Comprendre notre impuissance politique par Yannis Youlountas 10/10/19
Ces jours-ci, le pouvoir nous attaque partout simultanément : armada policière dans Exarcheia depuis fin août, attaque militaire contre le Rojava depuis trois jours, expulsion de la ZAD de l’Amassada dans l’Aveyron il y a 48 heures et début de l’arrachage des oliviers de Kastelli en Crète hier matin.
COMPRENDRE NOTRE IMPUISSANCE POLITIQUE
Alors qu’à Athènes, le quartier rebelle et solidaire d’Exarcheia reste partiellement occupé par la police et tente de résister aux tentatives d’évacuation des squats et autres lieux autogérés, nous vivons partout ailleurs une semaine désastreuse pour nos luttes sociales et environnementales, en particulier dans nos poches de résistance.
Le Rojava, seule enclave antifasciste et féministe au Proche-Orient, est aujourd’hui sous les bombes. Les blindés du dictateur Erdogan viennent de franchir la frontière avec la bienveillance de Trump pour écraser l’expérience antiautoritaire et écologiste Kurde, au prétexte de créer une zone de sécurité pour un million de réfugiés syriens. Erdogan ose appeler cette opération « Source de paix ». Simultanément, alors qu’il retire ses troupes au nord du Rojava, Trump en rajoute à l’inverse sur les bases américaines en Grèce et offre ses services à Mitsotakis pour renforcer la surveillance des anticapitalistes athéniens avec ses grandes oreilles militaires. Le père de Mitsotakis était, lui aussi, proche de la CIA et avait facilité l’arrivée au pouvoir de la junte des Colonels dans les années 1965-1967.
En France, une ZAD de plus vient de tomber, mardi matin : la commune libre de l’Amassada dans l’Aveyron qui résistait contre un immense projet de transfo sur un site sauvage magnifique en montagne. Malgré les renforts de dernière minute, rien n’a pu empêcher les 200 gendarmes mobiles et leurs blindés de prendre le contrôle de la zone, avec l’appui d’un hélicoptère et de plusieurs drones. Plus à l’ouest, un projet de barrage en forêt de Sivens est à nouveau à l’ordre du jour, cinq ans après la mort de Rémi Fraisse.
En Crète, ce qu’on craignait de longue date vient d’arriver avec les premières pluies : les bulldozers ont surgi hier matin à l’aube à Kastelli, prenant de vitesse tout le monde, et ont commencé à arracher des centaines d’oliviers sur les 200.000 condamnés pour faire place à un projet d’aéroport insensé. Des compagnons de lutte et des photographes sur place ont été menacés, visés et expulsés hors de la zone des travaux, la police allant jusqu’à casser du matériel vidéo et détruire les prises de vue. La zone est quadrillée depuis hier matin. L’effet de surprise a été terrible.
Le problème à la racine
Alors, pourquoi nous échouons partout ? Pourquoi, tôt ou tard, le pouvoir et ses valets parviennent à nous empêcher d’expérimenter autre chose, de nous organiser autrement et de défendre la Terre qui se meurt ?
Tout simplement parce que nous sommes naïfs (et je m’inclus dans le lot). Nous ne retenons pas assez les leçons de l’Histoire et poursuivons nos répétitions passées qui n’ont jamais rien apporté ou si peu. Nous ne prenons pas assez à la racine les problèmes et n’allons pas jusqu’au bout de la démarche nécessaire pour les résoudre définitivement.
Alors que partout dans le monde, le pouvoir nous écrase, nous appauvrit, nous humilie, nous reprend nos conquêtes sociales, nous crève les yeux, nous enferme, nous affame, nous bombarde, nous empêche de filmer, nous menace, nous frappe, nous tue et détruit la Terre, morceau par morceau, nous réagissons comme s’il était encore possible de discuter et de négocier avec notre agresseur récidiviste.
Nous nous comportons comme si nous avions oublié que le pouvoir a toujours agit ainsi et continuera tant qu’il le pourra. Ses variantes dans le temps et l’espace ont commis les pires atrocités sous toutes les formes possibles et avec tous les prétextes imaginables. Toute l’Histoire de l’humanité est là pour en témoigner.
La valse des tyrans
Aujourd’hui, on parle plus de Trump et de Erdogan, un autre jour de Mitsotakis, un autre encore de Macron, puis de Bolsonaro, Assad, Poutine, Merkel, Johnson, Junker, Salvini, Rohani, Netanyahou, Kim Jong il, Al Saoud ou encore Xi Jinping, et ainsi de suite, en oubliant que le problème n’est pas seulement l’une ou l’autre de ces personnes, haïes tour à tour, mais surtout ce qu’elles incarnent, les moyens colossaux dont elles disposent au sommet de l’État et l’attitude engendrée par leur position.
Autrement dit, le problème de fond, encore et encore, et aujourd’hui plus que jamais, c’est le pouvoir.
C’est parce que nous n’allons pas jusqu’au bout, dans notre refus du pouvoir, que continuons de subir la valse des tyrans d’un bout à l’autre du globe, d’années en années, de siècles en siècles. Les visages changent, mais le problème reste le même. Un problème simple : des gens se posent en chefs, encouragés par nos propres erreurs et se permettent de décider à notre place de nos vies.
Mais ce n’est pas tout : ces gens au pouvoir, ces VIP qui s’amusent à se faire la guerre économique et militaire par victimes interposées comme on joue aux échecs ou à la bataille navale, s’entendent parfaitement dès lors qu’il s’agit de nous empêcher de nous libérer. Car leur priorité est, bien sûr, de stopper ce qui les menacent sur leur piédestal, car si l’un d’entre eux tombait pour laisser place à une société véritablement horizontale, libertaire et égalitaire, les autres seraient aussitôt sur la sellette partout ailleurs. C’est ainsi que les différentes figures du pouvoir se sont souvent entendues, implicitement ou explicitement, par exemple contre la Commune de Paris, la révolution de 1936 en Espagne et beaucoup d’autres expériences politiques qui prouvaient à chaque fois que nous pouvions vivre autrement.
Répression et criminalisation du mouvement social
Aujourd’hui, le fait que le pouvoir frappe simultanément le Rojava, Exarcheia et plusieurs ZAD d’un bout à l’autre de l’Europe n’est pas le fruit du hasard. L’offensive du pouvoir contre toute forme de résistance ne cesse de se durcir depuis des années. Tous les mouvements sociaux en France le confirment : la violence de la répression policière a atteint des sommets dans l’hexagone et les moyens technologiques mis en place pour nous surveiller n’ont désormais plus de limites, du Patriot Act à l’État d’urgence. La réalité dépasse la fiction, y compris celle du roman 1984 de George Orwell. Les dispositifs inquisiteurs et oppressants se renforcent partout en Europe, avec la France en tête de file pour la reconnaissance faciale et la Grèce pour la criminalisation du mouvement social avec le classement imminent du groupe anarchiste Rouvikonas en organisation terroriste, alors qu’il n’a jamais tué personne.
Erdogan parle également de terroristes au sujet des femmes kurdes qui luttent pour leur émancipation dans les rang des YPG. De nombreux chefs d’états utilisent aussi ce terme pour parler de celles et ceux qui leur résistent un peu partout, qui défendent la terre, qui défendent la vie.
Car face au pouvoir, nous ne faisons pas autre chose : nous sommes la vie, la foule, les enfants, la nature qui se défendent.
Une société bâtie sur un leurre
Dès lors, posons-nous la question : lutter pour vivre, sauver la vie, survivre aux injustices, vivre dignement, cela ne signifie-t-il pas nécessairement prendre nos vies en main ? La réponse est tout aussi empirique que logique. Car l’Histoire nous prouve que le pouvoir ne nous a jamais libérés et que toute émancipation n’est jamais venue que de nous-mêmes, de notre volonté, de notre clairvoyance, de notre courage, de nos luttes. La logique nous rappelle également qu’une vie digne revient à une vie libre (nul n’est digne que celui qui est responsable et n’est responsable que celui qui est libre). C’est pourquoi il nous revient de prendre nos vies en main pour bâtir un autre futur.
Le pouvoir tente de nous faire croire que le monde est horrible et que l’homme est un loup pour l’homme, ce qui lui permet d’imposer une forme de société (capitaliste et hiérarchique) pour civiliser, ordonner et pacifier le chaos destructeur. En réalité, nous savons bien que c’est tout le contraire (et c’est ce que nous essayons de faire comprendre aux jeunes en souffrance, aux résignés, aux déprimés et aux suicidaires) : ce n’est pas le monde qui est horrible, mais cette société. Ce n’est pas l’homme qui est un loup pour l’homme (pardon pour les loups, la formule est de Plaute, puis reprise par Thomas Hobbes), c’est cette société qui nous conduit à la guerre et à la compétition de tous contre tous.
L’existence même d’un pouvoir conduit à justifier l’idée de compétition et de hiérarchie partout dans la société. Car on ne peut placer quiconque sur un piédestal sans cautionner les rapports de domination et d’exploitation qui en découlent. Outre ce problème de cohérence, nous avons également vérifié à de nombreuses reprises que le pouvoir corrompt, comme nous mettait en garde Louise Michel.
Il n’y a pas de bon pouvoir
Focaliser sur un ou plusieurs dirigeants au lieu de remettre en question la fonction elle-même est donc une erreur. Bien sûr, certains régimes et hommes politiques sont pires que d’autres. Évidemment, il existe des différences. Mais, ces différences n’ont pas été suffisantes depuis plus d’un siècle pour parvenir à tourner la page du capitalisme et encore moins de la hiérarchie. Nous n’avons eu droit, au mieux, qu’à des réformes arrachées par des grèves, bien plus que concédées par les pouvoirs prétendument sympathiques. Par exemple, contrairement à ce que prétend une rumeur, la première semaine de congés payés n’était pas dans le programme du Front Populaire en 1936 et n’a été obtenue qu’à l’issue d’une des plus longues grèves du vingtième siècle en France. De même, ce n’est pas un régime royaliste ou de droite dure qui a massacré la Commune de Paris, mais la jeune Troisième République à ses débuts (avec le maire de Paris en fuite qui n’était autre que Jules Ferry). Cette même Troisième République s’est terminée honteusement en votant les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain en 1940, après avoir décidé le sinistre embargo sur les armes vers l’Espagne en août 1936, condamnant dès lors l’utopie qui commençait à voir le jour de l’autre côté des Pyrénées.
Le pouvoir, quel qu’il soit, n’est pas un allié et compter sur lui est une folie. Les seules promesses auxquelles nous pouvons croire sont celles que nous faisons à nous-mêmes, c’est-à-dire nos propres engagements réciproques, sur un plan horizontal, pour créer, défendre et bâtir ensemble une société nouvelle sur d’autres bases que la compétition, la domination et l’exploitation.
Le tabou de la violence
Ne plus être naïf, c’est aussi ne plus s’interdire le tabou de la violence face à un pouvoir qui, lui, ne se gêne jamais. Libre à chacun d’en user ou pas et de résister comme bon lui semble. Si quelqu’un veut prier Gaïa ou quelqu’un d’autre dans des manifs, grand bien lui fasse. Mais qu’il impose sa façon de faire et d’agir, c’est une autre affaire. Notamment quand il s’agit d’appeler explicitement au « respect du gouvernement » et de ses valets.
Nous n’avons pas à respecter nos bourreaux. Nous n’avons rien à négocier avec les tyrans. Nous voulons vivre libres. Nous voulons prendre nos vies en mains. Nous voulons congédier à jamais ceux qui veulent nous en empêcher.
Respecter le pouvoir, c’est le cautionner. On ne discute pas avec ceux qui s’affirment d’emblée supérieurs. De même, on ne lutte pas contre un système capitaliste et hiérarchique en reproduisant ses formes lucratives et verticales. Dès lors qu’on a compris la nécessité de détruire le pouvoir, on doit commencer à le faire à l’intérieur même de nos luttes, dans notre façon de nous organiser.
S’organiser autrement pour lutter
Nous ne pouvons pas continuer à lutter contre le pouvoir avec des partis structurés de façon hiérarchique ; des partis qui cautionnent le manège électoral dont les dés sont pipés, puisque c’est le pouvoir économique qui détermine aisément le pouvoir politique grâce à sa possession des moyens de fabriquer l’opinion.
Nous ne pouvons pas continuer à lutter contre le pouvoir avec des syndicats également structurés de façon hiérarchique ; des syndicats dont le sommet est sourd à certaines des atteintes de la base et dont les dirigeants se reconvertissent parfois au sein même du camp d’en face.
Nous ne pouvons pas continuer à lutter contre le pouvoir avec des organisations écologistes structurées elles aussi de façon hiérarchique ; des organisations dont le sommet vaporeux a déjà tout prévu, qui refusent de remettre quoi que ce soit en question et qui imposent une charte de lutte indiscutable à toutes celles et ceux qui s’en rapprochent.
Il est facile de comprendre pourquoi ces structures refusent d’aller jusqu’au bout dans la lutte contre le capitalisme et le hiérarchisme : leurs directions profitent, participent et répètent diversement ce que nous tentons précisément de combattre en leur sein. Elles ne sont ni cohérentes ni déterminées ni libres, contrairement à la société que nous désirons. Elles ne font que reproduire des schémas désuets, modérés et stériles, dans des lourdeurs bureaucratiques, stratégiques et autoritaires.
Multiplier les Rojava, les Exarcheia, les ZAD
Notre impuissance politique est donc à la fois le produit d’une analyse incomplète du problème principal et de la répétition naïve de nos erreurs passées.
Car non, le problème ne se réduit pas à Trump ou Poutine, Erdogan ou Assad, Mitsotakis ou Tsipras, Macron ou Le Pen, et tant d’autres dans la valse des chaises tournantes. C’est le pouvoir lui-même qui est notre éternel ennemi.
Et non, on ne peut lutter contre le pouvoir, sa bureaucratie, sa hiérarchie, sa stratégie de communication, en procédant de la même façon dans nos luttes. C’est d’abord et avant tout parmi celles et ceux qui résistent que nous devons montrer notre capacité à nous organiser autrement pour l’étendre ensuite à toute la société.
Ce n’est qu’à ces deux conditions que nous pourrons enfin sortir de notre impuissance politique. De plus, nous devons absolument nous donner une dimension internationale à nos luttes, par-delà les frontières qui tentent de nous diviser et de nous faire croire que nos intérêts s’opposent. Car il n’en est rien, nous le savons bien : c’est la même lutte partout que nous devons mener, celle de l’émancipation individuelle et sociale pour prendre enfin nos vies en main.
Avec plus de solidarité internationale et plus de résistance locale partout simultanément, les quartiers, ZAD ou régions du monde ne tomberaient pas les uns après les autres, comme des dominos. Nous avons besoin d’autres expériences moins verticales et autoritaires comme le Rojava, d’autres quartiers rebelles et solidaires comme Exarcheia, d’autres ZAD un peu partout et de plus en plus. Ces initiatives sont trop isolées. Nous comptons trop sur elles. Nous les mythifions trop, sur des piédestaux, au lieu de les multiplier, de les réinventer sans cesse et de créer un véritable réseau sans frontières et horizontal dans l’entraide et le soutien mutuel.
Sans chef, il sera beaucoup plus difficile de nous récupérer, de nous corrompre, de nous abattre.
Passer du nom au verbe pouvoir
Pour finir, rappelons-nous que le pouvoir n’est pas seulement un nom, mais aussi un verbe. Et c’est là, précisément, dans la confusion entre ces deux homonymes, que se cache l’un des enjeux de notre époque : sortir enfin de la préhistoire politique de l’humanité. Le pouvoir est un nom : celui de l’autorité qui dirige, qui gouverne, qui exerce tout ou partie des droits d’une autre personne ou de toute une communauté et qui agit pour son compte. Mais pouvoir est aussi et surtout un verbe : il signifie tout simplement être en capacité de faire. Passer du nom au verbe, tel est l’enjeu. Détruire le pouvoir en tant que rapport de domination pour libérer notre capacité à penser et à choisir nos vies.
Ce qui vaut pour la société vaut également pour nos luttes. Donnons à voir partout la société que nous désirons. Cessons d’accepter de nous organiser dans des structures verticales et de courir après des hommes providentiels. Passons à l’étape suivante.
Pour prendre nos vies mains, commençons par prendre nos luttes en main.
Yannis Youlountas