Depuis octobre 2015, les socialistes tiennent les rênes de l’exécutif portugais. Avec l’appui d’une coalition originale au Parlement : la gauche radicale du Bloco et le parti communiste. Un attelage qui pourrait être riche d’enseignements ailleurs en Europe. Premier volet de notre série de reportages.
Lisbonne (Portugal), envoyée spéciale.- Ce jour-là, Mario Centeno, fraîchement élu à la présidence de l’Eurogroupe, est auditionné en session parlementaire. Le ministre des finances portugais à la tête de l’institution de la monnaie unique : une bonne nouvelle pour ce petit pays qui se relève doucement d’une longue cure d’austérité ? « Pas vraiment, tranche sèchement Catarina Martins, la « coordinatrice » du Bloco de Esquerda, le parti de gauche radicale portugais, qui soutient pourtant au parlement le gouvernement socialiste dont Mario Centeno est issu. Le changement en Europe ne viendra pas de l’Eurogroupe. Et Centeno est un libéral, il prônait entre autres la facilitation des licenciements. »
Nous sommes début décembre à Lisbonne et la députée Catarina Martins vient d’interpeller le ministre des finances à l’assemblée. « Oublions un instant que le Bloco ne croit pas en l’Eurogroupe. Oublions que l’Eurogroupe est un forum informel qui n’existe dans aucun traité européen et où l’Allemagne a toujours le dernier mot. Oublions que l’Eurogroupe a exclu le ministre grec des finances de ses réunions. Oublions que l’Eurogroupe a insulté le Portugal et imposé l’austérité dans plusieurs pays du Sud. Même si nous oublions tout cela, il y a un problème : vous avez dit en septembre que l’union monétaire était une zone de divergences… Si tout le monde est conscient de cela, au sein du Parti socialiste comme à Bruxelles, quelle est votre stratégie à la tête de l’Eurogroupe ? » lui a-t-elle lancé. Toute l’habileté du Bloco tient dans cette capacité à critiquer le gouvernement socialiste et à assurer le rôle d’un « parti minoritaire »… tout en le poussant, avec l’aide du Parti communiste portugais (PCP), à mettre en œuvre des mesures sociales.
Depuis octobre 2015, c’est cet attelage original qui préside aux destinées du Portugal. Les législatives n’ayant pas débouché sur une majorité claire, le Parti socialiste (PS), arrivé deuxième, a alors pris la main pour former l’exécutif. Il a obtenu le vote du Bloco et du PCP pour l’investiture, en échange de quoi son gouvernement, minoritaire, s’est engagé sur un certain nombre de mesures sociales afin de compenser les effets dévastateurs qu’ont produits la crise économique et la cure d’austérité imposée entre 2011 et 2015 par la droite au pouvoir et la Troïka (Commission européenne, FMI et Banque centrale européenne). « Ce n’est pas que nous soutenons ce gouvernement, nous ne gouvernons pas, corrige Miguel Tiago, élu du Parti communiste. Nous nous contentons de ne pas le faire tomber. »La nuance est de taille pour ces deux partis qui risquent de se brûler les ailes à voter d’une même voix aux côtés des élus socialistes. Comment convaincre ensuite leurs électeurs qu’ils sont toujours opposés à l’Union européenne dans sa forme actuelle, à la monnaie unique, à l’OTAN… et qu’ils sont accessoirement très différents l’un de l’autre, même s’ils se partagent la gauche de la gauche de l’échiquier politique ? Pour l’instant, le résultat des dernières élections municipales, en octobre dernier, n’est guère probant.
Le Bloco, qui n’est pas très bien implanté localement, a certes légèrement progressé dans certaines villes, comme à Lisbonne, où le PS gouverne désormais là aussi suivant un accord avec le Bloco. « Nous sommes aujourd’hui le troisième parti du Portugal », se targue Catarina Martins. Mais le Parti communiste recule ; il a perdu quelques-uns de ses bastions, comme la commune d’Almada qui, de l’autre côté du Tage, fait face à Lisbonne. Et ce malgré un « pacte de non-agression » conclu avec le PS local, qui y avait envoyé comme candidate une actrice sans lien avec le terrain. Elle a réussi à dépasser le PCP de quelque 400 voix…Celui qui semble le mieux profiter de cette alliance, finalement, c’est le Parti socialiste. Le ministre adjoint aux finances, Ricardo Mourinho Félix, s’en réjouit : les positions du Bloco et du Parti communiste « ont de manière évidente influencé notre manière de gouverner ces deux dernières années. Je ne le vois pas comme quelque chose qui s’impose à nous et nous met dans une situation inconfortable », dit-il. (L’intégralité de l’entretien sera à lire dans un prochain article.) En fait, pour une partie du PS, ce soutien est un soulagement…
En témoigne également le député socialiste et vice-président du groupe à l’assemblée Joao Galamba : « La crise a accru nos divergences avec la droite portugaise. La possibilité d’une alliance avec le Bloco et le PC est apparue comme une chance pour la gauche, qu’il ne fallait pas rater. Ne perdons pas de temps et concentrons-nous sur les points où nous pouvions tomber d’accord : telle a été notre philosophie. Nous n’étions pas à la recherche d’idéal, de consensus, de convergence absolue : nous voulions des changements concrets dans la vie quotidienne des gens. »
De fait, la liste de mesures mises en œuvre est impressionnante au regard de ce qu’ont fait – ou plutôt n’ont pas fait – les autres gouvernements sociaux-démocrates en Europe ces dernières années : augmentation du salaire minimum de 5 % par an jusqu’à atteindre 600 euros brut en 2019, allègement de l’impôt sur les plus bas revenus, hausse des petites pensions de retraite, rétablissement de quatre jours fériés qui avaient été supprimés…
Le dernier budget – le 3e voté par cet attelage PS-Bloco-PCP –, adopté fin novembre, s’inscrit lui aussi dans cette lignée : l’impôt sur le revenu est abaissé pour les premières tranches de revenus (1,6 million de foyers touchés au total) ; une nouvelle taxe est introduite pour les grandes entreprises qui dégagent plus de 35 millions d’euros de profits annuels ; les pensions de retraite sont augmentées de manière variable en fonction de leur niveau (de 1 à 10 %), et les livres scolaires deviennent gratuits jusqu’à la sixième année d’éducation.
Le grand écart du PC portugais
Jusqu’à présent, tous les termes du contrat ont été respectés : les mesures sociales sont bien mises en œuvre par l’exécutif, et entre les trois partenaires de circonstance, on ne parle pas des sujets qui fâchent. « Nous nous sommes mis d’accord sur quatre principes, explique Catarina Martins. Le premier, c’est la hausse, chaque année, d’une partie des salaires et des retraites afin de compenser les coupes des années précédentes. Le deuxième, c’est l’impossibilité de nouvelles baisses de revenus, et donc de hausse des prélèvements obligatoires pour les salariés ainsi que des taxes sur les biens essentiels. Le troisième, c’est l’arrêt définitif des privatisations, qui dans le passé avaient été décidées par le Parti socialiste lui-même. Et le quatrième, c’est l’impossibilité de retirer davantage de droits aux travailleurs. » Car le droit du travail, comme en Grèce et comme en France aujourd’hui, a été sérieusement entamé au Portugal pendant les années de Troïka.
« Sur ce plan-là, on ne reviendra pas en arrière avec ce gouvernement, regrette Jorge Costa, autre député du Bloco. C’est la limite de cet accord, et, me semble-t-il, le résultat d’un accord tacite avec le patronat, en contrepartie de la hausse du salaire minimum. » « Les socialistes sont trop compromis avec le système capitaliste pour qu’on puisse évoluer là-dessus », renchérit le communiste Miguel Tiago, qui regrette par ailleurs un blocage tout aussi complet sur le budget alloué à la culture, un budget « misérable, inacceptable », ainsi que l’impossibilité de faire baisser le prix du gaz domestique, « trop élevé pour quantité de foyers au Portugal ».
Autre zone d’ombre de l’accord : le travail précaire, de plus en plus répandu au Portugal. Un décret à venir doit permettre de titulariser 30 000 contractuels de la fonction publique au cours du premier semestre 2018. Une victoire à rajouter au compteur du Bloco. Mais dans le privé, rien ne change. Si l’emploi est reparti à la hausse, ces derniers temps, c’est le plus souvent au détriment des protections sociales élémentaires. Le système d’auto-entreprenariat, où le travailleur doit cotiser lui-même pour ses couvertures santé et retraite, devient en effet de plus en plus la règle… et rien ne permet aujourd’hui d’enrayer cette tendance.« Pour mieux protéger ces travailleurs dits indépendants, nous avons émis des propositions au sein d’un groupe de travail sur la précarité, explique le député du Bloco Jorge Costa. Notamment l’établissement d’un taux très réduit de cotisations sociales pour les bas revenus, le maintien de la protection sociale même si l’activité s’interrompt, et un accès à la caisse d’assurance chômage. » Le texte, présenté mi-décembre au parlement, est en bonne voie d’être adopté.
Restent des désaccords idéologiques de fond et tous les points qui sortent de l’accord avec le PS, sur lesquels les deux partis échouent à faire avancer les choses dans leur sens. Ainsi en est-il par exemple du coût de l’énergie portugaise, l’un des plus élevés du continent. Le Bloco a proposé que le secteur de l’énergie renouvelable – qui fait des profits ahurissants au Portugal – soit taxé au même niveau que le secteur conventionnel et que cette hausse permette au consommateur de payer un prix moins élevé. Échec total.
Face à ces divergences, Bloco comme PCP assurent maintenir une ligne idéologique claire. « Les socialistes et la droite s’entendent parfaitement sur la politique européenne. Ce qui fait que nous avons 80 % des députés engagés dans le statu quo européen, lâche Catarina Martins. Mais nous, notre engagement n’est pas aux côtés du PS. Il est aux côtés de nos électeurs. C’est pourquoi nous n’abandonnerons aucun de nos principes. » Parmi ces principes, il y a une franche hostilité à l’euro, « qui rend chaque jour les pauvres de plus en plus pauvres et l’Allemagne de plus en plus riche – sans que cela ne bénéficie toutefois aux travailleurs allemands », selon les mots de Catarina Martins, pour qui le vrai problème, en réalité, est la renégociation de la dette publique portugaise.
Le professeur d’économie Francisco Louça, membre fondateur du Bloco, ne voit quant à lui aucune contradiction entre cette opposition à l’euro et le fait de voter d’une même voix avec un gouvernement qui envoie son ministre des finances à la tête de l’Eurogroupe : « Ce que change, pour le Bloco, cette attitude de soutien au gouvernement, c’est son agenda. Cela l’inscrit dans la gestion politique d’un travail quotidien. Cela lui donne plus de poids, plus de profondeur. Mais on reste dans le cadre d’un contrat très clair : il s’agissait d’éviter le prolongement de la droite au pouvoir et d’ouvrir la porte aux mesures sociales. »
Le PCP, l’un des derniers partis communistes d’Europe avec le KKE grec à n’avoir pas rompu avec le marxisme-léninisme, fait de son côté le grand écart. Après avoir refusé pendant des années de dialoguer avec les autres partis (posture dans laquelle se trouve encore aujourd’hui le parti frère hellénique, qui agit dans un isolationnisme total, y compris sur le plan syndical), il affiche aujourd’hui un certain pragmatisme, sans rien abandonner de son corpus théorique.
« Le PS ne s’est pas engagé à exaucer tout ce que nous demandons en dehors de l’accord, et de notre côté, nous ne sommes pas obligés de voter ce qui sort de l’accord. Nous avons simplement trouvé un terrain commun sur une liste délimitée de sujets, justifie l’élu communiste Miguel Tiago. C’est pourquoi, par exemple, nous ne pouvons pas faire tomber le gouvernement parce qu’il refuse la nationalisation du système bancaire que nous voulons : cela sort de notre accord. Nous essayons pour le moment de tirer le meilleur de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de construire avec les conditions que nous avons. Mais cela ne veut pas dire que nous abandonnons notre lutte. »
« Le PS a retrouvé son électorat traditionnel »
Et le député de rappeler les grèves que le parti a soutenues, les manifestations auxquelles les élus ont participé, la volonté de dissoudre l’euro, l’Union européenne et l’Otan. « Notre objectif n’est pas que le PS tourne le dos à l’Union européenne et se rapproche de nous. Notre objectif, c’est d’élargir notre base. » Le PS n’a d’ailleurs aucunement infléchi sa politique européenne et le gouvernement se targue même de remplir les critères de Bruxelles au-delà des objectifs fixés.
Toutefois, à écouter Miguel Tiago, le principal ennemi du PCP semble être à l’heure actuelle le Bloco… « parti bourgeois, au fonctionnement électoraliste, dont toutes les positions sur le plan international, comme la Corée du Nord, le Venezuela et l’Angola, ne font que suivre la tendance. Certes, nous avons des positions similaires sur le plan social. Mais tout nous sépare en réalité ».
Mais, au-delà de la rhétorique, difficile d’appréhender ces divergences, à l’exclusion de la politique étrangère où le Bloco est en effet beaucoup plus critique envers des régimes corrompus comme l’Angola que le Parti communiste qui, en raison de vieux liens historiques avec le MPLA au pouvoir, ne s’est jamais avancé à critiquer le régime de l’ancienne colonie portugaise. Les deux partis de gauche, d’ailleurs, ne discutent pas entre eux. Les négociations sur les mesures gouvernementales se font de manière parallèle, entre le PS et le PC, d’un côté, et le PS et le Bloco, de l’autre.
« Cette alliance au parlement est un défi, reconnaît de son côté le socialiste Joao Galamba. Il y a des tensions entre nous. Mais cela nous force à être créatifs. Et en général, nous arrivons à un compromis qui est meilleur que notre position de départ. De plus, les citoyens voient que les compromis sont possibles à l’intérieur du parlement : c’est bon pour la santé démocratique du pays… »
utre les bénéfices sociaux indéniables de cette configuration exceptionnelle pour le parlement portugais, cet attelage inédit instille, de fait, une nouvelle manière de faire de la politique à Lisbonne : à la fois un certain pragmatisme chez des partis tenus par un solide socle idéologique, et une recherche du compromis que l’on observe généralement plutôt dans les pays du nord de l’Europe, habitués des coalitions politiques.
« Il n’y avait jamais eu dans le passé de négociation entre les partis de gauche au Portugal, reconnaît Jorge Costa. C’est la première fois de l’histoire du pays qu’un budget est voté par le Parti communiste et la gauche radicale… Cela n’est pas le résultat d’une négociation qui aurait formé un gouvernement rigide. C’est au contraire le résultat de discussions permanentes, graduelles, qui nous permettent de faire la preuve que nous ne sommes pas seulement des partis de confrontation. Les électeurs voient que nous sommes aussi capables de gouverner et de trouver des compromis. »
Une expérience inspirante pour le reste du continent ? Tous nos interlocuteurs le disent : difficile de reproduire ailleurs ce qui a marché dans un contexte exceptionnel, dans un pays particulier. Mais chacun en tire des leçons à sa manière. Pour le député Joao Galamba, il en sort une évidence pour le Parti socialiste : « En se démarquant très clairement de la droite, en s’ouvrant à la gauche radicale, le PS portugais a retrouvé son électorat traditionnel. Il faut montrer à l’électorat qu’il existe une alternative franche aux politiques de droite et que des compromis avec la gauche sont possibles. Si ce choix est proposé aux électeurs, les sociaux-démocrates européens pourront se relever. Mais s’ils restent quelque part dans l’entre-deux, sans valeur claire, ou avec une action sans rapport avec les valeurs affichées, ça ne peut pas marcher. »
Pour le député du Bloco Jorge Costa, il faut rester modeste : « Il ne faut pas surestimer le succès de la gauche au Portugal. Cela ne change rien au rapport de force au niveau européen. Il ne faut pas croire non plus que le Parti socialiste portugais a viré à gauche… Il n’y a pas eu de révolution culturelle au PS. Ce dernier a été obligé, pour des raisons de survie politique, de trouver un accord avec sa gauche. Ce n’était pas un acte volontaire pour ce parti, qui était entré en campagne en 2015 avec le programme le plus à droite de son histoire. Il l’a fait de manière contrainte et forcée. »
Quant à l’éventualité de répéter une telle alliance dans le futur, aucun de nos interlocuteurs ne s’y est engagé. Rien ne dit qu’ils voudront, ni qu’ils pourront, reproduire cet attelage dans la prochaine législature. Se glisser momentanément dans les interstices d’un pouvoir socialiste affaibli : voilà ce qu’auront réussi, pour l’heure, Bloco de Esquerda et Parti communiste portugais