicaments et de traitements, de la couverture de santé dont bénéficie la population, la crise du coronavirus n’aurait pas atteint de telles proportions.

Si les gouvernements avaient rompu avec la logique austéritaire de la Banque mondiale et du FMI, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aurait eu également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global

En effet, si les gouvernements avaient rompu avec la logique austéritaire de la Banque mondiale et du FMI, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aurait eu également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global.

Selon le dernier Rapport sur le paludisme dans le monde, publié en décembre 2019, 228 millions de cas de paludisme ont été détectés en 2018 et on estime à 405 000 le nombre de décès dus à cette maladie. Par ailleurs, la tuberculose est l’une des 10 premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 10 millions de personnes ont contracté la tuberculose et 1,5 million en sont mortes (dont 251 000 porteurs du VIH). Ces maladies pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes.

D’autres mesures complémentaires pourraient permettre également de combattre la malnutrition et la faim qui détruisent la vie quotidienne d’un être humain sur 9 (soit plus de 800 millions d’habitant-e-s de la planète). Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation.

De même, si des investissements étaient réalisés pour augmenter massivement l’approvisionnement en eau potable et l’évacuation/assainissement des eaux usées, une réduction radicale des décès par maladies diarrhéiques, qui s’élèvent à plus de 430 000 par an (source : OMS 2019), deviendrait possible.

Alors qu’il faudrait abolir les dettes illégitimes réclamées aux peuples, la Banque mondiale, le FMI et la majorité des gouvernants ne parlent que de report de paiement et proposent des nouvelles formules d’endettement. Le Covid-19 est utilisé pour renforcer un nouveau cycle d’endettement massif avec des conditions qui accentuent l’austérité et affectent le bien être des générations futures.

Suspension immédiate du paiement des dettes publiques combinée à un audit à participation citoyenne afin d’annuler la partie illégitime

La suspension immédiate du paiement des dettes publiques doit être combinée à un audit à participation citoyenne afin d’en identifier la partie illégitime et l’annuler.

Une chose doit être claire : si l’on recherche l’émancipation des peuples et la pleine satisfaction des droits humains, les nouvelles institutions financières et monétaires tant régionales que mondiales doivent être au service d’un projet de société en rupture avec le capitalisme, le néolibéralisme, l’extractivisme et le productivisme.

Il faut contribuer autant que possible à ce qu’un nouveau puissant mouvement social et politique soit capable d’aider à la convergence des luttes sociales et de contribuer à l’élaboration d’un programme de rupture avec le capitalisme en mettant en avant des solutions anticapitalistes, antiracistes, écologistes, féministes, internationalistes et socialistes.
Il est fondamental d’agir pour la socialisation des banques avec expropriation des grands actionnaires, pour la suspension du paiement de la dette publique le temps de réaliser un audit à participation citoyenne en vue de répudier la partie illégitime de la dette, pour l’imposition d’un impôt de crise très élevé sur les plus riches, pour l’annulation des dettes réclamées de manière illégitime aux classes populaires (dettes étudiantes, dettes hypothécaires abusives, microcrédit abusif…), pour la fermeture des bourses de valeur qui sont des lieux de spéculation, pour la réduction radicale du temps de travail (avec maintien des salaires) afin de créer un grand nombre d’emplois socialement utiles, pour l’augmentation radicale des dépenses publiques de santé et d’éducation, pour la socialisation des entreprises pharmaceutiques et du secteur de l’énergie, pour la relocalisation d’un maximum de production et le développement des circuits courts et toute une série d’autres demandes essentielles.

Pour en savoir plus :

Notes

[1] La Banque mondiale accorda des prêts au Portugal jusqu’en 1967.

[2] Le vocabulaire pour désigner les pays auxquels la Banque mondiale destinait ses prêts de développement a évolué au fil des années : au départ on a employé le terme « régions arriérées », puis on est passé à « pays sous-développés » pour arriver au terme « pays en développement » dont certains sont appelés « pays émergents ».

[3] « Developping countries, in aggregate, were net lenders to developed countries.” (World Bank, Global Development Finance 2003, p. 13). Dans l’édition 2005 du Global Development Finance, p. 56, la Banque écrit : « Les pays en développement sont maintenant exportateurs de capitaux vers le reste du monde. » (« Developping countries are now capital exporters to the rest of the world.” World Bank, GDF 2005, p. 56).

Auteur.e Eric Toussaint   Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.

Source https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-et-FMI-76-ans-ca-suffit

Aéroport de Kastelli en Crète : Rêve ou cauchemar

BD– En Crète, un projet d’aéroport alimente les rêves de vie meilleure

Le gouvernement grec a décidé d’équiper la Crète d’un nouvel aéroport international destiné au tourisme de masse. Modèle de développement en bout de course pour certains, rêve d’un développement économique synonyme de meilleure vie pour d’autres, le projet, financé en partie par l’Union européenne, a été imposé sans confrontation des points de vue.

  • Kastelli (Crète, Grèce), reportage

Avant l’apparition du Covid-19, le transport aérien était souvent vu comme un mode de transport polluant, l’outil d’une massification préoccupante du tourisme. La pandémie et les restrictions dans les déplacements qu’elle a entrainées ont révélé la fragilité de ce secteur. Les plus optimistes estiment qu’il faudra des années avant qu’il retrouve ses niveaux de 2019.
Pourtant, avec la bénédiction de l’Union européenne, le gouvernement grec a décidé d’investir un demi-milliard d’euros dans la construction d’El Greco, un nouvel aéroport en Crète.

Ainsi, dans la région de la Pédiada, des centaines de milliers d’arbres vont être arrachés pour faire place à des kilomètres de pistes, à des bâtiments qui abriteront un centre commercial et des magasins de marques.

Des montagnes vont être arasées pour permettre les rotations des avions.

Que pèse « un peu de pollution » face à la perspective d’embauches ?

Mais en raison de l’opacité qui l’entoure, ce projet suscite la méfiance : il n’y a eu aucune étude sérieuse sur les conséquences environnementales, pas plus que sur les retombées économiques et les bouleversements sociaux induits par l’implantation d’un tel équipement. La presse, elle, est muette sur le sujet.

Les opposants ont du mal à se faire entendre. D’autant que, pour beaucoup de Crétois, cette nouvelle infrastructure est vue comme une aubaine, l’occasion de tourner la page de douze longues années de crise.

Que pèse un peu de pollution face à la perspective d’embauches ? Progrès, emplois, développement, avenir, sont des mots qui, en Crète, résonnent comme autant de promesses d’une vie meilleure, forment une sorte de rêve collectif.

Un songe…

Source : Stéphane Hébrard, Pierre Lassus pour Reporterre

Dessins : © To’a Serin-Tuikalepa/Reporterre

Source article https://reporterre.net/BD-En-Crete-un-projet-d-aeroport-alimente-les-reves-de-vie-meilleure?utm_source=actus_lilo


Endiguer le virus du libre-échange

A Bruxelles comme à Paris, endiguer le virus du libre-échange

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La pandémie a révélé des fragilités sanitaires et industrielles, même dans les pays les plus riches. Mais les promesses de relocalisation pour un contrôle des activités «stratégiques» semblent déjà enterrées.

Tribune. En pleine pandémie de Covid-19, il ne manquait aucun dirigeant politique pour promettre à l’opinion publique qu’à la mondialisation incontrôlée succéderait un processus de relocalisation des activités jugées «stratégiques». «Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner à d’autres est une folie», avait ainsi affirmé Emmanuel Macron dès le 12 mars. «Nous devons en reprendre le contrôle», ajoutait-il solennellement, comme pour marquer une volonté de tourner la page. Quelques semaines plus tard, c’est à se demander si la «relocalisation» n’est déjà plus qu’une promesse enterrée.

Fin avril, la Commission européenne annonçait un nouvel accord de commerce et d’investissement avec le Mexique visant à faciliter l’importation de produits agricoles et d’énergies fossiles en Europe, et à ouvrir les marchés publics locaux mexicains aux multinationales européennes qui, en retour, seraient protégées par un nouveau mécanisme de règlements des différends investisseurs-Etats pourtant si décriés. Comme pour entériner cette orientation, le commissaire européen au Commerce, Phil Hogan, déclarait quelques jours plus tard «avoir besoin de davantage d’accords de libre-échange». Une orientation que ses équipes, même en télétravail, ont mise en œuvre avec zèle : en plus de l’accord avec le Mexique, des négociations ont été organisées avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie, visant notamment à importer toujours plus de viande.

De plus, la Commission n’a toujours pas abandonné l’idée d’amadouer Donald Trump avec des concessions en matière alimentaire et sanitaire. Alors que la pandémie de coronavirus révèle au grand jour les fragilités économiques, sociales et sanitaires engendrées par la mondialisation néolibérale et productiviste, la Commission veut en sauver le principe, en insérant toujours plus d’entreprises, activités et emplois dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le tout alors que le droit international du commerce et de l’investissement réduit le pouvoir de réguler des autorités publiques et protège les intérêts des investisseurs.

A Bruxelles, le mot «relocalisation» est d’ailleurs déjà banni des discussions. Il a été supplanté par le terme «autonomie stratégique», que la Commission affuble désormais de l’adjectif «ouverte» («open strategic autonomy») pour indiquer qu’il n’est pas envisagé de remettre en cause le principe de la libéralisation des marchés et de l’ouverture de l’Union européenne aux investissements étrangers. Il n’est plus question, si cela n’a jamais été réellement envisagé, de relocaliser massivement l’activité économique. Ce n’est pas, en tout cas, le sujet prioritaire du processus de révision de la politique commerciale que Phil Hogan a affirmé vouloir mener d’ici à la fin de l’année 2020, d’autant qu’il souhaite l’aval de l’UE pour sa candidature au poste de directeur général de l’OMC.

Après, comme avant la pandémie, la Commission veut décourager les restrictions aux échanges par une ouverture continuelle des marchés afin de sécuriser l’accès aux matières premières, garantir aux multinationales européennes leur mainmise sur les chaînes d’approvisionnement à des coûts aussi faibles que possible, et les aider à conquérir de nouveaux marchés. Et à Paris ? Presque personne ne s’est ému de la finalisation de l’accord avec le Mexique, ou des progrès des négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Emmanuel Macron n’a toujours pas cherché à construire d’alliance au sein du Conseil européen pour s’opposer à la finalisation et à la ratification de nouveaux accords de commerce. Puisque les Parlements autrichien, wallon et néerlandais ont voté des résolutions contre l’accord de commerce avec le Mercosur, une telle minorité de blocage serait bienvenue pour mettre fin à cet accord jugé climaticide mais qui reste une des priorités de la présidence allemande de l’UE, débutant le 1er juillet, et qui serait, selon Phil Hogan, sur les rails pour être soumis à ratification dès le mois d’octobre. Alors que près de 90 % des personnes interrogées souhaitent qu’un maximum de filières de production disséminées à travers la planète soient désormais relocalisées, nous appelons les pouvoirs publics à tirer les enseignements de la pandémie de Covid-19.

Relocaliser, c’est remettre les pieds sur terre. Relocaliser, c’est tourner la page d’une politique commerciale qui fait du dumping social, fiscal et écologique un horizon indépassable. Relocaliser, c’est ne plus faire de l’emploi et de la planète les variables d’ajustement de la rentabilité économique et financière. Relocaliser, c’est se doter d’une approche globale en matière de droits des travailleurs pour qu’ici comme ailleurs, celles et ceux qui travaillent ne deviennent les victimes des relocalisations. Relocaliser, c’est aussi faire décroître les flux de capitaux et de marchandises et la place des secteurs toxiques pour la biosphère afin de protéger et promouvoir les activités essentielles qui nous protègent et nous nourrissent. C’est enfin substituer à la logique du «produire plus, toujours plus vite, moins cher et n’importe où, avec moins de travail et moins de contraintes environnementales» celle du «produire mieux, via des emplois de qualité, des processus de production préservant la planète, des circuits courts, pour satisfaire les besoins essentiels des populations».

C’est possible. Pour cela, il faut commencer par ne plus chercher à approfondir cette insoutenable mondialisation néolibérale et productiviste. Le Ceta avec le Canada, l’accord avec le Mercosur, celui avec le Mexique, les APE (accords de partenariat économique) avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) et les négociations en cours doivent être conjointement abandonnés. Les accords déjà conclus doivent être remis à plat. Puisque l’opinion publique a basculé et que la Commission européenne et les gouvernements semblent déjà se résigner, est-ce que les parlementaires et les élus locaux, pour certains nouvellement élus, sont prêts à mener bataille pour stopper ces accords ?

Déverrouiller les conditions de possibilité d’une politique écologique et solidaire, voilà ce qui devrait guider l’action de celles et ceux qui ne veulent pas que le jour d’après ne soit qu’un éternel recommencement, en pire, du jour d’avant. Pour relocaliser, c’est maintenant qu’il faut agir.

Signataires : Maxime Combes Attac France Philippe Martinez CGT Nicolas Girod Confédération paysanne Arnaud Schwartz France Nature Environnement Benoit Teste FSU Nadine Lauverjat et François Veillerette Générations futures Jean-François Julliard Greenpeace Malik Salemkour LDH Khaled Gaiji les Amis de la Terre France Murielle Guilbert Solidaires Sabine Rosset Bloom Cecilia Rinaudo Notre affaire à tous Nayla Ajaltouni Collectif Ethique sur l’étiquette, Magali Fricaudet Aitec Michel Maric Snesup-FSU Gilliane Le Gallic Alofa Tuvalu Pierre Khalfa Fondation Copernic Régis Essono CADTM France Bertrand de Kermel Comité Pauvreté et Politique Fabien Cohen France Amérique latine (FAL) Jean-Louis Marolleau Réseau Foi Justice Afrique Europe antenne France Andrée Desvaux Réseau Roosevelt-IDF Nabil Berbour SumOfUs Olivier Dubuquoy ZEA

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