A Lesbos, le désespoir des migrants après l’incendie du camp de Moria
La réalisatrice iranienne Sepideh Farsi se trouvait en Grèce au moment de l’incendie du camp de Moria sur l’île de Lesbos. Connaissant les lieux pour y avoir tourné un long-métrage de fiction (Demain, je traverse), elle est retournée sur place. Voici son témoignage.
Lesbos (Grèce).– La carrure impressionnante de l’homme et la violence des faits qu’il me décrit contrastent totalement avec la finesse de ses gestes et la tendresse qu’il montre vis-à-vis des enfants qui l’entourent. Assis sur un vieux tapis devant sa maisonnette en bois, M. pétrit la pâte à pain, l’étale dans un plateau métallique, la tapote avec ses gros doigts pour y former des creux, avant de la glisser dans un petit four électrique.
On est à Pikpa, un camp de réfugiés géré par une ONG, à l’extérieur de Mytilène, pas très loin du camp de Moria (voir notre portfolio ici).
M., comme tous les réfugiés qui habitent « Pikpa village », est passé par Moria. L’ancien Moria, ils savent ce que c’est. Il me raconte, évitant mon regard, sans doute pour se donner du courage ou par réserve, qu’il a débarqué en Grèce avec sa famille, après avoir perdu ses parents dans un attentat suicide de Daech ayant frappé une mosquée chiite à Herat, sa ville natale. Et après une descente chez lui des milices talibanes et le passage à tabac de sa femme, faute de l’avoir trouvé, lui.
Il est à peine 7 heures du matin et devant M., il y a plusieurs pains déjà cuits en train de refroidir. Il a dû commencer à l’aube. Je sais que d’habitude, c’est plutôt sa femme qui fait le pain. Je lui demande où elle est et M. me dit qu’elle se repose, car elle faisait la cuisine jusqu’à deux heures du matin pour préparer des repas pour leurs amis de Moria, deux autres familles afghanes qui ont fait la traversée avec eux.
Mais moins chanceux ou moins vulnérables, ils se trouvaient encore à Moria au moment de l’incendie. La capacité d’accueil de Pikpa (quelque deux cents personnes) est dérisoire par rapport au nombre de migrants parqués sur l’île de Lesbos – ayant atteint 28 000 il y a quelques mois, presque autant que les habitants de Mytilène, il était redescendu à 13 000 au moment où Moria a pris feu, le 8 septembre.
M. me confie que la nourriture distribuée à Moria depuis l’incendie est largement insuffisante et leurs amis de « game » (l’expression qui désigne les groupes formés pour les traversées) restent sans manger.
M. et sa femme ne peuvent pas rester indifférents à leurs appels au secours. Ils ont des petits enfants, me dit-il. Ils sont comme nous. On ne peut pas les laisser tomber. Une fois le pain cuit, il le charge, avec les barquettes de repas et quelques vêtements pour enfants, dans une cagette plastique sur le porte-bagages de son vélo pour filer vers Moria.
Je croise le regard inquiet de sa femme, A., qui s’est réveillée entre-temps. Il arrive qu’il y ait des réactions violentes par des habitants hostiles ou des arrestations arbitraires par des policiers grecs, sur la route. Mais M. est confiant. J’ai le papier de Pikpa, il me dit. Il ne m’arrivera rien. Ils vont me laisser revenir.
A., sa femme, se prépare déjà pour le travail de la journée, qui sera longue. Les habitants et bénévoles de Pikpa ont décidé ensemble d’être solidaires avec les gens de Moria. Dès le premier jour, plusieurs centaines de paquets de vêtements et de rations de nourriture y sont envoyés. C’est un groupe de femmes migrantes, habitantes de Pikpa, aidées par les bénévoles, qui s’en charge, fournissant certains jours jusqu’à mille repas.
Je me mets en route vers Moria. J’ai rendez-vous avec N., un jeune militant américain qui s’est installé à Lesbos il y a cinq ans pour travailler avec une ONG à Moria qui intervient en protection des mineurs. Depuis quelques mois, il s’est même mis à apprendre le persan, pour mieux communiquer avec les Afghans qui constituent la majorité de la population de Moria.
Arrivés au barrage, alors qu’on est à 200 mètres de l’entrée du camp, les policiers nous obligent à faire un grand détour d’une vingtaine de kilomètres pour nous présenter à l’autre entrée du camp. Le chauffeur de taxi qui nous emmène nous dit, comme signe de solidarité, qu’il arrête le compteur à 20 euros, parce qu’il trouve cela injuste de nous faire payer plus alors qu’on était pratiquement arrivé.
Ce jour-là, les policiers grecs décrètent que personne ne passe leurs barrages sauf quelques membres de Médecins sans frontières, et surtout pas les journalistes étrangers ! Et de fait, de l’autre côté aussi, les policiers nous refusent l’entrée. Alors, N. me propose de passer par un chemin de traverse et d’escalader une colline pour accéder au camp.
Depuis l’incendie de Moria, N. opère en solo, en attendant que l’ONG avec laquelle il travaillait obtienne l’autorisation d’intervenir. Ce qui risque d’être long, étant donné la bureaucratie grecque. Chaque matin, il fait des provisions, achetées avec ses propres deniers, autant qu’il peut apporter de ses deux mains et sur son dos, puis grimpe la colline pour les distribuer à ceux qu’il croise.
Parfois, ce sont des « power banks » pour recharger des portables faute de courant électrique. Ce jour-là, ce sont masques, savons et lingettes qu’on achète ensemble. J’ai décidé de ne pas poser de questions, N. m’inspire confiance. La seule chose sur laquelle on diverge : que faire si on se fait repérer par une patrouille mobile de policiers ? N. préfère déguerpir en courant. Moi, je sais que je n’ai aucune chance de semer de jeunes policiers en bonne forme physique, donc le cas échéant, je m’arrêterai pour me laisser interroger. Peu après, on croise de jeunes Afghans qui font le chemin inverse. Je les questionne en persan. « La voie est libre », me disent-ils. On continue à escalader la colline. À un moment, elle surplombe le nouveau camp en construction. Une vingtaine de minutes plus tard, en descendant de l’autre côté, on est soudain au milieu du nouveau Moria.
La route est jonchée de tentes distribuées par des ONG et de campements de fortune, fabriqués à l’aide de toutes sortes de matériaux. Barbelés, bennes à ordure, bâches plastique, branches d’olivier. Tout ce qui peut soutenir un semblant de toit, tout ce qui peut faire de l’ombre et protéger du soleil qui tape encore très fort. Des enfants de tous âges, souvent pieds nus, jouent dans la caillasse.
Des tas d’ordures s’amassent tous les quelques mètres. Quelques migrants, ayant le sens des affaires, tirent des cagettes remplies de bouteilles d’huile et des paquets de sucre et de riz, qu’ils se sont procurés on se demande comment, pour les vendre aux autres. Un couple lave un nouveau-né qui hurle au bord de la route. D’autres se disputent l’accès au point d’eau, alors que des adolescents s’aspergent d’eau un peu plus loin pour se rafraîchir.
À peine quelques-uns m’ont-ils entendu parler persan qu’un groupe se forme autour de moi. Les questions et les demandes fusent. Avec quelle ONG je travaille ? Suis-je journaliste ? Qu’est-ce qui va leur arriver ? Comment est le nouveau camp ? Faut-il accepter d’y aller ? De l’eau à boire, du lait en poudre pour les nourrissons, du savon, du shampooing, du papier toilette, des médicaments, et des chaussures, surtout des chaussures pour enfant. Ils n’ont plus rien, ayant tout laissé derrière eux dans les tentes lors de la nuit de l’incendie.
Une jeune femme me fait signe d’approcher. Elle berce un nourrisson. Je m’agenouille près d’elle. Elle me montre son sein. Elle n’a plus de lait. « J’ai accouché juste une semaine avant l’incendie », me dit-elle. Elle a trois autres enfants à nourrir et rien à manger. Son mari me montre un paquet de biscuits entamé et m’explique que c’est tout ce qu’ils ont eu à manger depuis la veille.
Un nouveau camp sur une colline en forte pente
Nous sommes le 15 septembre, une semaine après l’incendie. Elle veut bien que je la prenne en photo, mais cache son visage pour que sa mère, si jamais la photo circule, ne la reconnaisse pas. J’ai trop honte, me dit-elle en se couvrant le visage.
Un autre homme me montre une bouteille d’eau minérale, précieusement gardée pour ses enfants. Le volume moyen d’eau potable distribuée par personne est inférieur à un litre par jour, alors que la température dépasse encore les 30 °C en journée. L’eau des rares robinets à leur disposition n’est pas potable, me dit une autre mère. Ses deux enfants ont déjà la diarrhée et elle-même a mal au ventre. Elle me demande si j’ai de l’antidiarrhéique sur moi.
Une autre femme, d’un âge indéfinissable, les traits tirés par la fatigue, me fait signe et me dit à l’oreille : « J’ai une forte hémorragie depuis plusieurs jours et j’ai des vertiges. Je n’ai pas de serviettes hygiéniques. Tu en as ? » Je baisse la tête, impuissante. Elle me dit qu’elle s’emballe avec du plastique, pour ne pas tout souiller dans la tente. Ce qu’elle appelle « tente » est en fait constitué d’une couverture déchirée comme toit et un bout de plastique au sol. C’est là qu’elle vit avec ses deux enfants et sa petite-fille.
Un autre homme vient me voir. Toujours la faim qui les poursuit. Il me reste encore un peu d’argent, me dit-il, et j’ai essayé d’aller acheter de la nourriture dans les magasins du village voisin en grimpant sur la colline, mais les commerçants ne voulaient rien me vendre. Un autre homme me dit qu’il a même été tabassé par les locaux, avant d’avertir la police, qui l’a emmené en garde à vue.
Loin sont les jours, il y a quelques années, où les gens de Mytilène aidaient les migrants échoués sur leurs plages. Ils ont dû baisser les bras, de guerre lasse, face au nombre croissant de migrants qui arrivaient, l’inefficacité des gouvernements successifs, aussi bien de gauche que de droite, étant eux-mêmes dans une forte crise économique, et l’indifférence de l’Union européenne, à laquelle s’est greffée la pandémie.
Une autre femme me dit la gorge serrée qu’il lui reste de l’argent sur son compte, son allocation de demandeur d’asile, disons, mais à quoi bon, puisque sa carte de retrait a brûlé dans l’incendie, et qu’elle n’a plus le droit d’aller en ville pour retirer de l’argent à la banque.
Un père de famille iranien me montre ses papiers. « Mon test d’ADN était positif, mais tous les documents ont brûlé dans l’incendie du centre EASO, là où étaient conservés toutes les demandes d’asile et leurs documents. » « Test d’ADN ? », lui demandé-je étonnée. « Pour prouver que nous sommes bien les parents de mon fils et pouvoir le rejoindre à Athènes », répond-il.
Pour le coup, il doit encore attendre avant de voir son fils de 12 ans, qu’il avait perdu lors de la traversée, il y a trois ans. À l’autre bout du camp dans le secteur où les Congolais et les Somaliens se sont installés, quelqu’un m’interpelle en français. Je m’approche.
Un jeune Congolais m’explique qu’il avait quitté l’hôpital psychiatrique juste avant l’incendie, que ses troubles psychiques s’étaient calmés, mais qu’il ne sait pas combien de temps il tiendra dans cet enfer sans traitement et suivi psychologique. Vous voulez voir mon certificat médical de vulnérabilité, me demande-t-il. Je lui dis que je le crois sur parole.
À la précarité ambiante s’ajoute l’inquiétude des migrants qui savent que leurs procédures vont être retardées. Dans un enfer administratif, ils sont condamnés à rester dans ce camp jusqu’à nouvel ordre. Dans une absence totale de communication de la part des autorités grecques. Certains migrants sont en attente de réponse depuis quatre ans. Moria c’était un cauchemar, mais au moins il y avait de la nourriture et de l’eau et on savait où on allait dormir le soir, disent-ils.
Un groupe de jeunes migrants me racontent les événements du dimanche 13 septembre, lorsque les migrants, à bout de nerfs, ont manifesté paisiblement, demandant à être relogés et ont été confrontés aux tirs de lacrymo des policiers, touchant même des enfants qui se trouvaient à proximité.
Je donne mon numéro de téléphone à certains migrants pour pouvoir servir de relais d’information. Jeudi soir, premier coup de fil d’un mineur non accompagné que j’ai rencontré et que j’essaie d’aider. Il m’apprend que les migrants commencent à être relogés dans le nouveau camp, mais sans qu’il y ait eu aucune annonce au préalable. Peut-être pour éviter des protestations, car beaucoup des migrants redoutent leur relogement dans le nouveau camp qui semble être un camp fermé et sans équipement aucun. Mon jeune interlocuteur me décrit la technique employée par les policiers grecs : ils déplacent leurs cars pour séparer un groupe de migrants du reste du campement, avant de les rameuter dans d’autres cars et les conduire au nouveau camp. Les migrants, épuisés et affamés, résistent d’abord puis finissent par se laisser faire.
Vendredi soir, un nouveau coup de fil du même jeune mineur m’apprend que le reste des migrants ont déjà tous été contraints de se déplacer. J’appelle un autre migrant qui me confirme les faits. Tous les migrants sont déjà dans le nouveau camp. Capacité initiale annoncée 5 000 personnes. Mais dans les faits, le nouveau camp abrite 13 000 personnes. Il a été construit sur une colline en forte pente, surplombant la mer. Il n’y a pas d’eau courante ni d’électricité. Et la dizaine de sanitaires, à peine installés, sont déjà tous hors service. Les petites tentes sont données à une dizaine de migrants, et les grandes contiennent jusqu’à 250 personnes.
Comme elles sont montées sur la caillasse sans que le sol n’ait été nivelé, il est impossible de s’allonger dans certaines, tellement la pente est raide.
La nourriture fait toujours défaut. Dans le meilleur des cas, ils ont un repas et une bouteille d’eau par 24 heures et ça, lorsqu’il y en a pour tout le monde. Le nouveau camp est totalement fermé. Malgré les tests systématiques de Covid et la mise sous quarantaine des migrants contaminés, tous les résidents du camp sont privés de sortie. Ce qui explique la résistance des migrants qui redoutent un confinement de fait, ce qu’ils ont déjà vécu depuis le mois de février.
D’autres textos m’arrivent au cours du week-end, par G., un mineur non accompagné âgé de 16 ans qui s’est retrouvé par erreur avec les hommes célibataires, dans un secteur du nouveau camp entouré de barbelés. Je lui réponds que j’ai déjà envoyé son nom à une ONG pour qu’il soit transféré, mais cela va prendre quelques jours. J’ai très peur, m’écrit-il, je ne supporte pas d’être avec eux. Les migrants plus âgés m’ont pris mon matelas, je n’ai plus où dormir sous la tente, je ne sais pas comment tenir.
En quittant Lesbos, je repense à M. et sa femme et je me dis que si un tel élan de générosité est possible de la part d’une famille de migrants, eux-mêmes dans le besoin, alors l’Union européenne doit en toute logique pouvoir apporter une aide suffisante pour soulager les besoins immédiats des victimes de l’incendie de Moria, ou les accueillir dans d’autres pays européens, sinon l’Europe aurait perdu tout son sens, voire son essence.
Le matin, en descendant du bateau qui m’emmenait au Pirée, le visage de Hekmat avec ses grands yeux noirs ne me lâche pas. Lui qui du haut de ses huit ans m’avait expliqué qu’il est afghan mais n’a jamais vu son pays, car né en Iran. Puis m’avait dit de but en blanc : « Je n’ai pas de chaussures. » Mes yeux avaient glissé alors vers ses pieds qui nageaient dans de grandes baskets.
« Elles sont à ma mère, m’avait-il expliqué. Est-ce que vous pouvez m’apporter une paire de chaussures ? » Je lui avais dit qu’il était peu probable que je puisse revenir. Il m’avait regardé de ses grands yeux noirs et m’avait dit : « D’accord, mais au cas où vous reviendriez, je chausse du 31. »