Par téléphone, nous avons été témoins de la disparition ou de la noyade de milliers de personnes au cours des huit dernières années. Nous avons écouté leurs parents et amis désespérés, à la recherche de leurs proches ou en quête de réponses. Nous avons également été témoins de refoulements violents, de la manière dont des personnes sont abandonnées à leur sort en pleine mer, ou bien capturées et renvoyées de force vers le pays qu’elles avaient cherché à fuir.
Dans le même temps, nous avons vécu d’innombrables moments de joie, de résistance et de solidarité, avec des personnes ayant pu atteindre l’Europe, ou ayant été secourues à temps. Nous avons été témoins de la façon dont les personnes qui font la traversée se sont organisées de manière collective pour contourner les frontières de l’UE, et comment celles-ci ont construit des structures de soutien tout au long de leur voyage. Et nous avons fait partie de réseaux de solidarité de plus en plus grands, avec une flotte et des avions civils qui sillonnent la mer et le ciel, des équipages de navires marchands, ainsi que des mouvements militants qui se sont rassemblés pour lutter contre la violence des frontières.
En Méditerranée occidentale, entre le Maroc et l’Espagne, nous pouvons encore observer des opérations de sauvetage menées par le Salvamento Maritimo espagnol, souvent le long de la route vers les Canaries. Malgré tout, l’Espagne, et l’UE dans son ensemble, continuent de financer le Maroc pour qu’il joue son rôle de gardien des frontières européennes et nous avons assisté à de terribles brutalités dans cette région, notamment près de Melilla. Le 24 juin 2022, au moins 40 personnes ont été tuées lors d’un massacre à caractère raciste au niveau de la clôture de l’enclave espagnole – une scène insoutenable de violence néocoloniale, menée par les forces marocaines, mais soutenue par les politiques migratoires et frontalières de l’UE. Ces victimes font partie des milliers de personnes qui meurent aux frontières espagnoles chaque année, notamment le long de la route de l’Atlantique.
La guerre contre les personnes qui se déplacent est également une réalité quotidienne en mer Égée, ainsi qu’à la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce. Les gouvernements grec et turc utilisent les personnes qui voyagent comme des pions dans leurs jeux de pouvoir militaristes et nationalistes. Si les refoulements grecs existent depuis longtemps, ils sont devenus systématiques à partir de mars 2020. Même les personnes ayant déjà mis le pied sur les îles grecques sont forcées de monter sur de petits radeaux de sauvetage et abandonnées dans les eaux turques. Ce sont clairement des cas de tentatives de meurtre. Ces crimes qui se déroulent aux frontières sont devenus monnaie courante en mer Égée et dans la région de l’Évros. En mars dernier, la petite Maria, âgée de 5 ans, faisait partie des personnes qui ont perdu la vie à cause de ce régime de refoulement.
En Méditerranée centrale, un régime de refoulement inversé a été mis en place, notamment grâce à une collaboration entre les drones de Frontex, les avions de l’UE, et les soi-disant « garde-côtes libyens ». La flotte civile étant souvent présente dans cette zone frontalière, de nombreux cas de non-assistance et d’interception ont pu être contrés, des personnes secourues, et les crimes frontaliers documentés et dénoncés publiquement. Néanmoins, la route de la Méditerranée centrale reste l’une des plus meurtrières au monde, notamment parce que les États membres de l’UE ne viennent pas secourir les bateaux en détresse dans les zones les plus dangereuses au large des côtes libyennes et tunisiennes.
De plus en plus de personnes ayant survécu à la traversée de l’UE doivent à nouveau utiliser des embarcations précaires pour tenter de rejoindre le Royaume-Uni. Les arrivées par la Manche ont considérablement augmenté ces dernières années. En constatant ce phénomène, nous avons décidé, en 2022, d’intégrer la route de la Manche dans le travail de l’Alarm Phone. Notre équipe WatchTheChannel a effectué des recherches et préparé un manuel de détresse en collaboration avec d’autres réseaux locaux en France et au Royaume-Uni.
Toutes les voies maritimes sont, et restent, des espaces contestés sur le plan politique. Les personnes qui se lancent dans la traversée exercent leur liberté de circulation, tandis que nous, en tant que réseau Alarm Phone, essayons d’instaurer de la solidarité le long des différentes routes. La circulation et la ténacité des personnes migrantes restent les forces motrices de la lutte contre les régimes d’apartheid européens et mondiaux. Des milliers d’arrivées continuent de défier l’étanchéité et l’externalisation des frontières de l’UE. Dans le même temps, les luttes auto-organisées pour le droit de rester et contre l’exploitation raciste à l’intérieur de l’UE se poursuivent. Les parents et les amis des personnes disparues ou mortes continuent d’organiser des actions de commémoration pour se souvenir et rechercher leurs proches, tout en protestant contre la violence aux frontières qui sont la cause de la disparition ou de la mort de ces derniers.
Nous nous sommes battus pendant huit ans.
Nous continuerons.
Nous n’abandonnerons jamais.
Alarm Phone
Octobre 2022