LA NORMALITÉ SCANDALEUSE DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE par Théodoros Mégaloéconomou, psychiatre, Athènes Traduction Emmanuel Kosadinos
Ce n’est certainement pas un « cas grec» isolé.
L’implication présumée de longue date de personnalités politiques, d’anciens ministres et premiers ministres, soupçonnés avoir bénéficié de pots de vin d’une hauteur considérable de la part de Novartis, est un scandale aux dimensions énormes et tentaculaires, qui cause de nouveaux tremblements dans un système politique multiplement défaillant, corrompu et en crise constante. Mais la question ne concerne pas uniquement les pratiques de Novartis, ni n’est un « cas grec» isolé.
Ce n’est que l’expression de la « normalité » scandaleuse du mode de fonctionnement de l’industrie pharmaceutique dans son ensemble (un secteur qui est le deuxième plus rentable dans le monde entier après l’industrie de guerre) dans le cadre d’une « Alliance Sacrée » mutuellement bénéfique avec le système politique et, bien sûr, une grande partie du corps médical, des Universités, mais aussi les médias, etc.
Un exemple à citer est le cas impliquant George Bush Jr., qui en tant que gouverneur du Texas avait soutenu la mise en œuvre d’un projet pilote, avec la participation d’un certain nombre de sociétés pharmaceutiques, visant à l’administration d’antipsychotiques et d’antidépresseurs dans les âges de moins de 18 ans. Ces compagnies pharmaceutiques ont contribué par trois fois plus d’argent à la campagne électorale de Bush aux élections de 2000 qu’à celle de Kerry. Sur les 1,6 milliard de dollars de contributions d’Eli Lilly à la campagne électorale – dont le médicament antipsychotique Zyprexa (très onéreux encore à l’époque) était le premier proposé par le projet, 82% sont allés à Bush.
Après son élection, Bush a favorisé la mise en œuvre obligatoire du projet au niveau fédéral pour faire le diagnostic des troubles mentaux «pas encore diagnostiqués» (ni même manifestés) dans l’ensemble de la population et même d’enfants d’âge préscolaire – pour aboutir, dans un deuxième temps, à l’administration d’antidépresseurs et d’antipsychotiques, par millions d’ordonnances, même chez des nourrissons de moins de 2 ans. Comme il a été révélé, des hauts fonctionnaires et cadres placés à des postes critiques pour la mise en œuvre du projet d’administration des médicaments, ont reçu de l’argent et des cadeaux des compagnies pharmaceutiques pour certifier la validité d’un projet, qui n’était qu’un effort difficilement masqué des entreprises pharmaceutiques pour accéder à un marché plus large pour des antidépresseurs et des antipsychotiques coûteux, par le biais d’un plan gouvernemental obligatoire, qui leur ouvrait les portes de domaines de la vie des gens qui jusque-là étaient hors de leur compétence.
De toute évidence ce n’est pas un hasard que la tendance internationale à surdiagnostiquer le TDAH (trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention) chez les enfants, et même que tout enfant «vif» (dans un système éducatif en état d’effondrement et / ou une famille crise ) a tendance à être diagnostiqué comme « TDAH » soit en rapport avec la promotion de la prescription (souvent déraisonnée) de la Ritaline (méthamphétamine, un dérivé de l’amphétamine), produite par Novartis (en position dominante sur le plan commercial par rapport aux médicaments similaires, produits par d’autres compagnies ). Il s’agit d’un médicament qui, présenté comme «la pilule de l’obéissance », mais qualifié par des experts internationaux « la cocaïne des bébés», a été également présenté (notamment en Grèce), par les médias, comme «le médicament qui aide l’élève et l’étudiant pour préparer ses examens» peu importe si il peut le rendre par la suite dépendant, car il s’agit d’une substance fortement addictive.
Le scandale Novartis ne sont pas seulement les pots de vin
La question donc qui a vu le jour à travers le scandale Novartis ne doit pas se limiter aux pots de vin des politiques et des autres (aussi grave que cela soit) ni dégénérer en petite guéguerre tactique dont l’enjeu serait la survie politique des uns et des autres, en en cycle sans fin de discours sur la corruption, dont l’expérience nous enseigne qu’ils s’éteignent par l’oubli, mais elle doit s’approfondir et atteindre les racines du problème, le champ global dans lequel évolue la production et la diffusion sur le marché des médicaments et la relation avec le système de santé. Ainsi, il y a besoin de bien comprendre pourquoi sur un tel terrain, les pots de vin sont la règle, pour que soient apposées les signatures nécessaires à la mise en place d’arrangements favorables aux profits des compagnies. Cela en dépit des intérêts de la Santé à laquelle le médicament est supposé rendre service.
Ainsi la question, ne concerne pas seulement Novartis, mais toutes les compagnies pharmaceutiques, qui, dans la société capitaliste dans laquelle nous vivons, se sont appropriées la production exclusive d’un « bien social » par excellence tel le médicament, comme s’il s’agissait d’une marchandise, générant des profits et des bénéfices élevés sur les bourses internationales lorsque l’entreprise « va bien » avec des profits en croissance, au présent et en prévisionnel. La production et la diffusion, le marketing du médicament, sont essentiellement en rapport avec cela. Elle est bien là la contradiction qui régit sa production en tant que marchandise. Toutes connaissances scientifiques, tous objectifs thérapeutiques à l’origine de son invention et de sa production doivent être en adéquation avec des besoins de rentabilité. Dans tout autre cas de figure (sauf exception), l’usage thérapeutique doit être modulé et promu de manière qui non seulement ne nuise à la rentabilité mais qui, au contraire, l’augmente.
Systématiquement donc, les sociétés pharmaceutiques:
- Occultent les résultats des essais lorsqu’ils sont défavorables à l’utilisation des médicaments qu’elles produisent et font une diffusion démesurée de ceux qui leur sont favorables.
- Payent des médecins et des universitaires pour qu’ils communiquent dans des congrès et conférences scientifiques au sujet de leurs produits et en fassent la promotion,
- S’y déploient pour multiplier les indications de leurs médicaments – d’une seule maladie, tout à coup à plusieurs (ceci est la règle, tout en particulier pour les psychotropes, car cette démarche est beaucoup moins coûteuse pour les laboratoires que de fabriquer un nouveau médicament);
- La plupart des articles publiés au niveau international sur « les grandes qualités » de leurs produits sont concoctés par ces mêmes compagnies pharmaceutiques qui les produisent et signés par des prête-noms, autrement appelés « écrivains fantômes» (« ghost writers ») des personnalités scientifiques connues, payées pour simplement apposer leur signature, comme l’a révélé l’hebdomadaire britannique «The Observer» le 7/12/2003.
En 2012, une amende de 3 milliards dollars US a été imposée à GlaxoSmithKlein (GSK) suite à une série d’infractions en rapport avec la « promotion illégale de médicaments soumis à ordonnance et omission de données de sécurité. » Une partie de cette amende, la somme de 600 millions, de dollars a été allouée à des « témoins protégés » (tels que les « trois du FBI » qui se sont rendus aux États-Unis pour l’affaire Novartis), dans la mesure où aux États-Unis il existe un système contrasté, avec d’une part une large immunité pour l’industrie pharmaceutique et d’autre part des sanctions sévères pour les infractions, jugées à l’aune des intérêts matériels en jeu. La FDA 1 elle-même, chargée d’autoriser la circulation des médicaments, vacille entre ces deux extrêmes – entre les amendes sévères et la tolérance tacite.
Une collusion structurelle entre médecins et compagnies pharmaceutiques
Examinons maintenant certains aspects de cette collusion structurelle (qui n’implique certainement pas tous les médecins, mais hélas une majorité), telle que nous l’éprouvons dans notre pays la Grèce, (méritant d’être) connue de tous.
– Commençons par le siège quotidien et très envahissant, mais accepté comme la norme, de tous les hôpitaux publics, les cliniques, etc., par les visiteurs médicaux. La fonction de ces visiteurs médicaux n’a rien à voir avec une supposée « information » du médecin sur les médicaments (qui en général ne concerne pas de nouveaux produits, mais surtout et sans cesse des bien vieux et connus), mais l’asservissement du praticien (à travers diverses manipulations) à la routine de prescription du médicament promu. Il s’agit plutôt de transactions « de mise au point », concernant parfois le nombre d’ordonnances du médecin avec l’ d’une « récompense » en proportion, etc. Les infirmier-e-s sont également abordé-e-s (notamment les cadres) et, dans chaque hôpital, toutes les personnes en contact avec la distribution des médicaments. La question est la suivante: quelle est l’utilité de ces visites soi-disant informatives des visiteurs médicaux ? Pourquoi, pour un «problème scientifique», d’autres manières pour accéder aux «connaissances et informations scientifiques» ont-elles été exclues? Mais peut-être, parce qu’il s’agit tout simplement de marketing.
– Les Congrès intégralement défrayés pour tous les médecins et les internes (dont la formation et son financement sont désormais de la compétence de l’industrie pharmaceutique) dans des hôtels cinq étoiles, souvent tenus dans des lieux « exotiques », dans lesquels « brille » une « science » bien manipulée par l’industrie pharmaceutique. Des Congrès qu’on peut difficilement distinguer des foires commerciales (médico-pharmaceutiques) où, derrière les stands des exposés, on peut trouver l’espace où a lieu la présentation orale des produits. Et même, lors de ces dernières années, il ne suffit plus de mentionner dans le programme des Congrès, les sociétés pharmaceutiques qui les parrainent (deux, trois, quatre, cinq, etc.), mais sont organisées des « tables rondes » à part, qui ont lieu, comme indiqué, avec « noble parrainage… de Janssen… d’Eli Lilly…, de Ludbeck etc. » On est en droit de se demander, qu’est-ce qui est précisément sponsorisé lors de ces « tables rondes» par les sociétés pharmaceutiques ? Est-ce les bouteilles d’eau, le micro, le pupitre de l’intervenant, quoi donc ?
En mai dernier (2017) précisément, lors du Congrès annuel de la Société Hellénique de Psychiatrie a été annoncé la création, dans le Service de Psychiatrie d’un Hôpital Général, une «clinique de la clozapine» dédiée, un médicament antipsychotique, qui a des effets secondaires graves, et qui était censé être, jusqu’à présent, un moyen de «dernier recours». On comprend que lorsqu’on crée une clinique dédiée à un seul médicament, cela favorisera son utilisation croissante. Il s’agit, bien sûr, du Leponex, commercialisé par Novartis. Alors que s’il existait un réseau intégré de services communautaires de soins psy, le recours à Leponex pourrait être bien moindre.
– Une « clinique spéciale » basée sur le même concept a été également annoncée pour l’administration d’antipsychotiques injectables à effet prolongé (retard), pour y administrer trois médicaments relativement nouveaux et coûteux (mais pas plus efficaces que les anciens) qui se disputent aujourd’hui pour la part du marché.
– Une « innovation » plus récente, importé celle-là comme d’autres du monde anglo-saxon, sont les accords passés entre les médecins des hôpitaux publics et les labos pharmaceutiques, les gens des labos se déplaçant chez des patients qui sont indiqués par les médecins pour leur administrer des antipsychotiques injectables à effet prolongé afin que les produits des labos pharmaceutiques ne restent pas invendus ni inutilisés. A ce propos, en Angleterre cela a été proposé depuis 2012 comme projet officiel, pour parer soi-disant à l’effondrement du NHS. Ainsi la coopération des médecins généralistes et des labos pharmaceutiques a été officialisée pour traiter des patients (notamment des cas au diagnostic incertain, difficiles à traiter) et notamment, ont-ils dit, pour améliorer la compliance des patients au traitement. Car les visiteurs des labos ont toute latitude pour sélectionner dans la file active des médecins généralistes les patients susceptibles de « bénéficier » du traitement pat les médicaments du labo. Nous ne sommes pas très loin, dans la petite Grèce, de ces « sommets scientifiques » atteints dans le monde anglo-saxon.
– Que dire encore de la Société Hellénique de Psychiatrie (ΕΨΕ), qui lors de la Journée mondiale de la santé mentale (10/10/17), dédiée au thème « Santé mentale et travail », a invité pour premier orateur, le président de l’Association des entreprises pharmaceutiques de Grèce (ΣΦΕΕ / SFEE) le successeur de l’inqualifiable K. Frouzis2?
– Il y a eu enfin des dans des hôpitaux publics des « essais » de médicaments psychotropes déjà en circulation (donc accrédités) sans qu’il ne soit jamais étudié dans quels termes et sous quelles conditions ces « essais » furent menés, car ce fut même parfois au détriment des soins des patients qui n’y participaient pas.
Le Ministère de la Santé est loin tout ça. Il traite de la gestion des conflits d’intérêts (facturations, etc., en application des clauses des mémorandums), à défaut d’aborder la racine du problème. Une question, en fait, est de savoir si les médecins des différents comités du Ministère entretiennent des relations avec des sociétés pharmaceutiques, s’ils se rendent par exemple à leurs Congrès «intégralement défrayés». Y a-t-il parmi eux des personnes qui effectuent, par exemple, des essais et des études commandées par des laboratoires pharmaceutiques? Font-ils la promotion, par quelque moyen que ce soit, de médicaments d’une compagnie – par exemple, par le biais de conférences supposées scientifiques, etc. (comme pour les antipsychotiques à action prolongée)?
Et que se passe-t-il (encore) à l’Université ?
Pas de solution tant que le médicament reste une marchandise
Clairement, il n’y aura pas de solution au problème tant que le médicament restera entre les mains de l’industrie pharmaceutique. Tant que le médecin continue à agir comme «intermédiaire» entre la compagnie et l’usager, à qui il / elle doit administrer le médicament / produit pour son traitement. C’est à travers cette relation que se déploient tous les tentacules de la collusion.
Parce qu’il n’est pas seulement question de la collusion diffuse et de la corruption du système. C’est la «façon même de penser et de pratiquer» du corps médical qui est façonnée et manipulée par ce qui est contrôlé, constitué et proposé en tant que «connaissance scientifique» (en tant que thérapie, «médicament approprié», etc.) – lorsque la connaissance scientifique est manipulée par la logique et les pratiques de rentabilité des sociétés pharmaceutiques – toujours en ligne avec le biopouvoir dominant. Ce sont ces choix qui sont proposés même aux médecins qui ont les meilleures intentions, ceux qui se soucient avant tout de leurs patients.
Bien que cela apparaisse comme un projet « hors sol », la nationalisation de l’industrie pharmaceutique, sous le contrôle des travailleurs et de la société, est la seule réponse aux scandales en cours et celui-là, perpétuel, qui est devant nous – le scandale de l’existence même de l’industrie pharmaceutique privée et de la production du médicament en tant que marchandise. La solution intermédiaire n’existe pas – et cela, encore une fois, sera éprouvé en cours de route.
1 FDA: Food and Drug Administration
2 K. Frouzis, ancien président de l’Association des entreprises pharmaceutiques de Grèce (ΣΦΕΕ / SFEE), dont la responsabilité lourde dans le scandale Novartis Grèce serait quasiment prouvée