Conférence de Christiane VOLLAIRE Pour la XVIIIe conférence de l’IAHPE (International Association of Health Policy in Europe)
Association Internationale pour les Politiques de Santé en Europe Université Aristote – Thessalonique Du 21 au 24 septembre 2017
SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SOLIDARITÉ POLITIQUE
SUR LE TERRAIN DES LUTTES POUR LA SANTÉ, EN GRÈCE
1. Figures de l’archipel
2. Figures de la santé politique
3. Figures des perversions du politique
4. De la désorientation juridique à la répression policière
5. De la gouvernementalité dans les jeux stratégiques qui la subvertissent
6. La mélancolie peut-elle constituer une dynamique politique ?
Écrivant en 1865 l’Introduction à la médecine expérimentale, Claude Bernard employait le terme de « solidarité organique » pour définir le fonctionnement physiologique du corps humain sur le mode de l’interdépendance entre les organes, dont la désolidarisation est l’annonce même de la mort. Et le texte lui-même y introduisait une analogie politique.
C’est cette analogie que nous avons tenté d’exploiter, Philippe Bazin et moi, par un travail associant photographie documentaire et philosophie de terrain, mené à partir de Thessalonique en juillet-août 2017.
La santé ne nous y est pas apparue comme un simple élément du contrôle social (qu’elle est aussi, dans l’analyse qu’en donne Michel Foucault), mais comme un facteur d’énergie et de vitalité porté par la solidarité politique et la conviction d’une force commune.
Le terme de « solidarité » est d’abord un terme juridique, avant de devenir un terme politique. Et, en tant que terme juridique, il a d’abord un sens économique, lié, dès le XVème siècle, à la question de la dette : être solidaires, c’est assumer en commun une obligation à l’égard d’un créancier. C’est au XIXème siècle qu’il prendra le sens politique d’une interdépendance entre des sujets au sein d’un corps social. La solidarité désigne donc cette interdépendance indissociable de l’égalité, qui empêche les rapports d’assujettissement. C’est ce concept qui prendra corps dans celui d’une « sécurité sociale » égale pour tous, que les politiques néolibérales tentent de saborder. Mais en les sabordant, c’est pour cette raison même à une forme de suicide politique qu’elles se livrent. Et c’est cette parfaite irrationalité d’une démarche qui se prétend rationnelle qu’il faut mettre en évidence.
En Grèce, les luttes d’émancipation de la guerre d’Indépendance, de 1821 à 1830, impliquent un soutien des puissances occidentales qui commence, dès 1893, à forger une rhétorique de la dette. Mais cette histoire est aussi l’histoire parallèle des mouvements de solidarité qui n’ont pas cessé de construire ses alternatives. Et dont nous pouvons, nous aussi, quelles que soient nos origines, nous sentir solidaires.
1. Figures de l’archipel
Sur ce point, l’histoire de la Grèce pose aussi des jalons pour aider à comprendre comment la mémoire politique, dans une forme d’inconscient collectif, travaille avec les réactivations de la violence qui produit, en réaction, des formes spécifiques de solidarité sur ce territoire. C’est en y allant, en parlant, en écoutant mes interlocuteurs, que j’ai saisi une donne géographique : celle d’un territoire qui n’est pas seulement ouvert sur la mer, mais construit à partir d’elle, comme un archipel. Les îles grecques ne sont pas des annexes de la Grèce, mais son mode de constitution et les lieux de sa configuration politique, qui subvertit les usages du centre et de la périphérie. Michel Foucault écrivait, dans un entretien avec Yves Lacoste et la revue Hérodote en 1976 :
Il n’y a qu’une notion qui soit véritablement géographique, c’est celle d’archipel. Je ne l’ai utilisée qu’une fois, pour désigner, et à cause de Soljenitsyne, l’archipel carcéral, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif.1
Pourquoi est-ce la « seule notion véritablement géographique » ? Parce que c’est elle qui permet d’écrire un lien entre des terres que la présence de la mer semble avoir dissociées. Les noms des îles de la Grèce, évocateurs de ses traditions littéraires et intellectuelles tout autant que de ses dieux et de ses héros, ne sont pas seulement devenus des objets de la projection touristique. Ils sont aussi les noms de décisions politiques : noms de lieux de déportation et d’enfermement, comme ils sont devenus, dans les politiques européennes contemporaines, des espaces de réalisation tout autant du désir d’accueil que de la violence et de l’absurdité des politiques migratoires. Lesbos, d’où vient la poésie de Sapho, est actuellement un lieu emblématique de cette violence. Makronisos, face au temple de Poseidon sur le cap Sounion, était le lieu de torture privilégié de la dictature de Métaxas et Georges II (de 1936 à 1941), puis de l’Occupation allemande (de 1941 à 1944), avant de devenir celui de la junte des colonels de 1967 à 1974. Ikaria, dont la mythologie dit qu’elle est née de la chute d’Icare, était pendant la guerre civile grecque, de 1946 à 1949, un lieu de déportation des communistes. Devenue par cela même un espace de solidarité de la population locale, et le point d’ancrage d’une transmission des traditions de gauche. L’un de nos interlocuteurs, médecin de santé publique, nous en fait le récit autobiographique, comme origine de son propre désir militant, dans l’expérience fondatrice d’un rapport de classe :
Mon père avait son cabinet de médecine, avec une dame comme secrétaire qui était de l’île d’Icaria. Elle habitait chez nous comme bonne. Là, on a reçu une très importante influence, parce que c’est elle qui était en charge des enfants. On est allés maintes fois dans son village sur cette île. Et cette île est l’île communiste de la Grèce. On reste encore avec toute cette famille qui est restée notre famille : on est en famille. Il y avait une tension entre ma mère et cette dame, parce que ma mère voyait l’influence. Elle disait : « C’est moi la mère, ici ! ».
Cette configuration de l’archipel produit aussi une subversion des liens de solidarité familiale en même temps qu’une reconfiguration des consciences et des rapports de classe.
Et la grande île de Crète, inscrite depuis les guerres balkaniques de 1912-1913 dans l’appartenance grecque, sera en fait le point d’origine, en 2011, d’un vaste mouvement de solidarité envers des migrants grévistes de la faim pris en charge par les médecins militants de Thessalonique. L’une d’entre eux nous en fait le récit :
En 2011 (janvier et février), en Crète, un groupe de migrants a décidé d’organiser une grande grève de la faim. Ils étaient essentiellement originaire d’Afrique du Nord : Égypte, Maroc, Algérie, Tunisie. C’était avant le printemps arabe. Ils étaient travailleurs agricoles en Crète. Ils ont formé un groupe avec des responsables politiques crétois. On en a discuté pendant deux mois, et on a dit OK pour les aider. Ils ont voyagé jusqu’à Thessalonique.
Nous, comme équipe médicale, on était très engagés pour quinze d’entre nous (médecins et infirmiers). Certains avaient des complications graves, et il fallait être là tout le temps. La grève a duré quarante-cinq jours. Elle s’est arrêtée parce qu’ils ont gagné : ils ont eu des papiers, la permission de travailler et d’avoir des documents de travail, de voyager en Grèce pour rendre visite à leurs familles. Plus tard, on a eu plus de travail, pour les syndromes de réalimentation et pour les complications importantes. Mais, face à tout le système politique, le mouvement était très uni, même si c’était à partir de points de vue différents : trotskystes, anarchistes, groupes de gauche. On a créé quelque chose et ça a marché : après, on était très forts et très unis.
La question de la santé ne concerne donc pas seulement les corps, mais la possibilité de créer du commun aussi bien que du conflit entre les sujets. Et l’archipel en est une des figures. Comme il devient aussi une figure de l’internationalisation des luttes.
C’est donc dans une solidarité internationale que peuvent se penser les formes de lutte contre des modes de gestion globalisants, et c’est pourquoi la question des migrations tient une place centrale dans une telle configuration de l’énergie politique. Un texte du philosophe Étienne Balibar, paru en 2002, s’intitulait « Ce que nous devons aux sans-papiers ». Ce « nous » dit clairement la proximité éprouvée à l’égard de ceux dont la nationalité est supposée « étrangère », là où la distance devient abyssale à l’égard d’une direction politique supposée « représentative ». Et cette question de la représentation, dans toutes les modalités de ses perversions, est devenue un enjeu central non seulement des politiques de santé, mais de la santé politique des populations tentant de vivre actuellement, sédentaires ou migrantes, dans un espace européen clairement dévoyé.
2. Figures de la santé politique
J’ai donc mené, pendant cet été 2017 une cinquantaine d’entretiens, de longueur variable (entre un quart d’heure et deux heures), mais d’intensité constante, avec des personnes dont l’âge variait de 14 à 74 ans, de statuts sociaux différents et d’origines différentes.
Rien ne s’est passé comme je l’avais prévu : le dispensaire solidaire de Thessalonique, où j’avais l’intention de faire ce terrain, a fermé le lendemain de notre arrivée. La frontière Est avec la Turquie, où nous avions l’intention d’aller, s’est avérée un trajet trop long pour le temps dont nous disposions. Les camps de migrants, où j’avais l’intention de mener des entretiens (comme on l’avait fait en Pologne en 2008), se sont avérés d’accès difficile par la méfiance que suscitait souvent notre projet.
En revanche, des pistes que nous n’avions pas envisagées se sont ouvertes :
– l’entreprise Viome, reprise par les travailleurs dans une perspective autogestionnaire avec la recherche des soutiens internationaux
– la mine d’or de Skouries, rachetée par un société canadienne avec les luttes pour exiger sa fermeture pour cause de pollution massive.
Des luttes pour ne pas fermer, des luttes au contraire pour fermer.
À cet égard, il nous est bien apparu, par les entretiens menés et les rencontres, à Viome comme à Skouries, comme avec les équipes des dispensaires solidaires, qu’une puissante interaction fait de l’énergie collective et du sens de la responsabilité commune, dans ses modes clairement autogestionnaires, une condition fondamentale de la santé au sens le plus organique du terme. Soigner dans des dispensaires, ce n’est pas fournir du soin, mais c’est envisager la dimension thérapeutique de l’énergie collective. Et sur ce point, la pensée politique de Spinoza, portée par l’idée d’une puissance vitale co-active, et de ses modes de revendication, nous est apparue comme adéquate aux nécessités contemporaines auxquelles nous sommes affrontés :
Par bien j’entends ici tout genre de Joie et tout ce qui, en outre, y mène, et principalement ce qui remplit l’attente, quelle qu’elle soit. Par mal j’entends tout genre de Tristesse, et principalement ce qui frustre l’attente. Nous avons en effet montré que nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais qu’au contraire nous appelons bonne la chose que nous désirons.2
Le moment de la création du dispensaire solidaire de Thessalonique est décrit dans les termes de l’énergie politique qui ne transmet pas seulement de la force (ou ce que Spinoza appelle de la joie) à ceux qui en bénéficient, mais à ceux-là mêmes qui s’y engagent. Et l’idée même de la solidarité a pour finalité que ceux qui en bénéficient puissent aussi s’y engager, comme l’analyse l’une de ses actrices psychologue :
Ça m’a beaucoup aidée, de m’impliquer dans la clinique de solidarité. Je pense que quand on se sent impliqué, ça n’aide pas seulement les autres, mais soi-même. D’abord et avant tout, je voulais faire cela. J’étais dans la même position qu’eux : je n’avais pas de travail stable. J’allais d’une ville à l’autre, les gens étaient d’accord, ils avaient la même idée, on était impliqués en même temps. On était vraiment enthousiastes, alors même que la situation était mauvaise.
Cette situation mauvaise, c’est celle de 2011, où le gouvernement grec de droite, sous pression de la troïka, prend une série de décisions véritablement criminelles sur le plan de la santé :
La première loi qui a interdit les migrants et les a rendus illégaux est tombée cette année-là. Et trois mois plus tard, c’était la fermeture de l’accès direct aux soins pour les Grecs. En quelques mois, trois millions de personnes n’ont plus eu de couverture sociale : un demi-million de Grecs, et des non-Grecs, sur les dix ou onze millions d’habitants que compte la Grèce. Et cela à cause de la Troïka.
La décision de créer la clinique solidaire apparaît comme une véritable riposte, un tir de barrage. Et elle doit se faire avec l’efficacité stratégique de la rapidité, sur laquelle insiste une autre de ses actrices :
Nous avons donc décidé qu’on voudrait créer et être capables de faire vivre une solidarité sociale. On s’est sentis très forts, c’était le bon moment. On ne demandait aucune aide financière : ni à l’union européenne, ni à un marché, ni à un groupe institutionnel. On essayait d’avoir de l’aide des citoyens et non des groupes politiques.
Très vite, le premier mois, l’aide est arrivée. Le secrétariat avec Eva. En deux-trois mois, on avait un groupe. Très vite. Très vite, le groupe est devenu de plus en plus important : quatre-vingt médecins ont accepté d’être référents et qu’on leur envoie des patients. Ils croyaient en nous, et ont accepté chacun cinq patients par mois en référence. On a été très actifs, dans un sens politique, pour créer un mouvement, pour rendre le projet légal. On a été très actifs dans le sens de changer la loi. On était en lien très étroit. On n’était pas comme MSF ou MDM : on faisait un travail politique contre la troïka.
Cette vitesse stratégique va de pair avec une pensée politique du droit. Mais dans le même temps, elle crée une énergie collective qui est un contre-feu à la violence de la décision des dirigeants. Elle produit, par la vivacité même de sa riposte, de la santé politique.
C’est cette santé politique que produisent aussi les universitaires de Thessalonique, en allant informer les gens sur le terrain, dans les écoles, pour permettre que les enfants de migrants y soient intégrés, et opposer ainsi un autre contre-feu à la propagande de l’extrême-droite. L’un d’entre eux en fait le récit :
C’était très facile qu’il y ait des réactions fascistes, mais je suis sûr que la réaction de l’accueil était beaucoup plus grande et stable. Des structures de solidarité atypiques ont été trouvées. On a aussi parlé dans les écoles. On avait au début les réactions des parents. Là, les fascistes ont joué très bien : ils ont multiplié la peur des gens, sur les problèmes de santé en particulier. On a joué beaucoup : on a fait une campagne intense dans les différentes écoles de la région, et on se bagarrait avec les fascistes devant les parents. Et on a gagné.
Ces contre-feux, ils les ouvrent aussi à Skouries, en allant informer la population de Megali-Panagia des risques majeurs, en termes de santé publique, que présenterait l’exploitation de la mine. Le mineur, que j’interroge dans le campement alternatif où s’organise une partie des luttes, se souvient de cette intervention des médecins de Thessalonique qui a déterminé son choix d’opposition :
Pourquoi as-tu décidé de militer contre l’ouverture de la mine de Skouries, alors que tu étais en retraite ?
Le comité « Panagia » a informé les gens et invité l’université de Thessalonique pour expliquer la situation. Et j’ai très vite compris que c’était plus grave qu’avant, grâce aux explications de ces invités. Beaucoup de monde a été convaincu que c’était dangereux. Même si ensuite, avec l’argent, ils ont changé de camp. Pendant des années il y a eu une campagne d’information. Ils ont commencé par lire le projet de la société Eldorado.
Ce qui détermine ce mineur, et bien d’autres habitants du village de Megali Panagia proche de la mine de Skouries, à refuser l’ouverture de la mine, c’est cette intervention de médecins et chercheurs venus s’associer aux militants locaux pour expliciter les raisons rationnelles de ce refus, et soutenir le combat qui le porte. Solidarité entre classes, entre compétences diverses, qui est l’une des définitions majeures de la santé politique, par l’impact qu’elle a sur la défense de la santé physique.
Et cette énergie politique se retrouve dans le combat de Viome, dont une cinéaste militante dit, à propos de l’ouvrier qui en est la figure charismatique :
Makis arrive à formuler ses pensées, il arrive à tirer vers le haut. Son souci est d’avoir de la participation, mais il ne veut pas diriger. Tous les jours, une ou deux heures, ils se retrouvent pour prendre les décisions. Il y a des moments où ils font des heures de discussion. Il faut rayonner et faire qu’il y ait des synergies, qu’ils ne soient pas poussés dehors. Ces gens-là de Viome, et les solidaires, essaient de mettre au monde quelque chose. Au moins, ils résistent. Ce sont des étincelles, et ça vaut la peine de les soutenir.
Un autre ouvrier de Viome nous dira quelle force peut donner l’idée même de solidarité, dans les combats qu’ils mènent pour reprendre en mains leur entreprise :
Il s’agit de créer un mouvement de solidarité avec des comités locaux, car il s’agit aussi d’unité des travailleurs. C’est très important d’avoir une campagne pour les membres. Et que ce soit de la solidarité, non de la charité. La charité, si c’est pour rien, ça crée des problèmes. La solidarité, ça vient du dialogue, d’un soutien. La solidarité permet de soutenir aussi sa famille. Et de chercher à faire de bons produits organiques. On veut produire de façon à la fois accessible (à bas prix) et qui nous rende fiers.
3. Figures des perversions du politique
Mais le contexte dans lequel nous arrivions, à l’été 2017, donnait un sens particulier à ces solidarités. L’année 2015 a en effet été, pour l’ensemble de la gauche radicale grecque et des mouvements solidaires, une véritable conflagration. En janvier, le parti qui la représentait (Syriza : Coalition de la Gauche Radicale) a remporté la victoire aux élections législatives anticipées, frôlant la majorité absolue, sur un programme anti-austérité, contestant les exigences de la troïka (Commission Économique Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International) qui menaient le pays à sa ruine sociale. Et celui qui était, depuis 2012, le président du mouvement, devenait de ce fait Premier ministre, provoquant non seulement une véritable liesse populaire, mais une dynamique transnationale.
Six mois plus tard, en juin 2015, il organisait un referendum pour soutenir sa position face à la troïka autour de la question de la dette grecque, refusant le plan d’austérité, et remportait 60% des voix. Mais en juillet, à l’encontre de ce double soutien massif de son propre électorat, il mettait en place les mesures d’austérité préconisées par la troïka, dans l’actualisation d’un nouveau « memorandum » de la dette publique.
Cette décision, véritable coup d’État politique par le retournement qu’elle opère, n’a pas eu seulement pour effet de livrer le pays à la prédation des banques européennes. Elle a eu aussi l’effet, beaucoup plus pervers, de plonger l’électorat de gauche et les militants dans une redoutable injonction paradoxale. Car, dans le temps même où se mettait en place cette trahison de la représentativité (réforme du régime des retraites, de la législation du travail, etc.), le gouvernement prenait aussi à la marge quelques mesures sociales, parmi lesquelles, sur le plan de la santé, l’accessibilité aux soins pour tous.
Et les militants de Viome ou de Skouries savaient que ce gouvernement, qui avait cessé de soutenir leurs revendications, était malgré tout le plus à même de tenir encore un tant soit peu à distance leurs ennemis. La désorientation politique s’accompagnait donc, dans bien des cas, et précisément chez les plus engagés, c’est-à-dire aussi ceux qui risquaient le plus, de la nécessité de temporiser, à l’encontre même de leur propre culture militante. Les ouvriers de chez Viome savaient que, si Syriza quittait le pouvoir, l’usine serait définitivement fermée et le terrain vendu. Et les protestataires contre l’ouverture de la mine d’or de Skouries savaient que leur campement sauvage serait rasé et leurs activistes exposés à la violence des MAT (police anti-émeutes).
Pour les militants des dispensaires de santé solidaires, comme pour l’ensemble de la population, le choc est rude. Une psychosociologue de la clinique en parle ainsi :
Nous nous sentons tous fatigués et désappointés. La clinique de solidarité était une part du mouvement. Perdre ce pouvoir et cet enthousiasme est difficile. Ce n’était fait qu’à partir de gens, de la part de tous. L’enthousiasme originel n’est plus là. La crise a détruit quelque chose qui ne peut pas être reconstruit. La structure sociale a été détruite, et tout ce qui va avec. Les gens sont déprimés, ils ont à payer beaucoup de taxes qui augmentent et continuent d’augmenter. Le memorandum qui a été signé est insupportable, et nous savons que ça va durer longtemps.
Une médecin le dit en termes de décadence, et montre comment le risque le plus important est celui de la désolidarisation :
Il y a un déclin de ce mouvement pour beaucoup de raisons. C’est comme vivre les années de décadence. Cela se reflète dans l’aspect du mouvement. Il y avait beaucoup de divisions après que Syriza ait pris le pouvoir. L’une des problématiques initiales est de rester ensemble.
Une psychologue du Centre pour les migrants d’Arsis l’évoque en termes de dévastation :
Pour nous tous, ça a été dévastateur : on est passés du haut au bas. Ils ont enlevé l’espoir de continuer le combat. Ils ont enlevé le besoin de protester, ils l’ont éradiqué. Mais je ne peux pas les blâmer seulement eux. Après cela, les gens ont cessé d’avoir de l’espoir. On peut faire beaucoup de choses, mais pas si on provoque de la dépression. Il faut donner l’espoir d’une respiration.
Une archéologue le décrit en ces termes :
Le peuple en 2015 a donné tout ce que la gauche voulait. Il a donné son vote son soutien, le referendum. Il a donné toute sa force et tout a été perdu tout d’un coup. Le comportement de Syriza à l’égard du peuple a été le pire de tout : mener à une certaine hauteur, puis la chute absolue.
Et elle le réinscrit dans un contexte historique :
La manière dont le pays s’est constitué au XIXème siècle était aussi une mainmise occidentale. Mais au fil du temps, le pays tant bien que mal a réussi à faire son chemin. Il y a aussi eu les grandes guerres mondiales. Concernant la deuxième, es Grecs ont pu construire une identité différente, via la résistance pendant la guerre, puis la guerre civile. On voyait toujours cet indice, mais il était plus ou moins manipulable par l’État grec. Maintenant, c’est aune autre sorte de mainmise : elle fait perdre la souveraineté. Il n’y a plus du tout de démocratie ou de souveraineté : même le gouvernement grec applique mais ne décide pas.
Perte souveraineté nationale et perte de souveraineté populaire ont bel et bien, ici, le même sens : celui, précisément d’une perte de l’énergie vitale qu’un peuple peut donner à son propre pays en se sentant acteur de la décision politique : la désolidarisation que produit la perte de représentativité conduit à une dévitalisation politique traduite, sur le plan de la santé, en termes de dépression. Et une psychiatre-psychanalyste insiste sur la manière dont celle-ci ne doit en aucun cas être psychologisée. C’est un véritable acte thérapeutique d’en reconnaître la nature socio-politique :
Ce n’est pas un problème psychique, c’est un problème social visible psychiquement. C’est pourquoi il y a beaucoup de travail entre nos mains. Les familles pauvres ont plus de problèmes, et les jeunes générations en particulier. Les 35-40 ans qui perdent leur travail ont des attitudes de passivité, de somatisation et de dépression.
Beaucoup de patients ont juste besoin de parler à quelqu’un, ils n’ont pas besoin de psychothérapie. Je leur donne plutôt l’adresse d’un juriste ou d’un travailleur social. Je ne fais pas de travail psychologique avec eux : je refuse de psychiatriser. Si on leur donne des médicaments, ils se sentent malades et donc passifs. Ils doivent s’organiser, et non pas se sentir malades.
L’étroite corrélation entre santé physique, santé mentale et santé politique doit donc être explorée dans les modalités de leur interaction : le découragement, la fatigue, la lassitude, produisent au niveau micropolitique les effets organiques d’une macropolitique dévastatrice. Ils sont des modes de désolidarisation du corps social, là où, au contraire, l’énergie politique est porteuse de ce que Nietzsche appelait « la grande Santé ».
4. De la désorientation juridique à la répression policière
Du côté de ceux qui travaillent auprès des migrants, cette perte de souveraineté va accompagner les processus de globalisation, induisant une véritable désorientation juridique, sur laquelle insiste une intervenante dans les camps que j’ai pu interroger :
La loi change tout le temps, donc on n’a pas de base solide, tout dépend de l’Union européenne. On ne sait donc pas ce qui va se passer d’un moment à l’autre. Cet endroit est temporaire, ils sont là pour ne pas être mis en prison. Ils restent ici deux à trois mois, et ensuite ils cherchent un abri.
C’était plus facile de visiter les camps avant. C’est plus difficile maintenant, parce qu’il y a plus de contrôle. On dépend du ministère de l’immigration, et ça pousse à la paranoïa.
Et elle en montre l’impact sur les migrants mineurs :
Tout le procédé prend un an. Ils préfèrent donc partir illégalement sans attendre. Donc certains préfèrent aller illégalement, même ceux qui ont la possibilité d’y aller légalement parce qu’ils ont de la famille. Ils sont venus ici, ils n’ont pas de famille, ils avaient une culture différente et ils doivent être incorporés dans la nôtre. C’est difficile car ce sont des adolescents, et ils doivent apprendre une langue, aller à l’école, etc.
Il y a donc des violences ici. Beaucoup de combats entre eux ; pas à cause de leur nationalité, mais à cause de leur situation. Ce n’est pas une place sécurisée avec une vie normale.
Une autre ajoute :
J’ai travaillé à Idomeni de janvier à mai 2016, jusqu’à la fermeture. C’était complètement fou. La situation de janvier à mai changeait tous les mois, puis toutes les semaines. Les frontières ont fermé, et il n’y avait plus de centre. Des gens de Syrie, d’Irak, on ne savait pas quoi leur dire, parce que ça changeait tout le temps. Les gens se demandaient s’ils ne venaient là que pour quelques heures, c’était de mal en pis.
C’était la procédure pour l’accompagnement des enfants qui posait problème : ça changeait, d’abord tous les ans, puis tous les mois, puis toutes les semaines, puis tous les jours. On leur disait de voir sur un mois, puis dans une semaine, puis qu’on ne savait pas.
Et elle en montre les conséquences criminelles en termes de trafic d’êtres humains :
Tout le monde à Idomeni était sous la coupe des passeurs, les frontières n’étaient pas ouvertes. C’était une des choses les plus importantes que j’aie vues. C’était très difficile, et si fou tout le temps. Il y avait un hôtel près du camp, qui était très connu pour être un repaire de passeurs. C’était en partie fermé. Après Idomeni beaucoup de gens y allaient. Maintenant, l’hôtel travaille encore. Pour passer la frontière, ils avaient à faire des choses dans cet hôtel. Il y avait beaucoup de mineurs, nous ne savons pas où ils sont maintenant. Peut-être qu’ils ont passé la frontière, mais en échange de quoi ?
La désolidarisation du corps politique donne ainsi prise à l’émergence des mafias, qu’elle alimente. Une politique qui s’affirme à l’encontre du désir de savoir, à l’encontre du désir de mobilité, à l’encontre du désir de solidarité, à l’encontre du désir de sécurité, ne peut donc que s’imposer à l’encontre de ce qui fonde une existence humaine, comme à l’encontre de ce qui construit un corps politique. Dès lors donc que la représentativité a perdu son sens, la décision dirigeante ne peut se réaliser que par l’exercice de la force. C’est la même logique qui fait muter le droit, qui alimente les mafias, qui persécute les migrants et qui tente de bloquer l’émergence des mouvements sociaux. Et elle ne peut le faire que par le recours à la violence policière. Une psychologue de a clinique solidaire le dit :
Syriza est arrivé au pouvoir. Mais la situation est restée la même, la guerre de l’Europe ne finit pas. Oui nous avons une guerre.
Et l’idée en est reprise par un chercheur en sciences politiques :
En mai-juin 2011, il y a eu une véritable guerre avec les gaz chimiques : une violence directe, avec une utilisation des gaz chimiques augmentant en qualité et en quantité, un usage des armes chimiques en masse. Pas seulement pour contrôler la mobilisation, mais pour créer la peur parmi les militants et une société mobilisée dans sa majorité.
D’où la mutation de la police elle-même :
La police a pris les caractéristiques de devenir plus une armée, avec la fondation de l’Unité Delta, conçue comme une unité spéciale anti-révolte. Ce sont des fascistes. Ça a commencé en 2009, après l’expérience de 2008, pour voir comment on chasse les anarchistes et l’extrême gauche.
Et il précise :
Jusqu’en 1974, l’armée joue un rôle principal dans la vie politique en Grèce, à cause de la dictature. Mais, après la dictature, ce rôle est aboli par le gouvernement, aussi à cause de la question chypriote.
La question est : après la dictature, qui jouera le rôle politique qu’avait l’armée ? La réponse à cette question est donnée quelques années après, pendant la décennie soixante-dix, avec la fondation du MAT (forces spéciales de la police), qui sont un pilier de l’établissement du pouvoir post-dictature, et qui opèrent partout, parce qu’il y a un climat de mobilisation très important.
Analyse qui recoupe celle que propose en 2011 l’anthropologue Didier Fassin du rôle joué par la police en France :
Comment comprendre une telle rupture avec le « pacte républicain » au sein même de l’institution chargée de le faire respecter ? On a récemment souligné la militarisation de la police dans de nombreux pays, au regard de l’évolution des stratégies et des technologies, notamment dans les contextes de désordres urbains. S’agissant des BAC, cependant, un autre phénomène est à l’œuvre : on peut le qualifier de paramilitarisation. 3
Cette paramilitarisation est par excellence la maladie du système républicain, celle qui pervertit la raison d’être même d’une police, pour faire muter en politique sécuritaire l’aspiration légitime à la sécurité. La répression y devient alors la forme ordinaire et banalisée de la gouvernementalité républicaine.
5. De la gouvernementalité dans les jeux stratégiques qui la subvertissent
Mais ces effets de violence peuvent être aussi analysés dans la perspective des jeux stratégiques qui permettent de les contourner. Dans un entretien avec le sociologue Howard Becker paru en 1984, Foucault dit :
Il me semble qu’il faut distinguer les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés (…) et les états de domination qui sont ce qu’on appelle d’ordinaire le pouvoir. (…) Dans mon analyse du pouvoir, il y a ces trois niveaux : les relations stratégiques, les techniques de gouvernement et les états de domination.4
Ce sont ces trois niveaux qu’il nous faut maintenant interroger. Car la gouvernementalité n’est pas seulement la manière dont les États gouvernent les populations, elle est aussi la manière dont les sujets se gouvernent eux-mêmes, et dont d’autres formes de pouvoir se substituant à celui de l’Etat, produisent des effets en retour sur cette gouvernementalité elle-même. Foucault écrivait déjà, en 1978, pour son cours au Collège de France Sécurité, territoire, population :
L’État n’est peut-être qu’une réalité composite, une abstraction mythifiée, dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne croit. Peut-être, ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la « gouvernementalisation » de l’État.5
Que signifie une telle distinction ? Elle signifie d’une part que la question du pouvoir n’est pas nécessairement celle de l’État, et que ce dernier est bien loin d’en avoir le monopole. Pour le meilleur et pour le pire, puisque l’ultralibéralisme contemporain donne l’exemple d’une destitution de l’État au profit de systèmes de gouvernementalité globalisés, dont la situation de la Grèce est actuellement emblématique. De ce point de vue, les « états de domination » tels que les évoque Foucault sont d’autant plus puissants, violents et omniprésents qu’ils sont précisément désétatisés, comme le montrent les systèmes entrepreneuriaux de délocalisation, ou l’exemple de ce qu’on nomme « paradis fiscaux », échappant au contrôle étatique. Comme le montre aussi l’uniformisation destructrice des politiques de santé, sous une hégémonie mondialisée, la question de la santé faisant paradigme de la destruction des politiques publiques.
Mais la distinction opérée par Foucault signifie aussi le niveau des « jeux stratégiques entre les libertés ». La gouvernementalité n’est pas seulement la manière oppressive dont s’exerce un gouvernement. C’est aussi la manière subversive dont se tissent des réseaux qui, dans le même temps où ils peuvent donner prise à ce gouvernement, sont aussi susceptibles de lui échapper. Le fait qu’il y ait gouvernementalité signifie non pas seulement que l’État n’a pas le monopole du pouvoir politique, mais que ce pouvoir ne peut pas être centralisé dans une commande unique, et se présente de façon diffuse. Si toute forme de pouvoir subjective les individus, c’est-à-dire les conditionne aussi bien physiquement que mentalement, cette subjectivation elle-même ne produit pas que de l’uniformité, mais ouvre au possible de la solidarité, de même que toute éducation participe à la construction de ce qui va lui échapper.
Une partie de la gouvernementalité relève de la domination (étatique ou globalisée), mais une autre relève des « jeux stratégiques entre les libertés », c’est-à-dire qu’il y a, dans toute forme de pouvoir, du « jeu » au sens mécanique du terme : ça bouge, ça vacille, ça grince, ça ne colle pas. Et ça produit des réactions. Là se trouvent désignés, entre autres, les effets-retour qu’Internet peut permettre, et la façon dont son instantanéité peut produire des formes de réactivité, ou de contournement brutal des pouvoirs comme on l’a vu, depuis les années deux mille, avec les affaires Assange et Snowden. Et sur ce point, la cybernétique, comme art du gouvernement, est aussi destitutrice de l’hégémonie. Si elle engage des formes d’homogénéisation de la pensée, elle suscite aussi des forces plurielles, dont les effets ne sont jamais prédictibles. La grande conférence Macy de 1947, qui a lancé le concept de cybernétique, s’intitulait Feedback mechanisms and circular causal systems in biological and social systems6.
Foucault en annonçait les effets dans sa préface à L’Histoire de la sexualité :
Il m’a semblé qu’il fallait plutôt se tourner du côté des procédés du pouvoir. (…) Ce qui impliquait qu’on place au centre de l’analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples d’une « gouvernementalité », qui suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures, techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des jeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer.7
Que les relations de pouvoir soient « réversibles » nous dit très clairement que l’espace des « jeux stratégiques » ne doit pas être laissé aux nouvelles féodalités créées par la globalisation, mais qu’il peut être aussi investi par les mouvements solidaires permettant non pas seulement des résistances, mais des reconstructions de l’espace public. Un certain nombre de mouvements de revendication contemporains, dont l’ampleur a été potentialisée par la capacité de diffusion et de contournement d’Internet (Occupy, Nuit debout, ou les multiples modalités des « printemps arabes ») en ont ouvert comme une amorce, et peuvent nous donner à repenser à nouveaux frais le concept foucaldien de gouvernementalité. Dans un entretien de 1982, Foucault revenait sur ses propres analyses :
J’appelle « gouvernementalité » la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi. J’ai peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir. Je m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres.8
Ces interactions sont au cœur du rapport contemporain au pouvoir et à la solidarité. Si elles supposent une vigilance sans faille à l’égard des risques que la connexion fait courir aux libertés, elles nécessitent aussi une confiance dans les possibilités nouvelles de lutte offertes par l’outil informatique, qu’on ne peut ignorer. Diffuser une information alternative à celle des grands médias, appeler à un rassemblement, faire circuler une pétition, dénoncer les abus de pouvoir, susciter la colère, proposer de nouvelles voies ou d’autres pistes d’action, internationaliser les solidarités, sont des ambitions qui passent désormais par un outil qui, s’il est celui de la surveillance, peut devenir aussi celui de la revendication. Et de ces modalités contradictoires, il est désormais nécessaire de savoir jouer.
6. La mélancolie peut-elle constituer une dynamique politique ?
On doit donc garder en tête que la création de ce qu’on appelle « démocratie », c’est-à-dire de l’idée démocratique moderne, n’est nullement liée à un désir particulier de bienveillance des pouvoirs à l’égard du peuple, mais à la conviction très pragmatique de la nécessité d’une participation collective au bien commun, sans laquelle l’effet de parasitage ne peut que gangréner la construction économique elle-même. C’est de cette rationalité politico-économique réaliste que procédait originellement la valorisation moderne du travail.
C’est précisément à l’encontre de cette rationalité constructive que s’instaure la réalité de l’exploitation. À cet égard, la notion même de « ressources humaines » telle qu’elle se déploie dans le management contemporain, est exactement antagoniste d’un concept du travail lié à la solidarité sociale : elle renoue – en dépit du vernis contemporain que lui confère son adéquation aux processus de globalisation – avec la pensée discriminante des systèmes féodaux. Il nous paraît indispensable de mettre en évidence cet archaïsme socio-politique d’une prétendue modernisation de l’économie, et de montrer au contraire le potentiel novateur d’une pensée politique de la solidarité, rompant avec les archaïsmes charitables de la bienveillance humanitaire.
Et il nous paraît tout aussi indispensable de poser cette question : quand les principes du commun tels qu’ils étaient pensés par la réflexion politique proposée par le marxisme et les théoriciens de l’émancipation ont-ils été mis en pratique à un niveau macropolitique ? Jamais. En quoi devrions-nous donc être « déçus » par des théories auxquelles n’a pas encore été donnée la possibilité de se réaliser ? À cet égard, l’historien Enzo Traverso, dans son livre sur la Mélancolie de gauche paru en 2016, offre des perspectives éclairantes lorsqu’il écrit :
En Europe, les luttes anti-impérialistes se sont construites dans la continuité des mouvements de la résistance contre le nazisme. (…) Cette vague puissante s’est épuisée dans les années 1980. Son épilogue fut la révolution nicaraguayenne en janvier 1979, qui coïncida avec la découverte traumatique des charniers cambodgiens.9
Mais son principe nous paraît erroné lorsqu’il affirme :
Le XXIème siècle nous a donc apporté une nouvelle forme de désillusion. Après le « désenchantement du monde » décrit par Max Weber il y a un siècle – la modernité comme âge déshumanisé de la rationalité instrumentale – nous avons vécu un second désenchantement, né de l’échec de ses alternatives. Cette impasse historique est le produit d’une dialectique bloquée.10
Tenter de faire de la mélancolie un moteur de l’action politique (ce que tente Traverso), nous paraît proposer l’usage d’un moteur d’occasion qui aurait coulé une bielle pour engager la traversée d’un désert. La « bile noire », qui définit depuis Hippocrate l’humeur mélancolique et l’état dépressif qui en est la conséquence peut être une source de créativité littéraire et iconique, ou de recentrement narcissique ; on voit difficilement en quoi elle pourrait mobiliser une action politique ou une énergie collective. Si la mélancolie de gauche est une réalité incontestable, et fort bien analysée dans ses moments historiques par Traverso, elle nous paraît plutôt être un facteur d’analyse des échecs d’une pensée de gauche et de ses difficultés à se réaliser, qu’un élément de dynamisation de l’action. Et s’il est nécessaire de la prendre en compte, c’est bien plutôt pour tenter d’y trouver des parades efficaces et de réels contre-poisons. Car, clairement, le culte de la mélancolie est un luxe que le danger politique ne permet guère. Et lutter pour la santé politique ne nous paraît pouvoir se faire que dans les perspectives de la vitalité.
De fait, le regard rétrospectif ne nous offre pas que la vision de l’échec et d’une « dialectique bloquée ». Il nous offre aussi un inépuisable modèle d’énergie, de courage, d’esprit d’entreprise, de volonté collective et de sens du commun, dont le réservoir alimente la pensée autant que l’action. De ce qui a été réalisé, on peut dire que c’est sorti du possible pour entrer dans l’ordre du réel ; et de ce qui a échoué, on peut chercher les causes de l’échec dans des données historiques dont les soubassements restent à examiner. Enfin, de la réalité des soulèvements, on peut tirer argument non pas seulement pour dénoncer leur répression, mais pour établir leur légitimité, et, plus encore, la possibilité de leur réémergence à de nouvelles conditions.
De ce point de vue, l’activité intellectuelle n’est pas affaire de regard mélancolique sur les deuils ou la déploration, mais bien plutôt de regard prospectif en vue des mobilisations. Et le regard rétrospectif sur l’analyse des échecs ne prend son sens politique que s’il a en vue d’en tirer des enseignements stratégiques. Dans le cas contraire, il ne fait qu’offrir des munitions à l’ennemi.
Qu’une pensée de gauche ne se définisse pas du côté du pouvoir, ne signifie pas pour autant qu’elle se définisse du côté des vaincus, mais bien au contraire qu’elle situe ceux qui semblent les vainqueurs temporaires dans la perspective de leurs défaites futures, et qu’elle contribue à les préparer.
1 Michel Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », in Hérodote n°1, janvier-mars 1976. in Dits et écrits, t. II, Gallimard, 2001, p. 32.
2 Ibid., Prop IX. Scolie, p. 173.
3 Didier Fassin, La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011, p. 265.
4 Idem, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », op. cit, p. 1547.
5 Idem, « La gouvernementalité », op. cit., p. 656.
6 Mécanismes d’effet-retour et systèmes de causalité circulaire dans les systèmes biologiques et sociaux.
7 Michel Foucault, « Préface à l’histoire de la sexualité », op. cit., p. 1401.
8 Michel Foucault, « Les techniques de soi », op. cit., p. 1604.
9 Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016, p. 19.
10 Ibid., p. 17.